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Date : 20190712


Dossier : IMM-6265-18

Référence : 2019 CF 933

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MARIE THÉRÈSE JN PIERRE

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR), confirmant la décision de la Section de protection des réfugiés (SPR) rejetant la demande de la partie demanderesse. La SAR et la SPR ont trouvé que la demanderesse n’a pas la qualité de « réfugiée au sens de la Convention », ni la qualité de « personne à protéger » tel que défini aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration de la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR].

[2]  La demanderesse est citoyenne d’Haïti, où elle était propriétaire d’un petit restaurant qu’elle a commencé à opérer dans les années 1990. Elle cherche la protection du Canada parce qu’elle prétend que, depuis la détérioration de la situation politique en Haïti depuis environ 2004, elle a été victime des gangs de rue qui lui exigent des montants d’argent de façon régulière.

[3]  En février 2010, après le tremblement de terre en Haïti, la demanderesse s’est installée au Canada avec sa fille, qui est citoyenne canadienne. Elle a décidé de retourner en Haïti le 26 août 2013, « en pensant que les gangs m’auraient oubliée ». Elle allègue que les intimidations ont recommencé un mois après son retour, et qu’elle a ensuite décidé de quitter Haïti parce qu’elle se « sentai[t] trop âgée pour supporter cela ». La demanderesse a quitté Haïti pour les États-Unis le 31 octobre 2013, puis est arrivée de nouveau au Canada le 4 novembre 2013. La demanderesse a déposé sa demande d’asile le 16 mars 2016.

[4]  La SPR a tenu une audience en mars 2017. Au début de l’audience, l’avocat de la demanderesse a demandé au tribunal de déclarer sa cliente comme « personne vulnérable », puisqu’elle a des problèmes de mémoire et qu’elle présente des symptômes de la maladie de Parkinson et de démence. La SPR n’a pas déclaré la demanderesse comme « personne vulnérable », mais, compte tenu des circonstances, la SPR a accepté tous les accommodements demandés. Après le début de l’audience, vu les réponses de la demanderesse à certaines questions, la SPR a décidé de nommer un « représentant désigné » afin de s’assurer que toute la preuve pertinente soit recueillie à l’audience. Sa fille a accepté d’agir en tant que représentante désignée, et elle a confirmé qu’elle n’avait pas besoin de temps supplémentaire pour recueillir des éléments de preuves additionnels.

[5]  La SPR a rejeté la demande de la demanderesse, essentiellement puisqu’elle a conclu en l’absence de crédibilité quant à la crainte alléguée par la demanderesse à l’appui de sa demande d’asile. La SAR a confirmé cette décision.

[6]  La demande de contrôle judiciaire s’appuie sur trois points clé : (i) que la SPR ainsi que la SAR ont erré en ne pas expliquant comment elles ont tenu compte de la condition médicale de la demanderesse dans leur analyse de sa crédibilité; (ii) que la demanderesse a fourni des explications raisonnables pour le délai à déposer sa demande de protection; et (iii) qu’en rejetant sa crainte de persécution en tant que femme âgée vivant seule en Haïti, les décisions de la SPR et de la SAR sont déraisonnables.

[7]  La norme de contrôle applicable dans une instance où la question primordiale est la crédibilité de la demanderesse est la norme de la décision raisonnable: Obinna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1152 au para 18.

[8]  Premièrement, concernant la condition médicale de la demanderesse, la décision de la SPR est claire : tous les accommodements demandés par l’avocat de la demanderesse se sont vus accordés, et de plus, la SPR a nommé un « représentant désigné » pour assurer que toute la preuve soit présentée. La note du médecin de la demanderesse ne démontre pas que sa condition médicale pourrait compromettre son témoignage, et la SAR a noté que le témoignage de la demanderesse était spontané. La note médicale, datée du 10 mars 2017, indique que le médicament prescrit à la demanderesse a eu un impact positif : « The donepezil has allowed for stabilisation of the cognitive impairment and an improvement in the patient’s concentration. She has remained stable in terms of her current activities of daily living » ([traduction] « Le donépézil a permis à une stabilisation des symptômes de déficit cognitif de la patiente et à une amélioration de sa concentration. Elle reste stable quant aux activités liées à sa vie quotidienne »). Il n’y a pas plus de preuve sur l’impact de ses conditions médicales sur sa capacité de témoigner à l’audience.

[9]  Cependant, le problème principal de cet argument est que les prétentions de la demanderesse dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile (FDA) quant à sa crainte ne sont pas appuyées par le témoignage de sa fille, ni par la lettre de son fils qui réside en Haïti. En particulier, la SAR n’a pas erré en tenant compte des propos de son fils, voulant que « souvent des individus non-identifiés viennent frapper à la porte de la maison [de la demanderesse] pour mendier et solliciter de l’argent ». Cette preuve confirme indépendamment le témoignage de la demanderesse à l’audience, voulant que les gens qu’elle craint « n’utilisaient pas de violence, mais qu’ils revenaient demander l’argent à nouveau dès qu’ils voyaient que les affaires du restaurant semblaient aller mieux ».

[10]  Je ne suis pas persuadé qu’il était déraisonnable pour la SAR d’accorder un poids considérable à la concordance entre la preuve du fils de la demanderesse et son propre témoignage qui présentait une cohérence interne, plutôt que de privilégier la version dans son FDA. Il est évident que la SPR et la SAR ont tenu compte de la preuve, incluant les explications de sa fille, qui est sa représentante désignée, voulant que « son frère ne perçoit pas ces gens comme étant des bandits, mais plutôt comme des mendiants ». Il n’est cependant pas le rôle de cette Cour d’évaluer à nouveau la crédibilité, ni la compétence, des témoins.

[11]  Je suis d’accord avec la demanderesse qu’il aurait été préférable d’avoir une explication sur comment la SPR et la SAR ont tenu compte de la condition médicale de celle-ci dans leur analyse, mais je n’accepte pas qu’il s’agisse d’une une erreur fatale à la décision de la SAR. La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, et je dois soupeser la décision dans son ensemble : voir Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2 au para 24.

[12]  Je suis d’accord avec la demanderesse que les accommodements « procéduraux » ne sont pas suffisants et qu’il faut aussi tenir compte de la capacité de la personne dans l’évaluation de la preuve. Il est évident qu’il est préférable d’avoir une explication claire de comment le décideur a accompli cette tâche. Mais, l’absence d’une telle explication n’est pas une indication d’une décision déraisonnable en soi. J’en conviens que la SAR a tenu compte de toute la preuve dans sa décision, incluant la condition médicale de la demanderesse, la différence entre son FDA et son témoignage, ainsi que des autres éléments de preuve déposés.

[13]  Sur la question du délai, je suis d’accord avec la demanderesse que le délai n’est pas déterminant en soi : Dcruze c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1999), 171 FTR 76, 1999 CanLII 8254 (CF PI). Cependant, j’en conviens qu’il n’est pas déraisonnable de tenir compte des actions de la demanderesse, incluant ses voyages annuels aux États-Unis et au Canada entre 2005 et 2010, ainsi que le fait qu’elle n’a pas déposé sa demande de protection immédiatement après sa plus récente arrivée au Canada. Il n’était pas déraisonnable de conclure qu’elle aurait revendiqué le statut de réfugiée promptement si elle avait eu une véritable crainte de retour en Haïti, et que son comportement ne correspond pas à une personne avec une telle crainte. La SPR a noté que les incidents de 2013 sont identiques à ceux des années précédentes, mais la demanderesse n’a pas décidé de demander la protection avant 2016. La SAR rejette aussi l’argument de la demanderesse que ses retours en Haïti ne minent pas sa crainte subjective puisque sa fille a témoigné que la demanderesse voulait savoir « comment ça allait au pays ». La conclusion de la SAR est fondée sur les faits au dossier, et ce n’est pas le rôle de la Cour en révision judiciaire de substituer ses propres conclusions à celles de la SAR.

[14]  Finalement, j’en conviens qu’il est raisonnable pour la SAR de conclure que la demanderesse ne sera pas à risque en tant que « femme âgée vivant seule ». D’abord, la SAR a conclu qu’elle ne vivait pas seule, puisque son fils est parfois à la maison avec elle et que les membres de sa famille qui exploitent le restaurant adjacent à sa maison sont très souvent dans les environs. De plus, cette crainte n’a pas été mentionnée dans son FDA, ni dans son témoignage à l’audience, et, comme notée par la SPR, « elle n’a jamais été menacée de viol ou ciblée par des gens voulant la traiter ainsi ». La SAR a raisonnablement conclu – se fiant sur ces facteurs, ainsi que sur le délai de revendication, son retour en Haïti, et le fait qu’elle a exprimé son absence de crainte de manière spontanée et répétée à l’audience – que la demanderesse n’avait aucune crainte subjective de persécution si elle se voit renvoyée en Haïti.

[15]  Il n’y a donc pas lieu d’intervenir en l’espèce. La décision de la SAR est justifiée, transparente et intelligible, et elle appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2009 CSC 9 au para 47).

[16]  Pour tous ces motifs, je rejette la demande de contrôle judiciaire. Il n’y a pas de question d’importance à certifier.

[17]  En terminant, je note que la SPR et la SAR ont noté l’inquiétude de la représentante désignée et de son frère pour leur mère, une femme âgée avec des conditions médicales sérieuses. Les deux sections ont noté que ces éléments sont peut-être plus pertinents dans le contexte d’une demande de considérations humanitaire. Je suis d’accord avec ce commentaire, mais il s’agit d’une question qui n’est pas devant moi et dont il vaut mieux remettre l’examen à une autre occasion.


JUGEMENT au dossier IMM-6265-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6265-18

INTITULÉ :

MARIE THÉRÈSE JN PIERRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 JUILLET 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 12 JUILLET 2019

COMPARUTIONS :

Me Vincent Desbiens

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Annie Flamand

Me Isabelle Brochu

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aide Juridique de Montréal

Avocats

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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