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Date : 20040408

Dossier : IMM-6048-03

Référence : 2004 CF 549

ENTRE :

                                                             Nezam Uddin SYED

                                     (également connu sous le nom de Nezam UDDIN)

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

FAITS À L'ORIGINE DU LITIGE


[1]                Nezam Uddin Syed (le demandeur), qui est citoyen du Bangladesh, sollicite dans la présente demande de contrôle judiciaire l'annulation de la décision datée du 8 juillet 2003 par laquelle un agent d'examen des risques avant renvoi (l'agent d'ERAR ou le tribunal) a conclu, dans le cadre d'un examen des risques avant renvoi (ERAR), que le demandeur ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace pour sa vie ou à une menace de traitement ou peines cruels et inusités s'il était renvoyé dans son pays de nationalité.

[2]                Le demandeur est arrivé au Canada en juin 1996 et a présenté une demande de statut de réfugié que la Section du statut de réfugié a rejetée le 9 septembre 1999.

[3]                Le demandeur a soutenu qu'il craignait avec raison d'être persécuté au Bangladesh en raison de son appartenance et de sa participation au parti nationaliste du Bangladesh (PNB).

[4]                Sur son FPI, le demandeur avait décrit sa participation aux activités du PNB par suite de laquelle il s'est attiré les foudres de la ligue Awami : attaques, tentatives d'extorsion après son refus de prêter son camion à la ligue et plainte à la police qui a mené à l'arrestation et à la détention de deux dirigeants de la ligue. Il a écrit qu'au cours des élections qui ont eu lieu en juin 1996 au Bangladesh, lui-même et d'autres adeptes du PNB ont été blessés lors d'une attaque à la bombe dans un bureau de vote et que, pendant qu'il était à l'hôpital, sa maison a été saccagée par des hommes de main de la ligue Awami et la police a fait une descente chez lui afin de l'arrêter. C'est pourquoi il s'est enfui du Bangladesh et est venu au Canada.

[5]                La Section du statut de réfugié a jugé peu plausibles certaines parties de la version que le demandeur a donnée, notamment le fait que la ligue Awami demanderait à un adepte du PNB de lui prêter des camions pour un rassemblement politique.

[6]                La Section du statut de réfugié n'a pas cru que la ligue Awami était encore à la recherche du demandeur et a conclu que celui-ci n'avait aucun profil politique particulier pendant ou avant la campagne électorale de 1996.

[7]                Le demandeur a sollicité et obtenu l'autorisation d'interjeter appel de la décision de la Section du statut de réfugié. Cependant, dans une décision datée du 27 octobre 2000, le juge en chef adjoint (maintenant juge en chef) a rejeté la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

LES MOTIFS DE RÉVISION QUE LE DEMANDEUR INVOQUE

[8]                L'avocat du demandeur a invoqué trois motifs de révision.

[9]                D'abord, il a soutenu que l'agente d'ERAR n'avait pas examiné tous les éléments de preuve qu'il avait présentés.

[10]            Il appert des pages 202 et 241 du dossier certifié du tribunal que le demandeur a présenté, par l'entremise de son conseiller juridique, une première série de documents le 11 janvier et le 8 mai 2000 dans le cadre du processus applicable aux DNRSRC qui, en vertu de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, a été remplacé par l'ERAR.

[11]            La première série de documents se composait essentiellement de ceux que le demandeur a fournis à la Section du statut de réfugié, ainsi que de son affidavit et d'observations sur les raisons pour lesquelles il serait exposé à des risques (dossier certifié du tribunal, à la page 502).

[12]            Le deuxième groupe de documents ont été envoyés à la section d'ERAR de Vancouver le 14 novembre 2002. Il se compose d'observations écrites dans lesquelles l'avocat du demandeur cite les observations précédentes formulées dans le cadre du processus applicable aux DNRSRC. L'avocat fait ensuite allusion aux nouveaux documents qui ont été joints, soit :

(1)        un rapport d'un conseiller juridique du Bangladesh;

(2)        une lettre dans laquelle le père du demandeur décrit les problèmes que la famille vit avec la brigade de Kader du fait que le dirigeant de celle-ci est actuellement en prison;

(3)        un affidavit dans lequel le directeur de l'entreprise de camionnage du demandeur décrit comment un groupe de jeunes qui se sont identifiés comme des membres de la brigade de Kader l'ont agressé après avoir fait irruption dans le bureau et saccagé celui-ci.

[13]            Selon le deuxième motif que M. Syed a invoqué, l'agente d'ERAR n'a pas évalué les risques auxquels il serait exposé en retournant au Bangladesh, mais plutôt les problèmes vécus par les associés et la famille du demandeur.

[14]            Ce motif est fondé sur la déclaration suivante de l'agente d'ERAR :

[TRADUCTION] J'ai pris connaissance des observations écrites, y compris les photocopies d'affidavits faisant état des attaques qu'ont subies les associés et les membres de la famille du demandeur l'an dernier. Malheureusement, je ne crois pas qu'il s'agit là d'une situation aussi grave que celle qui est envisagée par la loi.

[15]            Le dernier motif de contestation repose sur l'opinion qu'avait l'agente d'ERAR au sujet de la preuve documentaire décrivant de façon détaillée la nature violente de la politique au Bangladesh. Voici comment l'agente s'est exprimée.

[TRADUCTION] Je reconnais que la violence politique est monnaie courante au Bangladesh. D'après mes recherches , elle est constamment observée chez les grands partis politiques. Elle n'a pas grand-chose à voir avec la politique en soi et est plutôt liée à la soif de vengeance et de pouvoir et au désir de faire des profits. Comme l'a dit le Dr Harun-or-Rashid, la politique au Bangladesh est criminalisée. Il convient de souligner que les victimes de la criminalité et leurs familles ne sont pas membres d'un groupe social au sens qu'a donné la Cour suprême du Canada dans Canada (P. G.) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689... De plus, après avoir examiné les expériences que le demandeur a vécues, je ne puis conclure que le traitement dont il a fait l'objet était de nature systématique et persistante au point de constituer une forme de persécution. À mon avis, il n'y a aucun lien avec les motifs de la Convention énoncés à l'article 96 de la Loi. Le demandeur n'a pas été persécuté en raison de l'un ou l'autre des motifs. [non souligné dans l'original]

J'en arrive maintenant à la question de savoir si le demandeur est exposé au risque d'être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités au sens de l'article 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Je souligne que la situation politique a changé au Bangladesh depuis que le demandeur a quitté ce pays environ six ans plus tôt. La ligue Awami n'est plus au pouvoir. C'est maintenant le PNB qui possède le pouvoir et qui est accusé de prendre la ligue pour cible. De plus, le demandeur n'a présenté aucun élément de preuve indiquant qu'il a eu des liens continus avec le PNB au cours des six dernières années...

[16]            L'avocat du demandeur soutient que l'agente d'ERAR a commis une erreur de droit au cours de son analyse du besoin de protection du demandeur au sens de l'article 97 en amalgamant l'expression des opinions politiques de celui-ci et les activités criminelles.


LA DÉCISION DE L'AGENTE D'ERAR

[17]            J'ai déjà cité plusieurs extraits de la décision de l'agente d'ERAR et il me suffit de commenter brièvement quelques aspects supplémentaires.

[18]            D'abord, l'agente d'ERAR a fait allusion à la demande de statut de réfugié du demandeur :

[TRADUCTION] La Commission n'a pas jugé que le témoignage du demandeur était crédible et a décrit celui-ci, dans un cas, comme un témoignage évasif, puis contradictoire. Je souligne cependant que je ne suis pas liée par la décision de la SSR et que la crédibilité ne fait pas partie de la présente décision. [non souligné dans l'original]

[19]            L'agente a ensuite décrit son raisonnement et son point de vue en ces termes :

[TRADUCTION] Par définition, un risque s'entend de la possibilité de subir un préjudice ou d'être exposé à un danger. C'est pourquoi j'examine les plus récentes données publiques disponibles au sujet de la situation d'un pays, notamment en ce qui a trait au respect des droits de la personne, pour en arriver à une décision au sujet du risque. J'ai examiné attentivement tous les documents que le demandeur a présentés ainsi que d'autres documents publiquement accessibles qui sont mentionnés tout au long et à la fin des présentes notes. [non souligné dans l'original]

ANALYSE

[20]            Le premier motif que le demandeur a invoqué concerne l'application de l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur la Cour fédérale, qui permet à la Cour d'accorder une réparation lorsqu'elle est convaincue que l'office fédéral :


d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;

(d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;


[21]            Dans Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.), le juge Evans, alors juge de la Section de première instance de la Cour fédérale, a énoncé les paramètres d'analyse à appliquer pour décider si un tribunal a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » :

¶ 15         La Cour peut inférer que l'organisme administratif en cause a tiré la conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » du fait qu'il n'a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui étaient pertinents à la conclusion, et en arriver à une conclusion différente de celle de l'organisme. Tout comme un tribunal doit faire preuve de retenue à l'égard de l'interprétation qu'un organisme donne de sa loi constitutive, s'il donne des motifs justifiant les conclusions auxquelles il arrive, de même un tribunal hésitera à confirmer les conclusions de fait d'un organisme en l'absence de conclusions expresses et d'une analyse de la preuve qui indique comment l'organisme est parvenu à ce résultat.

¶ 16          Par ailleurs, les motifs donnés par les organismes administratifs ne doivent pas être examinés à la loupe par le tribunal (Medina c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1990) 12 Imm. L.R. (2d) 33 (C.A.F.)), et il ne faut pas non plus les obliger à faire référence à chaque élément de preuve dont ils sont saisis et qui sont contraires à leurs conclusions de fait, et à expliquer comment ils ont traité ces éléments de preuve (voir, par exemple, Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.)). Imposer une telle obligation aux décideurs administratifs, qui sont peut-être déjà aux prises avec une charge de travail imposante et des ressources inadéquates, constituerait un fardeau beaucoup trop lourd. Une simple déclaration par l'organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l'ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l'organisme a analysé l'ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.

¶ 17          Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait. [non souligné dans l'original]

[22]            Après avoir examiné le dossier certifié, j'estime que le premier motif que le demandeur a invoqué doit être retenu. L'agente d'ERAR n'a pas examiné tous les éléments dont elle disposait pour évaluer la demande d'ERAR qu'il avait déposée et je souligne que le tribunal n'a pas fondé sa décision sur le manque de crédibilité de la version du demandeur, mais a présumé que celle-ci était vraie.

[23]            Le demandeur craint pour sa vie parce que certains membres de la ligue Awami cherchent à se venger de lui.

[24]            Cette haine s'explique par le fait que ces individus ont été arrêtés en 1995, après que le demandeur s'est plaint à la police de leur tentative d'extorsion au cours des élections. Ils ont passé quinze jours en prison avant d'obtenir une libération sur cautionnement.

[25]            Un de ces individus est Abdul Kader, qui a dirigé la brigade de Kader. Il a été arrêté à nouveau après que le PNB a pris le pouvoir au Bangladesh.

[26]            La lettre du 7 octobre 2002 que le demandeur a reçue de son père permet de faire le lien entre les récentes attaques que sa famille a subies et les membres de la brigade de Kader, qui lui reprochent le sort fait à leur dirigeant. La lettre que le demandeur a reçue d'un avocat et l'affidavit qu'a signé le directeur de son entreprise de camionnage vont dans le même sens.

[27]            La lettre du père est importante en raison de la mention par celui-ci d'un fait permettant d'établir le lien entre les plus récents éléments de preuve et les anciens documents qui, d'après le demandeur, ont été ignorés (c'est-à-dire les documents qui ont été présentés au cours du processus applicable aux DRNSC et qui ont été intégrés lors du processus d'ERAR parce qu'aucune décision n'avait été prise).

[28]            Le père du demandeur mentionne qu'il a récemment rencontré le père d'Abdul Basher, qui l'a avisé qu'il se cachait parce qu'il craignait les terroristes membres de la brigade de Kader.

[29]            Le demandeur a dit à la Section du statut de réfugié qu'Abdul Basher était un de ses collègues de travail qui, en 1996, a résisté aux actes de violence commis par la ligue Awami, alors à la tête du pays.

[30]            C'est également Abdul Basher qui, d'après les documents que le demandeur a fournis à la Section du statut de réfugié, s'était fait couper les deux mains par les terroristes.

[31]            Cette preuve était pertinente et importante quant au risque auquel le demandeur serait exposé s'il retournait au Bangladesh. L'agente d'ERAR n'y a pas fait allusion.

[32]            Compte tenu des paramètres que le juge Evans a énoncés dans Cepeda-Gutierrez, je puis conclure uniquement que le tribunal n'a pas tenu compte des arguments et éléments de preuve que le demandeur a présentés au cours de l'ERAR.


[33]            Cette preuve était différente de celle dont la Cour d'appel fédérale était saisie dans Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CAF 331, où le juge Evans a dit qu'à son avis, les nouveaux éléments de preuve n'étaient pas suffisamment importants ni n'avaient une valeur probante suffisante pour imposer à l'agente de révision des revendications refusées (ARRR) l'obligation de les commenter de manière explicite dans ses motifs, conformément au devoir d'équité qui lui incombait.

[34]            Dans les circonstances, il n'est pas nécessaire que j'exprime d'avis au sujet des deux autres motifs de contestation que le demandeur a invoqués. Je mentionne simplement que, en ce qui concerne la question du lien, le récent jugement qu'a rendu la Cour d'appel fédérale dans Klinko c. Canada, [2003] C.F. 327, semblerait atténuer la portée des décisions antérieures dans les cas où les opinions politiques et la corruption sont en cause.

[35]            Pour tous les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est annulée et la demande d'ERAR du demandeur est renvoyée à un agent d'ERAR différent pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire.

                                                                           _ François Lemieux _               

                                                                                                     Juge                             

OTTAWA (ONTARIO)

Le 8 avril 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-6048-03

INTITULÉ :                                                    NEZAM UDDIN SYED (également connu sous le nom de Syed Nezam UDDIN) c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 19 février 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               le juge Lemieux

DATE DES MOTIFS :                                   le 8 avril 2004

COMPARUTIONS :

Anthony R. Norfolk                                                       POUR LE DEMANDEUR

Sandra Weafer                                                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Anthony R. Norfolk                                                       POUR LE DEMANDEUR

Avocat

501 - 134, rue Abbott

Vancouver (C.-B.) V6B 2K4

Morris Rosenberg                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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