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Date : 20040603

Dossier : T-436-03

Référence : 2004 CF 774

Toronto (Ontario), le 3 juin 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL

ENTRE :

CHRISTOPHER LEBLANC, JOANNE BEAULIEU, STEPHANIE BEAULIEU,

STEVEN FARROW représenté par sa tutrice à l'instance Joanne Beaulieu

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                          SA MAJESTÉ LA REINE, JO HAUSER, LILETH GERVAIS,

RANDALL KLOTZ

                                                                                                                                          défendeurs

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il a été interjeté appel, par voie de requête, d'une ordonnance datée du 24 juin 2003 (2003 CFPI 776) par laquelle la protonotaire Mireille Tabib a radié la déclaration produite par les demandeurs le 18 mars 2003 (la déclaration initiale).


[2]                À l'audience, j'ai confirmé être d'avis que l'ordonnance de la protonotaire Tabib n'est pas « entachée d'erreur flagrante » , c'est-à-dire que la protonotaire n'a pas exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits (voir Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.F.)). Étant donné que j'ai clairement indiqué aux demandeurs que je ne voyais aucune erreur dans la décision de la protonotaire Tabib, la déclaration modifiée que leur avocat a soumise à l'examen de la Cour est devenue le point central de l'appel.

[3]                À l'audience, les avocats des deux parties ont convenu que j'avais compétence dans le cadre du présent appel pour décider si la déclaration modifiée, produite le 15 mars 2004, peut résister à la requête en radiation ou, en d'autres termes, s'il s'agit ou non d'un cas où il est évident et manifeste que l'action des demandeurs, telle que libellée, est vouée à l'échec (Procureur général du Canada c. Inuit Tapirisat of Canada, [1980] 2 R.C.S. 735).


[4]                La déclaration initiale, qui fait l'objet de l'ordonnance de la protonotaire Tabib, découle directement d'une action intentée par les demandeurs qui a été accueillie par la Cour supérieure de justice de l'Ontario, mais qui a été rejetée par la Cour d'appel de l'Ontario (Robb, Rintoul et Farrow c. La Société canadienne de la Croix Rouge (SCCR), Ontario et al., (2001), 152 O.A.C. 60 (C.A. Ont.)). La déclaration initiale était étroitement liée à ces deux décisions des tribunaux ontariens, de sorte que la protonotaire Tabib a, à bon droit selon moi, conclu que la demande ne pouvait réussir. Pour décider du sort de la déclaration modifiée dans le cadre du présent appel, il est donc nécessaire de bien saisir le contexte dans lequel les décisions des deux tribunaux ontariens ainsi que la décision de la protonotaire Tabib ont été rendues.

[5]                Au bout du compte, pour les motifs énoncés plus loin, je conclus que les allégations figurant dans la déclaration modifiée ne corrigent que partiellement les vices constatés par la protonotaire Tabib, mais dans la mesure où elles le font, elles ne seront pas radiées.

A. Contexte

1. Les décisions des tribunaux ontariens


[6]                Le demandeur principal, Christopher LeBlanc, est un hémophile qui a reçu des concentrés de facteurs de coagulation IX et a été infecté au VIH. À l'automne 1984, il a été établi que le traitement thermique des concentrés de facteurs de coagulation comme le facteur IX permettait d'inactiver le VIH. La tutrice de Christopher LeBlanc et d'autres personnes ont intenté en Ontario une action visant à obtenir des dommages-intérêts de La Société canadienne de la Croix-Rouge (SCCR), du gouvernement de l'Ontario et du fabricant du facteur IX pour cause de négligence. Dans cette action les demandeurs ont allégué avoir contracté le VIH en raison de la contamination du facteur IX, et ils ont soutenu que les défendeurs avaient manqué à leur obligation de diligence envers eux en retardant l'introduction au Canada des concentrés de facteur IX chauffés et en ne prévenant pas les utilisateurs des risques associés à l'emploi de facteurs IX non chauffés. Les demandeurs ont de plus soutenu que la SCCR avait indûment retardé le passage au facteur IX chauffé parce qu'elle souhaitait écouler son stock de produits non chauffés.

[7]                Les demandeurs ayant accepté des paiements en vertu du Régime d'aide extraordinaire appliqué sans égard à la faute, la Couronne du chef du Canada (la Couronne) n'était pas défenderesse dans l'action ontarienne. Les paiements en question ont été effectués en échange d'une décharge dans laquelle les demandeurs renoncent à toute réclamation qu'ils peuvent avoir en raison du fait qu'ils ont été infectés au VIH. La SCCR et le gouvernement de l'Ontario ont toutefois mis en cause la Couronne en vue d'obtenir une contribution et une indemnisation à l'égard de toute responsabilité qu'ils pourraient avoir envers les demandeurs.

[8]                Dans le cadre de l'action ontarienne, les demandeurs ont sollicité, avant l'instruction de l'instance, la permission de modifier leur déclaration pour ajouter une réclamation contre le gouvernement de l'Ontario pour délit de destruction d'éléments de preuve. Les demandeurs allèguent que le gouvernement de l'Ontario avait donné l'ordre au secrétariat du Comité canadien du sang (CCS) de détruire les bandes sonores et les transcriptions des réunions du CCS pour tenter de camoufler les agissements des fonctionnaires dans le cadre du programme du sang instauré au Canada. Les demandeurs n'ont pas poursuivi la Couronne directement pour délit de destruction d'éléments de preuve.


[9]                Le juge de première instance ayant instruit l'action ontarienne a statué que la SCCR avait fait preuve de négligence en ne faisant pas tout ce qui était en son pouvoir pour faciliter le passage au facteur IX chauffé et en retardant son introduction au Canada. La SCCR a été condamnée à payer des dommages-intérêts à chacun des demandeurs et la Couronne a été tenue responsable d'indemniser la SCCR dans une proportion de 25 pour cent des dommages-intérêts octroyés aux demandeurs. Le juge de première instance a, en outre, statué que la preuve ne permettait pas de conclure que les bandes sonores et les transcriptions des réunions du CCS avaient été sous le contrôle du gouvernement de l'Ontario, que le secrétariat du CCS était composé d'employés de la Couronne et qu'il n'avait donc pas été établi que des éléments de preuve avaient été détruits par le gouvernement de l'Ontario. Les réclamations des demandeurs contre le gouvernement de l'Ontario et le fabricant du facteur IX ont donc été rejetées.

[10]            Des appels et des appels incidents ont été formés contre la décision de première instance. À cette époque, la Cour d'appel de l'Ontario avait statué depuis peu dans Spasic Estate c. Imperial Tobacco (2000), 49 O.R. (3d) 699, qu'il y avait lieu de permettre que soit instruite une action en dommages-intérêts fondée sur le délit indépendant de destruction d'éléments de preuve. Les demandeurs ont donc obtenu l'autorisation d'inclure dans leurs appels incidents des réclamations particulières contre le gouvernement de l'Ontario pour délit de destruction d'éléments de preuve.


[11]            En appel, la décision du juge de première instance concernant la responsabilité de la SCCR et de la Couronne a été infirmée. La Cour d'appel a notamment conclu que le facteur IX chauffé avait été mis à la disposition des demandeurs sans retard indu, que son introduction auprès des demandeurs n'a pas été retardée dans les faits même si la SCCR a pu avoir l'intention de retarder le passage au facteur IX chauffé pour écouler les stocks existants et que les dates où les demandeurs ont été infectés n'avaient pas été établies. Par conséquent, même si les conclusions du juge de première instance concernant la négligence de la SCCR avaient été maintenues, il n'en demeure pas moins que les demandeurs n'avaient pas été en mesure de démontrer qu'ils avaient contracté le VIH en raison de cette négligence, la date à laquelle ils ont été infectés n'ayant pas été établie. Les conclusions du juge de première instance concernant la destruction des éléments de preuve ont été confirmées.

[12]            La demande d'autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada contre le jugement de la Cour d'appel de l'Ontario a été rejetée (Robb c. St. Joseph's Health Care Centre, [2002] A.C.S.C. no 44).

2. La déclaration initiale


[13]            Pour tenter de remédier à leur échec devant la Cour d'appel, les demandeurs ont produit leur déclaration initiale dans laquelle ils ont soutenu que n'eût été la destruction des bandes sonores et des transcriptions des réunions du CCS, la décision du juge de la Cour supérieure de justice de l'Ontario aurait été maintenue. Ils ont réclamé des dommages-intérêts, équivalant au montant des dommages-intérêts accordés par le juge de première instance, contre trois défendeurs poursuivis à titre individuel pour faute dans l'exercice d'une charge publique, atteinte directe, négligence et manquement à une obligations fiduciaire. Les demandeurs ont également réclamé des dommages-intérêts contre la Couronne à titre de membre du CCS et à titre d'entité responsable des actes des défendeurs poursuivis individuellement.

3. L'ordonnance de la protonotaire Tabib

[14]            La protonotaire Tabib a radié la déclaration initiale des demandeurs. Vu leur pertinence en l'espèce, nous résumons ci-dessous certaines de ses conclusions :

[traduction]

1. La Cour fédérale n'a pas compétence sur les réclamations contre les défendeurs poursuivis individuellement étant donné que les demandeurs n'ont pas à leur égard de cause d'action découlant d'une loi fédérale.

2. La compétence de la Cour s'étend aux réclamations des défendeurs contre la Couronne en vertu de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, nonobstant les conclusions concernant la compétence de la Cour à l'égard des réclamations contre les défendeurs poursuivis individuellement.

3. Vu le jugement de la Cour d'appel de l'Ontario, la déclaration initiale des demandeurs ne révèle aucune cause d'action valable et elle constitue un abus de procédure au motif qu'il y a préclusion découlant d'une question déjà tranchée (issue estoppel).

4. La doctrine de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée interdit aux demandeurs de contester les conclusions du tribunal ontarien au sujet du lien de causalité.   


[15]            La Cour d'appel a déterminé que même si la SCCR a pu avoir l'intention de retarder la distribution du facteur IX chauffé jusqu'à épuisement des stocks de produits non chauffés, le facteur chauffé a été distribué dans un délai raisonnable. Cette conclusion sous-tend que même s'il avait été établi que la SCCR a eu l'intention de retarder l'introduction du facteur IX chauffé, preuve censée se trouver dans les archives détruites, la Cour n'aurait pas disposé de suffisamment d'éléments de preuve pour condamner la SCCR. La protonotaire Tabib a conclu que le recours ontarien et la déclaration initiale soulevaient des questions identiques en ce qui concerne la cause du retard à introduire le facteur IX chauffé au Canada et en ce qui concerne la question de savoir si à l'époque où les demandeurs ont été infectés il aurait été possible d'éviter un tel retard.

[16]            Il importe toutefois de signaler que la protonotaire Tabib n'a pas examiné les questions de la causalité et des dommages dans le contexte du recours contre la Couronne pour faute dans l'exercice d'une charge publique et qu'elle n'a tiré aucune conclusion à l'égard de la demande pour manquement par la Couronne à son obligation fiduciaire.

B. La déclaration modifiée

[17]            Comme c'était le cas pour la déclaration initiale, l'action ontarienne et la déclaration modifiée opposent les mêmes demandeurs et défendeurs. La déclaration modifiée comporte trois volets : la perte de possibilités dans le cadre du recours ontarien, le délit de faute dans l'exercice d'une charge publique et le manquement à une obligation fiduciaire. J'examinerai chacun de ces aspects.

1. Perte de possibilités

[18]            Les demandeurs réclament des dommages-intérêts pour la destruction des bandes sonores et des transcriptions des réunions du CCS, fait en raison duquel ils soutiennent avoir [traduction] « perdu la possibilité d'avoir gain de cause devant la Cour d'appel d'Ontario » . Aux pages 15 et 16 de leur déclaration modifiée, les demandeurs font valoir ce qui suit :

[traduction]

(12) Perte de possibilités causée par les défendeurs : perte d'une possibilité d'avoir gain de cause devant la Cour d'appel

35.           Il ressort de certains éléments de preuve secondaire, dont le rapport de décision dans lequel il est indiqué qu'il serait nécessaire de « disposer » des stocks existants, qu'il avait été décidé de les utiliser. Cette preuve secondaire n'a pas convaincu la Cour d'appel du bien-fondé de la théorie avancée par les demandeurs en matière de responsabilité. Il existait une possibilité, réelle et non pas fantaisiste, que le compte rendu exhaustif comble cette lacune et convainque la Cour d'appel, d'où la présente demande.

36.           Les demandeurs soutiennent que :

a) L'absence de compte rendu exhaustif a miné la capacité des demandeurs d'établir le bien-fondé de leur demande initiale et de faire confirmer en appel la condamnation prononcée par le juge de première instance.

b) À un niveau, le recours initial des demandeurs était bien fondé.

c) En raison de leur échec devant la Cour d'appel, les demandeurs ont perdu toute possibilité d'obtenir des dommages-intérêts dans le cadre de leur recours initial et de recouvrer les frais qu'ils réclamaient [...]

[19]            En ce qui concerne la déclaration initiale, la protonotaire Tabib a statué que les demandeurs ne pouvaient contester les conclusions du tribunal ontarien au sujet du lien de causalité, cette question ayant déjà été tranchée. Je suis d'avis que, sur ce point, il n'y a pas de différence significative entre la déclaration modifiée et la déclaration initiale.


[20]            Au cours des plaidoiries, j'ai indiqué aux parties que la tentative des demandeurs de relier la déclaration modifiée à l'action ontarienne était vouée à l'échec, tout comme l'avait décidé la protonotaire Tabib dans le cas de la déclaration initiale. Les demandeurs soutiennent que la décision de la Cour d'appel aurait pu être différente si le contenu des transcriptions et des bandes sonores ayant été détruites avait été porté à sa connaissance. Toutefois, compte tenu d'une conclusion marquante de la Cour d'appel de l'Ontario (Robb, Rintoul et Farrow c. La Société canadienne de la Croix-Rouge (SCCR), Ontario et. al. (2001), 152 O.A.C. 60 (C.A. Ont.) au paragraphe 109), l'argument n'avait aucune chance d'être retenu :

[traduction] Enfin, et voilà qui compte peut-être davantage, indépendamment de toute déclaration d'intention qu'a pu faire la SCCR en décembre 1984 concernant l'épuisement des stocks de facteurs non chauffés, de fait, la SCCR n'a pas procédé ainsi lorsque le facteur IX chauffé est devenu accessible.

Ainsi, la Cour d'appel a estimé que le contenu des bandes et des transcriptions détruites n'était pas pertinent, que, partant, cet élément de preuve n'aurait pu influer sur l'issue du recours ontarien et sa destruction n'avait pas pu faire perdre aux demandeurs la possibilité d'avoir gain de cause devant la Cour d'appel de l'Ontario.   

[21]            Par conséquent, je conclus que les paragraphes de la déclaration modifiée qui concernent la perte de possibilités doivent être radiés.

2. Faute dans l'exercice d'une charge publique


[22]            S'appuyant sur Odhavji Estate c. Woodhouse, [2003] 3 R.C.S. 263, un arrêt postérieur à la décision de la protonotaire Tabib, les demandeurs soutiennent qu'un délit de faute dans l'exercice d'une charge public a été commis. Dans Odhavji, le juge Iacobucci, au nom de la Cour, a examiné aux paragraphes suivants la nature de ce délit :

¶ 22 Quels sont alors les éléments essentiels du délit -- du moins dans la mesure où il est nécessaire de définir les questions que soulèvent les actes de procédure dans le présent pourvoi?__Dans l'arrêt Three Rivers, la Chambre des lords a statué qu'il y avait deux façons -- que je regrouperai sous les catégories A et B -- de commettre le délit de faute dans l'exercice d'une charge publique. On retrouve dans la catégorie A la conduite qui vise précisément à causer préjudice à une personne ou à une catégorie de personnes. La catégorie B met en cause le fonctionnaire public qui agit en sachant qu'il n'est pas habilité à exécuter l'acte qu'on lui reproche et que cet acte causera vraisemblablement préjudice au demandeur. Bon nombre de tribunaux canadiens ont souscrit à cette interprétation du délit : voir par exemple Powder Mountain Resorts, précité; Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) (C.A.), précité; et Granite Power Corp. c. Ontario, [2002] O.J. No. 2188 (QL) (C.S.J.). Il importe cependant de garder à l'esprit que ces deux catégories ne représentent que deux façons différentes pour le fonctionnaire public de commettre le délit; dans chaque cas, le demandeur doit faire la preuve des éléments constitutifs du délit. Il est donc nécessaire de se pencher sur les éléments communs à chacune des formes du délit.

¶ 23 Il existe à mon avis deux éléments communs. Premièrement, le fonctionnaire public doit avoir agi en cette qualité de manière illégitime et délibérée. Deuxièmement, le fonctionnaire public doit avoir été conscient du caractère non seulement illégitime de sa conduite, mais aussi de la probabilité de préjudice à l'égard du demandeur. C'est la manière dont le demandeur prouve les éléments propres au délit qui permet de distinguer les formes que prend la faute dans l'exercice d'une charge publique. Dans la catégorie B, le demandeur doit établir l'existence indépendante des deux éléments constituant le délit. Dans la catégorie A, le fait que le fonctionnaire public ait agi expressément dans l'intention de léser le demandeur suffit pour établir l'existence de chaque élément du [page282] délit, étant donné qu'un fonctionnaire public n'est pas habilité à exercer ses pouvoirs à une fin irrégulière, comme le fait de causer délibérément préjudice à un membre du public. Dans les deux cas, le délit se caractérise par une insouciance délibérée à l'égard d'une fonction officielle conjuguée au fait de savoir que l'inconduite sera vraisemblablement préjudiciable au demandeur.

¶ 24 S'agissant de la nature de l'inconduite, la question est essentiellement de savoir non pas si le fonctionnaire a exercé de manière illégitime un pouvoir qu'il détenait réellement, mais bien si l'inconduite alléguée revêt un caractère illégitime et délibéré. Comme lord Hobhouse l'a écrit dans l'arrêt Three Rivers, précité, p. 1269

_[TRADUCTION]__L'acte qui nous intéresse (ou l'omission, selon le sens décrit) doit être illégitime. Ce peut être le cas lorsqu'il y a contravention pure et simple aux dispositions législatives pertinentes, ou lorsque l'acte outrepasse les pouvoirs conférés ou sert une fin irrégulière.


¶ 25 Les tribunaux canadiens ont également fait de l'acte illégitime et délibéré le point focal de l'examen. Dans l'arrêt Alberta (Minister of Public Works, Supply and Services) c. Nilsson (1999), 70 Alta. L.R. (3d) 267, 1999 ABQB 440, par. 108, la Cour du Banc de la Reine a dit qu'il s'agissait essentiellement de savoir s'il y avait eu inconduite délibérée de la part d'un fonctionnaire public. Vue sous cet angle, l'inconduite délibérée consiste en : (i) un acte illégal intentionnel; (ii) l'intention de causer préjudice [page283] à une personne ou à une catégorie de personnes. Voir également Uni-Jet Industrial Pipe Ltd. c. Canada (Attorney General) (2001), 156 Man. R. (2d) 14, 2001 MBCA 40, où le juge Kroft a adopté le même critère. Dans l'arrêt Powder Mountain Resorts, précité, le juge Newbury a décrit le délit en des termes similaires au par. 7 :

[TRADUCTION] [...] je crois qu'il existe aujourd'hui un consensus selon lequel on peut faire la preuve au Canada du délit d'abus dans l'exercice d'une charge publique en démontrant que le fonctionnaire public a soit exercé un pouvoir dans le but précis de causer préjudice au demandeur (c'est-à-dire agi "de mauvaise foi, au sens de l'exercice d'un pouvoir public pour un motif illégitime ou inavoué"), soit agi "illégalement en affichant une indifférence téméraire quant à l'illégalité de son acte" et quant à la probabilité de préjudice à l'égard du demandeur. (Voir lord Steyn dans l'arrêt Three Rivers, p. [1231].)__Il subsiste donc, du moins en théorie, une nette démarcation entre ce délit, d'une part, et d'autre part ce qu'on pourrait appeler un excès de pouvoir négligent -- c'est-à-dire un acte que commet une personne dans l'ignorance de son caractère illégitime et des conséquences probables envers le demandeur (ou traduisant une témérité subjective à cet égard).

Selon cette interprétation, la portée du délit est limitée non pas par l'exigence que le défendeur doit s'être livré à un type précis de conduite illégitime, mais bien par l'exigence que la conduite illégitime doit avoir eu un caractère délibéré et que le défendeur doit avoir su que cette conduite illégitime causerait vraisemblablement préjudice au demandeur.

¶ 26 Comme c'est souvent le cas, on peut recourir à nombre de formules pour décrire la nature fondamentale du délit. Dans l'arrêt Garrett, précité, le juge Blanchard a affirmé à la p. 350 que [TRADUCTION] "[l]'imposition de cette forme de responsabilité délictuelle vise à protéger les membres du public contre le préjudice causé délibérément par une insouciance intentionnelle à l'égard d'une fonction officielle."__Dans l'arrêt Three Rivers, précité, lord Steyn a indiqué à la p. 1230 que [TRADUCTION] "[l]a justification rationnelle du délit consiste en ce que, dans un système juridique fondé sur la primauté du droit, le pouvoir exécutif ou administratif "ne peut être exercé que pour le bien public" et non pas pour un motif illégitime et inavoué." Comme il ressort clairement de chacun de ces extraits, la faute [page284] commise dans l'exercice d'une charge publique ne concerne pas le fonctionnaire public qui, par négligence ou inadvertance, omet de s'acquitter convenablement des obligations propres à ses fonctions : voir Three Rivers, p. 1273, lord Millett. N'est pas non plus visé le fonctionnaire public se trouvant dans la même situation en raison de contraintes budgétaires ou d'autres facteurs hors de son contrôle. Le fonctionnaire qui ne peut s'acquitter convenablement de ses fonctions en raison de contraintes budgétaires ne fait pas preuve d'insouciance délibérée à l'égard de ses fonctions. Le délit ne vise pas le fonctionnaire public qui est incapable de s'acquitter de ses obligations en raison de facteurs hors de sa volonté, mais plutôt celui qui pouvait s'en acquitter, mais qui a délibérément choisi d'agir autrement. [Non souligné dans l'original.]


[23]            Les demandeurs avancent que les défendeurs poursuivis individuellement, des membres du secrétariat du CCS, ont agi de manière illégitime et délibérée en leur qualité de fonctionnaire public lorsqu'ils ont détruit les bandes sonores et les transcriptions. Sur ce point, les demandeurs invoquent la Loi sur l'accès à l'information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et la Loi sur les Archives nationales du Canada qui, soutiennent-ils, constituent l'ensemble des règles de droit créant l'obligation de conserver les archives du CSS. De plus, les demandeurs réclament des dommages-intérêts pour la souffrance morale qu'ils ont subie du fait de la destruction des archives.

[24]            Les défendeurs soutiennent que la Cour n'a pas compétence à l'égard des recours contre les trois défendeurs poursuivis individuellement vu l'absence de règles de droit fédérales constituant une attribution législative de compétence. Toutefois, il est admis que la Couronne peut être tenue responsable en application de l'art. 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif si l'existence d'une obligation est établie. Les défendeurs font valoir que les demandeurs n'ont pas mis en preuve tous les éléments du délit de faute dans l'exercice d'une charge publique. Ils soutiennent qu'au moment où les archives ont été détruites, les défendeurs n'étaient pas des « fonctionnaires publics » étant donné qu'ils ne détenaient pas de pouvoir exécutif ou administratif dans le cadre de leur emploi. Selon les défendeurs, les demandeurs n'ont pas établi l'existence du premier élément propre au délit de faute dans l'exercice d'une charge publique et, par conséquent, il est évident et manifeste que leur déclaration modifiée doit être radiée.


[25]            Je suis d'avis qu'il n'est pas évident et manifeste que les membres du secrétariat du CCS n'agissait pas en leur qualité de fonctionnaire public lorsqu'ils ont détruit les archives et que la législation invoquée par les demandeurs ne crée pas d'obligation. La protonotaire Tabib a conclu que la Loi sur l'accès à l'information, la Loi sur la protection des renseignements personnels et la Loi sur les Archives nationales du Canada ne conféraient pas compétence à la Cour à l'égard des recours des demandeurs contre les défendeurs poursuivis individuellement. Toutefois, la Cour est maintenant saisie d'une poursuite en dommages-intérêts contre la Couronne pour délit de faute dans l'exercice d'une charge publique; la décision de la protonotaire Tabib ne traite pas de cette question.

[26]            En outre, j'estime qu'il est possible que la Cour retienne l'argument des demandeurs selon lequel il n'est pas nécessaire d'établir, en application de l'une des lois susmentionnées ou autrement, l'existence d'une obligation particulière si, comme en l'espèce, une partie allèguent des faits permettant d'établir l'intention de causer un préjudice, ce qui constitue un élément du délit de faute dans l'exercice d'une charge publique. Il suffit que le manquement concerne une obligation générale imposée par le Parlement et dont le fonctionnaire public est redevable à l'endroit de la Couronne ou du public. Je constate de plus que dans le cadre de l'action ontarienne, la question de la faute dans l'exercice d'une charge publique n'a pas été tranchée, ce point n'ayant pas été soulevé dans cette instance. Pour ce qui est de l'allégation de souffrance morale, les demandeurs devront simplement en faire la preuve à l'audience.

3. Obligation fiduciaire


[27]            Dans leur déclaration modifiée, les demandeurs soutiennent qu'ils ont fait confiance au CCS concernant la livraison des produits sanguins et que les membres du CCS avaient donc envers eux une obligation, dont l'obligation fiduciaire de conserver les archives se rapportant aux activités du CSS de sorte qu'il soit possible de vérifier comment les membres du comité s'étaient acquittés de leur obligation fiduciaire. Dans la déclaration modifiée, les demandeurs soutiennent qu'il y eu manquement à cette obligation et qu'étant donné que la Couronne faisait partie du CCS, sa responsabilité est engagée à l'égard de ce manquement directement ou du fait d'autrui.

[28]            Je conclus qu'il n'est pas évident et manifeste qu'une poursuite en dommages-intérêts pour manquement à une obligation fiduciaire correctement présentée n'a aucune chance d'être accueillie.

[29]            Des dommages-intérêts exemplaires sont réclamés pour délit de faute dans l'exercice d'une charge publique et manquement à une obligation fiduciaire. Je ne vois pas pourquoi ces demandes ne devraient pas suivre leur cours.

                                        ORDONNANCE

Je rejette l'appel interjeté contre l'ordonnance de la protonotaire Tabib datée du 24 juin 2003, mais vu mes conclusions exposées dans la partie B ci-dessus, les demandeurs sont autorisés à produire à nouveau leur déclaration modifiée en la désignant « Deuxième déclaration modifiée » , la réclamation pour perte de possibilités devant être retirée de leur déclaration et les demandes pour faute commise dans l'exercice d'une charge publique et pour manquement à une obligation fiduciaire pouvant être précisées, au besoin.


Vu que tant les demandeurs que les défendeurs ont en partie eu gain de cause concernant la déclaration modifiée, je ne rends aucune décision en ce qui concerne les dépens à l'égard de l'appel.

                                                                      « Douglas R. Campbell »             

                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B


                                     COUR FÉDÉRALE

                            Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                         T-436-03

INTITULÉ :                                        CHRISTOPHER LEBLANC, JOANNE BEAULIEU, STEPHANIE BEAULIEU, STEVEN FARROW représenté par sa tutrice à l'instance Joanne Beaulieu

                                                                                          demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE, JO HAUSER, LILETH

GERVAIS, RANDALL KLOTZ

                                                                                            défendeurs

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 4 MAI 2004   

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :                       LE 3 JUIN 2004

COMPARUTIONS :    

Kenneth Arenson

                                                         POUR LES DEMANDEURS

John C. Spencer

James Gorham

Julie L. De Marco

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      

Kenneth Arenson

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS     

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS


COUR FÉDÉRALE

                                                                              Date : 20040603

                 Dossier : T-436-03

ENTRE :

CHRISTOPHER LEBLANC, JOANNE BEAULIEU, STEPHANIE BEAULIEU,

STEVEN FARROW représenté par sa tutrice à l'instance Joanne Beaulieu

                                        demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE, JO HAUSER, LILETH GERVAIS, RANDALL KLOTZ

                                          défendeurs

                                                                             

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                                                                             


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