Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190925


Dossier : IMM-1337-19

Référence : 2019 CF 1231

Ottawa (Ontario), le 25 septembre 2019

En présence de l’honorable juge Shore

ENTRE :

MONCIANNE FEQUIERE

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] rendue le 15 février 2019, dans laquelle la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse en raison d’absence de crédibilité de ses allégations.

II.  Faits

[2]  Moncianne Féquière est une citoyenne haïtienne âgée de 67 ans et habitant Port-au-Prince.

[3]  La demanderesse a au moins quatre enfants : deux filles, Syndie Sylvestre et Mirlène Féquière, et deux fils, Vladimir Sylvestre et Jean Gardy Victor. Sa fille Mirlène Féquière était policière à Haïti. En 2009, Mirlène se voit forcer de quitter le pays à cause de persécution politique. Vladimir Sylvestre habite en République Dominicaine. Jean Gardy Victor habite au Canada et est citoyen canadien depuis le 11 décembre 2013. Syndie Sylvestre est établie au Canada et a obtenu le statut de réfugiée le 7 février 2018.

[4]  Suivant le séisme de 2010, la demanderesse est entrée légalement au Canada. Supportant mal le froid et souhaitant assister sa mère, elle quitte le pays en novembre 2011 pour retourner à Petit Troue de Nippes, une localité du sud d’Haïti où elle est née.

[5]  Suivant le décès de sa mère, la demanderesse retourne à Port-au-Prince où elle vit avec sa fille Syndie Sylvestre et son mari Randolph Maître.

[6]  En 2016, sa fille Syndie a été agressée par deux individus à moto. Quelques mois plus tard, le gendre de la demanderesse, Randolph Maître, est décédé « de manière suspecte ».

[7]  Le 8 mars 2017, après un séjour aux États-Unis, la demanderesse retourne en Haïti. La demanderesse allègue alors avoir été retrouvée à l’aéroport par un ami de son fils et son neveu. Alors que ceux-ci allaient la conduire chez elle, deux bandits les auraient menacés avec une arme à feu. Voyant le danger, l’ami du fils de la demanderesse qui conduisait le véhicule fit demi-tour et conduisit la demanderesse chez une nièce, Yvrose Joseph. Son neveu lui fit alors remarquer que ces personnes rôdaient souvent autour de sa maison. Deux jours plus tard, craignant pour sa vie, la demanderesse rejoint son fils, Vladimir, à Santiago en République Dominicaine.

[8]  Il est à noter que, selon les notes de l’officier de l’Agence des services frontaliers [ASFC] au moment de la demande d’asile, la demanderesse aurait plutôt dit avoir été attaquée le 9 mars 2017.

[9]  Suivant ces évènements, Jean Gardy Victor, l’autre fils de la demanderesse qui réside au Canada, fit une demande de super visa pour la demanderesse. Cette demande a été refusée, car les documents n’établissaient pas le statut d’immigration aux États-Unis de la demanderesse et l’agent d’immigration n’était pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin du séjour.

[10]  En tout, la demanderesse aurait effectué trois demandes de super visa, soit en décembre 2014, celle ci-haut mentionnée en mai 2017 et une dernière en juillet 2017, dans laquelle M. Victor soulignait que la demanderesse n’avait aucun intérêt à demeurer à long terme au Canada.

[11]  À la même époque, la demanderesse allègue avoir appris de son neveu qu’un individu lui avait demandé d’un air menaçant où la demanderesse se trouvait. La demanderesse décide alors de fuir vers le Canada où elle entre par le point d’entrée de Fort Érié et demande l’asile le 31 août 2017.

[12]  Dans sa déclaration au point d’entrée, la demanderesse a répondu ainsi :

Q. Pourquoi demandez-vous le statut de réfugié au Canada?

R. Je suis ici pour prendre ma pension. Je n’ai pas de pension. Je suis venu pour vivre avec mes enfants. J’ai besoin de l’argent que le Canada va me donner. Quand j’étais aux USA, il ne me donnait pas d’argent. J’étais aux USA en décembre chez ma nièce Didinne MAITRE, elle a 53 ans. Elle est venue en décembre pour demander le statut de réfugié. Elle est américaine. (CHANGEMENT DE RÉPONSE). C’est ma fille Sandy SYLVESTRE qui est venue ici pour demander le statut de réfugié. Son père est Larie SYLVESTRE. Sandy est née le 8 mai 1987.

III.  Décision de la SPR

[13]  Lors d’une audience tenue le 11 janvier 2019, la SPR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible et qu’elle ne croyait pas les allégations de crainte pour sa vie en lien avec la grande criminalité qui sont à la base de la demande d’asile de la demanderesse.

[14]  Étant donné les commentaires de la demanderesse à l’agent de l’ASFC lors de l’entrevue d’entrée, la SPR conclut à l’absence de crédibilité de la demanderesse. En effet, l’agent de l’ASFC a rapporté que la demanderesse lui a dit venir au Canada pour prendre sa retraite et qu’elle avait besoin de l’argent du Canada. De même, la demanderesse n’a jamais mentionné qu’elle craignait pour sa vie lorsque l’agent lui a demandé si elle était persécutée en Haïti. Puis, selon les notes de l’agent, la demanderesse lui aurait indiqué que son fils lui avait dit de faire une demande d’asile à la suite du refus de son dernier visa. Finalement, sur le formulaire d’immigration IMM 0008, la demanderesse a précisé à la section scolarité/emploi : « Retraite, besoin du Canada pour payer pension ».

[15]  Quant aux évènements à la base de sa demande d’asile, la demanderesse a témoigné que ses deux gendres auraient été tués en Haïti alors qu’un seul est mentionné dans le récit de son Formulaire de demande d’asile [FDA]. Confrontée à cette omission, la demanderesse a précisé que son fils l’a aidée à compléter le formulaire et qu’il a dû l’oublier. Étant donné que son fils est au courant des faits et instruit, la SPR n’a pas cru cette explication.

[16]  Puis, la SPR a aussi considéré le profil de la demanderesse (son âge, son éducation, ses liens avec Haïti, etc.) afin d’évaluer si elle ferait face à une possibilité sérieuse de persécution en raison de son statut de femme en Haïti.

[17]  En raison du réseau social et familial de la demanderesse en Haïti, de terrains qu’elle possèderait là-bas et de l’aide continuelle de ses enfants qui vivent au Canada, la SPR conclut qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse de persécution en raison de son profil.

IV.  Question en litige

[18]  Les questions avancées par la demanderesse peuvent être reformulées comme suit : La SPR a-t-elle erré en concluant à l’absence de fondement de demande d’asile quant à la situation de la demanderesse en Haïti?

V.  Dispositions pertinentes

[19]  Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96 A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96 A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VI.  Analyse

A.  Crédibilité de la demanderesse

[20]  L’évaluation de la crédibilité de la demanderesse s’analyse aussi selon la norme de la décision raisonnable (Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1020 au para 7).

[21]  En l’espèce, la SPR pouvait raisonnablement conclure à l’absence de crédibilité de la demanderesse. La SPR s’est longuement fiée aux notes d’entrevue au point d’entrée où la demanderesse a affirmé venir au Canada pour « prendre [sa] pension » car elle a « besoin de l’argent que le Canada va [lui] donner ». La SPR pouvait raisonnablement conclure que l’agent d’immigration n’avait aucun intérêt à falsifier les notes de l’interrogatoire.

[22]  Toutefois, ces notes d’entrevue ne sont pas en elles-mêmes déterminatives; il ne s’agit pas ici de notes sténographiques de l’entretien, et force est de constater que la présentation de certains propos ont fait l’objet d’une emphase conséquente de la part de l’agent d’immigration. Ce faisant, la SPR ne doit pas être liée par les conclusions de l’agent d’immigration.

[23]  Ceci étant dit, même en admettant que l’agent d’immigration ait pu avoir appuyé indûment sur certains propos de la demanderesse ou que celle-ci ait pu être confuse ou fatiguée lors de l’entrevue, il faut prendre ces commentaires pour ce qu’ils sont : une déclaration spontanée d’une déconcertante sincérité. Ainsi, il appert de la preuve que la demande d’asile de la demanderesse est aussi motivée par des intérêts économiques.

[24]  La demanderesse allègue que la SPR n’a pas analysé l’ensemble du document. En effet, il ressort de la preuve qu’il est faux d’affirmer que la demanderesse n’a pas souligné sa crainte au point d’entrée : les notes de l’agent mentionnent clairement que la demanderesse a souligné une telle crainte. Toutefois, nonobstant cette erreur factuelle, la décision de la SPR demeure raisonnable : à la vue des conclusions quant à la crédibilité de la demanderesse, la SPR pouvait raisonnablement conclure que la demande d’asile de la demanderesse n’était pas fondée.

[25]  La demanderesse soulève que la SPR a agi déraisonnablement en fondant son analyse presqu’exclusivement sur les commentaires de la demanderesse lors de l’entrevue. Or, en l’espèce ces affirmations sont telles qu’il est tout à fait normal que la SPR y fonde une grande partie de son analyse. De même, la SPR a pris en considération le narratif au cœur de la demande d’asile de la demanderesse et y a décelé une autre contradiction entre son FDA et son témoignage quant à son deuxième gendre tué en Haïti.

[26]  Étant donné les liens familiaux de la demanderesse au pays, ses demandes de visa dans le passé et l’absence de crédibilité de la demanderesse, la conclusion de la SPR apparaît non seulement être raisonnable mais rigoureusement juste : il existe d’autres motifs qui ont poussé la demanderesse à demander l’asile au Canada, et ces motifs n’ont rien à voir avec une crainte de persécution ou un risque pour sa vie.

B.  Demande de protection sur la base du profil de la demanderesse comme femme haïtienne

[27]  La SPR a conclu son analyse en considérant si le profil de femme haïtienne de la demanderesse ferait en sorte qu’elle ferait face à une possibilité sérieuse de persécution. Lorsque la SPR lui a demandé si elle craignait autre chose à part les individus qui l’auraient agressée, la demanderesse a répondu que non. La SPR conclut qu’elle ne croit pas la demanderesse lorsqu’elle dit ne pas savoir où est son frère en Haïti, qu’elle possède au moins un terrain où y vivre et que sa famille au Canada pourra toujours l’aider financièrement. Conséquemment, la demanderesse ne serait pas une personne à protéger au sens de la loi.

[28]  Étant donné qu’elle serait seule à Haïti, la demanderesse allègue qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure qu’elle ne serait pas en danger. En effet, la demanderesse allègue que son frère est introuvable.

[29]  Étant donné les conclusions générales de la SPR quant à la crédibilité de la demanderesse, il était tout à fait raisonnable de ne pas accepter que son frère soit introuvable. Toutefois, même en acceptant que le frère de la demanderesse soit introuvable, la demanderesse ne serait pas pour autant démunie. La demanderesse apparaît avoir plusieurs membres de sa famille en Haïti avec qui elle est toujours en contact, comme son neveu et l’ami de son fils qui sont venus la chercher à l’aéroport, ou sa sœur qui habite en Haïti selon son FDA. De même, la demanderesse ne vit pas dans un camp et est propriétaire de certains terrains. Finalement, la demanderesse apparaît avoir le soutien financier de sa famille au Canada. Ainsi, il était raisonnable de conclure qu’elle n’était pas personne vulnérable à protéger au sens de la LIPR.

[30]  La preuve de la demanderesse doit établir davantage qu’une simple possibilité qu’elle soit victime d’une agression en raison de son profil (Dezameau c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 559 aux para 29 et 36 à 39). En l’espèce, il était raisonnable de conclure que la demanderesse n’a pas rencontré ce fardeau de preuve.

VII.  Conclusion

[31]  Cette Cour ne décèle aucune erreur dans le processus décisionnel de la SPR et par conséquent rejette la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT au dossier IMM-1337-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

OBITER

Cela étant, cette Cour souhaite toutefois souligner la précarité certaine de la demanderesse en tant que femme âgée dont la plus grande partie de la famille est à l’extérieur du pays. Ce faisant, cette Cour estime que la demanderesse devrait être considérée pour un regroupement familial pour des motifs d’ordre humanitaire et suggère aux décideurs à en prendre acte en temps et lieu.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1337-19

 

INTITULÉ :

MONCIANNE FEQUIERE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 septembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 septembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Claude Whalen

 

Pour la partie demanderesse

 

Sean Doyle

 

Pour la partie défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Claude Whalen

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.