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Date : 20190930


Dossier : IMM-1758-19

Référence : 2019 CF 1241

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 septembre 2019

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

HERNAN CORTES LOBATON

RUTH CAROLINA LERMA HURTADO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 ET

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs souhaitent obtenir l’annulation d’une décision du 14 février 2019, par laquelle un agent [l’agent] a refusé leur demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Ils soutiennent que [traduction] « l’agent a écarté les nouveaux éléments de preuve des demandeurs en se fondant sur un raisonnement que la Cour a déjà maintes fois jugé inacceptable […] et qu’il n’a pas tenu compte d’un élément de preuve clair et convaincant relatif aux conditions dans le pays, lequel contredisait directement des questions déterminantes. »

[2]  À la conclusion de l’audience, j’ai informé les parties que la présente demande de contrôle judiciaire serait accueillie.

[3]  Les demandeurs, Hernan Cortes Lobaton [Hernan] et Ruth Carolina Lerma Hurtado [Ruth], sont un couple de Buenaventura, en Colombie. Ils travaillaient tous deux au port maritime de Buenaventura, emplois grâce auxquels ils avaient accès au terminal portuaire.

[4]  En mai 2017, des hommes de l’Armée de libération nationale [l’ELN] sont entrés en contact avec Hernan. Ils lui ont fourni une liste de personnes qu’il devait faire entrer dans le terminal portuaire. Les hommes de l’ELN ont aussi demandé à Ruth de produire des permis d’entrée pour les personnes dont le nom figurait sur la liste. Les hommes ont menacé de mort Hernan et Ruth s’ils ne collaboraient pas. Hernan et Ruth ont refusé de collaborer.

[5]  Hernan et son frère, Hader, se sont rendus au poste de police pour porter plainte. Cependant, au poste, ils ont vu deux des hommes de l’ELN ayant menacé Hernan s’entretenir avec des agents de police. Hernan n’a pas porté plainte, car il craignait que l’ELN ait des liens avec la police.

[6]  Au cours des deux mois qui ont suivi, les membres de l’ELN ont continué à s’en prendre au couple. Ces interactions ont atteint leur point culminant quand des membres de l’ELN se sont rendus chez Hernan et Ruth et les ont menacés avec leurs armes à feu. À la suite de l’incident, Hernan et Ruth se sont enfuis à Cali pour vivre chez l’oncle d’Hernan. Cependant, peu de temps après leur arrivée à Cali, l’ELN a commencé à appeler Hernan sur son téléphone, indiquant que la présence de Hernan et de Ruth à Cali était connue et insistant pour que ceux-ci retournent à Buenaventura afin d’exécuter les ordres que l’ELN leur avait données.

[7]  Le couple est parvenu à la conclusion qu’il n’était plus en sûreté en Colombie et a fui le pays, le 22 août 2017. En passant par les États-Unis, Hernan et Ruth sont arrivés au Canada le 14 septembre 2017. Ils ont présenté une demande d’asile à leur arrivée.

[8]  En décembre 2017, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande du couple pour deux raisons : Hernan et Ruth n’ont pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État et ils avaient une possibilité de refuge interne [PRI] à Bogotá, en Colombie. La demande d’autorisation en vue du contrôle judiciaire de la décision de la SPR a été rejetée par la Cour.

[9]  En décembre 2018, Hernan et Ruth ont présenté une demande d’ERAR. L’agent a indiqué qu’il ne lui appartenait pas de [traduction] « réexaminer la décision de la SPR » et que l’ERAR [traduction] « se limite aux nouveaux éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande d’asile ou aux éléments de preuve qui n’étaient pas normalement accessibles au moment du rejet ».

[10]  À titre de nouvel élément de preuve, les demandeurs ont présenté des déclarations du frère et de la sœur de Hernan, Hader et Nasly. Dans sa déclaration, Hader affirme que, en septembre 2018, deux inconnus sont entrés en contact avec lui, lui ont posé des questions au sujet d’Hernan et lui ont dit qu’ils trouveraient Hernan, car ils avaient des [traduction] « comptes à régler ». Hader a aussi indiqué avoir été enlevé, s’être fait poser des questions sur l’endroit où se trouvait Hernan et avoir été victime d’une agression physique, plus tard en septembre 2018. Hader a fourni un rapport médical, daté du 21 septembre 2018, soit le jour où il a consulté un médecin à la suite de l’agression. Dans sa déclaration, Nasly décrit avoir reçu des appels téléphoniques de numéros inconnus dans lesquels on lui posait des questions sur Hernan et Ruth.

[11]  Les demandeurs ont également présenté un élément de preuve relatif aux conditions récentes du pays, lequel, selon eux, indique que les mesures de protection à l’intention des victimes de violence de la part de l’ELN sont très limitées, que l’ELN peut surveiller ses cibles dans l’ensemble du pays et que l’ELN a fait exploser une bombe dans une académie de police située dans la prétendue PRI, à Bogotá, en Colombie.

[12]  L’agent a reconnu qu’il s’agissait de nouveaux éléments de preuve, mais n’a guère accordé d’importance aux déclarations de Hader et de Nasly, car, selon lui, on ne pouvait pas s’y fier. Selon l’agent, ni l’un ni l’autre n’a fourni de relevés téléphoniques pour corroborer les appels de numéros inconnus. L’agent a souligné que, dans le rapport médical de Hader, il n’est pas indiqué qui a agressé ce dernier. L’agent a également affirmé que le manque de renseignements concernant les mesures prises par le frère et la sœur de Hader pour se protéger compromettait la fiabilité de ces éléments de preuve. Enfin, l’agent a conclu que, comme Hader et Nasly ont des liens étroits avec Hernan et Ruth, ils ont un intérêt direct dans le résultat de la demande, ce qui compromet davantage la fiabilité de ces éléments de preuve.

[13]  De plus, l’agent a conclu que l’élément de preuve relatif à la détérioration des conditions dans le pays ne permettait pas de réfuter les conclusions de la SPR, car, pour réfuter la présomption de l’existence de la protection de l’État, il faut prouver un manquement global sur le plan de l’application de la loi, et que l’inaction de la police relativement à la plainte de Hader aux services de police ne satisfaisait pas à ce critère. De plus, selon l’agent, l’élément de preuve concernant la violence de la part de l’ELN et la corruption générale en Colombie ne démontrait pas que le couple était personnellement exposé à un risque.

[14]  Je partage l’avis des demandeurs, à savoir que l’agent n’a pas agi raisonnablement dans son appréciation des nouveaux éléments de preuve et que la décision ne saurait être maintenue. Les principales erreurs commises par l’agent dans l’évaluation des nouveaux éléments de preuve sont présentées dans les paragraphes qui suivent.

[15]  Premièrement, l’agent a, de façon déraisonnable, écarté le rapport médical de Hader, car il n’y était pas fait mention que des membres de l’ELN étaient à l’origine de l’attaque. Selon moi, dans la décision Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24, au paragraphe 10, le juge Brown a conclu à juste titre que cette exigence est déraisonnable :

[L]e rapport médical fait l’objet de critiques parce qu’il ne nomme pas le ou les agresseurs de la victime. Il s’agit là d’un fondement douteux pour attaquer la crédibilité d’un rapport médical. Il en est ainsi parce que, lorsqu’un rapport médical ne nomme pas un assaillant (comme c’est le cas en l’espèce), celui‑ci est critiqué du fait qu’il n’est pas exhaustif ou qu’il est incompatible avec le récit circonstancié du demandeur d’asile. Toutefois, lorsqu’un rapport médical nomme les causes du préjudice occasionné au demandeur d’asile, le rapport est exposé à la critique du fait qu’il est fondé sur du ouï‑dire, et ce, malgré le fait qu’il est à la fois exhaustif et cohérent avec le récit circonstancié. La Cour suprême du Canada s’est inscrite en faux quant à ce dernier type de critique dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kathansamy], à l’égard d’un rapport rédigé par un professionnel de la santé qui avait désigné la source du préjudice infligé au demandeur d’asile. Au paragraphe 49 de cet arrêt, les juges majoritaires ont énoncé ce qui suit : « Un professionnel de la santé mentale n’assiste que rarement aux événements pour lesquels un patient le consulte. La prétention selon laquelle la personne qui demande une dispense […] ne peut présenter que le rapport d’expert d’un professionnel qui a été témoin des faits ou des événements qui sous-tendent ses conclusions est irréaliste et y faire droit entraînerait d’importantes lacunes dans la preuve ». La valeur des rapports rédigés par les professionnels de la santé réside surtout dans le fait qu’ils contiennent des éléments de preuve liés à la santé; ils ne devraient pas être rejetés du fait qu’ils ne nomment pas le ou les agresseurs d’un demandeur d’asile. Cette conclusion était selon moi déraisonnable.

[16]  Par ailleurs, je me préoccupe du fait que l’agent n’ait accordé que peu de poids au rapport médical en se fondant sur ce qui n’y est pas dit (ce qui, comme le fait remarquer le juge Brown, constitue un ouï‑dire), plutôt que d’évaluer ce qui y est indiqué. Par le passé, la Cour a jugé cette approche erronée. Dans la décision Yahia c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 84, au paragraphe 41, le juge Russell mentionne ce qui suit :

[L]a SPR conclut que le rapport médical « constitue une preuve insuffisante pour corroborer que ses blessures ont été causées par des mauvais traitements pendant qu’il était en détention » (paragraphe 31). La raison pour laquelle la SPR s’attendrait à ce qu’un rapport médical expose, dans le diagnostic, la cause des blessures du demandeur n’est pas expliquée, et rien ne donne à penser que les détails du rapport sur les ecchymoses et les blessures au visage ne correspondent pas au témoignage du demandeur sur les mauvais traitements qu’il a subis en détention. À tout le moins, la SPR commet l’erreur d’invoquer ce qui n’est pas écrit dans le rapport pour appuyer sa conclusion générale défavorable quant à la crédibilité du demandeur, ce qui constitue une erreur susceptible de révision : voir Mahmud c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8019 (CF 1re inst.).

[17]  Deuxièmement, il était déraisonnable pour l’agent de n’accorder que peu de poids aux déclarations de Hader et de Nasly en raison de leur lien avec Hernan. Dans la décision Magonza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 14, au paragraphe 44, le juge Grammond a expliqué la faille dans ce raisonnement :

Les décideurs dans le domaine de l’immigration ont à de nombreuses occasions rejeté de la preuve produite par des membres de la famille d’un demandeur pour l’unique raison que ces personnes seraient enclines à faire de fausses déclarations, étant donné qu’elles s’intéressaient au bien‑être du demandeur. Notre Cour a statué à maintes reprises que cette position est déraisonnable. Ce faisant, notre Cour s’est montrée consciente des défis que présentait l’obtention d’une preuve de persécution. Dans la vaste majorité des cas, les membres de la famille et les amis du demandeur sont les principaux, voire les seuls, témoins directs d’incidents passés de persécution. Si leur preuve est présumée peu fiable dès le départ, de nombreux cas réels de persécution seront difficiles, sinon impossibles, à prouver.

[18]  Les remarques du juge Grammond s’appliquent en l’espèce. Bien que Hader et Nasly puissent avoir un intérêt « direct » dans l’issue de l’affaire, c’est précisément grâce à leur lien avec Hernan qu’ils étaient en mesure de fournir des éléments de preuve concernant les menaces constantes pesant sur Hernan et Ruth. L’ELN cherchait à savoir où se cachaient Hernan et Ruth et c’est pourquoi l’ELN a ciblé les membres de leur famille, lesquels étaient les plus susceptibles de le savoir. Sans l’existence de ce lien, Hader et Nasly n’auraient pas été ciblés et ils n’auraient pas été en mesure de fournir une preuve pertinente dans l’affaire de Hernan et de Ruth. En s’appuyant sur le lien unissant Hader et Nasly à Hernan pour écarter les éléments de preuve, l’agent a rendu pratiquement impossible pour Hernan et Ruth de présenter des éléments de preuve propres à leur situation et auxquels un poids favorable aurait été accordé.

[19]  Troisièmement, l’agent a conclu de manière déraisonnable que les demandeurs [traduction] « n’avaient pas établi objectivement au moyen de suffisamment d’éléments de preuve dignes de foi qu’ils étaient exposés à un risque en Colombie en raison des membres de l’ELN ». Cette conclusion est contraire à celle de la SPR, laquelle n’a pas remis en question le risque allégué par les demandeurs, mais a plutôt mis l’accent sur la protection de l’état et l’existence d’une PRI, et elle s’en écarte. Je souscris à l’observation des demandeurs, à savoir que la déclaration de l’agent [traduction] « soulève la question suivante : quels autres éléments de preuve corroborants peut-on raisonnablement s’attendre à ce que les demandeurs puissent présenter? »

[20]  Quatrièmement, l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui n’abondaient pas dans le sens de sa conclusion quant à l’existence d’une protection de l’état et d’une PRI. Compte tenu de cette faille, les motifs de l’agent manquent de transparence. Voici en quoi consiste l’analyse des éléments de preuve de Hernan et de Ruth effectuée par l’agent : [traduction] « la demanderesse et Hernan ont fourni un certain nombre de rapports et d’articles sur les conditions générales du pays, la violence dans le pays et la violence liée à l’ELN en Colombie; toutefois, j’estime que ces documents ne démontrent pas les risques auxquels ils seraient exposés personnellement et, par conséquent, je ne leur accorde guère d’importance ». Cette affirmation n’explique pas en quoi consistent les éléments de preuve et pourquoi ils ne permettent pas de démontrer l’existence d’un risque auquel les demandeurs seraient personnellement exposés. Plus précisément, l’agent ne tient pas compte de l’élément de preuve selon lequel l’ELN était active à Bogotá (elle a fait exploser une bombe dans une académie de police), lequel était nouveau et différent de l’élément de preuve dont disposait la SPR, selon lequel l’ELN n’était pas présente dans la capitale.  

[21]  Pour tous ces motifs, l’évaluation de la preuve par l’agent est déraisonnable et la décision ne peut pas être maintenue.

[22]  Aucune partie n’a proposé de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1758-19

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, que la décision visée par le contrôle est annulée, que la demande d’ERAR présentée par les demandeurs doit être examinée par un autre agent, en conformité avec les présents motifs, et qu’il n’y a aucune question à certifier.  

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour d’octobre 2019.

Isabelle Mathieu, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1758-19

 

INTITULÉ :

HERNAN CORTES LOBATON ET AUTRE c

MSPPC ET AUTRE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 SEPTEMBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 SEPTEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Sofia Ijaz

POUR LES DEMANDEURS

Brad Gotkin

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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