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Date : 20180111


Dossier : IMM-1176-17

Référence : 2018 CF 24

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2018

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

REY CORDERO

demandeur

et

Le MINISTRE de la citoyenneté et de l’immigration

défendeur

Jugement et motifs

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, en date du 9 février 2017, par laquelle un agent des visas en poste à l’ambassade du Canada à Manille, aux Philippines [l’agent], a rejeté la demande de résidence permanente présentée par le demandeur, dont l’épouse est la répondante.

[2]  Le demandeur est un citoyen des Philippines, né le 27 novembre 1983. De 2006 à 2011, il a été membre des Forces armées des Philippines [les FAP]. Alors qu’il était membre des FAP, il s’est joint au 11e bataillon d’infanterie [le bataillon], une division des FAP connue pour avoir commis des crimes contre l’humanité dans des régions du pays où le demandeur était en affectation.

[3]  Le 22 mars 2014, le demandeur a épousé Christiene June Labestre [Mme Labestre], une résidente permanente du Canada. Un mois plus tard, il a déposé sa demande de résidence permanente et, en août 2014, Mme Labestre a déposé sa demande de parrainage.

[4]  À la mi‑décembre 2014, dans le cadre du traitement de la demande de résidence permanente du demandeur, on lui a demandé de remplir un tableau intitulé « Détails sur le service militaire » et on l’a informé qu’une entrevue serait nécessaire afin de déterminer si sa demande répondait aux conditions d’obtention d’un visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial. L’entrevue a eu lieu deux ans plus tard, le 12 janvier 2017. Lors de l’entrevue, le demandeur a été interrogé sur son vécu au sein du bataillon et sur ce qu’il savait des crimes que des membres du bataillon auraient commis contre les populations civiles.

[5]  Comme je l’ai indiqué au début des présents motifs, la demande présentée par le demandeur a été rejetée. L’agent a conclu qu’il avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Selon cet alinéa, emporte interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux le fait de commettre, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre [la Loi sur les crimes de guerre]. L’agent a conclu plus particulièrement qu’il avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait été complice de crimes contre l’humanité alors qu’il était membre du bataillon.

[6]  Selon le demandeur, l’agent a commis trois erreurs dans sa décision. Premièrement, il soutient qu’en ne lui donnant pas véritablement une occasion raisonnable de répondre aux préoccupations concernant ses tâches au sein du bataillon, l’agent a contrevenu à l’obligation d’équité procédurale à laquelle il est tenu envers lui. Deuxièmement, il soutient que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle parce qu’il n’a pas renvoyé aux dispositions précises de la Loi sur les crimes de guerre qu’on lui reproche de ne pas avoir respectées. Troisièmement, il affirme qu’en tout état de cause, la décision de l’agent est déraisonnable parce que les éléments de preuve ne permettaient pas de conclure, suivant le critère énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola (Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 1 RCS 678 [Ezokola]), qu’il avait volontairement apporté une contribution significative, et consciente à la perpétration d’un crime contre l’humanité au moment où il était membre du bataillon.

[7]  À mon avis, la question déterminante en l’espèce consiste à savoir si le demandeur a été dûment informé des préoccupations de l’agent concernant sa complicité présumée dans les crimes contre l’humanité commis par le bataillon, et s’il a eu une occasion raisonnable de répondre à ces préoccupations. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, par. 43). J’estime que le demandeur n’a pas été dûment avisé et qu’on ne lui a pas donné une occasion raisonnable de répondre aux préoccupations.

[8]  Il est bien établi en droit que l’approche à l’égard de l’équité procédurale dépend du contexte (Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817, par. 21). Dans le cas des étrangers qui présentent depuis l’étranger une demande de résidence permanente au Canada, la Cour a statué à de nombreuses reprises que l’obligation d’équité procédurale envers ces demandeurs est « minimale » (Karakachian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 948, par. 26 [Karakachian]). Ce niveau d’équité minimal est généralement justifié du fait que la personne touchée – un non‑citoyen – n’a pas le droit d’entrer ni de demeurer au Canada et ne fait l’objet ni d’une mise en détention ni d’une mesure de renvoi, mais aussi parce que les décisions rejetant les demandes de résidence permanente présentées depuis l’étranger par des étrangers sont hautement discrétionnaires et que les conséquences pour les demandeurs qui n’obtiennent pas gain de cause, bien qu’elles soient sérieuses, ne touchent normalement pas leurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (Jahazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 242, par. 32).

[9]  Cela dit, il est également bien établi en droit que de tels demandeurs ont à tout le moins le droit de connaître la preuve produite contre eux et d’avoir une occasion valable d’y répondre (Karakachian, par. 28; Maghraoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 883, par. 22 [Maghraoui]).

[10]  En l’espèce, le demandeur affirme que lorsqu’il a été convoqué à son entrevue, il s’attendait à être interrogé au sujet de son mariage, qui fait l’objet de la plupart des entrevues relatives aux demandes parrainées par un époux, mais qu’il a, à sa surprise, été longuement interrogé sur son expérience passée avec le bataillon et sur divers rapports qui lui ont été présentés au sujet du piètre bilan du bataillon en matière de droits de la personne. C’est ainsi qu’il a découvert, dit‑il, que la raison principale de l’entrevue était de vérifier son admissibilité au Canada quant à sa participation possible à des crimes contre l’humanité, ce dont il n’avait absolument aucune idée avant l’entrevue.

[11]  Selon le demandeur, l’agent se serait acquitté de son obligation d’équité procédurale envers lui s’il avait reçu une lettre relative à l’équité procédurale avant l’entrevue, s’il avait été informé des préoccupations de l’agent dans la lettre le convoquant à l’entrevue, ou s’il avait eu la possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent après l’entrevue et avant que la décision ne soit prise. Or, rien de tout cela n’a été fait.

[12]  Le défendeur ne conteste pas la règle selon laquelle, même si le degré d’équité procédurale applicable en l’espèce était minime, le demandeur avait le droit de connaître la preuve produite contre lui et d’y répondre de façon utile, notamment en présentant des éléments de preuve. Cependant, tout en reconnaissant qu’il aurait été possible de faire davantage en ce qui concerne l’avis préalable, par exemple en fournissant au demandeur une lettre relative à l’équité procédurale avant ou après l’entrevue, il affirme que ce critère minimal a été respecté.

[13]  La prétention du défendeur à cet égard comporte deux volets. Premièrement, il soutient que le demandeur devait savoir que l’entrevue porterait sur son séjour dans le bataillon puisqu’on lui a demandé au début du traitement de sa demande de résidence permanente de remplir le tableau relatif à son service militaire. Deuxièmement, le défendeur soutient qu’à l’entrevue, le demandeur a été mis au courant des préoccupations de l’agent et qu’il a eu amplement l’occasion de discuter des actions du bataillon et de sa connaissance, ou de son ignorance, des actes commis par certains membres du bataillon dans la région où il était en poste.

[14]  En toute déférence, je ne peux être d’accord avec le défendeur.

[15]  Premièrement, il y a une différence, à mon avis, entre le fait d’être prié de fournir des détails sur sa carrière militaire (grade, statut, unité, fonctions, commandants, lieux, dates de début et de fin à divers stades de sa carrière militaire) et le fait d’être informé des préoccupations concernant sa complicité dans la perpétration de crimes contre l’humanité. Dire que l’une mène logiquement à l’autre, comme le soutient le défendeur, est une conclusion que je ne suis pas disposé à tirer dans les circonstances de la présente affaire.

[16]  Le nœud de l’affaire en l’espèce est que le demandeur a été invité à une entrevue au cours de laquelle il a été accusé d’être complice de crimes contre l’humanité. Il n’y a pas eu d’avis préalable de cette accusation. Compte tenu de la gravité de ces allégations et de la complexité de la notion de complicité dans des crimes contre l’humanité en droit international et en droit interne, comme en fait foi l’arrêt Ezokola, un étranger se trouvant dans la situation du demandeur ne devrait pas être tenu de conjecturer sur la question de savoir s’il pourrait être tenu de se défendre contre de telles allégations lors d’une entrevue, si cette entrevue doit être, comme c’est le cas en l’espèce, sa seule occasion d’y répondre. Dans de telles circonstances, il n’y a pas eu en l’espèce, selon moi, avis suffisant de la preuve à réfuter.

[17]  Le fait que le demandeur a été interrogé à l’entrevue au sujet de sa carrière militaire et des rapports décrivant les membres du bataillon comme des auteurs de crimes contre l’humanité justifie‑t‑il cette absence d’avis approprié? J’estime que non. Encore une fois, compte tenu de la gravité des préoccupations de l’agent, le fait de les avoir révélées lors d’une entrevue, sans préavis de quelque nature que ce soit quant à leur nature, et d’avoir invité le demandeur à commenter sur-le-champ divers rapports concernant les actions du bataillon dans certaines régions géographiques et à des moments particuliers, n’était tout simplement pas suffisant pour donner au demandeur une occasion valable de répondre à ces préoccupations, d’autant plus qu’il s’agissait de la seule occasion pour lui de dissiper ces préoccupations. En particulier, ce choix procédural de l’agent a privé le demandeur de la possibilité de fournir des éléments de preuve pour réfuter les allégations portées contre lui, ce que le défendeur a reconnu comme faisant partie du contenu minimal de l’équité procédurale due au demandeur.

[18]  Ce choix de procédure est d’autant plus douteux qu’un rapport d’examen de l’interdiction de territoire avait été préparé pour l’unité d’immigration de l’ambassade du Canada à Manille par l’Agence des services frontaliers du Canada au sujet de la complicité présumée du demandeur dans des crimes contre l’humanité commis par le bataillon. Ce rapport a été préparé plus d’un an avant l’entrevue du demandeur et il concluait, sur le fondement des six facteurs d’analyse énoncés dans l’arrêt Ezokola, qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait été complice de ces crimes. Pourtant, et même si le demandeur n’avait peut‑être pas le droit d’obtenir une copie en bonne et due forme de ce rapport (Maghraoui, par. 27; Nadarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1112, par. 25), aucun des renseignements de fond du rapport n’a été fourni au demandeur, même sous forme sommaire, avant l’entrevue.

[19]  Le défendeur a présenté une requête en vertu de l’article 87 de la Loi en vue d’obtenir une ordonnance interdisant la divulgation de certains des renseignements contenus dans le rapport. Toutefois, ces renseignements, qui étaient composés de quelques mots sur l’unique page du rapport, étaient, de l’avis même du défendeur, sans importance pour les questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire et ne devaient pas être invoqués pour répondre à ladite demande. Autrement dit, il n’y avait aucun obstacle juridique à ce que la substance des renseignements contenus dans le rapport soit communiquée au demandeur, sous une forme ou une autre, avant l’entrevue. Le dossier ne contient aucune explication quant à la raison pour laquelle cela n’a pas été fait. Du point de vue de l’équité procédurale, cela est en soi problématique (Sinani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 106, par. 29 et 30).

[20]  Dans ce contexte, l’affirmation du défendeur selon laquelle il a été satisfait à l’obligation d’équité procédurale parce que le demandeur a eu deux ans pour se préparer à l’entrevue et qu’il a eu la possibilité de réfuter verbalement les allégations à l’entrevue n’a pas beaucoup de poids si le demandeur ne pouvait raisonnablement savoir qu’il serait accusé de complicité dans des crimes contre l’humanité. Pour citer la juge Mary Gleason, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans la décision Lukavica (Lukavica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 118 [Lukavica]), également une affaire d’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 35(1)a), « la connaissance de ce que [le demandeur] était soupçonné d’avoir fait était au cœur de sa capacité de répondre de manière complète, compte tenu de la nature des soupçons et de sa situation » (Lukavica, par. 14). À mon avis, cette citation s’applique également en l’espèce.

[21]  Aucune des décisions citées par le défendeur ne répond de façon satisfaisante aux préoccupations en matière d’équité découlant des choix procéduraux de l’agent en l’espèce. Cela ne veut pas dire que, dans tous les cas où un étranger demande un visa d’immigration canadien, que ce soit pour obtenir le statut de résident permanent ou temporaire, il y aura manquement aux règles d’équité procédurale chaque fois que les préoccupations de l’agent des visas ne seront communiquées qu’à l’entrevue. Encore une fois, l’approche relative à l’équité procédurale est tributaire du contexte. Ainsi, les affaires où un demandeur de visa est soupçonné de complicité dans des crimes contre l’humanité ou dans des crimes de guerre ne doivent pas être examinées et traitées, du point de vue de l’équité procédurale, exactement de la même manière que les affaires où les préoccupations de l’agent ont trait, par exemple, à la question de savoir si un demandeur satisfait aux exigences du Programme des travailleurs qualifiés (fédéral) ou de la catégorie du regroupement familial.

[22]  En résumé, je conclus que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur et que sa décision doit être annulée pour ce motif. Cette conclusion est suffisante pour trancher l’affaire.

[23]  Les parties n’ont proposé aucune question à certifier.


Jugement

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision, en date du 9 février 2017, par laquelle un agent des visas en poste à l’ambassade du Canada à Manille, aux Philippines a rejeté la demande de résidence permanente parrainée par l’épouse du demandeur est annulée. L’affaire est renvoyée au ministre pour qu’un autre agent des visas rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour d’octobre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


Cour fédérale

Avocats inscrits au dossier


Dossier :

IMM‑1176‑17

 

Intitulé :

REY BORDERO c le MINISTRE de la citoyenneté et de l’immigration

 

Lieu de l’audience :

Montréal (Québec)

 

Date de l’audience :

Le 23 octobre 2017

 

Jugement et motifs :

Le juge leblanc

 

Date DU JUGEMENT ET des motifs:

Le 11 janvier 2018

 

COMPARUTIONS :

Annabel E. Busbridge

 

Pour le demandeur

 

Daniel Latulippe

 

Pour le défendeur

 

Avocats inscrits au dossier :

Bertrand Deslauriers

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Nathalie G. Drouin

Sous‑procureure générale du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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