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Date : 20191025


Dossier : IMM-634-19

Référence : 2019 CF 1331

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

DENNIS STEPHEN, REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, HOWARD GOODMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Dennis Stephen est un citoyen de la Grenade âgé de 59 ans qui vit au Canada sans statut depuis plus de 20 ans. Par l’entremise de son tuteur à l’instance, Howard Goodman, M. Stephen demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [la demande CH] qu’il avait présentée depuis le Canada.

[2]  Monsieur Stephen avait retenu les services d’un consultant en immigration, Roy Kellogg, pour l’aider avec sa demande CH. Monsieur Stephen souffre d’un grave trouble de la parole, et son frère Humphry l’avait accompagné aux rencontres avec M. Kellogg et avait répondu aux questions en son nom.

[3]  Suivant les instructions de Humphry, M. Kellogg n’avait pas inclus dans la demande CH la preuve de l’union de fait de longue date de M. Stephen avec une femme au Canada ni le rôle que jouait celui‑ci dans la vie de la petite‑fille de sa conjointe. Monsieur Kellogg avait également omis de fournir des renseignements concernant l’emploi de M. Stephen au Canada, ainsi que des éléments de preuve relatifs à son trouble de la parole ou à tout autre déficit cognitif dont il pouvait être atteint.

[4]  Après que l’agent a rejeté sa demande CH, M. Stephen a embauché un avocat pour l’aider dans la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Cet avocat a avisé M. Kellogg qu’il avait l’intention de faire valoir devant notre Cour que la façon dont M. Stephen avait été représenté relativement à la demande CH était inadéquate. Dans sa réponse à l’avis reçu, M. Kellogg n’a pas contesté les allégations essentielles formulées contre lui. Il a plutôt jeté le blâme sur Humphry, qu’il a décrit comme le [traduction] « méchant » dans l’histoire.

[5]  Je suis convaincu que la façon dont M. Kellogg a représenté M. Stephen relativement à la demande CH était déficiente et qu’elle a entraîné une erreur judiciaire. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[6]  L’agent a reconnu que M. Stephen avait un vaste réseau familial au Canada et, notamment, que la fille de sa nièce lui apprenait à lire et à écrire. Il n’a cependant accordé qu’une importance modérée à ce facteur, soulignant que M. Stephen avait aussi une sœur à la Grenade sur qui il pouvait compter pour obtenir du soutien affectif.

[7]  L’agent a souligné la capacité de M. Stephen à conserver un emploi et à subvenir à ses besoins au Canada, et ce, même s’il ne savait ni lire ni écrire. Il a cependant reconnu que le demandeur pourrait avoir de la difficulté à trouver un emploi à la Grenade en raison du taux de chômage élevé dans ce pays, surtout si l’on ajoutait à ce facteur son trouble de la parole et le manque de possibilités en matière d’éducation. Néanmoins, l’agent a conclu que M. Stephen n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve relatifs à la gravité de sa déficience ou à l’absence de ressources à la Grenade.

[8]  L’agent a accordé peu de valeur au long séjour de M. Stephen au Canada, lequel séjour n’était pas, à son avis, attribuable à des circonstances indépendantes de la volonté du demandeur. L’agent a également constaté que M. Stephen avait fourni peu d’éléments de preuve attestant qu’il avait déjà travaillé légalement ou payé des impôts au Canada.

III.  Questions en litige

[9]  Monsieur Stephen conteste tant le caractère équitable que le caractère raisonnable de la décision de l’agent. Compte tenu de ma conclusion concernant les lacunes dans la façon dont M. Stephen a été représenté relativement à sa demande CH, il n’est pas nécessaire que je me penche sur la seconde question.

IV.  Analyse

[10]  La question de savoir si l’incompétence du consultant a donné lieu à une erreur judiciaire en est une d’équité procédurale, et elle est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Mcintyre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1351, au par. 16 [Mcintyre]; Ghauri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 548, au par. 22).

[11]  Pour établir que l’incompétence du consultant a entraîné un manquement à l’équité procédurale, le demandeur doit satisfaire au critère à trois volets ci‑dessous (Mcintyre, au par. 33) :

  • a) les actes ou omissions allégués du représentant relèvent de l’incompétence;

  • b) il y a eu erreur judiciaire dans le sens où, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que l’issue de l’audience initiale ait été différente;

  • c) le représentant a été avisé et a bénéficié d’une occasion raisonnable de répondre.

[12]  Les observations préparées par M. Kellogg à l’appui de la demande CH ne faisaient nulle mention de l’union de fait de M. Stephen avec une femme au Canada ni de sa relation avec la petite-fille de celle‑ci, non plus qu’elles ne comprenaient de renseignements concernant son emploi au pays, comme des lettres de recommandation de ses employeurs, ni d’éléments de preuve relatifs à son trouble de la parole.

[13]  Malgré les difficultés à communiquer qu’éprouve M. Stephen, M. Kellogg ne s’est pas penché sur la capacité de celui-ci à comprendre les questions et à y répondre. En préparation de la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de l’agent, le nouvel avocat de M. Stephen a quant à lui pris des dispositions pour qu’il subisse une évaluation psychologique. Le rapport de Dr Eisenach comprend les observations suivantes :

[traduction]

1. Monsieur Stephen présente actuellement des symptômes qui répondent à suffisamment de critères du DSM‑5 pour le diagnostic de trouble de la fluidité verbale apparaissant durant l’enfance (bégaiement). […]

2. Comme [l’Évaluation cognitive de Montréal (MoCA)] est un outil de dépistage et qu’il n’est pas suffisant pour établir un diagnostic, il faudrait que M. Stephen passe des tests de capacité intellectuelle et de neuropsychologie plus poussés pour qu’un diagnostic de déficience intellectuelle puisse être établi. Néanmoins, les éléments de preuve disponibles — à savoir, le faible résultat obtenu par M. Stephen au test de MoCA, conjointement avec son auto‑évaluation, le rapport corroborant [de M. Goodman] sur les obstacles que doit surmonter M. Stephen pour accomplir ses activités de la vie quotidienne, ainsi que mes propres observations pendant l’entrevue — indiquent tous l’existence d’un déficit cognitif. Compte tenu des graves problèmes de M. Stephen relativement au langage, à la mémoire et aux pensées abstraites, il est extrêmement improbable qu’il ait été en mesure de comprendre et d’évaluer la nature de la procédure judiciaire associée à son dossier d’immigration sans l’aide d’un représentant désigné.

[14]  Les observations écrites que M. Kellogg a présentées à l’appui de la demande CH de M. Stephen ne mentionnaient aucun déficit cognitif possible parce que le consultant n’avait pas tenu compte de ce facteur. En outre, M. Kellogg ne s’était pas renseigné sur l’autorisation qu’avait Humphry de parler au nom de M. Stephen. Il ne s’était pas non plus penché sur les raisons pour lesquelles Humphry ne voulait pas divulguer la relation de M. Stephen avec sa conjointe de fait et la petite-fille de celle-ci, non plus qu’il n’avait expliqué les conséquences d’une telle omission sur la demande CH. Les observations écrites étaient truffées d’erreurs grammaticales et d’arguments non pertinents.

[15]  Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration avance la possibilité que l’omission de mentionner l’union de fait de M. Stephen ait pu être le résultat d’une décision stratégique visant à protéger la conjointe de celui‑ci, laquelle n’avait pas non plus de statut au Canada. Toutefois, compte tenu du témoignage sur le niveau de fonctionnement cognitif de M. Stephen, je ne suis pas en mesure de déterminer si la décision de dissimuler des renseignements sur sa relation avec sa conjointe de fait et la petite‑fille de celle-ci était la sienne ou celle de Humphry. Cette possibilité n’explique pas non plus les autres lacunes dans la façon dont M. Kellogg a représenté M. Stephen.

[16]  Je suis donc convaincu que la façon dont M. Kellogg a représenté M. Stephen relativement à la demande CH était déficiente et qu’elle a entraîné une erreur judiciaire. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 31e jour d’octobre 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑634‑19

 

INTITULÉ :

DENNIS STEPHEN, REPRÉSENTÉ PAR SON TUTEUR À L’INSTANCE, HOWARD GOODMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 OctobRE 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 25 OctobRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Veronica Cham

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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