Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20031107

Dossier : IMM-5845-02

Référence : 2003 CF 1317

ENTRE :

                                              MASROOR (MASROORLE) ALI

                                                                                                                                        demandeur

ET :

                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                         défendeur

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                 Le demandeur sollicite, en application de l'alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. 1985, ch. F-7, le contrôle judiciaire d'une décision de la section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) en date du 25 octobre 2002, qui avait refusé au demandeur le statut de réfugié au sens de la Convention et la qualité de personne à protéger.


[2]                 Le demandeur, un Musulman shiite âgé de 27 ans, est un ressortissant du Pakistan. Il dit que sa religion lui donne des raisons de craindre la persécution aux mains des fondamentalistes sunnites.

[3]                 Le demandeur affirme que, en tant que fils d'un Musulman shiite respecté très impliqué dans sa communauté religieuse, il a dès son plus jeune âge suivi les traces de son père en prenant part à des Majlis-e-Aza (rassemblements religieux) et en devenant en 1994 membre de l'Imam Bargah, une organisation religieuse à buts sociaux.

[4]                 En mai 2000, le demandeur serait devenu secrétaire général de l'Imam Bargah Qasr-e-Zainab. En cette qualité, le demandeur organisait des réunions, assignait des responsabilités, recueillait des dons et organisait des Majlis-e-Aza. Peu après sa nomination à ce poste, il a commencé de recevoir des menaces du Sipah Suhaba Pakistan (le SSP), qui lui ordonnait de cesser ses activités. Le revendicateur a ignoré les menaces.

[5]                 À deux reprises, la première en novembre 2000 et la deuxième en avril 2001, le demandeur aurait été agressé par quatre membres du SSP, et il avait dû se faire soigner. Le demandeur est allé trouver la police, mais il n'a reçu aucune réponse satisfaisante.


[6]                 Le 5 juin 2001, alors que le demandeur se trouvait à l'Imam Bargah, certains membres du SSP s'étaient rendus chez ses parents et avaient tiré une balle dans le mur, en affirmant que la prochaine serait pour le demandeur.

[7]                 Le père avait alerté le demandeur par téléphone, lui conseillant de ne pas revenir chez lui et de rester chez sa tante; il avait ensuite pris des dispositions pour que son fils quitte le Pakistan le 2 juillet 2001.

[8]                 Dans sa décision, la Commission a trouvé que les preuves et dépositions du demandeur étaient invraisemblables et chargées de contradictions, et donc, selon elle, le demandeur n'avait pas prouvé une crainte fondée de persécution. La Commission a aussi conclu que le demandeur n'était pas une personne à protéger, en ce sens que son renvoi au Pakistan ne le soumettrait pas personnellement à une menace pour sa vie ni à des traitements ou peines cruels et inusités.

[9]                 Pour arriver à sa décision, la Commission s'est référée à divers passages de la déposition du demandeur, passages qui l'ont amenée à douter de la crédibilité du demandeur.


[10]            D'abord, la Commission a rejeté les raisons qu'avait données le demandeur en vue d'expliquer pourquoi il était le seul membre de l'Imam Bargah à être la cible du SSP.

[11]            La Commission a aussi fait remarquer que, si le fait d'organiser des cérémonies religieuses dans des villages voisins augmente la visibilité au point que les organisateurs deviennent des cibles du SSP, alors il est invraisemblable que le père du demandeur ne fût pas une cible.

[12]            Par ailleurs, la Commission a estimé que les circonstances des événements du 5 juin 2003 étaient invraisemblables. Plusieurs fois auparavant, les membres du SSP n'avaient eu aucune peine à trouver le demandeur pour lui communiquer leur message. Or, le jour où ils avaient eu prétendument l'intention de tuer le demandeur, ils s'étaient rendus chez lui pour constater son absence. Pourquoi n'étaient-ils pas allés le chercher à l'Imam Bargah, un endroit tout proche où ils avaient la quasi-certitude de le trouver?

[13]            La Commission a estimé que ces contradictions l'autorisaient à rejeter la revendication du demandeur.


[14]            Le demandeur dit que la question de la crédibilité ne règle pas le point de savoir s'il est ou non un réfugié au sens de la Convention. Invoquant de nombreux précédents, le demandeur soutient que, puisque la Commission n'a pas douté qu'il était un Musulman shiite et puisqu'elle n'a exprimé aucun doute à propos de la lettre de l'Imam Bargah, au Pakistan, lettre qui confirmait son rôle dans sa communauté religieuse, la Commission était tenue d'évaluer la preuve documentaire relative à l'effet, sur les Shiites, de la situation qui prévalait au Pakistan.

[15]            Le demandeur soutient que, en fondant sa décision uniquement sur une appréciation défavorable de sa crédibilité, la Commission a commis une erreur parce qu'elle ne s'est pas demandé si la crainte subjective de persécution qu'entretenait le demandeur pouvait être vérifiée à la lumière de la preuve documentaire.

[16]            Par ailleurs, le demandeur soutient que la Commission a commis une erreur parce qu'elle n'a pas reconnu ou évalué l'incidence d'un rapport médical produit par le demandeur, rapport qui, selon le demandeur, confirmait son témoignage sur les soins qu'il avait reçus à la suite d'une agression commise par les membres du SSP.


[17]            S'agissant des conclusions défavorables de la Commission sur la crédibilité du demandeur, le demandeur dit qu'il était déraisonnable pour la Commission d'affirmer qu'il ne sera pas, en raison de son âge, une cible du SSP, parce que ce sont les jeunes qui perpétuent et transmettent les traditions de la foi shiite. Ainsi, en tant que jeune shiite actif et visible, le demandeur constituait une menace plus grande pour le SSP que les membres plus âgés de la collectivité.

[18]            Finalement, le demandeur soutient qu'il était déraisonnable pour la Commission de dire qu'il n'était pas crédible en se fondant sur le fait que son père n'était pas directement visé par le SSP. Son père en effet n'était plus ces dernières années aussi actif ni aussi visible au sein de la population shiite.

[19]            Selon le défendeur, rien ne permet de dire que la Commission a refusé de considérer des preuves ou qu'elle a ignoré des preuves. Plus précisément, il dit que la Commission est présumée avoir considéré l'ensemble de la preuve dont elle disposait, en l'absence d'une preuve claire et convaincante du contraire.


[20]            S'agissant de la preuve documentaire relative à la condition des Shiites au Pakistan, le ministre souligne que cette preuve ne fait ressortir aucun risque particulier ou personnel pour le demandeur. Finalement, si la Commission n'a pas fait état du rapport médical ou de la lettre reçue de la mosquée, cela ne veut pas nécessairement dire que ces documents n'ont pas été pris en compte.

[21]            Pour conclure, le défendeur rappelle que la norme de contrôle qui doit s'appliquer aux conclusions de fait de la Commission est la norme de la décision manifestement déraisonnable, que les conclusions défavorables qui touchent la crédibilité d'un revendicateur sont valides dans la mesure où la Commission motive lesdites conclusions en des termes clairs et indubitables, ce qui était le cas ici, enfin que la conclusion de la Commission selon laquelle le témoignage du demandeur n'est ni crédible ni digne de foi est raisonnable et ne justifie pas l'intervention de la Cour.

[22]            Il est bien établi en droit que la norme de contrôle qui doit s'appliquer aux conclusions de la Commission en matière de crédibilité est la norme de la décision manifestement déraisonnable.

[23]            En l'espèce, je suis d'avis que la manière dont la Commission a apprécié la crédibilité du demandeur est quelque peu suspecte et que la Commission a commis une erreur en ne se demandant pas si la crainte subjective de persécution qu'entretenait le demandeur était appuyée par la preuve documentaire qu'elle avait devant elle.


[24]            Dans l'affaire Seevaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 167 F.T.R. 130 (C.F. 1re inst.), la Cour a fait sienne l'approche adoptée par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Mahanandan et al. c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. n ° 1128 (QL) (C.A.F.). La Cour d'appel fédérale avait écrit dans cette décision que, lorsque sont produits au cours d'une audience des éléments de preuve susceptibles de modifier la manière dont la Commission évaluera la revendication, alors la Commission doit indiquer l'incidence de ces éléments de preuve sur la revendication.

[25]            Dans la présente affaire, la Commission avait devant elle des preuves de la persécution des Shiites au Pakistan, preuves qui avaient été produites à la fois par l'avocat et par l'agent de protection des réfugiés. La Commission n'est pas tenue de considérer tous les éléments de preuve invoqués par l'avocat du revendicateur, mais elle ne se libère pas de son obligation en ignorant simplement les preuves sans expliquer les raisons qu'elle a d'agir ainsi.


[26]            Je reconnais que certains aspects du témoignage du demandeur peuvent paraître peu vraisemblables, mais la Commission a ignoré l'ensemble de la preuve documentaire : la lettre du médecin tout comme la lettre de la mosquée, au Pakistan; elle a simplement rejeté la revendication du demandeur parce qu'elle estimait qu'il n'était pas crédible. Les invraisemblances en question ont détourné l'attention de la Commission de l'essentiel des faits sur lesquels le demandeur fondait sa revendication. La Commission a effectivement admis son identité, elle a admis qu'il était un Shiite et qu'il était actif dans les affaires de la mosquée.

[27]            Il ne fait aucun doute que la preuve documentaire permet d'affirmer que les Shiites sont pris pour cible; la lettre produite par le médecin confirme les blessures du demandeur; la lettre reçue de la mosquée, à titre de preuve concordante, confirme les activités du demandeur à la mosquée. La Commission a pu constater que certains aspects du témoignage du demandeur n'étaient pas vraisemblables, mais la preuve documentaire et les lettres concordantes sont des preuves factuelles dont la Commission aurait dû tenir compte, et la Commission ne pouvait se contenter de les ignorer sans plus. Après avoir accepté l'identité du demandeur, la Commission a tout simplement ignoré la preuve substantielle montrant qu'une personne telle que ce demandeur risquait bien de voir sa vie menacée en cas de renvoi dans son pays.


[28]            Le défendeur dit que, parce que la preuve documentaire consistait en rapports généraux faisant état de violences isolées survenues au Pakistan, sans qu'aucune mention ne soit faite du demandeur lui-même, cette preuve documentaire n'a aucune valeur probante. C'est là un argument hors de propos. Ainsi que l'affirmait le juge O'Keefe dans l'affaire Kamalanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2001] A.C.F. n ° 826 :

25.... la Commission aurait dû prendre en considération la preuve documentaire indépendante dont elle disposait... Cette preuve aurait dû être prise en compte afin de déterminer si le demandeur appartenait à la catégorie des hommes tamouls dont il était question. Cette preuve aurait pu servir à démontrer chez le demandeur l'existence d'une crainte fondée de persécution. Ce qu'il importe de retenir, c'est que les membres de la formation auraient dû apprécier cette preuve afin de décider si celle-ci établissait l'existence d'une crainte fondée de persécution. À mon avis, la Commission a commis une erreur de droit en omettant de le faire et sa décision doit donc être annulée.

[29]            La preuve documentaire à laquelle ne s'est pas référée la Commission confirme expressément les menaces et le harcèlement dont faisait état le demandeur. Certains passages d'un bulletin diffusé par la Direction des pratiques en matière de droits de l'homme du Département d'État des États-Unis soulignent que [traduction] « les membres de minorités religieuses sont victimes de violences et de harcèlement et il est arrivé que la police refuse d'empêcher de tels actes ou d'accuser les personnes qui les commettent... une loi religieuse discriminatoire a ajouté au climat d'intolérance religieuse, un climat qui a conduit à des violences à l'encontre de sectes musulmanes minoritaires » .

[30]            Je suis d'avis que la Commission a commis une erreur justifiant une révision parce qu'elle n'a pas expressément considéré et apprécié la preuve documentaire, ainsi qu'une correspondance qui confirme à elle seule les épreuves subies par le demandeur.


[31]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à une nouvelle formation pour nouvelle décision.

                                                                                           « P. Rouleau »                         

ligne

                                                                                                             Juge                                   

OTTAWA (Ontario)

le 7 novembre 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE OF CANADA

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                    IMM-5845-02

INTITULÉ :                                    MASROOR (MASROORLE) ALI c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :            TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :          LE 28 OCTOBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE ROULEAU

DATE DES MOTIFS :                  LE 7 NOVEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Lani Gozlan                                       POUR LE DEMANDEUR

Robert Bafaro                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lani Gozlan                                       POUR LE DEMANDEUR

Max Berger et Associés

1033, rue Bay

Toronto (Ontario)

M5S 3A5

Morris Rosenberg                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.