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Date : 20191025


Dossier : T-413-19

Référence : 2019 CF 1329

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 octobre 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

LEE PASSEY

demandeur

et

CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 4 février 2019 par le Comité d’appel du Tribunal des anciens combattants [le Comité d’appel]. Le Comité d’appel a confirmé — quoique pour des motifs différents — la décision par laquelle le Comité de révision du Tribunal des anciens combattants [le Comité de révision] avait rejeté la demande de pension d’invalidité du demandeur. Le demandeur alléguait que son trouble dépressif majeur [TDM] était la conséquence de l’arthrose du genou gauche dont il était atteint. Anciens Combattants Canada [ACC] a d’abord conclu que le demandeur avait droit à une indemnité tant pour l’arthrose du genou gauche que pour le TDM qui en découlait, mais il a ensuite annulé le versement de l’indemnité à l’égard du TDM.

[2]  La demande de contrôle judiciaire sera accueillie pour les motifs qui suivent.

II.  Les faits

Le contexte factuel

[3]  Le demandeur a servi dans les Forces canadiennes de mars 2007 à décembre 2014. Avant de s’enrôler dans les Forces canadiennes, il avait servi, de 1993 à 2003, dans la Marine australienne.

[4]  En 2015, soit après son service dans les Forces canadiennes, il a obtenu une indemnisation par la Marine australienne pour un trouble de stress post-traumatique [TSPT] en raison d’un certain nombre d’incidents : le demandeur s’était trouvé à bord d’un sous-marin qui avait été inondé; le sous-marin présentait des problèmes liés au monoxyde de carbone et avait été touché par des incendies alors qu’il était en immersion; le demandeur avait été victime d’un vol pendant qu’il était en permission à terre.

[5]  En octobre 2008, après s’être engagé dans les Forces canadiennes, le demandeur a subi une blessure au genou gauche au cours d’une évaluation de la condition physique.

[6]  Le demandeur a ensuite souffert de problèmes récurrents au genou gauche et, en décembre 2012, il a fini par subir une intervention arthroscopique.

[7]  En septembre 2013, le demandeur s’est à nouveau blessé au genou gauche.

[8]  Après cette nouvelle blessure au genou gauche, le demandeur a été examiné par le Dr Boisvert, un psychiatre, qui a diagnostiqué chez lui un TDM, comme il en fait état dans son rapport du 2 octobre 2013 [le rapport du Dr Boisvert]. Après avoir noté que le demandeur utilisait une canne et portait une attelle à la jambe, le Dr Boisvert a diagnostiqué chez le demandeur une limitation physique [TRADUCTION] « attribuable à une douleur chronique au genou ». Le Dr Boisvert a aussi conclu que l’état du demandeur [TRADUCTION] « correspond[ait] nettement au profil du patient atteint d’un TSPT d’apparition retardée, associé à un épisode de dépression majeure qui n’[était] pas encore complètement réglé ».

[9]  Voici les passages essentiels du rapport du Dr Boisvert :

[traduction]

L’historique de la maladie actuelle/des problèmes présentés : les symptômes, pour la plupart, ont été signalés au cours des deux dernières années, mais d’après le patient, ils étaient déjà présents des années auparavant. Par exemple, il ne sait plus à quand remonte sa dernière bonne nuit de sommeil. Ses insomnies sont désormais plus graves, mais il souffre de ce problème depuis plus de 10 ans. Il a toujours été prudent et légèrement anxieux vis‑à‑vis de certains déclencheurs, mais pas au point de ressentir de la détresse ou un état de panique, sauf dans les deux dernières années.

Vers 2008, il a subi au genou une blessure qui est devenue de plus en plus invalidante et pour laquelle aucune cause médicale évidente n’a été trouvée. Il a fait des séances de physiothérapie, mais, ne constatant aucune amélioration, il est devenu frustré et irritable ainsi que de plus en plus déprimé, ce qui a abouti à des vacances familiales gâchées à Disney World. Finalement, on a découvert qu’il avait des tissus cicatriciels à l’intérieur du genou; il a été opéré, et, par la suite, les choses se sont améliorées. Avant l’intervention, il était descendu [traduction] « au point le plus bas de toute son existence depuis environ neuf mois ». Il semble qu’après l’épisode dépressif, le membre a commencé à réfléchir davantage à son travail de sous-marinier et il a eu une série de rêves d’apparence très réelle, dont trois étaient la répétition de l’incident du sous-marin envahi par les eaux.

[…]

Analyse : tableau clinique intéressant de quelqu’un qui a manifestement vécu, en tant que sous-marinier, au moins deux événements traumatiques auxquels se greffe peut‑être une privation chronique de sommeil, qui souffre depuis des années d’insomnie sévère et d’une anxiété légère, ce qui semble avoir été aggravé par ce qui paraît être un épisode dépressif consécutif à l’apparition d’une limitation physique attribuable à une douleur chronique au genou. Cela ne fait que deux ans que le militaire éprouve beaucoup d’anxiété par rapport aux déclencheurs, à sa sûreté, et que son irritabilité est devenue impossible à gérer. Il semble que ses troubles du sommeil, avec mouvements et agitation, soient également un phénomène relativement récent. Dans l’ensemble, cela correspond nettement au profil du patient atteint d’un TSPT d’apparition retardée, associé à un épisode de dépression majeure qui n’est pas encore complètement terminé.

[Les caractères gras et les soulignements sont présents dans l’original.]

[10]  Le demandeur a alors demandé une indemnité à ACC. En 2014, ACC lui a accordé une indemnité pour l’arthrose du genou gauche et pour le TDM en découlant, ayant conclu que l’arthrose était consécutive à son service militaire et que le TDM était la conséquence de cette arthrose.

[11]  Ces affections dont souffrait le demandeur ont mis fin à sa carrière.

[12]  Le 17 novembre 2014, le caporal-chef Passey a été libéré des Forces canadiennes. Il avait alors 41 ans.

La décision d’annulation d’ACC

[13]  En juin 2016, ACC a annulé sa décision d’octroyer une indemnité pour le TDM résultant de l’arthrose du genou gauche. Il a informé le demandeur qu’il n’y était pas admissible, parce qu’il avait reçu une décision favorable du ministère des anciens Combattants de l’Australie concernant son TSPT.

[14]  ACC reconnaissait que le demandeur souffrait à la fois d’un TDM et d’un TSPT, mais, selon ACC, le TSPT et le TDM étaient [TRADUCTION] « une seule et même » déficience psychiatrique. Le Dr Paul Sedge, témoin expert reconnu devant le Comité d’appel et psychiatre traitant le demandeur, a contesté cette thèse d’ACC, que le Comité d’appel a par la suite, en toute déférence, rejetée à juste titre sur ce point.

[15]  Le demandeur a interjeté appel de cette décision au Comité de révision, devant lequel il a fait valoir que son indemnité pour le TDM résultant de son arthrose du genou gauche devait être rétablie.

La décision du Comité de révision

[16]  En mars 2017, le Comité de révision a décidé que le demandeur n’avait pas droit à une indemnité d’invalidité pour le TDM. Le Comité a affirmé que la preuve était insuffisante pour établir que le TDM du demandeur découlait de son arthrose du genou gauche.

Le rapport du Dr Sedge

[17]  Après avoir reçu la décision du Comité de révision, le demandeur a sollicité l’avis de son médecin traitant, le Dr. Sedge, un psychiatre d’expérience. Le Dr Sedge a traité le demandeur à la Clinique pour traumatismes de stress opérationnel, qui fait partie du Centre de soins et de recherche en santé mentale du Royal Ottawa. Il est, en l’espèce, l’expert reconnu, à qui il a été demandé d’examiner la décision du Comité de révision et de se prononcer sur la question de l’existence d’un lien entre le TDM du demandeur et son service au sein des Forces canadiennes.

[18]  Le Dr. Sedge a produit un rapport qui porte la date du 26 mai 2017 [le rapport du Dr Sedge] et dans lequel il écrit ceci :

[traduction]

Je m’appelle Paul Sedge, je suis psychiatre et je travaille à la Clinique pour traumatismes de stress opérationnel d’Ottawa, en Ontario. Je compte 30 années de service militaire comme officier des armes de combat, médecin de famille et psychiatre. Cela fait près de 20 ans que j’évalue et traite des militaires en service et à la retraite souffrant d’atteintes à la santé mentale liées à des traumatismes.

M. Passey est placé sous mes soins à la Clinique depuis juillet 2015. Il m’a demandé d’examiner le récent avis de décision (18 avril 2017) reçu du Tribunal d’appel des anciens combattants [le Comité de révision] et de lui donner mon opinion concernant le lien entre son diagnostic de trouble dépressif majeur (TDM) et son service au sein des Forces canadiennes (FC).

J’ai examiné les dossiers cliniques de M. Passey et je résumerais ainsi son dossier médical :

-  Alors qu’il servait dans la Marine australienne, dans les années 1990, M. Passey a vécu des situations susceptibles d’avoir laissé des traumatismes

-  Essentiellement, lorsqu’il s’est engagé dans les FC en 2007, il ne présentait aucun symptôme (apte au moment de s’enrôler)

-  En septembre 2008, au cours d’un entraînement militaire, il a subi une blessure au genou qui a fini par lui causer une douleur chronique

-  Dès 2011, il a commencé à présenter des symptômes de dépression et d’anxiété qui se sont accentués jusqu’à devenir progressivement débilitants

-  Finalement, il a reçu un diagnostic de TSPT d’apparition retardée et de TDM concomitant dans le contexte d’une douleur chronique du genou (Dr Boisvert, 2013)

-  En dépit de la thérapie multimodale, l’état de ce militaire ne s’est pas amélioré de manière appréciable et, en 2014, il a été libéré des FC. Son dossier a alors été transféré à la Clinique TSO, où il continue de recevoir des soins

-  Il recevait une pension du gouvernement de l’Australie pour son TSPT

-  Il souffre toujours de TSPT/TDM d’intensité modérée et d’une douleur chronique au genou, malgré une thérapie agressive

Selon mon expérience clinique, le tableau clinique présenté par M. Passey n’est pas atypique. L’exposition à un événement traumatisant peut rester à un niveau subclinique pendant de nombreuses années chez les personnes très performantes. Toutefois, lorsque d’autres blessures ou facteurs de stress se manifestent, la personne peut être dépassée dans sa capacité d’affronter ces difficultés au point de présenter des symptômes de déficit fonctionnel. Souvent, cette détérioration est entraînée par de nombreux facteurs de stress.

Contrairement à la plupart des maladies ou blessures physiques, il est presque impossible d’isoler un seul facteur causal pour expliquer pourquoi une personne en particulier développe une maladie mentale précise.

Dans l’avis de décision, à la page 6, le Comité écrit ceci :

[traduction]

Le Comité n’a reçu aucune preuve médicale, de la part d’un spécialiste, montrant que l’unique cause de la dépression du demandeur est son arthrose du genou gauche.

Je répondrais à cela qu’aucun expert en santé mentale n’irait jusqu’à affirmer qu’une maladie mentale précise a été causée par un facteur unique, qu’il soit d’origine physique ou autre. Une telle affirmation serait contraire à notre conception actuelle du modèle biopsychosocial appliqué à la santé mentale. Ce que nous savons, c’est qu’il existe en effet un lien étroit entre la douleur et l’humeur/l’anxiété. Nous savons aussi qu’il existe un lien étroit entre les dysfonctions/la diminution du rendement et l’estime de soi. En ce qui concerne M. Passey, avant sa blessure au genou, il se voyait comme un membre très performant des FC. Or, en plus de lui infliger des douleurs quotidiennes, sa blessure au genou a nui à sa capacité d’exécuter ses fonctions aux côtés de ses pairs et a fini par lui coûter sa carrière. Son équipe traitante à l’époque de sa libération a relevé l’existence d’un lien entre la dépression et sa blessure au genou. Je suis entièrement d’accord avec elle.

Dans l’avis de décision, à la page 6, le Comité écrit aussi :

[traduction]

[…] Le TSPT et la dépression majeure [...] sont toujours associés par le ministère. Et

[traduction]

Les symptômes du TSPT et de la dépression sont généralement analogues.

Il est indéniable que certains symptômes du TSPT et de la dépression se recoupent. Toutefois, ces deux affections sont sensiblement différentes sur le plan du diagnostic et aussi, souvent, quant aux modalités de traitement. Elles ne devraient donc pas être systématiquement regroupées ou associées. Dans le même ordre d’idées, on ne regrouperait pas forcément dans une même catégorie d’affections, pour les besoins de la pension, toutes les articulations d’un ex-militaire atteint d’arthrite multifocale.

Je ne prétends pas comprendre dans leur intégralité les tableaux relatifs aux pensions ou l’approche d’ACC pour gérer les complexités liées à la prestation de soins à nos blessés. En ce qui concerne cet ancien combattant, il semble qu’il serait raisonnable qu’il bénéficie de l’établissement d’un lien, même partiel, entre son diagnostic de TDM et la blessure au genou liée à son service au sein des FC. Si une telle conclusion peut lui offrir un meilleur accès aux médicaments et à d’autres formes de traitement au Canada, je vous recommande alors vivement d’envisager une telle approche.

[Les italiques et les soulignements ne sont pas présents dans l’original.]

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[19]  Le 31 janvier 2019, à l’issue d’un examen de novo de la demande présentée par le demandeur, le Comité d’appel a décidé que le demandeur n’avait pas droit à une indemnité d’invalidité pour le TDM découlant de l’arthrose du genou gauche [la décision].

[20]  Le Comité d’appel a conclu qu’une indemnité d’invalidité pouvait être accordée au demandeur pour le TDM, malgré le fait que des droits lui étaient ouverts en Australie pour son TSPT. Sur ce point, le Comité d’appel a infirmé la décision d’ACC.

[21]  Le Comité d’appel a également reconnu que le demandeur souffrait d’un TDM et que ce trouble constituait une invalidité.

[22]  En revanche, le Comité d’appel a rejeté le rapport du Dr Sedge, au motif qu’il n’était pas [TRADUCTION] « crédible ». À son avis, le rapport [TRADUCTION] « [tenait] du plaidoyer » et n’excluait pas la possible existence d’un lien causal entre le TDM et trois autres affections figurant au dossier médical du demandeur, à savoir le TSPT, l’arthrose du genou droit et les problèmes de sommeil.

[23]  Voici les passages pertinents de la décision du Comité d’appel :

[traduction]

Ce qu’il connaît de l’arthrose du genou gauche est inexact en ce qui concerne la séquence et les symptômes. Il ne mentionne pas que les symptômes du trouble dépressif majeur et/ou du TSPT sont apparus à une époque où le genou gauche de l’appelant ne présentait aucun symptôme (été 2013). Le Dr Sedge reconnaît en revanche que les symptômes des deux affections, le TSPT et la dépression majeure, peuvent se recouper. Sa conclusion tient du plaidoyer, car il laisse entendre que, s’il nous est possible de conclure que le trouble dépressif majeur de l’appelant peut être lié, du moins en partie, à sa blessure au genou gauche et si cette conclusion peut lui garantir un meilleur accès à des médicaments et à un traitement, nous devrions adopter cette approche. Il n’explique pas comment il est parvenu à écarter le TSPT comme cause ou facteur d’aggravation du trouble dépressif majeur.

[…]

Pour tirer ses conclusions, le Dr Sedge s’en est remis aux faits tels qu’ils lui avaient été rapportés par l’appelant et à quelques renseignements du dossier médical lié à ses états de service. Son rapport — dans une certaine mesure — ne prend pas position sur la question du chevauchement des symptômes. Son auteur semble dire que, si une conclusion favorable pouvait permettre d’obtenir des médicaments et un traitement, nous devrions rendre une décision favorable. Le Comité d’appel conclut qu’il est lié par les règles de droit, et non par celles des bonnes intentions. Nous devons rendre nos décisions en nous appuyant sur une preuve crédible. Le rapport du Dr Sedge ne tient compte d’aucun autre facteur au regard de l’affection de dépression majeure faisant l’objet de la demande de l’appelant, et il omet de préciser que l’apparition des symptômes qui ont poussé ce dernier à consulter un médecin est contemporaine à sa demande de traitement pour des symptômes de TSPT.

[…]

Pour pouvoir rendre une décision favorable, une chose manquait réellement au Comité d’appel, soit un avis médical crédible pouvant l’aider à voir plus clair sur la question de la superposition des symptômes. Cet avis aurait permis d’exclure la possibilité que le TSPT soit une cause du trouble dépressif majeur et aurait expliqué pourquoi les symptômes avaient une cause distincte et étaient dus à l’arthrose du genou gauche. Le Comité conclut que l’appelant a pu avoir l’impression d’être d’humeur dépressive lorsque son genou gauche présentait des symptômes, mais cela ne remplit pas les critères diagnostiques. Le traitement visait le TSPT et les symptômes du TSPT étaient présents lorsque le genou gauche de l’appelant ne présentait pas de symptômes, mais aussi lorsqu’il en présentait. Bien que le Comité ne mette pas en doute le diagnostic de l’une ou l’autre affection, l’idée selon laquelle le trouble dépressif majeur ne serait pas apparu, « n’eût été » l’arthrose du genou gauche, n’est pas étayée par la preuve.

[…]

Par ailleurs, le Comité n’oublie pas que les Lignes directrices sur l’admissibilité au droit à pension pour les troubles dépressifs présentent la liste des critères associés aux troubles dépressifs (EDC, pages 227 et 228) et qu’on y incite le ministère à consulter un conseiller médical pour s’assurer que l’apparition clinique du trouble n’est pas attribuable à une substance, un médicament ou une autre affection médicale. Dans son commentaire direct, le personnel médical traitant semble avoir examiné uniquement l’hypothèse voulant que la dépression majeure soit la conséquence de l’arthrose du genou gauche. Il ne semble pas avoir pris en considération le TSPT ou l’arthrose du genou droit, ni les problèmes de sommeil qui sont survenus à l’été 2013, alors que les symptômes liés au genou gauche étaient maîtrisés.

[Non souligné dans l’original.]

IV.  Les dispositions législatives et la jurisprudence applicables

[24]  Le demandeur a présenté une demande en vertu des articles 45 et 46 de la Loi sur les mesures de réinsertion et d’indemnisation des militaires et vétérans des Forces canadiennes, LC 2005, c 21 [la Loi]. En 2018, cette loi a été renommée Loi sur le bien-être des vétérans, LC 2005, c 21. Ses paragraphes 45(1) et 46(1) prévoient ce qui suit :

Admissibilité

Eligibility

45 (1) Le ministre peut, sur demande, verser une indemnité pour douleur et souffrance au militaire ou vétéran qui démontre qu’il souffre d’une invalidité causée :

45 (1) The Minister may, on application, pay a disability award to a member or a veteran who establishes that they are suffering from a disability resulting from

a) soit par une blessure ou maladie liée au service;

(a) a service-related injury or disease; or

b) soit par une blessure ou maladie non liée au service dont l’aggravation est due au service.

(b) a non-service-related injury or disease that was aggravated by service.

[…]

Blessure ou maladie réputée liée au service

Consequential injury or disease

46. (1) Est réputée être une blessure ou maladie liée au service la blessure ou maladie qui, en tout ou en partie, est la conséquence :

46. (1) An injury or a disease is deemed to be a service-related injury or disease if the injury or disease is, in whole or in part, a consequence of

a) d’une blessure ou maladie liée au service;

(a) a service-related injury or disease;

b) d’une blessure ou maladie non liée au service dont l’aggravation est due au service;

(b) a non-service-related injury or disease that was aggravated by service;

c) d’une blessure ou maladie qui est elle-même la conséquence d’une blessure ou maladie visée par les alinéas a) ou b);

(c) an injury or a disease that is itself a consequence of an injury or a disease described in paragraph (a) or (b); or

d) d’une blessure ou maladie qui est la conséquence d’une blessure ou maladie visée par l’alinéa c).

(d) an injury or a disease that is a consequence of an injury or a disease described in paragraph (c).

[25]  Pour déterminer si une blessure a été causée ou aggravée par le service, il est nécessaire de tirer des inférences raisonnables, et le Tribunal doit examiner et apprécier la preuve qui lui est présentée sous un jour favorable au demandeur. Ces exigences sont prévues aux articles 3 et 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), LC 1995, c 18 [la Loi sur le TACRA] :

Principe général

Construction

3 Les dispositions de la présente loi et de toute autre loi fédérale, ainsi que de leurs règlements, qui établissent la compétence du Tribunal ou lui confèrent des pouvoirs et fonctions doivent s’interpréter de façon large, compte tenu des obligations que le peuple et le gouvernement du Canada reconnaissent avoir à l’égard de ceux qui ont si bien servi leur pays et des personnes à leur charge.

3. The provisions of this Act and of any other Act of Parliament or of any regulations made under this or any other Act of Parliament conferring or imposing jurisdiction, powers, duties or functions on the Board shall be liberally construed and interpreted to the end that the recognized obligation of the people and Government of Canada to those who have served their country so well and to their dependants may be fulfilled.

[…]

Règles régissant la preuve

Rules of evidence

39 Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve :

39 In all proceedings under this Act, the Board shall

a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci;

(a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant;

b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence;

(b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and

c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.

(c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case.

[26]  Ce qui importe, en dehors des principes énoncés aux articles 3 et 39, c’est que le Comité d’appel doit appliquer les règles qui régissent normalement la preuve. Rien dans la loi ne dispense de l’obligation de suivre ces règles. Au contraire, la Loi sur le TACRA impose au Comité d’appel (et, bien sûr, aux comités de révision) l’obligation positive de traiter l’ancien combattant favorablement dans les circonstances précisées à l’article 39, lequel article doit lui‑même recevoir une interprétation libérale, conformément à l’article 3. La Loi renferme des dispositions équivalentes qui imposent la même obligation à ACC. À cet égard, il est important de rappeler que la Cour d’appel fédérale a récemment statué que le droit de la preuve applicable devant un décideur administratif est régi exclusivement par sa loi habilitante et les politiques adoptées conformément à cette loi (Administration de l’aéroport de Vancouver c Commissaire de la concurrence, 2018 CAF 24, les juges Stratas, Boivin et Laskin, au par. 25) :

[25]  Le droit de la preuve applicable devant les décideurs administratifs n’est pas nécessairement le même que celui applicable dans les procédures judiciaires. Le pouvoir d’un décideur administratif d’admettre ou d’exclure des éléments de preuve est régi exclusivement par sa loi habilitante et les politiques adoptées conformément à cette loi (Tranchemontagne c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), 2006 CSC 14, [2006] 1 R.C.S. 513, paragraphe 16; sur la façon d’interpréter la loi qui habilite les administrateurs, voir Chrysler Canada Ltd. c. Canada (Tribunal de la concurrence), [1992] 2 R.C.S.  394, Re Rizo & Rizo Shoes Ltd., [1998] 1 R.C.S. 27, Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559, et Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601). La loi habilitante, bien interprétée, peut autoriser un décideur administratif à admettre des éléments que les cours de justice considéreraient habituellement comme inadmissibles et donc qu’elles rejetteraient.

[Non souligné dans l’original.]

V.  Les questions en litige

[27]  La question en litige est de savoir si la décision est raisonnable. Je me propose d’examiner les principaux motifs du rejet de l’appel par le Comité d’appel, qui n’a pas jugé crédible le rapport du Dr Sedge pour les raisons suivantes : (1) il [TRADUCTION] « [tenait] du plaidoyer » et (2) il omettait [TRADUCTION] « d’exclure » trois autres causes/facteurs aggravants du TDM, à savoir le TSPT, l’arthrose du genou droit et les problèmes de sommeil. Je vais revoir une à une ces conclusions et j’examinerai la présente demande en la considérant comme un tout.

VI.  La norme de contrôle

[28]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada juge qu’il n’est pas nécessaire de procéder à l’analyse de la norme de contrôle applicable lorsque « la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». La Cour a établi que la norme de contrôle applicable aux décisions du Comité d’appel était la décision raisonnable : voir, par exemple, Werring c Canada (Procureur général), 2013 CF 240, la juge Simpson, au paragraphe 11. Ainsi, je conviens, à l’instar des parties, que le contrôle doit se faire selon la norme de la décision raisonnable.

[29]  Dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 55, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour de révision lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[55]  Lorsqu’une cour de révision examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle doit principalement s’intéresser à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », de même qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 S.C.R. 708, par. 14). Lorsqu’elle est appliquée à l’interprétation législative, la norme de la décision raisonnable reconnaît que le décideur, titulaire de pouvoirs délégués, est le mieux placé pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi (McLean, par. 33). Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Khosa, par. 64). Fondamentalement, la norme de la raisonnabilité reconnaît qu’il peut légitimement y avoir de multiples issues possibles, même lorsque celles‑ci ne correspondent pas à la solution optimale que la cour de révision aurait elle‑même retenue.

[30]  La Cour suprême du Canada nous enseigne également qu’un contrôle judiciaire n’est pas une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur; la décision doit être considérée comme un tout : Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34. En outre, le tribunal judiciaire siégeant en révision doit trancher la question de savoir si la décision, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable : Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65; voir aussi Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62.

VII.  Analyse

A.  Était-il raisonnable que le Comité d’appel qualifie de non [traduction] « crédible » le rapport du Dr Sedge?

(1)  Les conclusions du Dr Sedge tenaient-elles [TRADUCTION] « du plaidoyer »?

[31]  Comme nous l’avons vu précédemment, le Comité d’appel a conclu que le rapport du Dr Sedge n’était pas crédible, notamment parce qu’il [TRADUCTION] « [tenait] du plaidoyer ».

[32]  Je fais remarquer que le Comité d’appel n’a cité aucun précédent à l’appui de sa conclusion assimilant le rapport à un plaidoyer. Toutefois, la jurisprudence canadienne a bien défini les limites de ce qui est permis et de ce qui ne l’est pas, dans ce contexte, en matière de défense d’intérêts. D’abord, elle reconnaît que l’expert ne devrait pas assumer le rôle de défenseur d’une partie. Comme l’ont écrit Sidney N. Lederman, Alan W. Bryant et Michelle K. Fuerst dans Sopinka, Lederman & Bryant : The Law of evidence in Canada, 5e éd (Toronto : LexisNexis Canada, 2018), au par. 12.99 [Sopinka] :

[traduction]

§12.99 Le témoin expert doit assister la cour en toute indépendance et ne doit pas remplir le rôle d’un défenseur. Il doit énoncer les faits ou les hypothèses sur lesquels son avis est fondé, sans omettre de tenir compte des faits importants qui affaiblissent sa position. […]

[33]  Ce qui est très important pour les besoins de l’affaire qui nous occupe, c’est que la Cour suprême du Canada a fixé, dans l’arrêt White Burgess Langille Inman c Abbott and Haliburton Co, 2015  CSC 23, le juge Cromwell, au paragraphe 49, des limites aux conditions pour lesquelles le rapport d’un expert peut être rejeté du fait qu’il défend la position d’une partie d’une manière inadmissible. Pour résumer, l’exclusion d’un rapport d’expert à ce titre sera « très rare ». En outre, la décision d’exclure ne devrait être prise que dans « les cas manifestes », où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale.

[34]  Dans les cas où l’incapacité ou le refus de fournir une preuve juste, objective et impartiale n’est pas manifeste, la Cour suprême précise que le témoignage « ne devrait pas être exclu d’office » [italiques ajoutés] et que la question de son admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission :

[49]  Ce critère n’est pas particulièrement exigeant, et il sera probablement très rare que le témoignage de l’expert proposé soit jugé inadmissible au motif qu’il ne satisfait pas au critère. Le juge de première instance doit déterminer, compte tenu tant de la situation particulière de l’expert que de la teneur du témoignage proposé, si l’expert peut ou veut s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Par exemple, c’est la nature et le degré de l’intérêt ou des rapports qu’a l’expert avec l’instance ou une partie qui importent, et non leur simple existence : un intérêt ou un rapport quelconque ne rend pas d’emblée la preuve de l’expert proposé inadmissible. [...] De même, l’expert qui, dans sa déposition ou d’une autre manière, se fait le défenseur d’une partie ne peut ou ne veut manifestement pas s’acquitter de sa principale obligation envers le tribunal. Je tiens à souligner que la décision d’exclure le témoignage à la première étape de l’analyse pour non‑conformité aux critères d’admissibilité ne devrait être prise que dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale. Dans les autres cas, le témoignage ne devrait pas être exclu d’office, et son admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission.

[Non souligné dans l’original.]

[35]  La Cour accepte que les règles de droit énoncées dans l’arrêt White Burgess soient celles que le Comité d’appel doit appliquer lorsqu’il examine la question de savoir si un expert se pose en défenseur d’intérêts.

[36]  Or, il est évident que telle n’est pas l’approche que le Comité d’appel a adoptée pour apprécier le rapport d’expert produit par le Dr Sedge.

[37]  J’en arrive à cette conclusion, parce que j’estime, en toute déférence, que le Comité d’appel a omis de mettre en pratique les enseignements de notre plus haut tribunal avant de décider que le rapport du Dr Sedge [TRADUCTION] « [tenait] du plaidoyer ». Le Comité d’appel n’a fait aucune mention de cette règle, pas plus qu’il ne l’a appliquée aux faits de la présente affaire, comme il aurait dû le faire. Plus particulièrement, il n’a prêté aucunement attention au diktat de la Cour suprême du Canada lorsqu’elle rappelle que l’exclusion d’un témoignage sera « très rare » et qu’une telle décision « ne devrait être prise que dans les cas manifestes où l’expert proposé ne peut ou ne veut fournir une preuve juste, objective et impartiale ». Dans l’état actuel des choses, la Cour ne dispose d’aucune explication justifiant de manière transparente ou intelligible la décision de conclure que le rapport du Dr Sedge correspondait à un « cas manifeste » de plaidoyer. À première vue, cette conclusion paraît être inintelligible.

[38]  La Cour suprême du Canada nous enseigne que « [d]ans les autres cas [où l’incapacité ou le refus de fournir une preuve juste, objective et impartiale n’est pas manifeste], le témoignage ne devrait pas être exclu d’office, et [que] son admissibilité sera déterminée à l’issue d’une pondération globale du coût et des bénéfices de son admission » [italiques ajoutés]. Or, le Comité d’appel n’a pas pris en considération ni suivi ni appliqué cet interdit, pourtant énoncé en termes très précis. En toute déférence, le rapport du Dr Sedge ne semble rien contenir qui donne à penser que son auteur ne voulait ou ne pouvait pas fournir une preuve juste, objective et impartiale. Et de fait, le Comité d’appel n’a tiré aucune conclusion en ce sens.

[39]  Le défenseur a invoqué, dans ses observations écrites et orales, la décision Balderstone c Canada (Procureur général), 2014 CF 942, dans laquelle, au nom de la Cour fédérale, la juge Mactavish, tel était alors son titre, a conclu que le rapport de l’expert constituait un plaidoyer inadmissible :

[21]  Le Tribunal a aussi fait remarquer que le Dr Burlin a outrepassé son rôle d’expert objectif en matière médicale et qu’il a assumé le rôle de défenseur de M. Balderstone. Il s’agissait d’une conclusion raisonnable, compte tenu du fait que le Dr Burlin a tenté d’appliquer des dispositions législatives aux faits de l’espèce. Dans les faits, le Dr Burlin est allé aussi loin que de prétendre qu’Anciens Combattants Canada [traduction] « devrait être chargé d’aider [M. Balderstone] à recevoir, en temps opportun et de manière continue, les soins dentaires adéquats » dont il a besoin, parce que les Forces armées ne pouvaient pas prouver [traduction] « hors de tout doute raisonnable que [M. Balderstone] a reçu des soins adéquats en temps opportun ».

[22]  La question de savoir si M. Balderstone répond aux critères juridiques en ce qui a trait à l’admissibilité aux indemnités d’invalidité n’est pas de nature médicale et elle est tout à fait à l’extérieur du champ d’expertise du Dr Burlin.

[Non souligné dans l’original.]

[40]  La Cour cherche à savoir si le rapport du Dr Sedge contient certains des indices d’un plaidoyer inadmissible qui sont relevés dans la jurisprudence précitée. À l’issue de mon examen, je suis incapable de déceler pareils indices. L’expert a énoncé les faits et les hypothèses sur lesquels reposait son avis, comme le requiert la règle; le Comité d’appel ne tire pas de conclusion contraire. L’expert n’a pas omis de tenir compte des faits importants, un point dont je traiterai plus loin. Aussi, l’expert a produit un témoignage juste, objectif et impartial à l’appui de son diagnostic de TDM découlant de l’arthrose du genou gauche. Encore une fois, cela n’est pas contesté et, à mon sens, le dossier ne permet aucune affirmation de cet ordre. Enfin, le Comité d’appel ne signale aucune erreur du genre.

[41]  À mon sens, la présente affaire se distingue de celle de Balderstone. Le Dr Sedge a produit une preuve qui est circonscrite aux limites de son domaine d’expertise reconnu en psychiatrie, comme à sa situation de psychiatre responsable du traitement. Au contraire, le médecin en cause dans Balderstone avait outrepassé les limites de son champ d’expertise, et c’est donc à juste titre que son rapport a été rejeté. La décision Balderstone n’est par conséquent d’aucune aide au défendeur.

[42]  Jusqu’ici, la conclusion du Comité d’appel selon laquelle le rapport du Dr Sedge [TRADUCTION] « tient du plaidoyer » paraît déraisonnable, non seulement parce qu’elle ne respecte pas les conditions de base établies par la Cour suprême du Canada, mais aussi parce que le rapport du Dr Sedge ne présente aucun des indices caractéristiques du plaidoyer relevés dans la jurisprudence, notamment dans l’arrêt White Burgess et la décision Balderstone.

[43]  Il nous faut par ailleurs regarder sur quelle partie du rapport du Dr Sedge le Comité d’appel s’est fondé pour conclure qu’il [TRADUCTION] « [tenait] du plaidoyer ». La seule partie pertinente à cet égard est le tout dernier paragraphe du rapport (le rapport entier est reproduit au paragraphe 14 plus haut) :

[traduction]

Je ne prétends pas comprendre dans leur intégralité les tableaux relatifs aux pensions ou l’approche d’ACC pour gérer les complexités liées à la prestation de soins à nos blessés. En ce qui concerne cet ancien combattant, il semble qu’il serait raisonnable qu’il bénéficie de l’établissement d’un lien, même partiel, entre son diagnostic de TDM et la blessure au genou liée à son service au sein des FC. Si une telle conclusion peut lui offrir un meilleur accès aux médicaments et à d’autres formes de traitement au Canada, je vous recommande alors vivement d’envisager une telle approche.

[44]  À mon humble avis, qu’on le considère en entier ou que l’on en retienne seulement certaines parties, ce rapport ne contient rien qui puisse raisonnablement être interprété comme une forme de défense d’intérêts inadmissible.

[45]  La première phrase constitue une déclaration du médecin traitant quant à son manque relatif d’expertise sur les questions relevant d’ACC et du Tribunal. Si on l’examine de manière raisonnable, cette phrase ne peut être considérée comme une défense d’intérêts, un point qui a été admis à l’audience.

[46]  Dans la deuxième phrase, il énonce des possibilités liées aux conséquences possibles d’une décision portant que le TDM du demandeur découle de son arthrose du genou gauche. Là encore, on ne peut raisonnablement affirmer qu’il s’agit d’une défense d’intérêts, et cela a été reconnu à l’audience.

[47]  La dernière phrase est une exhortation adressée au Comité pour qu’il adopte une approche qui, si elle est autorisée, est susceptible de favoriser le demandeur. Je conviens que cela constitue un appel à trancher en faveur du demandeur et que, dans cette mesure, il y a défense des intérêts du demandeur. Cependant, je ne suis pas en mesure d’interpréter cette phrase comme entachant l’ensemble du rapport du Dr Sedge. Il faut plutôt y voir une simple proposition du psychiatre responsable du cas qui, après s’être acquitté des obligations susmentionnées qui incombent à l’expert, suggère qu’une aide devrait être apportée à cet ancien combattant, si cela est possible. Je ne saurais condamner le rapport sur ce fondement, puisqu’il serait déraisonnable de le faire.

[48]  Considérer l’ensemble du rapport du Dr Sedge comme étant non [TRADUCTION] « crédible » à cause de sa dernière phrase, voire de son dernier paragraphe, reviendrait à jeter le bébé avec l’eau du bain.

[49]  En toute déférence, il ne semble y avoir aucun motif raisonnable permettant de conclure que le rapport tient intégralement du plaidoyer, alors que seule la dernière phrase du dernier paragraphe pose problème. Tout simplement, le rapport ne [TRADUCTION] « [tenait pas] du plaidoyer » et il n’était pas raisonnable d’affirmer le contraire.

[50]  Le rejet du rapport a privé le demandeur du bénéfice des règles de preuve spéciales énoncées aux articles 3 et 39 de la Loi sur le TACRA. Je dis cela, parce que, si le Comité d’appel avait examiné le rapport du Dr Sedge sous l’angle de sa valeur probante, comme le prescrit la Cour suprême du Canada dans l’arrêt White Burgess, il lui aurait alors fallu considérer ce rapport à la lumière des articles 3 et 39. Cela n’a pas été le cas. La conclusion déraisonnable du Comité d’appel, selon laquelle le rapport n’était pas crédible, l’a empêché de tenir compte de l’obligation que lui impose l’alinéa 39a) de la Loi sur le TACRA, qui veut qu’il « tire [...] les conclusions les plus favorables possible » au demandeur. À cause de cette conclusion, le Comité d’appel s’est aussi évité d’envisager son obligation de trancher en faveur du demandeur « toute incertitude quant au bien-fondé de la demande », comme le requiert l’alinéa 39c).

[51]  En ce qui concerne l’article 3 de la Loi sur le TACRA, mon analyse est en outre renforcée par les conclusions de la Cour d’appel fédérale qui, au paragraphe 88 de l’arrêt Cole, déclare ce qui suit :

[88]  À mon avis, ces dispositions appellent une interprétation du degré de causalité exigé par les mots « rattachée directement à » qui élargit, au lieu de restreindre, le droit à une pension des membres des forces armées qui sont devenus invalides ou qui sont décédés par suite de leur service militaire.

[Non souligné dans l’original.]

(2)  Était-il raisonnable que le Comité d’appel reproche au Dr Sedge d’avoir omis [traduction] « d’exclure » trois autres causes possibles du TDM du demandeur?

[52]  Le deuxième facteur clé sur lequel s’est fondé le Comité d’appel pour tirer ses conclusions quant à la crédibilité du rapport du Dr Sedge est le fait que le médecin aurait omis [TRADUCTION] « d’exclure » l’effet causal, sur le TDM, de trois autres problèmes auxquels est confronté le demandeur : le TSPT, son arthrose au genou droit et les problèmes de sommeil dont il se plaint. Dans la décision, il est écrit :

[traduction]

Pour pouvoir rendre une décision favorable, une chose manquait réellement au Comité d’appel, soit un avis médical crédible pouvant l’aider à voir plus clair sur la question de la superposition des symptômes. Cet avis aurait permis d’exclure la possibilité que le TSPT soit une cause du trouble dépressif majeur et aurait expliqué pourquoi les symptômes avaient une cause distincte et étaient dus à l’arthrose du genou gauche. […]

[...]

[…] Dans son commentaire direct, le personnel médical traitant semble avoir examiné uniquement l’hypothèse voulant que la dépression majeure soit la conséquence de l’arthrose du genou gauche. Il ne semble pas avoir pris en considération le TSPT ou l’arthrose du genou droit, ni les problèmes de sommeil qui sont survenus à l’été 2013, alors que les symptômes liés au genou gauche étaient maîtrisés.

[Non souligné dans l’original.]

[53]  L’une des difficultés majeures que pose ce volet de l’appréciation de la crédibilité tient à son absence de justification par les faits, c’est-à-dire par le dossier. En toute déférence, rien dans la preuve ne donne à penser que le TDM du demandeur découlait de problèmes au genou droit ou qu’il avait quoi que ce soit à voir avec ce genou. Cette objection me paraît — et je le dis respectueusement — sortir de nulle part. De même, il n’y avait aucune preuve pour indiquer que les problèmes de sommeil étaient une des causes du TDM du demandeur.

[54]  En tout respect, les conclusions tirées par le Comité d’appel quant à ces deux éléments ne peuvent se justifier au regard des faits. Elles semblent procéder d’une conjecture ne s’appuyant sur rien.

[55]  En outre, il n’y a rien dans le dossier qui donne à penser que le TSPT serait l’unique cause du TDM des demandeurs. En fait, le défendeur a été incapable de souligner un seul élément de preuve tendant à indiquer que l’un ou l’autre de ces problèmes pourrait avoir été l’unique cause ou facteur aggravant du TDM du demandeur. Cela s’applique autant à la preuve donnée par le Dr Sedge qu’à celle du Dr Boisvert, le psychiatre qui a traité le demandeur avant son départ des Forces canadiennes.

[56]  Je suis conscient que les membres du Comité d’appel ne sont pas médecins, et encore moins experts en psychiatrie, mais ils peuvent examiner et trancher des questions d’ordre médical. Je suis également conscient qu’il faut faire montre de déférence à leur égard. Toutefois, l’arrêt Dunsmuir exige que les conclusions appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Je conviens que le Comité d’appel peut soumettre certaines questions à une expertise plus poussée. Cependant, du moins à mon humble avis, il doit veiller à ce que ces questions supplémentaires trouvent une assise juste et raisonnable dans le dossier dont il dispose, et éviter celles qui relèvent, même partiellement, de la conjecture.

[57]   Par conséquent, je suis d’avis, à l’instar du demandeur, qu’il était déraisonnable que le Comité d’appel exige du psychiatre traitant du demandeur [TRADUCTION] « d’exclure » [en anglais « rule out »; je dois faire remarquer que c’est le terme choisi par le Comité d’appel] chacune de ces trois autres affections. Je fais aussi remarquer que, si le Comité d’appel avait un doute sur ce point lorsqu’il a soupesé la preuve, il lui aurait peut‑être fallu, aux termes de l’article 3 et de l’alinéa 39c), trancher ce doute en faveur du demandeur.

VIII.  Conclusion

[58]  Le devoir de la Cour, à ce stade-ci, est de prendre un certain recul et d’apprécier la demande de contrôle judiciaire dont elle est saisie en la considérant comme un tout, du point de vue de son caractère raisonnable, au sens donné dans la jurisprudence. Il ne suffit pas de simplement faire le compte des avantages et des inconvénients.

[59]  Dans l’ensemble, j’ai dit que le Comité d’appel avait fait une appréciation déraisonnable de la crédibilité du rapport du Dr Sedge, parce qu’il n’avait pas appliqué les règles ni respecté les limites énoncées dans l’arrêt White Burgess en matière de défense d’intérêts. En outre, le rapport même ne contient aucun des indices de la présence d’une défense d’intérêts inadmissible qui sont reconnus par la jurisprudence; en fait, le tribunal administratif n’a tiré aucune conclusion contraire, s’étant uniquement appuyé sur la dernière phrase d’un rapport somme toute assez détaillé. Ces aspects de la décision ne peuvent se justifier au regard des faits et du droit. Par ailleurs, pour rejeter le rapport au motif qu’il avait fait défaut [TRADUCTION] « d’exclure » trois autres affections, le Comité d’appel ne s’est pas appuyé sur la preuve et, par conséquent, sa décision ne peut se justifier au regard des faits et du droit. Là encore, si on considère la question de manière raisonnable, on ne peut affirmer que le rapport du Dr Sedge [TRADUCTION] « tient du plaidoyer », alors même que sa dernière phrase est la seule qui pose problème : une telle conclusion n’est pas possible à la lumière du présent dossier.

[60]  Il ne faut certes pas non plus négliger le fait que ces enjeux ont privé le demandeur de son droit à une appréciation de la preuve an regard des articles 3 et 39 de la Loi sur le TACRA.

[61]  En prenant du recul et considérant la décision comme un tout, je conclus qu’elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, comme l’exige la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

IX.  Les dépens

[62]  Les parties n’ayant pas sollicité de dépens, aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T-413-19

LA COUR STATUE :

  1. que la demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. que la décision du Comité d’appel est annulée;

  3. que l’affaire est renvoyée à un Comité d’appel différemment constitué pour nouvelle décision;

  4. qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de novembre 2019

C. Laroche, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-413-19

 

INTITULÉ :

LEE PASSEY c CANADA (PROCUREUR GÉNÉRAL)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 OCTOBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 25 OCTOBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Joshua M. Juneau

Pour le demandeur

 

Taylor Andreas

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cabinet juridique Michel Drapeau

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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