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Date : 20030129

Dossier : IMM-5640-01

Référence neutre : 2003 CFPI 95

OTTAWA (ONTARIO) CE 29e JOUR DU MOIS DE JANVIER 2003

EN PRÉSENCE DE : L'HONORABLE JUGE LUC MARTINEAU

ENTRE :

                                                                 SPIRO SOPIQOTI

                                                              DHURATA SOPIQOTI

                                                                                                                                                   demandeurs

                                                                              - et -

                                               LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                           ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                   

                                                                                                                                                      défendeur

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Monsieur Spiro Sopiqoti (le « demandeur » ) et son épouse (la « demanderesse » ) sont citoyens albanais. Le demandeur, un ancien agent de police, a déjà été à l'emploi du ministère des Affaires intérieures; d'abord comme mécanicien automobile puis comme officier responsable de la Sécurité d'un district de Tirana, et ce jusqu'en 1990. Il allègue avoir une crainte bien fondée de persécution en raison d'opinions politiques imputées. La demanderesse fonde sa revendication sur celle de son conjoint.


[2]                 Leurs problèmes auraient débuté en janvier 1990 lorsque le demandeur aurait refusé de faire tirer sur une foule d'étudiants manifestant pour la démocratie. Le demandeur aurait alors été arrêté et détenu pendant plusieurs mois; la demanderesse et leurs deux fils auraient également été arrêtés pendant la détention du demandeur. En 1991, le demandeur et ses fils décidaient de fuir en Grèce; la demanderesse ayant alors décidé de demeurer en Albanie.

[3]                 En 1992, le demandeur et ses fils retournent en Albanie, un gouvernement composé de représentants du Parti démocratique ayant été entre-temps porté au pouvoir. Après son retour, le demandeur aurait été menacé par un ancien collègue de travail; ce dernier aurait même réussi à faire arrêter ses fils pour se venger. Le demandeur aurait également subi des menaces de représailles d'autres personnes non identifiées qui le rendaient responsable des problèmes qu'ils auraient eus sous le régime communiste. En 1995, suite à un incendie criminel à leur résidence, le père du demandeur serait décédé, ce qui l'aurait convaincu de repartir de nouveau en Grèce; il y aurait vécu jusqu'en juin 1999. Entre-temps, ses fils sont arrivés au Canada, où en 1997, ils ont été reconnus réfugiés au sens de la Convention.

     

[4]                 En 1999, le demandeur serait retourné en Albanie. En avril 2000, il aurait été arrêté et battu par des policiers de son quartier qui l'auraient arrêté sous de fausses accusations afin de lui extorquer de l'argent en le menaçant de communiquer avec « certains anciens détenus politiques [qui] pourraient être informés de [sa] « responsabilité » dans leurs problèmes » . Le demandeur aurait cédé au chantage et leur aurait versé la somme qu'ils réclamaient (1 000 $US par mois). Par la suite, il aurait refusé d'effectuer d'autres paiements « tant par principe que pour des considérations purement économiques » . En mai et juin 2000, le demandeur aurait participé à deux manifestations « pour protester contre la violence et les abus commis par les autorités » ; à cause de sa participation, son épouse et lui auraient reçu des menaces de mort. En août 2000, ils ont donc décidé de fuir l'Albanie, et après avoir passé quelques mois en Grèce, ils ont revendiqué le statut de réfugié à leur arrivée au Canada en novembre 2000.

[5]                 La Commission de l'immigration et du statut de réfugié, section du statut de réfugié (la       « Commission » ) a décidé le 21 novembre 2001 de rejeter la revendication des demandeurs, d'où la présente demande de contrôle judiciaire.

[6]                 Le paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), c. I-2, tel que modifiée, prévoit qu'un « réfugié au sens de la Convention » est :

Toute personne:

a) qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

        (i) soit se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,


[...]

Son exclues de la présente définition les personnes soustraites à l'application de la Convention par les sections E ou F de l'article premier de celle-ci dont le texte est reproduit à l'annexe de la présente loi.

(emphase ajoutée)

[7]                 Essentiellement, la Commission a jugé que la crainte de persécution des demandeurs n'était pas fondée sur l'un des cinq motifs mentionnés dans la définition reproduite plus haut.

[8]                 Dans un premier temps, la Commission rejette de façon sommaire « l'argument des opinions politiques imputées » parce que le demandeur n'a pas milité en faveur d'un parti politique et qu'il n'a pas d'opinion politique particulière :

Lors de l'audience, le revendicateur principal a été interrogé, à savoir s'il était impliqué politiquement, soit dans le parti au pouvoir, soit dans le parti de l'opposition. À ceci, il a répondu très clairement n'avoir jamais milité ou appuyé aucun parti politique. Il s'est même révélé complètement ignorant des idéologies politiques dans son pays. Ce n'est qu'après les insistances de son conseiller, qu'il a mentionné avoir des sentiments démocratiques. Avec tout le grand respect que le tribunal a envers Me Saint-Pierre, il est d'avis que l'argument des opinions politiques imputées du revendicateur ne tient pas, puisque [sic] insuffisant, et il est conséquemment rejeté.

[9]                 Dans un deuxième temps, la Commission détermine qu'il n'y a pas de lien entre la crainte des demandeurs d'être harcelés par un ancien collègue de travail et des gens que le demandeur aurait fait arrêter dans l'exercice de ses fonctions, et l'un des cinq motifs énoncés dans la Convention. Ainsi, le demandeur serait plutôt victime de vendetta. On peut lire dans la décision de la Commission:


Le témoignage du revendicateur a révélé principalement qu'il fait l'objet d'un type de persécution fort individualisé à cause de ses fonctions qu'il exerçait à la sécurité de l'État au sein du ministère de l'Intérieur en tant que sous-chef. Cette crainte, à titre individuel, ne provient principalement que de la part d'un de ses anciens collègues policier qui cherche à se venger d'une arrestation subie dont le revendicateur aurait donné l'ordre d'exécuter ladite arrestation.

Or, malgré la négation de cette arrestation, il a quand même déclaré qu'il serait également menacé par des gens qu'ils auraient fait arrêter au moment qu'il exerçait les fonctions de sous-chef. Certes, comme il a lui même [sic] témoigné, il ne faisait que suivre les ordres de ses propres supérieurs en ce qu'il ordonnait à ses subalternes d'arrêter et d'emprisonner les gens visés, et que, par la suite, il ne faisait que rapporter à ses supérieurs qu'il s'était acquitté de la tâche. Le tribunal, n'est pas là pour juger de ses actes puisqu'ils faisaient partie de ses fonctions, mais tout lui porte à croire que les menaces qu'il aurait subies découlent des arrestations qu'il ordonnait, et donc, il serait victime de vengeances personnelle [sic].

[...]

Par ailleurs, le fait que le revendicateur ait refusé de continuer de se faire extorquer par principe et aussi par manque d'argent, ne constitue pas non plus une opinion politique imputée [Femenia, Guillermo c. M.C.I. (C.F. 1re inst., IMM-3852-94), Simpson, 20 octobre 1995]. Quant aux victimes de vendetta, comme dans le cas présent, la Cour fédérale [Rivero, Omar Ramon c. M.C.I. (C.F. 1re inst., IMM-511-96), Pinard, 22 novembre 1996] a confirmé la décision de la Section du statut de réfugié (SSR), selon laquelle il n'existe pas de lien lorsque le demandeur est la cible d'une vendetta exercée par un fonctionnaire, en l'occurrence, l'ancien collègue policier de Monsieur.

[10]            La Commission a-t-elle erré en droit ou autrement ignoré la preuve en concluant que les demandeurs n'ont pas prouvé l'existence d'un lien entre leur crainte de persécution et l'un des cinq motifs mentionnés dans la définition?


[11]            Il est manifeste ici que la Commission a erré en droit en déterminant que, puisque le demandeur aurait admis « n'avoir jamais milité ou appuyé aucun parti politique » et être                  « complètement ignorant des idéologies politiques dans son pays ... l'argument des opinions politiques imputées ... ne tient pas » . La conclusion de la Commission va à l'encontre des principes de droit applicables en l'espèce. En effet, la jurisprudence établit clairement que le motif d'opinion politique peut soit correspondre à l'opinion réelle du revendicateur, soit à celle qu'on lui attribue, à tort ou à raison (Astudillo c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1979), 31 N.R. 121 (C.A.F.), à la page 122; Oyarzo c. ministre de l'Emploi et de l'Immigration, [1982] 2 C.F. 779 (C.A.F.); et Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, aux pages 746 et 747).

[12]            En l'espèce, le critère crucial n'est pas de savoir si la Commission estime que le demandeur a participé à des activités politiques, mais plutôt si l'autorité gouvernementale albanaise considère sa conduite comme étant une activité politique (Oyarzo, précité, paragraphe 12). À cet égard, il n'est pas nécessaire que les opinions politiques imputées aient été carrément exprimées par le demandeur ou qu'elles soient nécessairement conformes à ses convictions profondes. Même s'il se peut, dans un tel cas, que le demandeur ait plus de difficulté à établir le rapport existant entre cette opinion et sa crainte d'être persécuté, cela ne l'empêche pas d'être protégé (Ward, précité, aux pages 746 à 747).


[13]            Or, selon la preuve non contredite et acceptée par la Commission, le demandeur a refusé en 1990 de faire tirer sur une foule d'étudiants manifestant pour la démocratie et il a aussi participé en 2000 à deux manifestations contre l'autorité gouvernementale. Ces gestes ont eu des conséquences réelles et immédiates. Dans le premier cas, le demandeur a été arrêté et emprisonné pendant plusieurs mois; dans le deuxième, il a reçu des menaces de mort. À première vue, il y a donc un lien direct entre les actes posés par le demandeur et les gestes de persécution qu'il impute à l'autorité gouvernementale. À moins d'indiquer clairement qu'elle n'accordait pas foi au récit du demandeur et pourquoi, le cas échéant, elle doutait de la crédibilité du demandeur, la Commission devait considérer l'ensemble de la preuve. La Commission devait donc examiner ces derniers événements et leur accorder le poids qu'ils méritent eu égard à l'ensemble des faits mis en preuve qui remontent à 1990. L'absence d'analyse dans la décision de cette partie de la preuve rend vraisemblable l'allégation des demandeurs à l'effet que la Commission a ignoré de la preuve pertinente.


[14]            Cela étant dit, j'ajouterai que le fait que le demandeur ait pu avoir ses « raisons » pour refuser de faire tirer sur une foule d'étudiants manifestant pour la démocratie ou pour participer à certaines manifestations contre l'autorité gouvernementale, ne diminue pas pour autant la valeur « politique » de tels gestes. Ainsi que l'a noté la Cour d'appel fédérale dans Zhu c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. No. 80, au paragraphe 2 « [l]es gens agissent fréquemment pour diverses raisons, et il suffit qu'un des motifs soit de nature politique pour conclure à l'existence d'une motivation politique » . De la même manière, le fait que les actes de persécution dont le demandeur dit avoir été la cible aient pu être posés pour des motifs d'ordre personnel ou pécunier, ne dispensait pas la Commission de son devoir, en tant que décideur, d'examiner si, dans les faits, selon la preuve au dossier, des opinions politiques avaient été ou auraient pu être imputées par l'autorité gouvernementale au demandeur; d'autant plus que selon la preuve, certains des actes de persécution allégués ici auraient été perpétrés par des agents de l'État (policiers) et ne seraient pas limités aux actions d'un ancien fonctionnaire ou de citoyens voulant se venger (Ward, précité).

[15]            La Commission a peut-être jugé que l'incident et l'emprisonnement du demandeur en 1990 n'avaient plus aucun rapport avec ce qui est survenu par la suite au demandeur, mais elle ne l'a pas dit dans sa décision. De toute façon, puisqu'il s'agit d'examiner le fondement d'une crainte actuelle, ces incidents antérieurs font partie d'un tout et on ne peut les exclure complètement des motifs de la crainte, même s'ils ont été relégués dans l'ombre par les événements subséquents (Oyarzo, précité, paragraphe 5). De la même manière, la Commission a peut-être considéré que les menaces de mort formulées contre les demandeurs en 2000 n'étaient pas liées à la participation du demandeur aux manifestations ou à ses opinions politiques réelles ou imputées, mais encore faudrait-il pouvoir comprendre le fil conducteur menant à une telle conclusion qui, encore une fois, n'est pas exprimée dans la décision de la Commission.


[16]            En conséquence, je suis d'avis que la Commission n'a pas considéré l'ensemble de la preuve et s'est trompée dans l'application des principes de droit applicables en l'espèce. De surcroît, l'absence de véritable analyse et le caractère laconique des motifs de la décision de la Commission renforcent ma conviction que la Commission a omis de tenir compte de facteurs pertinents. Je suis donc d'avis qu'il y a lieu d'infirmer la décision en cause et de renvoyer l'affaire à une formation différente de la Commission pour nouvelle audition et nouvelle décision en fonction de l'ensemble de la preuve et des principes de droit applicables en l'espèce. Par ailleurs, je suis d'accord avec les procureurs des parties qu'aucune question sérieuse d'importance générale ne se soulève ici.

  

                                           ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie, la décision de la Commission rendue le 21 novembre 2001 dans les dossiers MA0-10132 et MA0-10133 est infirmée et l'affaire est renvoyée à une formation différente pour nouvelle audition et nouvelle décision en fonction de l'ensemble de la preuve et des principes de droit applicables en l'espèce.

         

                                                                    

                               Juge                              


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                         SECTION PREMIÈRE INSTANCE

DOSSIER :                       IMM-5640-01

INTITULÉ :                     SPIRO SOPIQOTI ET AL. c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           21 Janvier 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

DATE DES MOTIFS :                                     29 Janvier 2003

COMPARUTIONS:

Me Sonia RODRIGUE

                POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Steve BELL

         POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:                                             

Sonia Rodrigue, Avocate

63-460 St-Gabriel

Montréal (Québec) H2Y 2Z9                                       

         POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)                                              

         POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

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