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Date : 20031203

Dossiers : T-538-03 et T-540-03

Référence : 2003 CF 1412

Entre :

                          MARCEL BOUTIN

                                                           Demandeur

                               - et -

                   PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                           Défendeur

Et entre:

                          YVAN LÉONARD

                                                           Demandeur

                               - et -

                   PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                           Défendeur

                        MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU


[1]                 Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire à l'encontre d'une décision du Président du tribunal disciplinaire (le "Président") selon laquelle il a trouvé les demandeurs coupables de l'infraction disciplinaire prévue au paragraphe 40c) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992 ch. 20 (la "Loi").

[2]                 Les demandeurs sont détenus à l'Établissement de détention Cowansville.

[3]                 Le 28 janvier 2003, un agent correctionnel a constaté que le matelas de la cellule du demandeur Léonard était déchiré à plusieurs endroits. Un tuyau de caoutchouc a été trouvé dans le matelas. Le tuyau de caoutchouc peut servir à fabriquer des alambics. L'agent correctionnel a alors rapporté le demandeur Léonard pour l'infraction mentionnée au paragraphe 40c) de la Loi, soit d'avoir détruit ou endommagé de manière délibérée ou irresponsable le bien d'autrui.

[4]                 Le 17 février 2003, le demandeur Boutin est également rapporté par un agent correctionnel pour l'infraction mentionnée au paragraphe 40c) de la Loi, puisque son matelas était endommagé. Tout comme dans le cas du demandeur Léonard, le matelas déchiré contenait un tuyau de caoutchouc.


[5]                 Le 6 mars 2003, une audience disciplinaire commune relative à ces deux infractions a eu lieu devant le Président Pierre Raiche. Lors de cette audience, les demandeurs ont affirmé avoir échangé leur matelas avec d'autres détenus et ont prétendu ne pas avoir remarqué les trous qui devaient s'y trouver. Ils ont également nié être propriétaires des tuyaux de caoutchouc qui se trouvaient dans les matelas.

[6]                 Le Président a trouvé les demandeurs coupables des accusations disciplinaires telles que portées car, compte tenu du peu de crédibilité accordée aux versions des demandeurs, il était convaincu hors de tout doute raisonnable que les matelas avaient été endommagés par les demandeurs.

[7]                 Les demandeurs soutiennent que le Président n'a pas considéré leur défense de diligence raisonnable, à savoir qu'ils avaient reçu les matelas d'autres détenus et qu'ils ne les avaient ni endommagés délibérément ni utilisés de façon irresponsable. Les demandeurs argumentent, qu'en raisonnant ainsi, le Président aurait jugé de l'infraction comme en étant une de responsabilité absolue, contrevenant ainsi à l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

[8]                 De plus, les demandeurs soumettent que le Président n'a pas respecté les règles de droit concernant l'évaluation de la crédibilité, en présence de versions contradictoires. À cet égard, ces derniers invoquent les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt R. c. W.(D), [1991] 1 R.C.S. 742.


[9]                 Par ailleurs, les demandeurs prétendent que le Président a erré en les condamnant malgré une absence totale de preuve sur certains éléments essentiels de l'infraction, soit le dommage sur les matelas et le caractère délibéré ou irresponsable de ce dommage.

[10]            De son côté, le défendeur soumet que cette Cour doit se limiter à vérifier si la décision du Président était raisonnable compte tenu des informations colligés, y compris celles relatives à la défense des demandeurs.

[11]            Le défendeur soutient qu'il n'y a rien dans la décision du Président qui laisse suggérer que ce dernier se serait mépris sur le type d'infraction reprochée aux demandeurs. En effet, le défendeur énonce que le Président a considéré la défense de diligence raisonnable mais a décidé de l'écarter pour absence de plausibilité, tel qu'en font foi ses commentaires concernant la crédibilité des demandeurs.

[12]            Le défendeur argumente que cette conclusion est raisonnable compte tenu de nombreuses contradictions et implausibilités contenues dans les versions des demandeurs. De plus, le défendeur soumet que la similitude inouïe des défenses présentées par les deux demandeurs, qui par ailleurs étaient représentés par le même avocat, constitue un élément de plus affectant négativement la crédibilité des deux demandeurs.


[13]            Par ailleurs, le demandeur soutient qu'une preuve circonstancielle peut, comme c'est le cas en l'espèce, suffire pour que le Président soit convaincu hors de tout doute raisonnable de la commission de l'infraction disciplinaire. Ainsi, selon le défendeur, le Président n'a pas besoin d'information selon laquelle le détenu a été vu en train de détruire ou endommager un bien pour le condamner.

[14]            Dans l'affaire Hendrickson c. Kent Institution Disciplinary Court (Independent Chairperson) (1990), 32 F.T.R. 296 (C.F. 1ère inst.), aux pages 298 et 299, le juge Denault énonçait les principes applicables à la poursuite d'infractions disciplinaires en milieu carcéral :

"The principles governing the penitentiary discipline are to be found in Martineau No 1 (supra) and No.2 (1979), 30 N.R. 119; 50 C.C.C. (2d) 353 (C.S.C.); Re Blanchard and Disciplinary Board of Millhaven Institution (1982), 69 C.C.C. (2d) 171 (C.F. 1re inst.); Re Howard and Presiding Officer of Inmate Disciplinary Court of Stony Mountain Institution (1985), 57 N.R. 280; 19 C.C.C. (3d) 195 (C.A.F.) and may be summarized as follows:

1. A hearing conducted by an independent chairperson of the disciplinary court of an institution is an administrative proceeding and is neither judicial nor quasi-judicial in character.

2. Except to the extent there are statutory provisions or regulations having the force of law to the contrary, there is no requirement to conform to any particular procedure or to abide by the rules of evidence generally applicable to judicial or quasi-judicial tribunals or adversary proceedings.

3. There is an overall duty to act fairly by ensuring that the inquiry is carried out in a fair manner and with due regard to natural justice. The duty to act fairly in a disciplinary court hearing requires that the person be aware of what the allegations are, the evidence and the nature of the evidence against him and be afforded a reasonable opportunity to respond to the evidence and to give his version of the matter.


4. The hearing is not to be conducted as an adversary proceeding but as an inquisitorial one and there is no duty on the person responsible for conducting the hearing to explore every conceivable defence, although there is a duty to conduct a full and fair inquiry or, in other words, examine both sides of the question.

5. It is not up to this Court to review the evidence as a court might do in a case of a judicial tribunal or a review of a decision of a quasi-judicial tribunal, but merely to consider whether there has in fact been a breach of the general duty to act fairly.

6. The judicial discretion in relation with disciplinary matters must be exercised sparingly and a remedy ought to be granted "only in cases of serious injustice" (Martineau No 2, p. 360). (Je souligne)

[15]            Par ailleurs, dans l'arrêt R. c. W.(D), [1991] 1 R.C.S. 742., la Cour suprême, sous la plume du juge Cory, a énoncé la démarche à suivre lorsqu'il s'agit de déterminer la culpabilité hors de tout doute raisonnable d'un accusé. Selon cette démarche, le juge, même s'il ne croit pas le témoignage de l'accusé, doit néanmoins l'acquitter s'il subsiste un doute raisonnable quant à sa culpabilité. Ainsi, même si la déposition de l'accusé n'est pas crédible, le juge doit l'examiner dans le contexte de l'ensemble de la preuve et des inférences raisonnables qu'il peut tirer de tous et de chacun des éléments de preuve et si, au terme de cet examen, il n'est pas convaincu hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité, il doit l'acquitter.


[16]            Dans l'arrêt Ayotte c. Canada (Procureur général) (2003 CAF 429), la Cour d'appel fédérale vient tout récemment d'énoncer que les principes dégagés dans l'arrêt R. c. W.(D) sont applicables au processus disciplinaire en milieu carcéral car l'article 43(3) de la Loi stipule que la personne chargée de l'audition d'une plainte disciplinaire en milieu carcéral « ne peut prononcer la culpabilité que si elle est convaincue hors de tout doute raisonnable, sur la foi de la preuve présentée, que le détenu a bien commis l'infraction reprochée » .

[17]            Au paragraphe 19 de l'arrêt Ayotte, le juge Létourneau souligne que le non-respect des principes énoncés dans R. c. W.(D) constitue un cas de sérieuse injustice qui vicierait le processus décisionnel :           

"19. Le président du tribunal ne pouvait, sans compromettre l'équité procédurale et manquer à son obligation de tenir une audition complète, ignorer le seul véritable moyen de défense soulevé par l'appelant. Pour reprendre les propos du juge Denault dans Hendrickson, précité, ou du juge Addy dans Blanchard, précité, il devait examiner « both sides of the question » . Il pouvait rejeter le moyen de défense avancé par l'appelant, mais il ne pouvait l'ignorer compte tenu de la preuve soumise." (Je souligne)

[18]            En l'espèce, le Président n'a pas manqué à son obligation de tenir une audition équitable. Il a considéré le moyen de défense avancé par les demandeurs et a décidé de ne pas le retenir. Au terme de l'examen de l'ensemble de la preuve présentée devant lui examen, il a été convaincu hors de tout doute raisonnable de la culpabilité des demandeurs.


[19]            Ainsi, il ne serait pas approprié pour cette Cour de substituer son opinion à celle du Président dans l'évaluation des éléments de preuve au dossier, d'autant plus que cette dernière est raisonnable. En effet, comme je viens de le souligner et contrairement aux prétentions des demandeurs, le Président n'a pas ignoré leur défense de diligence raisonnable. Il a considéré tous les éléments du dossier et a conclu que les demandeurs étaient coupable de l'infraction, notamment parce qu'il ne les a pas cru.

[20]            De plus, un verdict de culpabilité à une infraction disciplinaire peut être uniquement basé sur une preuve circonstancielle si cette preuve est faite hors de tout doute raisonnable.

[21]            À propos de l'exigence de la preuve circonstancielle en l'absence de preuve directe, le juge Lemieux, dans l'affaire Bailey c.Canada (Procureur général) [2001] A.C.F. no 1307, énonçait ce qui suit :

"13. En l'espèce, le défendeur reconnaît qu'il n'y avait pas de preuve directe de possession par le demandeur. Il plaide qu'il y avait une preuve circonstancielle à cet effet. Dans The Queen v. Cooper, [1978] 1 R.C.S. 860, le juge Ritchie reprend l'énoncé du baron Alderson dans Hodge, 168 E.R. 1136, dans ces termes:

Le baron Alderson a dit aux jurés que la preuve est entièrement indirecte et qu'avant de pouvoir déclarer l'inculpé coupable, ils devaient être convaincus non seulement que ces circonstances étaient compatible avec sa culpabilité, mais ils devaient également être convaincus que les faits étaient tels qu'ils étaient incompatibles avec toute autre conclusion logique que celle de la culpabilité de l'inculpé." (Je souligne)


[22]            En l'espèce, compte tenu de la conclusion du Président sur la crédibilité des demandeurs, il était raisonnable de déduire qu'ils avaient détruit ou endommagé de manière délibéré ou irresponsable les matelas à partir des informations et circonstances suivantes : Les cellules des demandeurs sont à occupation simple et les événements relatés par ceux-ci ont eu lieu dans leurs cellules. Ils avaient la garde et le contrôle de ces matelas. Les matelas sont déchirés et on y a trouvé des tuyaux cachés pouvant servir à fabriquer des alambics. Ainsi la culpabilité des demandeurs constituait la seule conclusion logique dans les circonstances.

[23]            Bref, rien dans le présent dossier ne justifie l'intervention de cette Cour.

[24]            Pour ces motifs, les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

ligne

      JUGE

OTTAWA, Ontario

Le 3 décembre 2003


                        COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                     

DOSSIERS :                 T-538-03 et T-540-03

INTITULÉ:                 MARCEL BOUTIN c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

YVAN LÉONARD c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :     Montréal, Québec    

DATE DE L'AUDIENCE :      Le 17 novembre 2003

MOTIFS :                    L'honorable juge Rouleau

DATE DES MOTIFS :        Le 3 décembre 2003

COMPARUTIONS:           

Me Daniel Royer            POUR LES DEMANDEURS

Labelle, Boudreault,

Côté et Ass.

Me Dominique Guimond       POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Labelle, Boudreault,

Côté et Ass.              POUR LES DEMANDEURS

Morris Rosenberg

Sous-procureur général

du Canada                  POUR LE DÉFENDEUR


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