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Date : 20191112


Dossier : IMM-352-19

Référence : 2019 CF 1409

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 novembre 2019

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

MOHAMED FARAG M.S. MILAD

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mohamed Farag M.S. Milad [M. Milad], le demandeur, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a refusé sa demande de résidence permanente au Canada. Dans le cadre de cette demande, il sollicitait, au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des exigences prévues dans cette loi [demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire].

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I.  Le contexte

[3]  M. Milad est citoyen de la Libye. Il est arrivé au Canada en 2012 muni d’un permis d’études et s’est inscrit à un programme de formation en pilotage dans une école de formation en aviation commerciale à Saint‑Hubert (Québec). Le programme a pris fin en 2015, avant que M. Milad ne termine ses études, et il semble que ce dernier n’ait ni poursuivi sa formation en aviation ni suivi d’autres programmes d’études depuis ce temps.

[4]  Dans les observations qu’il a présentées à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, M. Milad souligne que le soulèvement qui a eu lieu en 2011 en Libye contre le régime Kadhafi a entraîné des actes de violence et qu’il était dangereux pour lui de demeurer dans ce pays. Il a déclaré que son père, qui était gynécologue, avait travaillé dans une clinique associée au régime Kadhafi, ce qui accentuait le risque pour M. Milad et sa famille. M. Milad a soutenu que, malgré la mort de Kadhafi, son retour en Libye serait dangereux pour lui et lui causerait des difficultés importantes en raison du fait qu’on chercherait probablement à le recruter dans une milice et de l’association de son père au régime Kadhafi. M. Milad a présenté de nombreux documents décrivant les conflits en Libye et l’éventail des risques auxquels les résidents sont exposés.

[5]  M. Milad souligne aussi dans ses observations que, depuis son arrivée au Canada, il avait été en mesure de poursuivre ses études postsecondaires en paix et qu’il avait établi un réseau d’amis.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[6]  La demande de M. Milad fondée sur des considérations d’ordre humanitaires reposait sur son établissement au Canada ainsi que sur les risques et les conditions défavorables en Libye.

[7]  L’agent a résumé les observations de M. Milad, dont le fait que le père de M. Milad était associé à l’ancien régime Kadhafi, qu’il reste des milices en Libye et qu’elles cherchent à prendre le contrôle, et que M. Milad craint d’être recruté s’il retourne dans ce pays.

[8]  L’agent a souligné que M. Milad était venu au Canada muni d’un permis d’études, qu’il avait fréquenté une école d’aviation, qu’il avait également suivi deux cours d’anglais langue seconde et qu’il n’avait fourni aucune preuve de cours ou de formation suivis depuis 2015.

[9]  L’agent a également fait observer que M. Milad dit avoir peur pour sa propre sécurité dans le climat d’insécurité en Libye et craindre d’être au chômage et d’être séparé du réseau social qu’il a établi au Canada s’il retourne en Libye.

[10]  L’agent a accordé peu de poids au degré d’établissement de M. Milad au Canada. Il a fait remarquer le peu d’éléments de preuve présentés, à savoir un compte bancaire, des factures pour le téléphone cellulaire de M. Milad, l’adhésion de celui‑ci au gymnase et des documents concernant la formation en aviation et les cours d’anglais suivis.

[11]  L’agent a souligné que le compte bancaire faisait état de sommes d’argent importantes, mais rien n’indiquait qui en était le titulaire. L’agent a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve démontrant que M. Milad était financièrement autonome au Canada.

[12]  L’agent a pris acte de la preuve du taux élevé de chômage en Libye, mais a noté que M. Milad semblait également être sans emploi au Canada.

[13]  L’agent a conclu que M. Milad n’avait présenté aucun élément de preuve pour démontrer en quoi son réseau social serait touché s’il était renvoyé du Canada.

[14]  L’agent a souligné que M. Milad était âgé de 25 ans et qu’il vivait au Canada depuis six ans, alors que sa famille était demeurée en Libye. L’agent a conclu que la preuve n’indiquait pas pourquoi M. Milad ne pouvait pas compter sur le soutien de sa famille à son retour en Libye, où il avait passé la plus grande partie de sa vie.

[15]  L’agent a pris acte de la preuve décrivant le traitement réservé aux partisans du régime Kaddafi. Il a également résumé brièvement la volumineuse documentation objective en soulignant notamment que les partisans et les hauts fonctionnaires du gouvernement libyen sous Kadhafi, réels ou perçus comme tels, ainsi que les membres de leur famille sont victimes de détentions arbitraires, de tueries extrajudiciaires, de harcèlement et de menaces de la part des milices dans le pays, que les milices sont responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, et qu’en raison du conflit entre les milices, des civils ont servi de boucliers et ont été enlevés ou déplacés.

[16]  L’agent n’a pas contesté les documents objectifs présentés au sujet de la situation en Libye, mais a conclu que M. Milad n’avait pas fourni d’explication ou d’éléments de preuve indiquant que son père était considéré comme un partisan de Kadhafi ou comme étant associé à ce régime, ni de renseignements indiquant que sa famille avait subi des répercussions du fait de cette perception. L’agent a également conclu que M. Milad n’avait fourni aucun élément de preuve à l’appui de sa crainte d’être recruté dans une milice. Il a conclu que cette crainte n’était pas fondée.

[17]  En conclusion, l’agent a accordé peu de poids au degré d’établissement de M. Milad au Canada, au risque allégué et aux conditions défavorables en Libye. L’agent a conclu que M. Milad n’avait pas démontré l’existence de considérations d’ordre humanitaire qui justifieraient une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi.

III.  La question en litige et la norme de contrôle applicable

[18]  La question en litige consiste à savoir si la décision est raisonnable.

[19]  La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent concernant une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61, par. 44, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]).

[20]  Pour déterminer si une décision est raisonnable, la Cour s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47, [2008] 1 RCS 190). La Cour doit faire preuve de déférence à l’endroit du décideur et ne doit pas soupeser à nouveau les éléments de preuve.

IV.  Les observations du demandeur

[21]  M. Milad fait valoir que l’agent n’a pas bien compris l’objet d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui exige de la compassion et une approche empathique. M. Milad soutient que l’évaluation de l’agent était trop restrictive.

[22]  M. Milad affirme que l’agent a eu tort de ne pas procéder à l’analyse d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire conformément aux enseignements de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy.

[23]  M. Milad soutient que, compte tenu des nombreux documents objectifs sur la situation dans le pays qui décrivent le conflit en Libye et les risques auxquels sont exposés de nombreux citoyens, pas seulement ceux qui sont perçus comme des partisans de Kadhafi, et en particulier les hommes en âge d’effectuer le service militaire comme lui, l’évaluation par l’agent des risques et des difficultés auxquels il serait exposé est insuffisante. M. Milad affirme que la conclusion de l’agent selon laquelle sa crainte n’est pas fondée n’est pas justifiée compte tenu de cette preuve.

[24]  M. Milad ajoute qu’il est paradoxal qu’alors que le Canada ne renvoie personne en Libye à l’heure actuelle, l’agent a minimisé le risque auquel M. Milad serait exposé à son retour dans ce pays et conclu qu’il n’avait pas établi de lien entre le risque décrit dans les documents sur la situation dans le pays et sa situation personnelle. M. Milad fait valoir que le moratoire sur le retour des ressortissants libyens en Libye étaye son allégation selon laquelle il serait exposé à des difficultés considérables à son retour, mais que l’agent n’y a accordé aucune considération. Il souligne avoir soulevé cet argument dans les observations mises à jour qu’il a présentées à l’agent, dont celui‑ci n’a pas tenu compte. M. Milad ajoute que ses observations mises à jour ne figurent pas dans le dossier certifié du tribunal, ce qui donne à croire qu’elles n’ont pas été prises en compte.

V.  Les observations du défendeur

[25]  Le défendeur soutient que les décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont hautement discrétionnaires. L’agent a examiné et évalué tous les éléments de preuve présentés par M. Milad, et la décision de rejeter la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est justifiée, justifiable et transparente.

[26]  Le défendeur souligne que l’agent a résumé tous les documents objectifs sur la situation dans le pays. Rien ne permet de penser que l’agent a ignoré quelque élément de preuve que ce soit. Le défendeur ajoute que les documents mis à jour, présentés en novembre 2018, ne sont pas très différents de la trousse de documents de 2017, qui décrit la détérioration de la situation en Libye et le conflit qui sévit dans ce pays.

[27]  Le défendeur fait observer que l’existence d’un moratoire sur les renvois en Libye n’appuie pas une conclusion favorable à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Chaque demande de cette nature doit être étayée par une preuve suffisante et il incombe au demandeur d’établir, à l’aide d’éléments de preuve suffisants, que la dispense devrait lui être accordée.

VI.  La décision de l’agent n’est pas raisonnable

[28]  L’article 25 de la Loi, sur lequel s’appuie M. Milad, prévoit l’octroi, pour des considérations d’ordre humanitaire, d’une dispense des critères et obligations de la Loi, selon lesquels M. Milad serait tenu de présenter une demande de résidence permanente au Canada depuis son pays d’origine, lorsque son retour est possible.

[29]  Bien que l’arrêt Kanthasamy oriente les décideurs vers l’adoption d’une approche plus libérale et plus humanitaire, il confirme également que les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne constituent pas un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, par. 23).

[30]  Au paragraphe 33 de l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada invite les décideurs à examiner et à soupeser tous les faits et facteurs applicables. La Cour incite les décideurs à faire une interprétation plus souple des considérations d’ordre humanitaire, c’est‑à‑dire une interprétation qui ne soit pas limitée à la notion de difficultés « inhabituelles et injustifiées ou démesurées ».

[31]  Malgré ces enseignements, il incombe toujours au demandeur d’établir, au moyen d’éléments de preuve suffisants, que cette dispense devrait lui être accordée (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, par. 45, [2009] ACF no 713 (QL); Liang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2017 CF 287, par. 23, [2017] ACF no 286 (QL)).

[32]  Dans son évaluation de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de M. Milad, l’agent n’a pas commis d’erreur en concluant qu’il y avait peu d’éléments de preuve sur le degré d’établissement au Canada.

[33]  Toutefois, les conclusions de l’agent concernant le risque et les difficultés auxquels M. Milad serait exposé s’il retournait en Libye ne sont pas justifiées compte tenu des documents objectifs sur la situation dans le pays. L’agent affirme que ces documents ne sont pas contestés et en fait un court résumé, mais il ne semble pas comprendre que M. Milad pourrait être exposé à ces mêmes risques, peu importe s’il peut établir que son père était un partisan de Kadhafi, que sa famille court un risque élevé en Libye ou qu’il serait recruté dans une milice.

[34]  La jurisprudence de la Cour établit de façon prépondérante qu’un moratoire sur les renvois n’empêche pas le refus d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il ressort plutôt de la jurisprudence que chaque demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit être tranchée en fonction des faits qui lui sont propres. Par exemple, dans Emhem c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 167, 289 ACWS (3 d) 382, la juge Roussel a fait remarquer ce qui suit au paragraphe 9 :

Premièrement, il est bien établi qu’un moratoire sur les renvois n’empêche pas le refus d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (Ndikumana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 328, au paragraphe 18 (Ndikumana); Likale c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 43, au paragraphe 40 (Likale); Alcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1242, au paragraphe 55; Nkitabungi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 331, au paragraphe 12).

[35]  De même, dans Likale c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 43, 253 ACWS (3d) 190, le juge Locke faisant observer ce qui suit, au paragraphe 40 :

40 Qui plus est, la jurisprudence établit clairement que même la présence d’une STR ne fait pas en sorte qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire sera automatiquement accueillie (Lalane, au para 41; Nkitabungi, au para 12). Dans Nkitabungi, le juge Martineau mentionne :

D’autre part, le seul fait que les autorités responsables aient décidé de ne pas retourner au Congo des ressortissants congolais se trouvant au Canada sans statut légal ne crée aucune présomption de difficultés indues ou excessives comme le soutient le savant procureur du demandeur. En effet, chaque cas de demande CH est un cas d’espèce. Je note à cet égard que dans la décision Mathewa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 914 (CanLII) il a été décidé qu’un moratoire sur les renvois au Congo n’empêche pas en soi qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit rejetée.

[Non souligné dans l’original.]

[36]  En l’espèce, l’agent n’a pas tenu compte des observations mises à jour qui, entre autres renseignements, indiquaient qu’il y avait un moratoire sur les renvois en Libye. Le moratoire ne mènerait pas automatiquement à une conclusion favorable à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais il constitue un facteur pertinent dans le contexte de la situation dans le pays et de l’évaluation des difficultés. L’agent ne mentionne même pas qu’un moratoire était en vigueur ou que M. Milad ne serait pas renvoyé en raison de ce moratoire (bien qu’il en soit question dans la lettre de présentation à laquelle est jointe la décision de l’agent).

[37]  Selon l’arrêt Kanthasamy, l’agent qui évalue une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit tenir compte de tous les éléments de preuve présentés. En l’espèce, l’agent était tenu de tenir compte des nombreux documents sur la situation dans le pays, y compris de l’existence du moratoire sur les renvois, qui est pertinent quant à la situation dans le pays et à l’évaluation des difficultés auxquelles M. Milad serait exposé s’il était renvoyé en Libye. La décision de l’agent ne révèle pas que tous les éléments de preuve pertinents ont été pris en compte dans l’évaluation des difficultés. De plus, les éléments de preuve que l’agent a clairement examinés et résumés ne semblent pas avoir été pleinement pris en compte dans l’évaluation des difficultés alléguées par M. Milad.

[38]  Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent ne peut se justifier au regard du droit et des faits.


JUGEMENT dans le dossier IMM-352-19

LA COUR STATUE COMME SUIT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de novembre 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-352-19

 

INTITULÉ :

MOHAMED FARAG M.S. MILAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 NOVEMBRE 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 NOVEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Melissa Keogh 

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LEE & COMPANY

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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