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                                                                                                                                 Date : 20040922

                                                                                                                    Dossier : IMM-6868-03

                                                                                                                Référence : 2004 CF 1299

ENTRE :

                                         IREN BAGO et BIANKA KARMEN SAFIAN

                                                                                                                                     demanderesses

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE BLANCHARD

Introduction

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable qu'un agent de traitement des cas (l'agent) a rendue le 14 août 2003 en refusant à la demanderesse adulte le permis de travail et la prorogation de son visa de résidence temporaire qu'elle demandait.

Les faits


[2]                La demanderesse adulte, Iren Bago, a présenté une demande du statut de résidente permanente dans la catégorie « Époux ou conjoints de fait au Canada » (en application des articles 123 et 124 du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés) le ou vers le 14 février 2003. Sa demande était accompagnée d'un engagement de parrainage pris par son mari, Jozsef Riczu, qui est citoyen canadien. La demanderesse a demandé un permis de travail en vertu de l'alinéa 207b) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés (le Règlement) le ou vers le 26 juin 2003.

[3]                La demande de la demanderesse adulte a été refusée le 14 août 2003. L'agent a estimé que la demande du statut de résidente permanente n'avait pas reçu l'approbation de principe. La demanderesse s'est vue forcée de demander son permis de travail de l'extérieur du pays.

[4]                Par sa lettre du 4 septembre 2003, le défendeur a confirmé que la demanderesse ne pouvait pas présenter de demande de permis de travail jusqu'à ce qu'il ait été décidé qu'elle remplissait les conditions d'admissibilité à la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada énumérées à l'article 124 du Règlement. La lettre précisait que la demanderesse ne pouvait pas faire l'objet d'une demande de parrainage jusqu'à ce qu'il ait été démontré que son répondant est admissible pour ce faire, et qu'elle n'était pas non plus considérée comme un conjoint de fait ou une épouse jusqu'à ce qu'il ait été démontré qu'elle remplit les conditions. Enfin, la lettre établissait que [traduction] « l'étape de l'approbation de principe ne s'applique pas seulement aux personnes qui ont présenté une demande d'exemption en vertu de 25L _ (l'article 25 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi)).


[5]                Le 5 septembre 2003, les demanderesses ont présenté une demande de contrôle judiciaire du refus de l'agent de délivrer le permis de travail. Le 18 novembre 2003, le ministre a décidé que la demanderesse adulte remplissait les conditions d'admissibilité à la catégorie des époux et conjoints de fait au Canada et, le 3 décembre 2003, la demande des demanderesses a été accueillie et un permis de travail lui a été délivré.

La question en litige

[6]                La présente demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

[7]                Le défendeur soutient que la demande de contrôle judiciaire est théorique et qu'elle devrait être rejetée, étant donné que les demanderesses ont maintenant obtenu la réparation qu'elles demandaient. Il s'appuie sur l'arrêt Borowski c. Canada, [1989] 1 R.C.S. 342, pour affirmer que la Cour peut refuser de se prononcer sur une affaire lorsque la question en litige est devenue théorique et que sa décision n'aurait pas pour effet de résoudre un litige actuel qui affecte les droits des parties. Lorsqu'elle se demande si, dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle doit quand même entendre l'affaire, la Cour doit prendre en considération les facteurs suivants : la possibilité que la décision ait des conséquences indirectes; l'économie des ressources judiciaires; la nécessité pour la Cour de prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit. En ce qui concerne ce dernier facteur, la Cour doit s'assurer qu'elle n'empiète pas sur ce qui est le domaine du pouvoir législatif en l'absence d'une question en litige bien actuelle qui affecte les droits des parties.


[8]                Le défendeur affirme qu'il n'y plus de litige actuel entre les parties, qui ferait que la décision de la Cour aurait un effet sur les droits des demanderesses, et que, par conséquent, la Cour devrait refuser d'exercer son pouvoir discrétionnaire d'entendre l'affaire. Le défendeur ajoute qu'il n'y aucune raison spéciale qui justifierait que l'on utilise des ressources judiciaires limitées pour statuer sur une affaire qui ne présente plus de litige actuel.

[9]                Bien que les demanderesses admettent qu'il n'y a plus de litige actuel entre les parties, elles n'en demandent pas moins à la Cour de se prononcer quant à la façon d'interpréter l'alinéa 207b) du Règlement. Les demanderesses allèguent que, en application des principes dégagés par la Cour suprême dans l'arrêt Borowski, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et se prononcer sur le fond du contrôle judiciaire.

ANALYSE

[10]            La Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, a fait la mise en garde que la radiation d'une demande de contrôle judiciaire ne devrait avoir lieu que dans des circonstances très exceptionnelles. Cependant, il appert que ces circonstances exceptionnelles sont généralement invoquées lorsque la question en litige est devenue théorique : voir Narvey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 140 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 126 F.T.R. 229 (C.F. 1re inst.).


[11]            Dans l'arrêt Borowski, à la page 353, le juge Sopinka a énoncé le critère par lequel peut être déterminé le caractère théorique d'une procédure :

La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

À la même page, le juge Sopinka poursuit en formulant une analyse en deux étapes :

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel » . Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient.

[12]            Aux pages 359 à 362 de l'arrêt Borowski, le juge Sopinka a poursuivi son examen du raisonnement sous-tendant la doctrine du caractère théorique. Il a conclu que trois points doivent être pris en considération :


(i)          l'existence d'un contexte contradictoire;

(ii)         l'économie et la conservation des ressources judiciaires;

(iii)        la nécessité pour la cour de prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit.

[13]            Pour les motifs que j'expose ci-dessous, j'estime que l'affaire devant la Cour est théorique et que je dois refuser d'entendre la demande de contrôle judiciaire. Premièrement, le contexte contradictoire a disparu et le différend qui existait entre les parties n'est plus. Ainsi, la décision que la Cour pourrait rendre n'aurait aucune incidence sur les droits des parties. Autrement dit, les demanderesses n'ont aucun intérêt pratique dans l'issue de la procédure et la décision que pourrait rendre la Cour ne serait que de pure forme.


[14]            En ce qui a trait au deuxième point qu'il faut prendre en considération selon l'arrêt Borowski, l'économie et la conservation des ressources judiciaires, je suis d'accord dans l'ensemble avec le défendeur. L'espèce ne présente aucune particularité qui justifierait que l'on utilise des ressources judiciaires limitées pour statuer sur une affaire qui ne comporte aucun litige actuel et dont l'issue n'aurait aucune incidence sur les droits des parties. Bien que les demanderesses aient exprimé le souhait que la Cour statue sur ce qu'est l'interprétation à donner à l'alinéa 207b) du Règlement, et qu'il s'agisse, selon elles, d'un problème susceptible de se répéter qui autrement ne trouvera jamais solution en cour, elles ne m'ont présenté aucun élément de preuve pour appuyer leurs dires. Par conséquent, je conclus que tant l'absence d'un contexte contradictoire que le principe de l'économie des ressources judiciaires militent contre l'audition de la demande de contrôle judiciaire, étant donné que les demanderesses ont déjà obtenu satisfaction quant au litige originel.

[15]            Finalement, le troisième point à prendre en considération selon l'arrêt Borowski, soit la nécessité pour la cour de prendre en considération sa fonction véritable dans l'élaboration du droit, dicte aussi le rejet de la demande au motif qu'elle est théorique. Je suis d'accord avec le juge Muldoon quand, dans la décision Lee, à la page 233, il a affirmé : « [...] La Cour n'a pas pour rôle de décider des questions purement abstraites et académiques, en particulier lorsqu'il ne sert visiblement à rien de rendre le jugement déclaratoire demandé par les requérants [...] » . En l'espèce, les demanderesses n'ont pas démontré que cela servirait à quelque chose que j'entende la demande de contrôle judiciaire.

Conclusion

[16]            L'affaire devant la Cour est théorique et, pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


[17]            Les avocats doivent signifier et déposer toute demande de certification d'une question grave de portée générale dans les cinq (5) jours de la réception des présents motifs. Chaque partie aura par la suite trois (3) jours pour signifier et déposer des observations en réponse à la demande de certification. La Cour décernera ensuite une ordonnance.

                                                                                                                       « Edmond P. Blanchard         

                                                                                                                                                     Juge                       

Ottawa (Ontario)

Le 22 septembre 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-6868-03

INTITULÉ :                                                    IREN BAGO et BIANKA KARMEN SAFIAN

c.

MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 21 JUILLET 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :             LE JUGE BLANCHARD

DATE DES MOTIFS :                                   LE 22 SEPTEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Wennie Lee                                                       POUR LES DEMANDERESSES

Ian Hicks                                                           POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet de Wennie Lee                                     POUR LES DEMANDERESSES

255, chemin Duncan Mill,

Bureau 610

Toronto (Ontario)      M3B 3H9

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)     M5X 1K6


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