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Date : 20021217

Dossier : T-1179-01

Référence neutre : 2002 CFPI 1309

Ottawa (Ontario), le mardi 17 décembre 2002

EN PRÉSENCE DE :             Madame le juge Dawson

ENTRE :

THE ECOLOGY ACTION CENTRE SOCIETY

demanderesse

- et -

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

                 MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE DAWSON

[1]                 Voici les motifs du rejet de l'appel interjeté à l'encontre d'une ordonnance de Madame le protonotaire Aronovitch. Dans l'ordonnance attaquée, le protonotaire a radié sept affidavits souscrits par des témoins experts qui avaient été déposés par la demanderesse au soutien de sa demande de contrôle judiciaire.


LES FAITS

[2]                 Dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, la demanderesse vise à obtenir l'annulation de l'ordonnance 2001-074 (l'ordonnance modificative) du 30 mai 2001 qui a ouvert la portion canadienne du banc de Georges à la pêche au poisson de fond par tous moyens, y compris les dragueurs. La demande se fonde, dans l'aspect pertinent par rapport à la présente requête, sur ce que l'auteur de la décision n'avait pas la compétence de prononcer l'ordonnance modificative. La demanderesse plaidera que l'incompétence tient à ce que l'utilisation des dragueurs, autorisée par l'ordonnance modificative, entraînera la détérioration, la destruction ou la perturbation de l'habitat du poisson, ce qui est interdit par le paragraphe 35(1) de la Loi sur les pêches, L.R.C. (1985), ch. F-14. Elle plaidera également que l'auteur de la décision n'a pas la compétence d'autoriser la détérioration, la destruction ou la perturbation parce que l'objet et la portée de la Loi sur les pêches limitent nécessairement l'étendue et la portée du pouvoir de prononcer des ordonnances modificatives.


[3]                 La demanderesse a déposé neuf affidavits au soutien de la demande de contrôle judiciaire. Deux de ces affidavits n'ont pas été contestés par le défendeur. Ces deux affidavits ont été déposés par un représentant de la demanderesse, M. Butler. En plus de fournir des éléments de preuve en vue d'établir la qualité de la demanderesse pour présenter la demande de contrôle judiciaire, les affidavits décrivent une lettre envoyée à l'auteur de la décision portant sur l'ouverture imminente du banc de Georges aux dragueurs de fond. L'affidavit déclare que cette lettre comportait 122 documents sur la destruction de l'habitat du poisson par le dragage et le chalutage. Des copies conformes des 122 documents ont été cotées comme pièce unique annexée à l'un des affidavits et ont été déposées au greffe.

[4]                 Les sept affidavits d'expert déposés par la demanderesse qui ont été radiés par le protonotaire visent à démontrer les points suivants :

a)          La zone visée par l'ordonnance contient un habitat de poisson;

b)          La nature et le fonctionnement des dragueurs qui seront utilisés par suite de l'ordonnance modificative;

c)          L'incidence que les dragueurs auront sur l'habitat du poisson dans la zone visée par l'ordonnance de modification.

[5]                 Le défendeur a contesté les sept affidavits d'expert au motif qu'il s'agissait d'une nouvelle preuve, qui n'avait pas été présentée à l'auteur de la décision au moment où il a pris la décision contestée. À quoi la demanderesse a répondu que les sept affidavits étaient nécessaires pour établir l'incompétence devant la Cour dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire.


LA DÉCISION ATTAQUÉE

[6]                 Le protonotaire s'est guidé d'après l'arrêt de la Cour d'appel fédérale Gitxsan Treaty Society c. Hospital Employees' Union, [2000] 1 C.F. 135 (C.A.) pour les principes juridiques applicables. Le protonotaire n'a pu conclure que l'incompétence alléguée ne pouvait être établie qu'au moyen de la preuve d'expert additionnelle que la demanderesse voulait présenter. Elle a plutôt jugé que la preuve d'expert était une tentative pour débattre à nouveau la question et donnerait ouverture à un débat scientifique débordant du cadre de la décision attaquée.

LA NORME DE CONTRÔLE

[7]                 Les ordonnances des protonotaires ne doivent être révisées en appel que dans les deux cas suivants :

a)          elles sont manifestement erronées, en ce sens que l'exercice du pouvoir discrétionnaire par le protonotaire a été fondé sur un mauvais principe ou sur une fausse appréciation des faits;

b)          le protonotaire a mal exercé son pouvoir discrétionnaire sur une question ayant une influence déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause.


Voir l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.).

LES QUESTIONS SOULEVÉES EN APPEL

[8]                 La demanderesse soutient qu'en appel la Cour devrait annuler l'ordonnance du protonotaire et trancher la question de novo parce que l'ordonnance :

1)          était fondée sur l'application incorrecte d'un principe;

2)          était fondée sur une appréciation erronée des faits;

3)          soulevait des questions ayant une influence déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause.

ANALYSE

i) L'ordonnance du protonotaire était-elle fondée sur l'application incorrecte d'un principe?


[9]                 La demanderesse soutient que le protonotaire a commis une erreur de droit en interprétant mal la nature de l'ordonnance modificative. Elle s'appuie sur la déclaration du protonotaire que [traduction] « [d]ans les circonstances, les affidavits ultérieurs et la nouvelle preuve ne peuvent s'interpréter autrement que comme une tentative de débattre à nouveau la question » pour plaider que le protonotaire a supposé que la demanderesse souhaitait contester une décision juridictionnelle, non une décision législative. Il s'ensuit, selon la demanderesse, que le protonotaire a appliqué à tort la règle qui limite la preuve extrinsèque dans la procédure de contrôle judiciaire aux situations dans lesquelles elle constitue la seule preuve disponible pour établir l'absence de compétence. La demanderesse fait observer que l'objectif visé par cette exception est qu'autrement on ouvrirait la possibilité d'une nouvelle instruction de l'affaire. En l'espèce, cependant, il n'y a pas eu d'instruction ou d'autre procédure administrative au départ. La demanderesse soutient que, bien qu'elle ait présenté sur une base volontaire des renseignements à l'auteur de la décision avant le prononcé de l'ordonnance modificative, on ne peut dire qu'elle ait déjà plaidé sa cause de sorte qu'elle chercherait maintenant à débattre à nouveau l'affaire par la voie du contrôle judiciaire.

[10]            Je ne suis pas persuadée que le protonotaire ait commis l'erreur alléguée pour les raisons suivantes.


[11]            D'abord, après avoir lu attentivement l'inscription du protonotaire dans son ensemble, je ne conclus pas qu'elle ait mal interprété la nature de l'ordonnance modificative et la procédure selon laquelle celle-ci a été prononcée. Le protonotaire n'a pas fait mention d'une instruction de nature juridictionnelle et, dans l'avant-dernier paragraphe de l'inscription, parle non d'une instruction, mais de documents [traduction] « envoyés à l'auteur de la décision » . La mention dans l'inscription de débattre à nouveau la question renvoie simplement au fait que la demanderesse cherche à obtenir un nouvel examen du fond de la décision, par opposition au contrôle judiciaire de la décision.

[12]            En deuxième lieu, la demanderesse n'a pas cité de jurisprudence pour établir que le principe énoncé par le juge Rothstein dans l'arrêt Gitxsan, précité, quant à l'admissibilité de la preuve extrinsèque s'applique seulement au contrôle judiciaire de décisions qui sont de nature juridictionnelle. Et j'estime qu'il n'existe pas de raison de principe qui justifie une telle limitation.

[13]            Le contrôle judiciaire ne vise pas à déterminer si la décision est correcte au sens absolu du terme. Dans le cadre du contrôle judiciaire, la Cour n'examine pas le bien-fondé de la décision. Le contrôle judiciaire vise plutôt à déterminer si l'office fédéral a commis une erreur susceptible de révision. L'objet du contrôle judiciaire demeure le même que la décision examinée soit de nature législative, juridictionnelle ou administrative. La règle limitant la preuve extrinsèque dans le cadre du contrôle judiciaire découle directement de la nature et de l'objet du contrôle judiciaire, non de la nature de la décision examinée.

[14]            Comme la nature et l'objet du contrôle judiciaire demeurent les mêmes, il en découle, à mon sens, que la règle limitant la preuve extrinsèque s'applique, que la décision examinée soit législative, juridictionnelle ou administrative.


ii) La décision du protonotaire était-elle fondée sur une appréciation erronée des faits?

[15]            Dans son inscription, le protonotaire a décrit les affidavits d'expert comme ajoutant [traduction] « encore plus de points de vue et d'opinions dans la procédure » . Selon la demanderesse, ces termes traduisent une appréciation erronée des faits parce que les affidavits contestés démontrent, dit-elle, que l'ordonnance modificative a excédé la compétence de l'auteur de la décision. Les affidavits d'expert démontrent l'incidence qu'ont les dragueurs sur le fond de l'océan et sur l'habitat du poisson et établissent donc, selon elle, la nature ultra vires de l'ordonnance modificative en établissant son effet pratique.

[16]            Encore ici, je n'ai pas été convaincue que le protonotaire a commis cette erreur. Le protonotaire a correctement noté que l'affidavit de M. Butler introduit en preuve dans la procédure de contrôle judiciaire 122 documents qui faisaient partie du dossier examiné par l'auteur de la décision. Ces pièces documentent, pour reprendre les termes du protonotaire, [traduction] « la question précise donnant lieu à l'excès de compétence allégué, à savoir la détérioration de l'habitat du poisson causé par les dragueurs » .

[17]            Parmi les 122 pièces auxquelles renvoie le protonotaire et qui sont annexées au premier affidavit de M. Butler, on trouvait notamment :


-            Le mémoire présenté au Comité d'examen du banc de Georges par la demanderesse, qui explique l'importance écologique du banc de Georges.

-            Le document intitulé « Georges Bank Resources An Economic Profile » , qui a été établi pour le Comité d'examen du banc de Georges par un cabinet d'économistes-conseils et qui décrit notamment l'abondance des stocks et les niveaux de récolte.

-            Le rapport de 1999 du Comité d'examen du banc de Georges, qui décrit notamment la pêcherie et l'écosystème.

-            Un article du Dr Collie, l'un des experts dont l'affidavit a été radié, intitulé « Scallop Dredging on Georges Bank: Photographic Evaluation of Effects on Benthic Epifauna » .

-            45 publications scientifiques approuvées par des collègues, symposiums scientifiques et publications scientifiques traitant de l'impact des engins de pêche sur les habitats du fond de l'océan, notamment un article du Dr Collie intitulé « Effects of bottom fishing on the Benthic megafauna of Georges Bank » .


[18]            Dans l'arrêt Gitxsan, le juge Rothstein a écrit, à la page 143 :

[...] je suis d'avis que la demanderesse a raison d'affirmer qu'à l'étape du contrôle judiciaire, il est permis de présenter une preuve extrinsèque au dossier soumis devant le tribunal dont la décision fait l'objet de la demande de contrôle judiciaire. Cependant, la possibilité de le faire se limite aux cas où le seul moyen d'attaquer le défaut de compétence est de présenter cette nouvelle preuve devant la cour de révision. Dans l'arrêt McEwen, le juge Rinfret a cité les extraits suivants de l'arrêt Nat Bell Liquors :

[traduction] La question a été examinée en détail dans l'arrêt Rex v. Nat Bell Liquors Limited. Dans cet arrêt, lord Sumner, s'exprimant au nom du Conseil privé, a dit (à la p. 153):

Dans l'arrêt Reg. v. Bolton, lord Denman a dit, dans un extrait bien connu : « Il faut tenir pour acquis que [. . .] la législature a conféré aux juges d'instance inférieure la compétence en première instance, voire même la compétence finale (comme en l'espèce), relativement au fond et que la Cour n'a ni compétence en première instance ni compétence en appel quant au fond. Tout ce que nous pouvons donc faire [. . .] est de nous assurer que l'affaire relevait de leur compétence et que la procédure qu'ils ont suivie était, à première vue, régulière et conforme à la loi [. . .] Lorsque le juge est saisi d'une accusation qui, telle qu'elle apparaît dans la dénonciation, n'équivaut pas en droit à l'infraction pour laquelle la loi lui donne compétence, le fait qu'il déclare la partie coupable en s'appuyant sur le libellé même de la loi n'a pas pour effet de lui donner compétence; la déclaration de culpabilité résulterait d'une procédure manifestement erronée et le dossier nous serait déféré. Ou si, l'accusation étant réellement irrégulière, elle avait été énoncée de façon trompeuse dans les procédures, de sorte que celles-ci paraissaient régulières, il serait manifestement loisible au défendeur de nous démontrer par voie d'affidavits la véritable nature de l'accusation, et vu le caractère irrégulier de cette dernière, nous annulerions la déclaration de culpabilité [. . .] Cependant, étant donné que, comme dans l'affaire susmentionnée, nous ne pouvons nous prononcer sur le défaut de compétence qu'en nous fondant sur les affidavits, nous n'avons d'autre choix que de les accepter. Il faut toutefois souligner que nous les acceptons en l'espèce non pas pour démontrer que le juge a tiré une conclusion erronée, mais bien pour démontrer qu'il n'aurait jamais dû entreprendre l'examen de l'affaire [. . .].


[19]            Dans une autre affaire, sur la base d'un dossier différent, il se peut qu'une preuve d'expert soit nécessaire et donc admissible pour établir la nature ultra vires d'une mesure en raison de son effet, mais en l'espèce la demanderesse n'a pas établi qu'une telle preuve est nécessaire. La demanderesse a présenté à l'auteur de la décision une documentation abondante concernant les trois faits que la preuve d'expert démontrerait. Cette documentation fait partie du dossier de la Cour. Donc, le protonotaire a conclu correctement qu'il ne s'agit pas d'un cas où le défaut de compétence ne peut être établi qu'au moyen d'une preuve extrinsèque. Je conclus que le protonotaire n'a pas apprécié les faits de façon erronée comme le prétend la demanderesse.

  

iii) L'ordonnance du protonotaire soulève-t-elle des questions ayant une influence déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause?

[20]            La demanderesse dit que la nature de la preuve au dossier est déterminante pour la procédure, de sorte qu'en appel, la Cour doit considérer de novo la question de l'exclusion des sept affidavits d'expert.

[21]            Dans l'arrêt Aqua-Gem, précité, le juge MacGuigan, dans l'opinion majoritaire, a précisé, dans la note 15, à la page 463, que la formulation « the final issue of the case » n'a pas du tout le même sens que « final issue in the case » . Ce qu'on veut signifier lorsqu'il s'agit de l'examen de l'exercice d'une compétence de novo, c'est une question ayant « une influence déterminante sur l'issue du principal » .


[22]            Étant donné ma conclusion que, même sans les affidavits contestés, il existe une preuve permettant de fonder une argumentation au sujet de la compétence, je n'estime pas que l'ordonnance du protonotaire soulève une question ayant une influence déterminante sur l'issue du principal. Les deux affidavits que le défendeur n'a pas contestés contiennent des éléments de preuve au sujet du banc de Georges comme habitat du poisson, de la nature et du fonctionnement des dragueurs et de l'impact des dragueurs sur le banc de Georges. Malgré l'ordonnance du protonotaire, la demande de contrôle judiciaire peut être instruite et l'argument au sujet de la compétence peut être présenté sur le fondement du dossier actuel. On ne peut donc dire que l'ordonnance du protonotaire soulève des questions ayant une influence déterminante sur la solution des questions en litige dans la cause. Il s'agit d'une situation analogue à celle qu'a examinée le juge Cullen dans l'affaire Keramchemie GmbH c. Keramchemie (Canada) Ltd., [1994] A.C.F. no 1118 (1re inst.).

  

CONCLUSION

[23]            Pour ces motifs, l'appel sera rejeté.

[24]            Le défendeur a demandé les dépens de l'appel. À mon avis, le défendeur devrait recevoir les dépens de l'appel, s'il a gain de cause.


                                                              ORDONNANCE

[25]            IL EST DONC ORDONNÉ :

1.          L'appel est rejeté.

2.          La demanderesse paiera au défendeur les dépens de l'appel, s'il a gain de cause.

    

« Eleanor R. Dawson »

ligne

                                                                                                                                                    Juge                        

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL. L.


                                               COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                            SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                 T-1179-01

  

INTITULÉ :                                The Ecology Action Centre Society

c. le Procureur général du Canada

  

LIEU DE L'AUDIENCE :         Toronto (Ontario)

  

DATE DE L'AUDIENCE :       8 octobre 2002

  

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :             MADAME LE JUGE DAWSON

  

DATE DES MOTIFS

ET DE L'ORDONNANCE :    17 décembre 2002

  

COMPARUTIONS :

  

M. Robert Wright                                    POUR LA DEMANDERESSE

M. Raymond MacCallum

  

Mme Ginette Mazerolle              POUR LE DÉFENDEUR

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Robert Wright                                    POUR LA DEMANDERESSE

M. Raymond MacCallum

Sierra Legal Defence Fund

Toronto (Ontario)

M. Morris Rosenberg                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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