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Date : 20031009

Dossier : T-1321-97

Référence : 2003 CF 1171

ENTRE :

                                                   ELI LILLY AND COMPANY et

                                                       ELI LILLY CANADA INC.

                                                                             

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                          - et -

                                                                  APOTEX INC.

                                                                                                                                      défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Je suis saisi de trois requêtes, une des demanderesses et défenderesses reconventionnelles (collectivement appelées Lilly), et deux de Shionogi, l'autre défenderesse reconventionnelle (ci-après appelée Shionogi).


[2]                L'une des requêtes de Shionogi et celle de Lilly visent l'obtention d'un jugement sommaire portant radiation de certains paragraphes de la défense et demande reconventionnelle et le rejet de la demande reconventionnelle vis-à-vis de Shionogi. Dans sa deuxième requête, Shionogi en appelle devant le juge responsable de la gestion de l'instance du rejet, par la protonotaire, de sa requête visant la radiation de la demande reconventionnelle à son égard. Les arguments étant presque identiques, j'examinerai les trois requêtes simultanément.

[3]                L'action a pris naissance par le dépôt d'une déclaration datée du 18 juin 1997, modifiée le 11 janvier 2001 et le 22 août 2003. Dans l'action principale, Lilly allègue qu'Apotex a contrefait huit de ses brevets se rapportant à des composés intermédiaires et à des procédés de préparation d'intermédiaires utiles à la fabrication de l'antibiotique céfaclor.

[4]                Dans la modification de sa défense et demande reconventionnelle datée du 9 mars 2001, Apotex allègue qu'un certain comportement des demanderesses a porté atteinte à l'article 45 de la Loi sur la concurrence, ce qui lui donnerait droit à des dommages-intérêts suivant l'article 36 de la même loi. En décembre 2002, Apotex a de nouveau modifié sa défense et demande reconventionnelle afin de constituer Shionogi partie défenderesse à la demande reconventionnelle quant à une partie des dommages-intérêts qu'elle réclame sur le fondement de la Loi sur la concurrence. Délivré le 25 novembre 2002, l'acte de procédure ainsi modifié a été signifié à Shionogi, au Japon, le 24 décembre 2002.


[5]                En 1995, Shionogi a cédé à Lilly quatre des brevets visés initialement par l'action de Lilly - soit les brevets canadiens 1,136,132, 1,144,924, 1,095,026 et 1,132,547 (les brevets Shionogi). Aux paragraphes 18 à 22 et 26 de la défense (qui sont repris au paragraphe 105 de la demande reconventionnelle), ainsi qu'aux paragraphes 105 à 112b) de la demande reconventionnelle, Apotex allègue que la cession des brevets Shionogi constitue de la part de Shionogi et des demanderesses une atteinte à l'article 45 de la Loi sur la concurrence lui donnant droit à des dommages-intérêts suivant l'article 36 de cette loi.

[6]                Les trois requêtes contestent seulement les allégations de la défense et demande reconventionnelle qui se rapportent à la violation alléguée de la Loi sur la concurrence. Voici le texte des paragraphes en cause.

[traduction]

Activité anticoncurrentielle

18.            Chacun des brevets Shionogi décrit et revendique un procédé permettant la fabrication d'un intermédiaire susceptible d'être transformé en céfaclor grâce à un procédé n'emportant pas contrefaçon.

19.            Aucun des brevets visés par l'action ne renferme une revendication du produit céfaclor comme tel ou d'un produit dérivé d'un procédé pour le céfaclor. Le brevet principal exposant et revendiquant le céfaclor et un procédé de fabrication est le brevet canadien 1,016,537, expiré depuis le 30 août 1994.

20.            Grâce à la délivrance des quatre brevets Shionogi, après le 30 août 1994 au plus tard, Shionogi pouvait fabriquer et vendre le céfaclor au Canada en recourant aux procédés faisant l'objet de ses quatre brevets, ces procédés n'emportant plus contrefaçon des brevets des demanderesses.

21.            Avant la délivrance des brevets Shionogi, les demanderesses avaient le monopole de la fabrication et de la vente du céfaclor sur le marché canadien.

22.            Redoutant la concurrence de Shionogi sur le marché canadien du céfaclor, les demanderesses ont acheté les brevets Shionogi à Shionogi pour parer à cette éventualité.

...

26. Plus particulièrement, Apotex allègue que, de manière délibérée, les demanderesses ont comploté, se sont coalisées ou ont conclu un accord ou arrangement entre elles et avec Shionogi pour l'acquisition des brevets canadiens et des droits conférés à Shionogi par les brevets Shionogi dans le but (qui a été atteint) d'empêcher ou d'entraver la production ou l'acquisition de céfaclor par d'autres fabricants et d'empêcher ou d'entraver ainsi la concurrence sur le marché canadien du céfaclor.

DEMANDE RECONVENTIONNELLE

105.          La défenderesse, demanderesse reconventionnelle, reprend les allégations figurant dans sa deuxième défense modifiée.


106.          La défenderesse reconventionnelle, Shionogi and Company Limited (Shionogi), est un fabricant de produits pharmaceutiques à l'échelle internationale. Shionogi a été constituée et est exploitée conformément aux lois du Japon, son principal établissement étant situé au 1-8, Doshomachi 3 - Chome, Chuo-ku, Osaka 541-0045, Japon.

107.          En raison du comportement illicite des demanderesses et de Shionogi décrit dans la deuxième défense modifiée, la défenderesse a été indûment empêchée, en totalité ou en partie, de fabriquer du céfaclor ou d'en acquérir.

108.          Le comportement délibéré des demanderesses et de Shionogi visant à restreindre le commerce du céfaclor constitue une infraction prévue à l'article 45 de la Loi sur la concurrence. La défenderesse demande donc des dommages-intérêts sur le fondement de l'article 36 de cette loi, ainsi que le remboursement intégral de ses frais d'enquête et l'adjudication des dépens afférents à l'instance.

109.          Apotex affirme que la défenderesse reconventionnelle Shionogi a comploté, s'est coalisée et a conclu un accord ou arrangement pour empêcher, limiter ou réduire indûment la fabrication ou la production du médicament céfaclor, pour empêcher ou réduire indûment la concurrence dans la production, la fabrication ou la fourniture du céfaclor ou, de toute autre façon, pour restreindre indûment la concurrence ou lui causer un préjudice indu, contrairement à l'article 45 de la Loi sur la concurrence.

110.          En particulier, Apotex prétend que, de manière délibérée, Shionogi a comploté, s'est coalisée et a conclu un accord ou arrangement avec Eli Lilly and Company et Eli Lilly Canada, Inc. (collectivement, Lilly), ou les deux, pour permettre à Eli Lilly and Company de se porter acquéreur de ses brevets canadiens et des droits que lui conféraient les brevets canadiens 1,095,026, 1,132,547, 1,136,132 et 1,144,924 (les brevets Shionogi) dans le but (qui a été atteint) d'empêcher ou d'entraver la production ou l'acquisition de céfaclor par d'autres fabricants et d'empêcher ou d'entraver ainsi la concurrence sur le marché canadien du céfaclor.

111.          Vu ce qui précède, les défenderesses reconventionnelles

a)              ont limité indûment les facilités de transport, de production, de fabrication, de fourniture, d'emmagasinage ou de négoce du céfaclor,

b)              ont restreint indûment le négoce du céfaclor ou lui ont causé un préjudice indu et

c)              ont empêché, limité ou réduit indûment la fabrication, l'achat, le troc, la vente, le transport ou la fourniture de céfaclor,

contrairement à la Loi sur la concurrence, et sont solidairement responsables vis-à-vis d'Apotex en ce qui concerne les atteintes à l'article 45 de cette loi.

112.          La défenderesse, demanderesse reconventionnelle, demande donc :

a)              un jugement déclaratoire selon lequel les brevets canadiens 1,095,026, 1,132,547, 1,133,007, 1,133,468, 1,136,132, 1,144,924, 1,146,536 et 1,150,725 et chacune des revendications qu'ils renferment sont invalides, nuls, non applicables et sans effet;

b)              des dommages-intérêts suivant l'article 36 de la Loi sur la concurrence, versés directement ou, subsidiairement, déduits des dommages-intérêts auxquels elle pourrait être condamnée;

c)              les dépens de la demande reconventionnelle sur la base procureur-client;


d)              toute autre réparation que la Cour juge appropriée.

[7]                L'on remarquera que, abstraction faite des éléments purement anodins et du libellé tiré de la loi, le seul fait matériel invoqué contre les prétendues conspiratrices dans ces paragraphes est la cession à Lilly, en 1995, par Shionogi, des brevets Shionogi, dans le but (qui a été atteint) de tenir les demanderesses et d'autres sociétés à l'écart de la fabrication et de la mise en marché du céfaclor au Canada. Le premier argument opposé par Shionogi et Lilly, et le plus sérieux à mon avis, est que ces allégations ne révèlent tout simplement pas l'existence d'une cause d'action. Il s'agit d'une pure question de droit qu'il convient de régler dans le cadre soit d'une requête en radiation, soit d'une requête pour jugement sommaire. La Cour ne doit exercer son pouvoir discrétionnaire dans aucun de ces cas; elle doit plutôt répondre à une seule question : « À supposer que toutes les allégations soient véridiques, la partie demanderesse pourrait-elle obtenir jugement? » Puisque cette question relègue à l'arrière-plan toutes les autres soulevées dans les diverses requêtes, il faut s'y attaquer en premier. C'est pourquoi, également, en ce qui concerne l'appel de la décision de la protonotaire, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte.

[8]                Examinons tout d'abord la décision de la protonotaire accueillant la requête présentée par Apotex afin de modifier sa défense et demande reconventionnelle par l'ajout des paragraphes en cause. Dans son ordonnance datée du 24 octobre 2002, la protonotaire dit :


[traduction]

... Apotex demande l'autorisation de constituer Shionogi partie défenderesse à sa demande reconventionnelle, étant donné son allégation selon laquelle Shionogi a comploté avec Lilly pour entraver la concurrence dans la fabrication et la fourniture de céfaclor. Apotex soutient que cette mise en cause est nécessaire et appropriée puisqu'elle a déjà invoqué les actes accomplis de concert avec Lilly qui l'auraient empêchée pendant un certain temps d'accéder au marché du céfaclor.

Lilly s'oppose à la modification en s'appuyant sur l'arrêt Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 493 (Molnlycke), où la Cour d'appel fédérale a radié des allégations d'activité anticoncurrentielle fondées sur la cession d'un brevet, laquelle constituait selon elle un exercice légitime du monopole du breveté, rien de plus.

J'autoriserai la modification constituant Shionogi partie défenderesse à la demande reconventionnelle d'Apotex pour les raisons suivantes. Premièrement, cela découle de mon ordonnance du 14 juin 2001 autorisant Apotex à se porter demanderesse reconventionnelle contre Lilly au motif que cette dernière aurait comploté avec Shionogi pour acquérir les droits conférés à Shionogi par des brevets canadiens dans le but (qui aurait été atteint) d'entraver la concurrence. L'autorisation accordée à Apotex de se porter demanderesse reconventionnelle contre Shionogi découle des allégations existantes selon lesquelles Shionogi aurait pris part au comportement anticoncurrentiel allégué.

Vu mon ordonnance du 14 juin 2001, je ne crois pas qu'il incombe aux demanderesses d'invoquer maintenant Molnlycke pour contester la requête. Je me pencherai néanmoins sur ce motif d'opposition. Une distinction d'avec cet arrêt peut être établie sous plusieurs rapports. Il s'agissait d'un appel interjeté par une société étrangère n'ayant aucune présence au Canada par suite du refus de la Section de première instance d'annuler une ordonnance ex parte de signification ex juris de l'avis de défense et demande reconventionnelle de Proctor & Gamble, qui reprochait à la demanderesse d'avoir comploté contrairement à la Loi sur la concurrence. Comme Molnlycke était à l'extérieur du ressort de la Cour, l'ancienne règle 307(1) s'appliquait. Selon cette règle, pour être autorisée à signifier ex juris, une partie devait avoir « une bonne cause d'action » , et non seulement une cause d'action défendable. En accueillant l'appel et en annulant l'ordonnance de signification ex juris, le juge Mahoney a conclu au nom de la Cour d'appel, après examen de la preuve, à l'inexistence d'une bonne cause d'action. Un critère différent s'appliquait donc dans les circonstances de l'espèce, un critère qui permettait de soupeser la preuve pour décider s'il y avait une bonne cause d'action.

Molnlycke porte également sur l'acquisition et l'application d'un brevet unique, ce qui le distingue de la présente espèce, tout comme les actes de procédure et les allégations dans leur ensemble. J'ajouterais que le droit applicable dans ce domaine n'est ni immuable ni établi (voir Volkswagen Canada Inc. c. Access International Automotive Ltd. [2001] CAF 79) et je conclus qu'il n'est pas absolument certain que les modifications ne révèlent pas l'existence d'une cause d'action valable.

[9]                Dans une ordonnance datée du 5 août 2003, la protonotaire s'est de nouveau penchée sur la question de l'arrêt Molnlycke dans sa décision relative à la requête en radiation de Shionogi dont il est fait appel. Elle a développé les motifs justifiant la distinction d'avec l'arrêt de la Cour d'appel :


[traduction]

Par sa requête, Shionogi exhorte la Cour à réexaminer l'acte de procédure contesté, du point de vue de la requérante, et à tirer ses propres conclusions à cet égard. Cela est parfaitement approprié dans les circonstances étant donné que mon ordonnance du 21 octobre 2002 a été rendue ex parte vis-à-vis de Shionogi.

Je reconnais que la plupart des prétentions de la défenderesse sont pertinentes, mais je me pencherai sur deux en particulier. En ce qui a trait à l'argument de Shionogi selon lequel l'article 32 de la Loi sur la concurrence vise précisément l'usage anticoncurrentiel de droits de propriété intellectuelle, de sorte que les articles 36 et 45 de cette loi ne peuvent ni ne doivent être invoqués pour limiter l'usage de tels droits, je conviens qu'il est inapproprié de choisir entre deux interprétations concurrentes de la portée de dispositions législatives dans le contexte de la requête.

Le principal argument de Shionogi est que, contrairement à la demanderesse Lilly, seule une cession de brevets a été alléguée contre elle, de sorte que les allégations la visant tombent carrément sous le coup de l'arrêt Molnlycke de la Cour d'appel fédérale. Shionogi prétend que cet arrêt permet de trancher les questions en litige à son égard et fait légalement obstacle à la poursuite intentée contre elle par Apotex pour comportement anticoncurrentiel.

Shionogi s'élève d'ailleurs contre les deux éléments de distinction d'avec Molnlycke signalés dans la mention apposée à mon ordonnance du 24 octobre 2002. Tout d'abord, l'argument de Shionogi ne me convainc pas quant à la norme appliquée dans Molnlycke. Deuxièmement, même si je conviens que la cession de 4 brevets ne peut être plus outrageante que la cession d'un seul, l'élément de distinction ne se fonde pas que sur cela, mais aussi sur « les actes de procédures et les allégations dans leur ensemble » . En d'autres mots, la question de savoir si un complot ou un arrangement pour acquérir les droits conférés par de multiples brevets dans un contexte où, comme en l'espèce, aucun monopole n'existait pour le céfaclor, dans le but (atteint) de limiter l'accès au marché du céfaclor, peut constituer une réduction indue de la concurrence sur ce marché, n'équivaut pas au paradigme factuel ou à la question de fait que la Cour d'appel a considéré dans Molnlycke.

[10]            Il convient de rappeler exactement ce que la Cour d'appel a dit dans Molnlycke. Les extraits suivants renferment l'essence de la décision :

Il ne fait aucun doute que l'appelante, la K-C Canada et la K-C U.S. ont conclu un arrangement par lequel l'appelante s'est départie du brevet canadien redélivré en faveur de la K-C Canada, qui faisait concurrence à la P & G sur le marché canadien, de manière à pouvoir faire valoir les droits monopolistiques du brevet à l'encontre de la P & G, et qu'elle a entrepris de faire valoir ses droits dès qu'elle a été enregistrée comme titulaire. Ce fait, en soi, ne donne pas lieu à un motif d'action. Ce qu'a récemment déclaré le juge Décary, de la Cour d'appel, au sujet de l'achat d'un brevet, en l'absence de tout droit d'intenter une poursuite pour violation passée, peut également s'appliquer à la vente de ce brevet : Amsted Industries Inc. v. Wire Rope Industries Ltd., (1990) 32 C.P.R. (3d) 334, p. 339.

[traduction] Je ne vois rien d'illégal en soi à acheter un bien, un brevet en l'occurrence, dont les acheteurs ne peuvent jouir qu'en faisant échouer des actions existantes ou à venir.


...

Il va sans dire que l'existence d'un brevet est susceptible de limiter ou de réduire la concurrence, ou de lui causer un préjudice - c'est ce que font les monopoles - mais la délivrance de ce brevet et l'amoindrissement inhérent de la concurrence ont été expressément prévus par une loi du Parlement, qui prescrit la délivrance obligatoire d'une licence dans les circonstances où il est considéré que l'incidence ordinaire du monopole conféré par la loi est contraire à l'intérêt public. C'est l'existence du brevet qui amoindrit la concurrence, et non la manière dont sa délivrance a été obtenue ou la façon et par qui il est convenu d'exécuter et de défendre son monopole.

...

Dans la Loi sur les brevets, le législateur a défini ce qu'est un amoindrissement « raisonnable » de la concurrence. Selon moi, et il s'agit d'une question de droit, on ne peut faire valoir que l'amoindrissement de la concurrence qui est inhérent à l'exercice de droits expressément prévus par cette loi, soit l'obtention d'un brevet ou sa redélivrance, sa cession et les actions prises par le cessionnaire pour faire respecter son monopole, peut être indue. On ne peut donc déduire de la preuve de l'exercice de ces droits seulement qu'il y a eu amoindrissement indu de la concurrence.

[Non souligné dans l'original.]


[11]            Avec grands égards, je suis en désaccord avec les motifs invoqués par la protonotaire pour établir une distinction d'avec la décision unanime rendue par - et je le dis avec déférence - une formation de juges très solide, et pour s'en dissocier. Premièrement, même s'il est vrai que la Cour a en partie fondé sa décision sur son appréciation des faits de l'espèce, dans les extraits cités, elle énonce des motifs distincts s'appuyant uniquement sur son avis que la simple cession des droits issus d'un brevet ne peut conférer une cause d'action en vertu de la Loi sur la concurrence. Il ne s'agissait pas de simples remarques incidentes, mais d'un énoncé du droit mûrement réfléchi par une Cour dont les décisions me lient ainsi que la protonotaire. Les tribunaux inférieurs ne doivent pas invoquer le caractère changeant du droit ( « ni immuable ni établi » ) pour se dissocier de décisions antérieures ayant force obligatoire mais avec lesquelles ils peuvent être en désaccord. S'il y a lieu de revenir sur Molnlycke, seule la Cour d'appel elle-même ou la Cour suprême du Canada peut le faire. Pour autant que je sache, ni l'une ni l'autre n'ont rendu une décision en ce sens.

[12]            Deuxièmement, dans les extraits cités, la Cour n'a pas simplement décidé que la demanderesse n'avait pas établi l'existence d'une bonne cause, mais bien que, selon la preuve, elle n'avait aucune cause d'action en droit. Par conséquent, le fait que le texte de l'ancienne règle 307(1) appliquée dans Molnlycke établissait une norme différente de celle applicable aux requêtes présentées à la protonotaire et au soussigné ne change rien à l'affaire.

[13]            Je ne tiens compte d'aucune distinction liée au nombre de brevets en cause. Même si l'on paraît avoir laissé entendre qu'il pouvait s'agir d'un motif de distinction d'avec la présente espèce, la protonotaire semble y renoncer à juste titre dans le deuxième des extraits précités.


[14]            Reste le fait que les brevets Shionogi cédés avaient pour objet des procédés utiles à la fabrication du céfaclor, que le brevet pour le produit céfaclor lui-même était expiré et que Lilly était titulaire des brevets se rapportant à l'autre procédé utile à la fabrication du céfaclor. L'allégation voulant que Shionogi et Lilly aient conclu un accord de cession des brevets Shionogi (qualifier l'accord de « complot » colore les faits, sans plus) dans le but (qui aurait été atteint) de permettre à Lilly de conserver son monopole sur le marché canadien du céfaclor n'est simplement pas, à la lumière de la décision de la Cour d'appel, une allégation de comportement illicite. Quiconque obtient un brevet, par voie de délivrance ou de cession, le fait pour acquérir un monopole qui, par définition, réduit la concurrence. Ce monopole est reconnu par la loi et ne saurait légalement donner lieu à une réduction « indue » de la concurrence pendant la période de validité du brevet.

[15]            La loi adoptée par le Parlement prévoit également qu'un brevet peut être obtenu pour un procédé tout autant que pour un produit. Le brevet relatif à un procédé confère aussi un monopole, et lorsque le procédé est le seul moyen d'arriver au produit recherché, il confère au breveté un monopole sur ce dernier également, mais seulement jusqu'à ce que quelqu'un d'autre trouve un autre procédé permettant d'arriver au même résultat sans contrefaire le brevet. Il en va de même pour les brevets de produit et les brevets de procédé : l'acquisition par voie de cession, même si elle peut avoir pour but et entraîner de fait la réduction de la concurrence, n'est pas illégale, car le Parlement a expressément prévu ce genre particulier de monopole, quoique pendant un nombre d'années limité. Aucune disposition de la Loi sur les brevets ou d'une autre loi ne prévoit que le fait d'avoir été titulaire d'un brevet de produit expiré est un obstacle à l'obtention d'un brevet de procédé menant à la fabrication du même produit. L'intention de réduire la concurrence, dans la mesure où les moyens employés pour atteindre cet objectif demeurent conformes à la Loi sur les brevets, n'équivaut pas à l'intention de réduire indûment la concurrence et n'est donc pas illégale. Le « contexte » auquel renvoie la protonotaire ne diminue en rien la force obligatoire de l'arrêt de la Cour d'appel.

[16]            Avant de passer au point suivant, il faut préciser que la manière dont Apotex a procédé pour modifier ses actes de procédure n'a pas facilité la tâche à la protonotaire. La première modification, autorisée par l'ordonnance du 14 juin 2001, nommait mais ne mettait pas en cause Shionogi et renfermait d'autres allégations de comportement anticoncurrentiel dirigées contre Lilly. Ces autres allégations demeurent et n'ont pas été contestées. Au moins, une partie de la modification pouvait clairement être autorisée. Ultérieurement, dans l'ordonnance du 24 octobre 2002, la protonotaire a invoqué le fait que les allégations de complot dirigées contre Shionogi avaient déjà été autorisées de sorte que, bien sûr, il aurait été incongru que la Cour fasse alors droit à l'opposition quelque peu tardive de Lilly. Ainsi, la mise en cause de Shionogi était, en un sens, la simple conséquence logique de la modification antérieure, que la protonotaire était évidemment réticente à réexaminer ou à revoir. Il demeure toutefois que les paragraphes actuellement contestés ne font pas état d'une cause d'action contre l'une ou l'autre des défenderesses reconventionnelles.

[17]            J'arrive à la conclusion que les modifications apportées par Apotex à sa défense et demande reconventionnelle n'auraient pas dû être autorisées et que la demande reconventionnelle aurait dû être radiée vis-à-vis de Shionogi sur requête de cette dernière.


[18]            Après avoir conclu comme je l'ai fait que le complot allégué ne conférait aucune cause d'action, et que les allégations contestées doivent être radiées, je me suis demandé si je devais me pencher sur les autres arguments que toutes les parties, sauf Shionogi, ont développés jusqu'à un certain point. J'ai décidé qu'il ne le fallait pas. La cause d'action énoncée dans les paragraphes contestés est simplement inexistante. Elle n'aurait jamais dû voir le jour et ne doit plus faire perdre son temps à la Cour.

[19]            En conséquence, les trois requêtes seront accueillies, les paragraphes contestés de la défense et demande reconventionnelle seront radiés et la demande reconventionnelle sera rejetée vis-à-vis de Shionogi.

[20]            En ce qui a trait aux dépens, les trois parties ont demandé leur adjudication sur la base procureur-client. Dans le cas de Lilly, il me semble qu'elle aurait pu et qu'elle aurait dû interjeter appel de l'ordonnance de la protonotaire autorisant les modifications initiales et que, si elle l'avait fait, elle aurait réalisé de grandes économies. Lilly a droit à ses frais mais, vu les circonstances, ils seront taxés selon la colonne III.


[21]            Le cas de Shionogi est différent. Dès qu'elle a pu le faire, elle s'est opposée par requête à sa désignation dans la demande reconventionnelle. Le fait que l'appel du rejet injustifié de sa requête en radiation n'a pas été entendue avant sa requête en jugement sommaire est simplement imputable au processus d'inscription au rôle de la Cour et aux compétences différentes d'un juge et d'un protonotaire responsables de la gestion d'une instance. Elle a droit aux dépens afférents à la requête en jugement sommaire et au rejet de la demande reconventionnelle en ce qui la concerne, selon la colonne V; ses dépens pour l'appel et la requête en radiation seront taxés selon la colonne III.


ORDONNANCE

Les requêtes sont accueillies. Les paragraphes 18 à 22 et 26 de la défense et les paragraphes 105 à 112b) de la demande reconventionnelle sont radiés; la demande reconventionnelle est rejetée avec dépens vis-à-vis de Shionogi. Lilly a droit aux dépens de la requête taxés selon la colonne III. Shionogi a droit aux dépens de la requête en jugement sommaire, taxés selon la colonne V et aux dépens de l'appel de l'ordonnance de la protonotaire, taxés selon la colonne III.

                                                                                                                              James K. Hugessen                

                                                                                                                                                     Juge                        

Ottawa (Ontario)

9 octobre 2003

Traduction certifiée conforme

Claire Vallée, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU DOSSIER :                   T-1321-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :    Eli Lilly and Co. et al. c. Apotex Inc.

DATE DE L'AUDIENCE :       2 OCTOBRE 2003

LIEU DE L'AUDIENCE :         Ottawa (Ontario)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE DU JUGE HUGESSEN EN DATE DU 9 OCTOBRE 2003.

ONT COMPARU :

Anthony Creber et

Patrick Smith                                                     POUR LES DEMANDERESSES

Harry Radomski et

David Scrimger                                      POUR LA DÉFENDERESSE APOTEX

David Morrow et

Colin Ingram                                                      POUR LA DÉFENDERESSE SHIONOGI

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson, s.r.l.                       POUR LES DEMANDERESSES

Goodmans, s.r.l.                                                POUR LA DÉFENDERESSE APOTEX

Smart and Biggar                                               POUR LA DÉFENDERESSE SHIONOGI

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