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Date : 20040531

Dossiers : T-32-99

T-38-99

T-119-99

T-186-99

Référence : 2004 CF 795

Dossier : T-32-99

ENTRE :

                                          THE ROYAL BANK OF SCOTLAND plc

                                                                                                                                demanderesse

                                                                            et

                   LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

                                  AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « GOLDEN

                                  TRINITY » , et GOLDEN TRINITY MARITIME INC.

défendeurs

Dossier : T-38-99

ENTRE :

                                          THE ROYAL BANK OF SCOTLAND plc

                                                                                                                                demanderesse

                                                                            et

                   LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

                               AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « KIMISIS III » ,

                                   ET MADONNA NAVIGATION (MALTA) LIMITED

                                                                                                                                      défendeurs


Dossier : T-119-99

ENTRE :

                                          THE ROYAL BANK OF SCOTLAND plc

                                                                                                                                demanderesse

                                                                            et

                   LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

                                AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « YPAPADI » ,

                                                    ET YPAPADI MARITIME INC.

                                                                                                                                      défendeurs

Dossier : T-186-99

ENTRE :

                                                          NEDSHIP BANK N.V.,

ANTÉRIEUREMENT APPELÉE

NEDERLANDSE SCHEEPSHYPOTHEEKBANK N.V.

                                                                                                                                demanderesse

                                                                            et

                   LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

                               AYANT UN DROIT SUR LE NAVIRE « ZOODOTIS » ,

                                               ET ZOODOTIS NAVIGATION INC.

                                                                                                                                      défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARGRAVE

TABLE DES MATIÈRES

Paragraphes

SOMMAIRE                                       

1 - 6

CERTAINS FAITS ET CERTAINES DÉCISIONS

(7 - 53)

-            Les navires et leur gestion

8 - 9

-            La sûreté de la RBS

(10 - 34)

-            Premier accord complémentaire avec la RBS

13

-            Accord de prêt conclu avec la RBS pour le Kimisis

14 - 15

-            Deuxième accord complémentaire et hypothèque de second rang sur le Kimisis III

16 - 25            

-            Mise à disposition des fonds empruntés

26 - 27

-            Défaut sur les prêts de la RBS

28 - 29

-            Réalisations et soldes de la RBS

30 - 34

-            La réclamation de Nedship contre le Zoodotis, et la sûreté de Nedship

35 - 41

-            Défaut de paiement et créance de Nedship

42 - 45

-            Réclamation de Tramp Oil & Marine Ltd.

46 - 53

ANALYSE

(54 - 175)

-            Le privilège maritime de Tramp contre le Golden Trinity

55 - 74

-            Les réclamations de Tramp au titre du privilège contractuel

75 - 78

-            Privilèges maritimes et procédure des navires jumeaux

79 - 109

-            Droit prioritaire sur le produit de la vente

110 - 111

-            Réaménagement de l'ordre de priorité selon l'equity

112 - 150

-            Réclamation de Calogeras Marine Inc. et de Calogeras Master Supplies Inc.

151 - 160

-            Réclamation de Aduanera Columbia S.I.A. Ltd.

161 - 168

-            United Maritime Supplies Inc.

169 - 173

-            Honoraires du shérif, salaires, rapatriement et frais du prévôt

174 - 175

CONCLUSION

176 - 180

SOMMAIRE

[1]                 Les présents motifs font suite aux ventes, approuvées par la Cour, de quatre navires, le Golden Trinity, l'Ypapadi, le Kemisis III et le Zoodotis, ainsi qu'à une audience touchant l'ordre de priorité, audience qui devait au départ durer quatre jours, mais qui s'est étalée sur onze jours, après beaucoup de travail assidu et minutieux de la part des avocats.

[2]                 Les navires en cause dans la présente affaires étaient gérés par la société Pronoia Ship Agents & Brokers Inc. (Pronoia) et, après leur saisie, et grâce à un excellent marketing, au bon état dans lequel ils se trouvaient et à des circonstances généralement imprévues, ils ont tous été vendus au-dessus de leur valeur d'expertise, pour un prix brut de 17 771 639,15 $, cette somme comprenant plusieurs ventes fictivement séparées du combustible de soute se trouvant à bord. Tous les chiffres que j'emploierai dans les présents motifs sont des chiffres en dollars américains, sauf indication contraire.


[3]                 Une vingtaine des réclamations visant le produit des ventes ont été réglées par consentement, essentiellement parce qu'elles constituaient des privilèges maritimes qui leur conféraient un rang prioritaire évident dans la distribution du produit des ventes. Parmi les réclamations ayant fait l'objet d'un règlement, figurait l'instance introduite sous la désignation IMS Oil Trading Ltd. c. Le Zoodotis, T-48-99, un litige liquidé par un arrangement complet et définitif de 103 500 dollars américains. La réclamation n'a été l'objet d'aucune opposition : aucune des parties n'est condamnée à des dépens ni n'a droit à des dépens dans le litige IMS. Certains réclamants ont renoncé à leurs réclamations ou les ont retirées, sans doute en raison de leur faible rang dans l'ordre de priorité. Le solde du produit des ventes a été distribué pour l'essentiel aux deux créanciers hypothécaires, étant entendu qu'ils pourraient être mis à contribution s'ils recevaient une quote-part trop généreuse.

[4]                 Les revendicatrices du solde du produit des ventes, en leur qualité de créancières hypothécaires, sont la Royal Bank of Scotland plc (la RBS), créancière hypothécaire du Ypapadi, du Golden Trinity et du Kemisis III, et la Nedship Bank N.V. (Nedship), créancière hypothécaire du Zoodotis. Ces banques, prises dans un marché défaillant et gênées par une désorganisation malheureuse de la gestion de la flotte à laquelle appartenaient les navires, reconnaissent qu'elles seront perdantes quel que soit le résultat de la présente décision relative à l'ordre de priorité.

[5]                 La principale difficulté à laquelle se heurtent les banques concerne les réclamations de Tramp Oil & Marine Limited (Tramp) au titre du combustible fourni aux quatre navires défendeurs et à divers autres navires, lesquels étaient eux aussi gérés par Pronoia, et qui seraient des navires du même propriétaire (ou navires jumeaux). Tramp fonde ses réclamations en partie sur un privilège maritime se rapportant au combustible fourni au Golden Trinity, mais pour l'essentiel sur une contestation de la sûreté détenue par les banques et sur les agissements des banques.


[6]                 Le résultat de la décision touchant l'ordre de priorité est exposé ci-après, mais l'on doit garder à l'esprit que certaines des réclamations ont déjà été satisfaites :

(01)           Royal Bank of Scotland plc

-      les honoraires du shérif et les honoraires et frais du prévôt, tels qu'ils sont présentés, à titre prioritaire;

-      le reliquat du produit des ventes, qui sera appliqué aux réclamations de la RBS après le paiement du privilège maritime indiqué ci-après, ainsi qu'à la réclamation de Tramp pour le combustible.

(02)           Nedship Bank N.V.

-      Comme il n'y a aucun droit d'action contre un autre navire du même propriétaire et aucune autre réclamation directe contre le Zoodotis qui ait priorité sur celle de Nedship, la réclamation de Nedship est recevable dans la mesure des sommes disponibles.


(03)           Tramp Oil & Marine Limited

-      Dans cette procédure, Tramp a obtenu par compromis des sommes représentant le combustible de soute à bord du Golden Trinity et du Kimisis III, à savoir 56 314,75 $ et 43 219 $;

-      la réclamation de Tramp à l'encontre du Golden Trinity, par subrogation dans un privilège maritime, à Long Beach, pour la somme de 55 211,10 $, obtient le rang d'un privilège maritime. Cette somme comprend les intérêts au 30 juin 2001. Tramp recevra une part proportionnelle des intérêts courus sur le produit de la vente du navire;

-      Tramp ne réussit pas à établir la priorité de sa réclamation à titre de créance privilégiée;

-      les navires concernés ne sont pas des navires du même propriétaire;

-      comme le produit des ventes ne permet pas aux banques de satisfaire leurs réclamations, la notion de cantonnement d'un créancier ne s'applique pas.


(04)           Calogeras Marine Inc. et Calogeras & Master Supplies Inc.

-      Ces réclamations sont des réclamations pour nécessités. Elles ne sont pas recevables parce que la RBS et Nedship, en tant que créanciers hypothécaires, bénéficient d'un rang prioritaire.

(05)           Aduanera Columbiana S.I.A. Ltd.

-      Aduanera obtient la somme de 5 338,62 $, ainsi qu'une part proportionnelle des intérêts courus sur le produit de la vente du Golden Trinity.

(06)           United Maritime Supplies Inc.

-      United Maritime est un fournisseur canadien impayé de nécessités et, à ce titre, puisque son rang est inférieur à celui des créanciers hypothécaires, sa réclamation n'est pas recevable.

Je ferai maintenant un rappel des faits.


CERTAINS FAITS ET CERTAINES DÉCISIONS

1)          Certains points, que j'aborderai en temps et lieu, requièrent une analyse juridique approfondie. Il en est d'autres cependant qu'il est opportun d'examiner à mesure que sont relatés les fais pertinents. Je passe maintenant aux navires concernés et à leur gestion.

Les navires et leur gestion

[7]                 À l'époque pertinente, le Golden Trinity appartenait à Golden Trinity Maritime Inc., le Ypapadi à Ypapadi Maritime Inc., le Kimisis III à Madonna Navigation (Malta) Limited ( « Madonna » ) et le Zoodotis à Zoodotis Navigation Inc., toutes des sociétés libériennes à l'exception de Madonna. Également concernés, en tant que présumés navires jumeaux, sont le Litrotis, qui serait un navire jumeau du Zoodotis, et le Agios Nikolas, le Agni, le Golden Eagle, le Golden Horizon, le Golden Polydinamos, le Karadmyla, le Mana, le Mesitria, l'Ocean Spirit et le Theonymphos, qui seraient des navires jumeaux du Golden Trinity, du Kimisis III, du Ypapadi et du Zoodotis. Chacun des navires appartenait à des sociétés séparées, mais tous étaient exploités par Pronoia, une société du Pirée, en Grèce. Le directeur de Pronoia était M. Peter Lygnos.


[8]                 Les spécialistes et fournisseurs de l'industrie des transports maritimes savaient que le marché du transport de vrac sec était en difficulté au cours des années pertinentes, c'est-à-dire entre 1996 et 1998. On peut affirmer que les parties concernées dans la présente instance, en tant que créanciers hypothécaires, c'est-à-dire Tramp, à titre de titulaire d'un droit réel sur les fournitures de combustible de soute, et dans une moindre mesure les autres fournisseurs de nécessités, étaient très au fait de l'industrie des transports maritimes. Ceux qui aujourd'hui ont des réclamations ont sans doute eu parfois des raisons de s'inquiéter, mais chacun a reconnu que les navires de Pronoia étaient bien gérés et semblaient résister à la difficile conjoncture, jusqu'à l'événement qui a conduit à la crise actuelle, à savoir le décès de M. Peter Lygnos le 7 juillet 1998. Son expérience et sa compétence expliquaient largement le succès de l'entreprise. Le sort de la société d'exploitation, Pronoia, des sociétés débitrices et de tous les navires, qui avaient fonctionné et avaient survécu sous la direction de Peter Lygnos, par l'entremise de Pronoia, en période faste et en période difficile, fut scellé lorsque Pronoia tomba sous la coupe des enfants adultes de Peter Lygnos, moins expérimentés que lui. Ce changement fut regrettable pour tous les intéressés. Cependant, je voudrais revenir à une période antérieure, plus favorable, où les navires de Pronoia étaient financés par la RBS et par Nedship.

La sûreté de la RBS


[9]                 En 1995, la RBS, un prêteur maritime bien informé ayant son siège à Edimbourg, en Écosse, décidait d'avancer 60 000 000 $ à sept emprunteurs pour le refinancement de divers navires et pour la mise à disposition d'un fonds de roulement. Parmi les emprunteurs il y avait les propriétaires du Golden Trinity et du Ypapadi. Le prêt était garanti par des hypothèques maritimes datées du 12 octobre 1995 et il était constaté par un contrat de prêt daté du 6 octobre 1995. Je ferais observer ici que, selon moi, les hypothèques grevant le Golden Trinity et le Ypapadi, ainsi que les hypothèques ultérieures consenties à la RBS, ont été validement enregistrées, et constituent des hypothèques de premier rang enregistrées sur chacun des navires, ou, dans le cas de sûretés hypothécaires ultérieures, des hypothèques de second rang par rapport à l'hypothèque déjà détenue par la RBS : c'est là ce qui ressort de l'ensemble de la preuve, outre le fait que les opinions sur la sûreté qui ont été exprimées par M. Bianchi et par Mme Diaz, des avocats spécialisés en droit maritime et connaissant bien la question des sûretés maritimes, n'ont pas été l'objet d'un contre-interrogatoire et n'ont pas été contredites par d'autres éléments de preuve.


[10]            Il n'est pas nécessaire de reproduire intégralement les dispositions pertinentes du long accord de prêt du 6 octobre 1995. Quelques observations suffiront. L'accord de prêt et chacune des hypothèques avaient pour objet de garantir en permanence les avances présentes et futures, les autres frais engagés par la RBS et les intérêts dus périodiquement. Chaque propriétaire de navire, à titre de débiteur hypothécaire, et donc chaque navire, étaient solidairement responsables de la somme due à la RBS : en fait, chaque emprunteur était un débiteur principal, non une caution. Le principal du prêt devait être remboursé par versements trimestriels, soit 27 versements de 2 142 500 $ et un versement final de 2 152 000 $. Finalement, l'accord de prêt traite des cas de défaut : les divers cas de défaut sont le paiement tardif, le non-respect des dispositions de l'accord, ainsi qu'une disposition fourre-tout accordant à la RBS le droit de décider qu'une modification de la situation financière de l'un quelconque des emprunteurs qui aurait pour effet de réduire la capacité de tels emprunteurs de rembourser la dette constituait un cas de défaut donnant à la RBS le droit de signifier une mise en demeure, et le prêt devenait dès lors exigible :

[traduction]

10.1         [La RBS] pourra, sans préjudice de ses autres droits, résilier son obligation d'avancer le prêt ou, si le prêt a été avancé, ledit prêt deviendra, après mise en demeure adressée aux emprunteurs par [la RBS], immédiatement remboursable, ou remboursable conformément à telle mise en demeure, en même temps que tous les intérêts courus sur ledit prêt, et toutes les autres sommes payables en vertu du prêt ou en vertu des accords de sûreté, et cela jusqu'à la date de remboursement, et/ou [la RBS] pourra prendre toute autre mesure, exercer tout autre droit ou faire valoir tous autres recours conférés à [la RBS] par le présent accord, par l'accord-cadre et/ou par les accords de sûreté, ou par toute loi ou réglementation applicable, ou d'une autre manière, en conséquence d'un cas de défaut, ...

[C'est moi qui souligne]

Il importe de relever ici que le droit de la RBS de signifier une mise en demeure ou d'invoquer de quelque manière un cas de défaut est un droit facultatif. On remarquera en effet que, s'agissant des prêts consentis dans l'industrie du transport maritime, ni le prêteur ni l'emprunteur ne songeront à agir autrement, car chacun d'eux recherchera une certaine flexibilité afin de préserver leurs relations en période de turbulences dans l'industrie mondiale du transport maritime. En cas de défaut, la RBS obtiendra des emprunteurs une garantie pour toutes les conséquences, et le taux d'intérêt augmentera, mais le défaut ne met pas un terme au prêt ni n'oblige la RBS à prendre des mesures immédiates.


[11]            Les conditions applicables aux hypothèques du Golden Trinity et du Ypapadi reflètent généralement les conditions de l'accord de prêt, mais elles donnent aussi à la RBS davantage de flexibilité, notamment la possibilité pour la RBS, s'il y a lieu, de protéger et de maintenir sa sûreté, aux frais des débiteurs hypothécaires, et les très larges pouvoirs habituels d'exécution que peut exercer la RBS « selon qu'elle le jugera à propos » (clause 9.1) : voir aussi la clause 9.1 de l'acte d'hypothèque du Kimisis III.

Premier accord complémentaire avec le RBS

[12]            Le calendrier de remboursement indiqué dans le premier accord de prêt du 6 octobre 1995 a été modifié par un accord complémentaire de prêt en date du 19 mai 1997, qui prévoyait des aménagements pour les paiements trimestriels 5 à 12, en les ramenant de 2 142 500 $ à 1 250 000 $, une réduction qui rendait compte de la passe difficile dans laquelle se trouvait l'industrie du transport maritime. Je reconnais que la RBS prenait là une décision commerciale, réfléchie et raisonnable, de faciliter les choses pour M. Lygnos et pour Pronoia, M. Lygnos disposant d'un patrimoine familial sur lequel il pouvait compter. J'admets aussi que, sur le plan pratique, il eût été un suicide commercial de la part de la RBS d'exiger le remboursement de ses prêts et de réaliser sa sûreté hypothécaire ou de prendre d'autres mesures radicales, quand la RBS, malgré la période difficile que traversait l'industrie du transport maritime, avait généralement l'esprit tranquille à l'égard des ressources, de la gestion et des bilans de ses clients. Les hypothèques de premier rang grevant le Golden Trinity et le Ypapadi furent modifiées le 19 mai 1997 pour rendre compte du premier accord complémentaire de prêt. Je ferais aussi observer ici que, en mai 1997, la RBS estimait à 130 500 000 $ la valeur de la flotte sur laquelle la RBS détenait des sûretés hypothécaires.


Accord de prêt conclu avec la RBS pour le Kimisis

[13]            Le 19 juin 1998, la RBS avançait une somme de 6 770 000 $ conformément à un deuxième accord de prêt conclu avec les bénéficiaires du premier prêt et avec Madonna, afin d'aider Madonna à acquérir le Kimisis III. Le Kimisis III venait d'une autre branche de la famille Lygnos. La RBS croyait semble-t-il que, sous la direction de Peter Lygnos et de Pronoia, le navire pouvait être une entreprise viable. Le prêt Kimisis devait être remboursé d'ici au 31 octobre 2001, par versements trimestriels, et le calendrier de remboursement devait figurer dans un écrit signé par la RBS, par les emprunteurs parties au premier accord de prêt du 6 octobre 1995 et par Madonna. Je dois ici garder à l'esprit que l'on ne devrait pas d'emblée considérer une telle condition comme un engagement à contracter, disposition trop incertaine pour entraîner un contrat. J'ai d'ailleurs à l'esprit l'arrêt rendu par le juge Morden dans une affaire ontarienne, Canada Square Corporation Ltd. c. Versafood Services Ltd. (1981), 130 D.L.R. (3d) 205, à la page 218. Dans cette affaire, il écrivait, à propos d'une promesse de bail exprimée sommairement et approximativement :

[traduction] Néanmoins, reconnaissant que les parties voulaient établir une relation contraignante et étaient représentées par des gens d'affaires expérimentés qui étaient pleinement habilités à représenter leurs sociétés respectives, un tribunal n'aurait pas à réfléchir trop longtemps pour dire qu'il n'y a pas, dans n'importe lequel de ses aspects essentiels, ce niveau de certitude qui est la condition d'un contrat exécutoire.


En l'espèce, les parties concernées étaient des banquiers et des armateurs expérimentés, qui avaient besoin d'une relation permanente, mais qui reconnaissaient que l'époque était temporairement trop incertaine pour que soit établi à l'avance un calendrier de remboursement, tout en ayant besoin les uns des autres pour exister. Exemple parfait de rédaction en style bancaire et de document bancaire en forme normalisée, l'accord de prêt concernant le Kimisis III contenait, dans la section intitulée Cas de défaut, une clause assez large pour autoriser la révocation du prêt au cas où les parties ne réussiraient pas à s'entendre sur le calendrier de remboursement.

[14]            À titre de sûreté garantissant le prêt afférent au Kimisis III, Madonna a accordé à la RBS, sur le Kimisis III, une première hypothèque maltaise de compte courant et a signé un acte d'engagement devant compléter l'hypothèque de compte courant, laquelle hypothèque fut enregistrée le 19 juin 1998. Cette opération a eu un effet sur tous les autres armateurs dont les navires étaient gérés par Pronoia, en ce sens qu'ils devaient accorder à la RBS une deuxième hypothèque à titre de sûreté additionnelle pour le prêt afférent au Kimisis III. Ces hypothèques apparaissent, dans le contexte actuel, comme des hypothèques panaméennes de second rang sur le Golden Trinity et le Ypapadi : les hypothèques de second rang ne constituent pas des sûretés, mais sont des obligations solidaires de payer les sommes périodiquement dues. Là encore, la RBS, en tant que créancier hypothécaire, a le libre choix des modes d'exécution.

Deuxième accord complémentaire et hypothèque de second rang sur le Kimisis III


[15]            Le premier accord de prêt, daté du 6 octobre 1995, fut de nouveau modifié par un deuxième accord complémentaire conclu entre tous les emprunteurs et la RBS le 19 juin 1998. Un aspect qui intéresse ici les conclusions présentées par Tramp, c'est qu'une nouvelle réduction a été accordée pour les remboursements de principal du 31 juillet et du 30 octobre 1998 ainsi que du 29 janvier 1999, chacun des remboursements se chiffrant à 950 000 $. Le solde du premier prêt du 6 octobre 1995 devait être remboursé conformément à un calendrier qui devait être arrêté par écrit entre la RBS et tous les propriétaires, au plus tard le 29 janvier 1999.

[16]            Je noterai ici une faiblesse structurelle de la méthode consistant à établir par voie de requête des priorités complexes dans la distribution du produit de la vente d'un navire, par opposition à la méthode consistant à déterminer les priorités au moyen d'un procès. Dans une requête, il n'y a pas, en tant que tel, de production de documents, mais plutôt uniquement un contre-interrogatoire sur des affidavits, et sur les documents entrant dans le champ de tels affidavits, une procédure qui ne permet pas nécessairement à la Cour de prendre connaissance de tous les documents pertinents.

[17]            S'agissant du prêt initial et du premier accord de prêt, Madonna a signé une seconde hypothèque maltaise de compte courant sur le Kimisis III. La position de Madonna devient donc la même que celle des emprunteurs initiaux, qui étaient solidairement responsables envers la RBS de toutes les sommes avancées par la RBS à la flotte de Pronoia. La sûreté comprenait une hypothèque de compte courant dûment enregistrée, portant la date du 6 juillet 1998, les accords du 6 octobre 1995 et du 19 juin 1997, un accord de prêt et un acte d'engagement du 6 juillet 1998, l'hypothèque étant régie par une garantie du 6 juillet 1998, à laquelle s'ajoutaient les accords de prêt et un acte d'engagement de même date accompagnant l'hypothèque de second rang.


[18]            Par inadvertance, la garantie du 6 juillet 1998 ne fut jointe à aucun affidavit établi sous serment au nom de la RBS, encore qu'elle fût remise à Tramp pour lui permettre de contre-interroger l'auteur de l'affidavit de la RBS. Tramp a décidé de ne pas procéder à un contre-interrogatoire sur la garantie et celle-ci n'est donc pas devenue partie intégrante du dossier.

[19]            Dans l'établissement, par voie de requête, de l'ordre de priorité, un demandeur qui veut établir sa priorité doit exposer préalablement ses arguments. Le demandeur ne pourra pas nécessairement prédire toutes les approches qu'adopteront les divers autres titulaire de droits réels, ou les arguments qu'ils feront valoir à l'encontre de la sûreté ou de la position du demandeur. Finalement, il se pourrait que le dossier soumis au tribunal comporte des lacunes. Il serait regrettable que l'ordre de priorité finisse par être établi à la faveur d'un procès en bonne et due forme plutôt que par voie de requête, d'une manière sommaire et peu coûteuse, mais il s'agit ici d'une simple observation.


[20]            Dans la présente affaire, la Cour n'a pas devant elle un dossier complet, la garantie du 6 juillet 1998 ne figurant pas dans les documents de la RBS. Comme je l'ai dit, la garantie a été communiquée à Tramp durant les contre-interrogatoires, et Tramp a décidé de ne pas intégrer la garantie dans le dossier par voie de contre-interrogatoire. Puisque Tramp a soulevé la question de la garantie uniquement dans un mémoire ultérieur, la RBS n'a pas eu la possibilité d'y répondre, une situation qui s'écarte nettement de celle qui a cours dans un cas où l'ordre de priorité est établi, comme c'est le cas parfois, à la suite d'un procès. Cette position de Tramp conduit à un examen plus minutieux de la sûreté hypothécaire de second rang grâce à laquelle la RBS a obtenu de Madonna une responsabilité solidaire directe à l'égard de la somme due par un groupe d'armateurs, au moyen d'une hypothèque grevant le Kimisis III, le tout apparaissant dans les accords de prêt et dans l'acte d'engagement. D'abord, l'hypothèque de second rang grevant le Kimisis III prévoit notamment ce qui suit :

[traduction]

Attendu que (a) il existe un compte de mandataire entre MADONNA NAVIGATION (MALTA) LIMITED, une société anonyme constituée en vertu des lois de la République de Malte et ayant son siège social au 66 Old Bakery Street, La Vallette VLT 09, Malte (ci-après appelée parfois le « débiteur hypothécaire » ) et THE ROYAL BANK OF SCOTLAND plc, une société constituée en vertu des lois de l'Écosse et ayant son siège social au 36 St. Andrew Square, Edimbourg EH2 2YB, agissant par l'entremise du Shipping Business Centre, situé au 5-10 Great Tower, Londres EC3P 3HX, Angleterre (ci-après appelé parfois le « créancier hypothécaire » ), régie par une garantie de même date signée en même temps que le présent acte par le débiteur hypothécaire en faveur du créancier hypothécaire (la « garantie » ) et se rapportant à un accord de prêt daté du 6 octobre 1995 conclu entre (i) Golden Trinity Maritime Inc., Prince Navigation Inc., Ypapadi Maritime Inc., Golden Falcon Maritime Inc., Marmaro Navigation Inc., Soliras Navigation Inc. et Pantodinamos Maritime Inc., en tant qu'emprunteurs solidaires (les emprunteurs) et (ii) le créancier hypothécaire, en tant que prêteur, accord de prêt complété par un premier accord complémentaire daté du 19 mai 1997 et un autre accord complémentaire daté du 19 juin 1997 (ci-après appelés tous ensemble l' « accord de prêt » ), et à un acte d'engagement de même date, accompagnant le présent acte et conclu entre (i) le débiteur hypothécaire et (ii) le créancier hypothécaire (ledit accord de prêt et ledit acte d'engagement, qui pourront de temps à autre être complétés, modifiés et/ou amendés, sont ci-après appelés l' « accord de prêt » et l' « acte d'engagement » , respectivement), et ATTENDU que, conformément à la garantie, le débiteur hypothécaire s'est engagé à signer la présente hypothèque aux fins de garantir a) le paiement par les emprunteurs (y compris le débiteur hypothécaire) au créancier hypothécaire, de toutes les sommes dues au créancier hypothécaire, qu'il s'agisse du principal, des intérêts ou autres, (que ce soit réellement ou éventuellement, et que ce soit actuellement ou plus tard), ainsi que des frais, charges, dépenses et autres sommes engagés pour créer, préserver, conserver, administrer, protéger, exécuter ou tenter d'exécuter la présente sûreté, de la manière et aux dates indiquées dans l'accord de prêt et dans l'acte d'engagement, et b) l'accomplissement de toutes les obligations des emprunteurs selon l'accord de prêt, et du débiteur hypothécaire selon la garantie et selon l'acte d'engagement, et ATTENDU que le montant du principal et des intérêts ou autres deniers dus au créancier hypothécaire à une date donnée pourra être constaté par référence à l'accord de prêt et à l'acte d'engagement et/ou aux livres de comptes (ou autres registres comptables) du créancier hypothécaire et/ou à un certificat délivré par le créancier hypothécaire, montant qui constituera (sauf erreur manifeste) la somme certaine et déterminée due par le débiteur hypothécaire au créancier hypothécaire...


Cet acte hypothécaire fait état d'une obligation grevant le Kimisis III : le fait que l'hypothèque mentionne un document qui n'est pas produit comme preuve n'empêche pas nécessairement l'exécution d'une hypothèque maritime. Des documents de sûreté composés simplement d'une hypothèque de navire en forme légale seront en effet interprétés et exécutés conformément aux principes de common law portant sur les hypothèques de navire et conformément aux dispositions des lois applicables : voir par exemple Buchan on Mortgages of Ships : Marine Security in Canada, Butterworths, Toronto et Vancouver, 1986, à la page 57, et Constant on The Law Relating to the Mortgage of Ships, Sweet & Maxwell, Londres, 1920, aux pages 15 et 16, où M. Constant précise que, bien que la forme légale d'hypothèque soit impérative, il n'est pas nécessaire qu'elle soit complétée par un accord maritime subsidiaire stipulant un autre avantage. Dans le même sens, voir l'affaire Neves c. Le Kristina Logos (2001), 220 F.T.R. 15 (C.F. 1re inst.), à la page 23, un jugement du juge MacKay, et l'affaire Nova Scotia Barristers' Liability Claims Fund c. Le Ashley Lynn (1994), 80 F.T.R. 141 (C.F. 1re inst.), un jugement du juge Strayer (son titre à l'époque).

[21]            Dans l'affaire Kristina Logos, le juge MacKay n'avait devant lui aucun taux d'intérêt pour l'hypothèque, mais néanmoins, pour éviter un enrichissement sans cause résultant de l'établissement des priorités, il était disposé, en vue d'une solution équitable, à adjuger le coût de l'emprunt, c'est-à-dire le taux préférentiel plus 3/8 pour cent l'an. Au contraire, dans la présente affaire, il n'est pas nécessaire d'aller voir plus loin qu'un accord de prêt et un acte d'engagement pour savoir ce qu'est le taux d'intérêt.


[22]            On pourrait même se demander si la garantie, mentionnée dans le contexte d'une responsabilité directe, est particulièrement utile, voire le moindrement nécessaire. J'évoquerais d'ailleurs ici l'affaire du Ashley Lynn (précitée), en commençant par le point de vue de Roger T. Hughes, c.r., exposé dans la version à feuilles mobiles du Federal Court of Canada Service, Butterworths, Toronto, au paragraphe 22:459, où l'affaire du Ashley Lynn est ainsi résumée :

[traduction] La Cour fédérale a accordé un jugement sommaire pour une somme garantie par une hypothèque enregistrée sur un navire, mais non sur le billet à ordre se rapportant au navire, car elle n'a pas compétence pour statuer sur les billets à ordre.


Dans l'affaire du Ashley Lynn, le juge Strayer avait affaire à des réclamations rivales, savoir une réclamation de nature personnelle, devant la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, qui résultait du billet à ordre et de la faute de l'avocat, et une autre de nature réelle, devant la Cour fédérale, produite par le cessionnaire de l'hypothèque. Le juge Strayer faisait observer, à la page 144, que « l'action dont la Cour est saisie se limite à la réalisation de la garantie hypothécaire qui grève le navire » , et que « ... le pouvoir de la Cour se limite à ordonner la réalisation de la garantie hypothécaire à l'égard des montants dus selon le prêt dont elle vise à garantir le remboursement » . À mon avis, tout comme la Cour, en tant que juridiction établie par une loi, n'a pas compétence sur un billet à ordre, en dehors de l'article 23 de la Loi sur les Cours fédérales, qui concerne expressément les billets à ordre dans les cas où la Couronne est partie à la procédure, la Cour n'a aucune compétence directe sur les garanties, mais uniquement une compétence par voie d'exécution d'une sûreté hypothécaire, encore que, comme je l'ai fait observer, l'hypothèque grevant le Kimisis III ne soit pas de la nature d'une sûreté, mais constitue à première vue, d'après les accords de prêt et l'acte d'engagement, une obligation solidaire.

[23]            Dans la mesure où la garantie pourrait être pertinente, il existe une preuve substantielle de la garantie, dont l'existence n'est pas déniée et qui est mentionnée dans un second accord complémentaire de prêt et dans divers autres documents de sûreté, notamment dans la deuxième hypothèque de compte courant, dans l'acte d'engagement applicable, dans une procuration et dans une résolution des administrateurs datée du 3 juillet 1998, ainsi que dans l'affidavit de M. Philip Bianchi. Dans la pièce B de son affidavit du 29 mai 2000, M. Bianchi indique qu'il a examiné divers documents, dont la garantie et l'hypothèque de second rang grevant le Kimisis III. Il a exprimé l'avis que ces deux documents avaient été validement autorisés, signés et délivrés et qu'ils constituaient des obligations légales, valides et contraignantes. Qui plus est, la seconde hypothèque de compte courant elle-même contient, sans la nécessité d'accords subsidiaires, un engagement de payer :

[traduction] Nous, (b) MADONNA NAVIGATION (MALTA) LIMITED, en contrepartie des clauses pour nous-mêmes et pour nos successeurs, nous engageons à payer à ladite (c) THE ROYAL BANK OF SCOTLAND plc et (d) à SES ayants droit les sommes qui seront dues au titre de cette sûreté, qu'il s'agisse du principal ou des intérêts, et cela aux époques et de la manière susdites. Et, afin de mieux garantir à ladite (c) THE ROYAL BANK OF SCOTLAND plc le paiement des sommes susdites, nous hypothéquons en faveur de ladite (c) THE ROYAL BANK OF SCOTLAND plc toutes les actions dont nous sommes les propriétaires dans le navire ci-dessus désigné,...


La deuxième garantie hypothécaire grevant le Kimisis III n'entrerait en jeu que s'il y avait eu complet recouvrement de la créance initiale sur le Kimisis III, soit la somme de 6 770 000 $. Cependant, la sûreté grevant les navires étant structurée en tant qu'obligation solidaire, la RBS n'est pas tenue, devant un déficit global, d'appliquer les fonds de telle ou telle manière.

[24]            Comme garantie additionnelle du prêt du 6 octobre 1995, Madonna était tenue de consentir sur le Kimisis III une hypothèque de compte courant, ce qui fut fait le 6 juillet 1998, ainsi qu'un second acte d'engagement devant constituer une sûreté additionnelle pour ce prêt initial. Les trois navires devenaient donc ainsi solidairement responsables à l'égard de toutes les sommes empruntées à la RBS. Je passe maintenant à la mise à disposition des sommes prêtées par la RBS.

Mise à disposition des fonds empruntés

[25]            Je tiens pour établie la mise à disposition du prêt initial de 60 000 000 $, comme il suit :

(01)     une somme de 26 159 117,97 $ transférée à Den Norske Bank, en règlement du prêt consenti par elle à certains des emprunteurs;

(02)     une somme de 8 869 000 $ versée à la RBS pour liquider des prêts détenus par certains des emprunteurs;

(03)     une somme de 21 131 000 $ versée à la RBS pour liquider des prêts détenus par certains des emprunteurs;


(04)     une somme de 150 000 $ versée à la RBS pour acquitter le droit de facilité du premier prêt;

(05)     une somme de 3 670 000 $ versée à Pluto Enterprises Corporation; et

(06)     un solde de 20 882,03 $, qui est demeuré dans le compte de Aigida Enterprises. Une partie de cette somme a servi à payer les intérêts courus (1 739,93 $ et 4 072,12 $) lors de la liquidation de prêts détenus par certains des emprunteurs.

[26]            Tramp déplore quelque peu que les sommes avancées par la RBS, à l'exception de celles concernant Madonna et le Kimisis III, aient été avancées à Aigida Enterprises Inc., et a demandé quelle était la contrepartie versée par Aigida. Je reconnais ici que les emprunteurs étaient des sociétés liées relevant d'une société mère, Aigida. Les sommes empruntées à la RBS devaient servir à refinancer les navires appartenant aux filiales et antérieurement hypothéqués en faveur d'un autre prêteur par lesdites filiales, et à effectuer des remboursements qui profitaient aux filiales. Aucune absence de contrepartie n'est susceptible d'entacher la position de la RBS.

Défaut sur les prêts de la RBS


[27]            Après le décès en 1998 du directeur de Pronoia, M. Peter Lygnos, ses deux enfants adultes ont pu faire fonctionner l'entreprise durant quelques mois, mais les emprunteurs, dont Madonna, ont fait défaut sur un versement de 950 000 $ prévu le 30 octobre 1998, à savoir le remboursement exigible selon les termes du second accord complémentaire.

[28]            Comme je l'ai déjà indiqué, un manquement n'entraînait pas automatiquement la cessation des activités des emprunteurs. Dans le cas qui nous occupe, il appert manifestement des affidavits qu'il y a eu des pourparlers entre d'une part les emprunteurs, dont Madonna, et d'autre part la RBS, afin de voir ce qui pouvait être fait pour corriger le manquement. La RBS n'était pas persuadée que l'entreprise pouvait être rentable dans la conjoncture existante et en particulier compte tenu de la nouvelle direction. Manifestement, les emprunteurs initiaux et Madonna étaient devenus insolvables, en ce sens qu'ils étaient incapables de payer leurs créanciers ou la RBS. Comme on peut le lire dans l'affidavit de Robert J. Manners établi sous serment le 4 février 1999, la RBS a donc signifié un avis officiel de mise en demeure le 5 janvier 1999 pour le paiement de la somme de 51 397 026,70 $. Les propriétaires des navires qui étaient hypothéqués en faveur de la RBS ont envoyé ces navires vers divers ports, où ils furent saisis par la RBS, puis finalement vendus par autorité de justice.

Réalisations et soldes de la RBS

[29]            À Vancouver, les réalisations effectuées sur les quatre navires vendus, et ici j'inclus le prix du Zoodotis, hypothéqué en faveur de Nedship, étaient les suivantes, en chiffres bruts, y compris le combustible de soute :


Golden Trinity

4 200 000,00 $

        Combustible de soute

52 261,65 $

Kimisis III

4 750 000,00 $

Ypapadi

3 775 000,00 $

        Combustible de soute

19 717,50 $

Total partiel

12 796 979,15 $

Zoodotis

4 950 000,00 $

        Combustible de soute

24 660,00 $

Total partiel

4 974 660,00 $

Total

17 771 639,15 $

[30]                Les prêts de la RBS sont en deux parties. Il y avait un prêt initial de 60 000 000 $, qui remonte à novembre 1995, et un prêt plus modeste de 6 770 000 $, consenti à Madonna pour l'achat du Kimisis III. Ces prêts représentaient les obligations solidaires de tous les armateurs. Pour le calcul du solde final dû, il y a eu des difficultés. Tramp s'est demandé s'il y avait eu un compte rendu intégral des fonds reçus, en général et en particulier, pour le Kimisis III. L'une des difficultés auxquelles étaient confrontés la RBS et aussi Nedship a porté sur la nature du recouvrement des sommes devant être appliquées à leurs prêts, car divers navires ont été vendus par autorité de justice dans diverses régions du monde, et certaines ventes étaient assorties de dispositions selon lesquelles, si la valeur du navire augmentait, ou si un navire était rentable au-delà d'une certaine somme entre les mains des nouveaux propriétaires, la RBS pourrait recouvrer une portion accrue de ses prêts.


[31]                Lorsque cette affaire fut près d'être mise en état, il y avait, dans d'autres pays, des procédures de réalisation des garanties hypothécaires à l'encontre de la flotte de Pronoia, avec la possibilité de recouvrement d'autres sommes. Au départ, la RBS a établi un solde dû, qui était alors, en juin 2000, un chiffre plausible et réaliste, soit 24 733 535,97 $, avec une partie des intérêts courus et les intérêts et frais courants. Cependant, l'affidavit du 19 juillet 2001 de M. Manchester, produit à l'audience, renfermait un compte rendu à jour prenant en compte les sommes réalisées dans l'intervalle sur la vente de huit navires qui étaient hypothéqués en faveur de la RBS. Les huit navires ont été achetés par huit entreprises dont chacune assumait une partie du solde du prêt initial et du prêt ayant servi à l'achat du Kimisis III, ce solde devant être remboursé sur les gains résiduels ou sur le produit de la vente future d'un navire. Je reconnais ici en partie le compte rendu accompagnant les annexes de l'affidavit de M. Manchester du 19 juillet 2001, lequel indique, au 5 juin 2001, un solde de principal de 1 861 750 $ sur le prêt consenti à Madonna pour le Kimisis III, ainsi que des intérêts courus de 18 745,75 $. Quant au solde du prêt qui avait été consenti aux autres emprunteurs, notamment Golden Trinity Maritime et Ypapadi Maritime, M. Manchester indique un solde de principal impayé de 10 571 281,41 $ et des intérêts courus de 75 290,90 $, soit une dette totale à l'égard de la RBS se chiffrant à 12 527 068,06 $. Cependant, M. Manchester fait état d'une revente récemment convenue des navires qui étaient officiellement le Golden Trinity et le Golden Prince, deux des navires hypothéqués en faveur de la RBS, pour la somme de 11 900 000 $ : M. Manchester affirme ensuite qu'il croit que, sur ces ventes, il y aura un solde d'environ 3 690 000 $, qui sera appliqué au solde dû à la RBS.


[32]                M. Manchester estime à environ 8 743 000 dollars américains la dette résiduelle restant à payer sur le prêt initial et sur le prêt Kimisis. Pour arriver à ce chiffre, il est clair que M. Manchester n'a pas tenu compte des intérêts courus, à la date de son calcul, d'un peu plus de 94 000 $ sur le prêt Kimisis III et sur le prêt initial.

[33]                À 1 000 $ près, je calcule que la somme encore due à la RBS se chiffre à 8 837 000 $. J'accepte le témoignage de M. Manchester selon lequel il ne reste pas d'actifs pouvant surgir qui soient susceptibles de servir le principal ou les intérêts. Je passe maintenant à la réclamation de Nedship contre le Zoodotis.

La réclamation de Nedship contre le Zoodotis, et la sûreté de Nedship


[34]                À titre de bref rappel, la réclamation de Nedship contre le Zoodotis concerne une avance liée à un accord de prêt du 26 mars 1996, en vertu duquel cinq emprunteurs solidaires et propriétaires de navires, notamment Zoodotis Navigation Inc. ( « Zoodotis Navigation » ), le propriétaire l ibérien du Zoodotis, empruntaient 40 000 000 $ à Nedship. La société mère de chacun des cinq armateurs et emprunteurs était Aegean Enterprises Company Ltd., une société contrôlée par Peter Lygnos. Nedship a présumé, sans connaître la structure organisationnelle de chaque armateur, que Peter Lygnos était, en raison de ses participations, à tout le moins le propriétaire majoritaire, et peut-être même l'unique propriétaire des sociétés à qui appartenaient ces navires. À toutes les époques pertinentes, comme pour les navires hypothéqués en faveur de la RBS, le Zoodotis était exploité par Pronoia. Le Zoodotis fut saisi par un autre créancier, à Vancouver, le 8 janvier 1999, et un ordre de vente du navire fut délivré à la requête de Nedship, le 16 février 1999. Le Zoodotis a été vendu le 10 mars 1999, par la Cour, pour la somme de 4 950 000 $, et le combustible de soute se trouvant à bord, pour la somme de 24 660 $, soit un total de 4 974 000 $. Nedship, qui s'est occupée de la vente, réclame les frais présumés du prévôt, notamment les salaires de l'équipage qu'elle a payés, c'est-à-dire les sommes de 234 500,65 dollars américains et 82 610,46 dollars canadiens, indiquées dans l'affidavit de Mme Novak du 31 mars 1999, de même qu'un déficit courant, au 28 juin 2001, selon ce qu'indique l'affidavit de M. Bulling du 3 août 2001, déficit qui se chiffre à 23 777 996,81 $, outre des intérêts quotidiens de 5 909,82 $.

[35]                Après la vente, Nedship a obtenu un jugement par défaut contre le Zoodotis. Moyennant des engagements adéquats, Nedship a reçu des paiements préalables sur le produit de la vente du Zoodotis, jusqu'à l'établissement des priorités, pour la somme totale de 3 227 016 $. Je ferais observer ici que toutes les réclamations directes à l'encontre du Zoodotis ont été soit réglées et acquittées, soit retirées. Il y a cependant des réclamations pour navires jumeaux déposées par Calogeras Marine Inc., Calogeras & Master Supplies Inc. et Tramp Oil & Marine Limited, qui se chiffrent à 657 528,74 dollars américains. J'examinerai maintenant cet aspect plus en détail.

[36]                Le prêt de 40 millions de dollars consenti par Nedship et mentionné ci-dessus visait à refinancer la dette existante et à constituer le capital qui permettrait d'acheter le Zoodotis et un second navire.


[37]                Le prêt de 40 millions de dollars était, pour chaque navire de la flotte financé par Nedship, garanti par une hypothèque contractuelle préférentielle de premier rang sur le navire. Les fonds devaient être avancés en trois portions : 18 500 000 $ avant le 22 mars 1996, puis 9 000 000 $ et 12 500 000 $ avant le 22 juin 1996.

[38]                Dans le cas du Zoodotis, l'hypothèque préférentielle enregistrée de premier rang, d'une valeur nominale de 50 millions de dollars, porte la date du 15 mai 1996. En tant qu'hypothèque de compte courant, elle garantissait toutes les sommes d'argent qui de temps à autre pouvaient être dues. Il est précisé que le taux d'intérêt sur l'hypothèque correspond à 1 1/8 p. 100 en sus du taux préférentiel indiqué périodiquement par le Marché interbancaire des eurodevises à Londres. Là encore, comme pour la flotte financée par la RBS, Nedship a inséré dans son accord de prêt une disposition prévoyant la responsabilité solidaire de chaque emprunteur. Le prêt de 40 000 000 $ devait être remboursé en 27 versements trimestriels de 1 200 000 $, et le 28e versement trimestriel serait de 7 600 000 $. Les documents de sûreté remis à Nedship indiquent divers cas de défaut et donnent à Nedship la possibilité de protéger la sûreté quand elle le jugerait bon, mais la clause qui nous importe ici dans l'acte hypothécaire est la clause 10.1, qui accorde à Nedship toute latitude de réaliser ou de ne pas réaliser sa sûreté, ou d'accorder ou non un délai de paiement, comme elle l'entendrait.


[39]                Comme l'avait fait la RBS, Nedship a effectivement accordé des délais à ses emprunteurs, conformément à divers additifs. Ces additifs prévoyaient une réduction des versements trimestriels, la troisième avance n'ayant pas été mise à disposition le moment venu, pour ensuite ajouter deux nouveaux emprunteurs, transférer le financement à un nouveau navire et régler la question d'une troisième avance. Tout cela a eu pour effet de ramener le prêt à 35 millions de dollars. Le second additif, daté du 11 juillet 1996, modifiait aussi un calendrier de remboursement. Il était suivi d'un troisième additif, daté du 4 décembre 1996, d'un quatrième additif, daté du 5 décembre 1997, et d'un cinquième additif, daté du 30 avril 1998, le résultat net de tous ces additifs étant d'ajouter un autre emprunteur, le propriétaire d'un navire appelé Gold Horizon, et, conformément à l'additif du 30 avril 1998, de ramener les 21 versements restants, sur les 28 versements originaux, à quatre versements de 675 000 $, dix versements de 1 200 000 $, six versements de 825 000 $ et un versement final de 9 850 000 $.

[40]                Pour amener le statut du prêt au degré du défaut, ainsi que le voyait Nedship, une première avance de 18 500 000 $, du 22 mars 1996, a servi en grande partie à liquider des prêts existants dont répondaient certains des emprunteurs, une deuxième avance, du 10 mai 1996, au montant de 9 000 000 $, a servi en grande partie à acheter le Zoodotis, et une partie de la troisième avance a servi en juillet 1996 à acheter un autre navire qui fut joint à la flotte, un navire appelé le Nani. Je passe maintenant au défaut de paiement et à la somme due.

Défaut de paiement et créance de Nedship


[41]                Plusieurs événements malencontreux pour les personnes qui avaient un droit sur le Zoodotis se sont produits en 1998. Le marché du transport de vrac sec se contractait. La valeur du Zoodotis diminuait. Peter Lygnos, le directeur et gérant du Zoodotis, décédait, laissant derrière lui des successeurs qui, de l'avis de Nedship, n'avaient pas la capacité de mener ses activités de transport maritime dans un contexte difficile pour le secteur. En définitive, les emprunteurs de Nedship, qui étaient gérés par Pronoia, y compris le propriétaire du Zoodotis, ont fait défaut sur un remboursement de 675 000 $ qui devait être fait le 22 septembre 1998.

[42]                Nedship et ses clients ont tenté de trouver un moyen qui permettrait de préserver les activités de transport maritime, mais Nedship elle-même n'était pas certaine que tel serait le cas. Il en a résulté un avis de défaut daté du 12 novembre 1998, une mise en application des dispositions d'exigibilité immédiate, et une mise en demeure.

[43]                Comme pour la créance hypothécaire de la RBS, pour arriver à une somme due sur le Zoodotis, on doit composer avec ce qu'il est convenu d'appeler une cible mobile. Un chiffre qui est exact lorsqu'un affidavit ou un mémoire est préparé et en cours de reproduction peut fort bien se révéler inexact après que les documents sont reliés et déposés. Vu l'ampleur de la créance hypothécaire par rapport aux fonds disponibles, on n'a cependant pas besoin d'un chiffre absolument exact et à jour pour la réclamation de Nedship à l'encontre du Zoodotis. J'admets que, en juin 2001, la réclamation de Nedship, y compris les sommes payées aux membres de l'équipage et les frais admissibles de justice et de gestion afférents aux navires, était de 23 777 996,81 $, outre des intérêts quotidiens se chiffrant à un peu plus de 5 900 $.


[44]                J'ai examiné la validité de l'hypothèque du Zoodotis, à la lumière de l'affidavit d'expert de Vassilis Etahanassiou, un avocat d'Athènes ayant les titres requis. Il ressort de son témoignage que le Zoodotis, aux époques pertinentes, était immatriculé au nom de Zoodotis Navigation Inc. J'admets que l'hypothèque était, selon la loi grecque, validement enregistrée et que, en tant qu'hypothèque préférentielle de premier rang, elle garantit effectivement le prêt tout entier consenti par Nedship, jusqu'à la valeur nominale de l'hypothèque, soit 50 000 000 $. La preuve montre aussi que l'hypothèque et l'accord de prêt sont en bonne et due forme, pour exécution devant les tribunaux grecs. Il n'y a aucune raison pour laquelle l'acte hypothécaire et l'accord de prêt ne seraient pas exécutoires devant la Cour fédérale.

Réclamation de Tramp Oil & Marine Ltd.


[45]                Je passe maintenant à la réclamation de Tramp, une société constituée au Royaume-Uni et ayant son siège en Angleterre, d'où elle exerce des activités de fournisseur international de combustible de soute pour les navires. Elle approvisionnait donc en mazout et en diesel plusieurs navires exploités par Pronoia, et elle est un fournisseur impayé de ces nécessités. Pour ce qui est du Golden Trinity et du Kimisis III, la réclamation ne concerne pas seulement le mazout et le carburant diesel pour navires, des produits que je désignerai sous l'appellation « combustible de soute » , fournis directement à ces deux navires, mais elle concerne aussi le combustible de soute fourni à d'autres navires de la flotte Pronoia, que Tramp considère comme des navires du même propriétaire. Dans le cas du Ypapadi, la réclamation pour combustible de soute n'est pas une réclamation directe, mais elle résulterait du principe des navires du même propriétaire. Étant donné que la preuve produite dans les quatre actions qui donnent lieu aux présents motifs est une preuve commune, et vu la nature de la réclamation de Tramp, en particulier pour ce qui concerne le principe des navires du même propriétaire, j'examinerai aussi, dans cette partie de l'analyse, la réclamation de Tramp à l'encontre du Zoodotis. Il n'y a ici aucune réclamation directe contre le Zoodotis, mais plutôt une réclamation contre les navires d'un même propriétaire, l'argument étant que les navires de la flotte gérée par Pronoia étaient tous des navires appartenant au même propriétaire que le Zoodotis. Au total, Tramp a approvisionné en combustible non seulement le Golden Trinity et le Kimisis III, mais également dix autres navires, le Agios Nikolas, le Agni, le Golden Eagle, le Golden Horizon, le Golden Polydinamos, le Karadmyla, le Mana, le Mesitria, l'Ocean Spirit et le Theonymphos, navires que l'avocat de Tramp appelle les « navires de Pronoia » .

[46]                Les livraisons de combustible effectuées par Tramp ont eu lieu entre le 16 septembre 1998 et le 20 décembre 1998, pour une somme de 781 360,02 $. Dans le cas des navires hypothéqués en faveur de la RBS, toutes les livraisons de combustible ont eu lieu avant la lettre de mise en demeure du 5 janvier 1999 envoyée par cette banque. Cependant, seuls quelque 223 000 $ des approvisionnements en combustible ont été livrés aux navires de Pronoia avant la lettre de mise en demeure du 11 novembre 1999 envoyée par Nedship.


[47]                Selon les preuves produites par Tramp, le combustible de soute était livré conformément aux modalités types d'octobre 1986. Il est utile de relever que le combustible de soute est livré en conformité avec la loi anglaise et que lesdites fournitures relèvent de la compétence des tribunaux anglais, que les intérêts courent au taux de 2 p. 100 par mois et que :

[traduction]

8.06 ... la propriété du produit ne sera transférée au client qu'après que le prix aura été reçu par la Société ainsi que le prévoit la clause 12.01. Jusqu'à réception du prix par la Société, toute personne en possession du produit livré détiendra le produit pour la Société, à titre de simple dépositaire.

Cette clause de dépôt conduit à une revendication de propriété de la part de Tramp à l'égard du combustible de soute qui se trouvait à bord du Golden Trinity et du Kimisis III lors de la vente de ces navires et, par extension, à l'égard du produit de la vente du combustible. Cependant, je relèverais aussi que Tramp est arrivée à un compromis avec la RBS pour le combustible se trouvant à bord du Golden Trinity et du Kimisis III et qu'elle a obtenu grâce à ce compromis les sommes de 56 614,75 $ et de 43 219 $. De plus, Tramp a reçu une somme de 34 053,59 $ sur le produit de la vente du Mana, et une somme de 11 990 $ sur le produit de la vente du combustible qui se trouvait à bord du Karadmyla. La facture totale de la réclamation de Tramp, soit 781 360,02 $, doit donc être amputée de 145 877,34 $, laissant une réclamation nette de 635 482,68 $, à l'exclusion des intérêts.


[48]                Comme je l'ai dit, le combustible a été fourni entre le 16 septembre 1998 et le 20 décembre 1998. Tramp reconnaît qu'elle était au fait des dettes de M. Peter Lygnos ainsi que de la situation financière de Pronoia et des propriétaires des autres navires avant de livrer le combustible à l'origine de sa réclamation actuelle. Ce n'est que peu après l'approvisionnement en combustible du Golden Trinity, le 19 décembre 1998, que Tramp, dont les relations avec Pronoia remontaient à janvier 1996, commença de s'inquiéter. Tramp mit donc fin aux facilités de crédit qu'elle avait consenties.

[49]                Bien que Tramp fût arrivée à un compromis en invoquant l'argument de la rétention de propriété du combustible placé à bord du Golden Trinity et du Kimisis III, Tramp invoque d'autres moyens.


[50]                Invoquant les conditions de ses factures, Tramp allègue un privilège contractuel pour la valeur de 73 881,28 $ du combustible fourni au Golden Trinity, laissant un privilège contractuel net de 55 211,10 $, au 30 juin 2001, outre les intérêts au taux de 2 p. 100 par mois. Le combustible était livré sur le territoire des États-Unis, mais il ressort clairement des conditions de facturation sur lesquelles se fonde Tramp que c'est la loi anglaise qui est applicable. Cependant, Tramp dit que, en tant que fournisseur de combustible par l'entremise d'une société américaine, Petro-Diamond Incorporated, de Long Beach, en Californie, elle est fondée à un privilège maritime sur la valeur de la facture de Petro-Diamond, c'est-à-dire 65 002,80 $, outre le taux d'intérêt de 18 p. 100 l'an indiqué dans la facture de Petro-Diamond. Compte tenu de la facture de Petro-Diamond et des intérêts qu'elle prévoit, la réclamation de Tramp, au 30 juin 2001, ainsi que l'a indiqué l'avocat de Tramp dans son argumentation, serait de 93 597,52 $. Naturellement, il faut déduire de ce chiffre le crédit présumé de 56 614,75 $, c'est-à-dire le règlement consenti à Tramp, à titre de propriétaire présumé du combustible, pour le combustible qui se trouvait à bord au moment de la vente. Comme je l'indiquerai bientôt, j'admets l'argument du privilège maritime par l'effet de l'intervention d'un fournisseur américain : cependant, au 30 juin 2001, la somme due et garantie par le privilège, y compris les intérêts, est de 55 211,10 $. Il ne m'est pas nécessaire d'examiner la contre-proposition selon laquelle Tramp détient un privilège contractuel, selon ses conditions de fourniture de combustible de soute, en plus des intérêts, non au taux de 18 p. 100 l'an, mais au taux de 2 p. 100 par mois.

[51]                Tramp réclame aussi, en tant que simple fournisseur de nécessités au Kimisis III, une somme nette de 32 108,81 $. Il ne m'est pas nécessaire de prendre cette somme en considération, étant donné que, selon moi, le rang de la sûreté hypothécaire de la RBS sur le Kimisis III est supérieur à celui d'un droit réel d'origine légale, car il ne peut y avoir, selon l'equity, réaménagement de l'ordre de priorité

[52]                Je passe maintenant à l'autre facette de la réclamation de Tramp, celle qui résulte du principe des navires d'un même propriétaire. L'argument est fondé sur le fait que le Golden Trinity, le Kimisis III, l'Ypapadi et le Zoodotis étaient des navires d'un même propriétaire (ou navires jumeaux) et que les dix autres navires de Pronoia approvisionnés en combustible par Tramp étaient entre eux des navires jumeaux, et par ailleurs des navires jumeaux du Golden Trinity, du Kimisis III, de l'Ypapadi et du Zoodotis. La réclamation au titre du principe des navires jumeaux, réclamation qui porte sur le Golden Trinity, le Kimisis III, l'Ypapadi et le Zoodotis, se chiffre, principal et intérêts au taux de 2 p. 100 par mois, à la somme 1 227 803,43 $.


ANALYSE

[53]                Je traiterai d'abord des diverses approches adoptées par Tramp pour donner à ses réclamations un rang prioritaire sur les positions de la RBS et de Nedship. Tramp avance plusieurs possibilités. Cependant, je suis d'avis que les sûretés initiales de la RBS et de Nedship sont solides. Les deux banques ne verront leurs chances de recouvrement menacées que si Tramp réussit dans ses arguments relatifs aux navires jumeaux, et si l'équité de la situation requiert d'accorder à Tramp la préséance sur les deux banques dans l'ordre officiel de priorité, ou que si une partie de la réclamation de Tramp constitue un privilège maritime. J'examinerai d'abord l'allégation de privilège maritime.

Le privilège maritime de Tramp contre le Golden Trinity


[54]                Le privilège maritime allégué par Tramp contre le Golden Trinity, comme je l'ai déjà dit, repose sur le fait qu'une firme d'approvisionnements en combustible agissant sur les directives de Tramp a fourni du combustible de soute dans un port américain. Tramp a payé le prix de ce combustible. L'argument de Tramp est qu'elle est subrogée dans le privilège maritime de son fournisseur américain, Petro-Diamond Incorporated, en vertu du principe de la subrogation et en vertu de ce que le spécialiste de Tramp en droit étranger, Andrew S. de Klerk, un avocat américain, de la Nouvelle-Orléans, dont les titres sont tout à fait satisfaisants, appelle la « règle des avances » . Cependant, avant d'examiner le fond de l'avis de ce spécialiste, je dois régler un point de désaccord entre l'avocat des banques et celui de Tramp. L'avocat de Tramp dit que je suis lié par les avis de l'expert américain et que je dois les considérer comme des faits. L'avocat des banques dit que la Cour peut déterminer ce qu'est le droit américain par un examen des précédents, en particulier lorsqu'un aspect n'est pas traité. Selon l'avocat de Tramp, quand bien même y aurait-il une lacune dans l'affidavit de l'expert américain, je ne puis appliquer le droit canadien, mais il affirme ensuite qu'il n'y a aucune lacune. Je ferais observer ici que l'avis de l'expert de Tramp, M. de Klerk, n'a pas été l'objet d'un contre-interrogatoire ni n'a été réfuté par un autre avis d'expert.

[55]                Dans l'arrêt Allen c. Hay (1922), 64 R.C.S. 76, le juge Duff faisait observer que, lorsque l'avis d'un spécialiste du droit étranger renferme des contradictions ou des imprécisions, un tribunal peut alors aller plus loin et examiner et interpréter les passages de la loi américaine qui ont été cités, afin d'arriver à une conclusion qui soit satisfaisante (page 81), démarche à laquelle a eu recours le juge Anglin quelque 25 années plus tard dans l'arrêt Estonian State Cargo c. L'Elsie, [1948] R.C.É. 435, à la page 443. Le juge Idington, qui n'avait pas souscrit au dispositif dans l'arrêt Allen c. Hay, avait porté le principe un peu plus loin, affirmant qu'il n'y avait [traduction] « ... aucune raison de nous écarter du principe juridique qui consiste à prendre le droit d'un État étranger tel qu'il est exprimé dans les dépositions sous serment des témoins experts et, dans la mesure où telles dépositions ne permettent pas de l'établir, alors en nous en rapportant à notre propre loi » (page 80). L'idée consistant à s'en remettre à la loi du for comme dernier recours s'accorde avec l'ouvrage Cross & Tapper on Evidence, Butterworths, Londres, 9e édition, 1999, à la page 667, où il est question de la preuve du droit étranger en général, ainsi que du fardeau de la preuve :


[traduction] Le fardeau de la preuve repose sur la partie qui affirme que le droit étranger diffère du droit anglais. On exprime souvent ce principe, plutôt maladroitement, en disant qu'il existe une présomption selon laquelle la loi étrangère et la loi anglaise sont les mêmes.

2)           J'ajouterais aussi que la loi des États-Unis est un fait litigieux et que, sous réserve des lacunes et omissions, l'affidavit de l'expert en droit américain doit primer. Cependant, dans la mesure où l'affidavit de l'expert renferme des observations sur le droit canadien, c'est là un point qu'un juge canadien de première instance, ou, pour ce qui nous concerne ici, un protonotaire, doit décider en tant que point de fait. Cela s'accorde avec une observation du juge en chef Isaac, dans l'arrêt Banco do Brasil S.A. c. Alexandros G. Tsavliris, [1992] 3 C.F. 735 (C.A.F.), à la page 747, où la Cour avait affaire, d'une part, à la loi anglaise, un fait établi à la faveur d'admissions et, de l'autre, à la loi canadienne, qu'il revenait exclusivement au juge du procès de déterminer.

3)           Tout cela constituant le droit applicable, je suis d'avis que je puis tenir compte de l'opinion de M. de Klerk sur les privilèges maritimes et sur le transfert de l'avantage d'un privilège maritime, et ensuite, s'il y a des contradictions ou imprécisions, considérer la jurisprudence à laquelle il se réfère et, même s'il n'y a eu aucun contre-interrogatoire et aucune contre-preuve d'expert par affidavit, je suis d'avis que je puis combler toutes les lacunes en appliquant le droit canadien.

[56]                M. de Klerk a examiné ce qui semble être l'ensemble des documents pertinents, puis il précise que, après examen des diverses preuves par affidavit, il fonde son avis sur les faits pertinents, notamment les suivants :


(01)                 Pronoia, à titre de mandataire du Golden Trinity, a commandé du combustible de soute pour le navire, par l'entremise de Petro-Diamond, à Long Beach, en Californie, ledit combustible ayant été réceptionné par un agent à bord du Golden Trinity;

(02)                 Petro-Diamond a facturé le combustible de soute à Tramp, et Tramp à son tour l'a facturé à Pronoia ainsi qu'au capitaine et aux propriétaires du Golden Trinity et, alors que Tramp n'était pas payée, Tramp a quant à elle payé intégralement la facture de Petro-Diamond le 19 janvier 1999;

(03)                 les modalités types de Tramp, dont Pronoia était parfaitement au courant, prévoyaient l'application de la loi anglaise, mais stipulait ensuite la reconnaissance de la création d'un privilège, en plus d'une clause de rétention du titre de propriété sur le combustible de soute;

(04)                 les modalités types de Petro-Diamond prévoient la livraison de mazout non seulement sur le crédit de l'acheteur, mais également sur celui du navire, l'acheteur garantissant que Petro-Diamond aura, et pourra revendiquer, un privilège maritime, tel privilège devant être interprété selon les lois américaines;

(05)                 Compte tenu de la clause de rétention du droit de propriété sur le combustible, une clause figurant dans les conditions de Tramp, Tramp a réglé par compromis une partie de sa réclamation, obtenant ainsi un recouvrement partiel.


Puis M. de Klerk s'attaque de front aux modalités contraires, dans les conditions de Tramp selon lesquelles la loi anglaise s'applique, et dans les conditions de Petro-Diamond conférant un privilège maritime.

[57]                D'abord, j'admets que Petro-Diamond serait fondée à revendiquer un privilège maritime américain contre le Golden Trinity, bien que la facture de Petro-Diamond pour le combustible soit adressée à Tramp.

[58]                J'admets qu'il existe en droit américain une présomption selon laquelle celui qui fournit des nécessités à un navire acquiert un privilège maritime, et aussi que quiconque entend réfuter cette présomption a la charge d'établir que le fournisseur des nécessités entendait délibérément renoncer à un privilège maritime : voir l'arrêt First National Bank of Jefferson Parish v. M/V Lightning Power (1988), 851 F. 2d 1543 (une décision du Cinquième Circuit de la Cour d'appel des États-Unis). Cette notion d'attribution d'un privilège maritime s'étend aux paiements faits par un tiers au nom du navire, et ici M. de Klerk se réfère à l'arrêt International Paint Co. v. M/V Mission Viking (1981), 637 F. 2d 382, également une décision du Cinquième Circuit de la Cour d'appel des États-Unis : dans cette affaire, un agent de recrutement d'équipage fournissait directement les préposés à l'entretien et les traiteurs devant séjourner à bord, et le tribunal a jugé que le paiement de leurs salaires par cet agent donnait à celui-ci le droit à un privilège maritime par voie de subrogation.


[59]                Dans son affidavit, M. de Klerk examine ensuite l'idée d'une subrogation de Tramp dans le privilège de Petro-Diamond, en se référant à l'arrêt Tramp Oil & Marine, Ltd. v. M/V "Mermaid I", 1987 AMC 866, une décision du Premier Circuit de la Cour d'appel des États-Unis. Il s'agissait de savoir si Tramp, un intermédiaire précédé par le propriétaire et l'affréteur, et suivi par un fournisseur principal et un fournisseur auxiliaire, pouvait à la faveur d'un privilège maritime récupérer son paiement du combustible fourni au navire, car, comme le tribunal le fit remarquer, personne ne contestait que le fournisseur principal et le fournisseur auxiliaire, qui avaient fourni le combustible en tant que nécessité, avaient droit à un privilège maritime. La réclamation reposait peut-être sur une théorie de la règle des avances. Dans cette affaire, le tribunal s'était fondé sur le passage de l'édition de 1986 de Benedict on Admiralty, section 33, pages 3-12 à 3-13, et il s'était exprimé ainsi :

[traduction] Quiconque avance de l'argent à un navire sur l'ordre du capitaine ou du responsable de son entretien, dans le dessein de satisfaire une créance privilégiée actuelle ou future sur le navire, a droit à un privilège de rang égal à celui qui est remplacé, à condition que les sommes ainsi avancées soient effectivement appliquées au paiement de telles dettes.

Puis la Cour d'appel avait entrepris d'analyser la règle des avances, en énonçant trois exigences :

[traduction] ... (1) que l'argent soit avancé à un navire, (2) qu'il soit avancé sur l'ordre du capitaine ou d'une personne exerçant les mêmes pouvoirs, et (3) qu'il soit employé pour satisfaire une créance privilégiée actuelle ou future.


Dans l'affaire Mermaid I (précitée), la société Tramp n'a pas obtenu gain de cause parce qu'elle n'avait reçu aucune directive de quiconque en position d'autorité, vu que ni le navire, ni le propriétaire, ni l'affréteur n'avaient eu connaissance de l'existence de Tramp avant que Tramp n'eût déjà payé le combustible au fournisseur. Cependant, bien que Tramp n'ait pas obtenu gain de cause dans l'affaire du Mermaid I, le tribunal a certainement établi le principe qu'il convient d'appliquer lorsqu'il s'agit de donner effet à la règle des avances.

[60]                En l'espèce, contrairement à l'affaire du Mermaid I (précitée), il y a eu relation continue, durant de nombreuses années, entre Tramp et Pronoia. De plus, bien que je puisse, et même doive, interpréter libéralement en faveur du fournisseur la notion de privilège maritime pour nécessités, ainsi que le prescrit la décision The Tyson Lykes (1993) 837 F. supp. 1357, il ne fait aucun doute que le paiement de Tramp à Petro-Diamond visait à satisfaire la réclamation de Petro-Diamond à l'encontre du Golden Trinity, c'est-à-dire à rembourser une somme avancée à un navire. Deuxièmement, l'avance résultait bel et bien de directives, celles de Pronoia. Finalement, la somme avancée par Tramp a servi à satisfaire la créance privilégiée de Petro-Diamond. En fait, la somme a été avancée par Tramp au nom du navire à un tiers, Petro-Diamond, ce qui, de l'avis non contredit de M. de Klerk, conduit à la subrogation de Tramp dans le privilège de Petro-Diamond.


[61]                Ce qui m'a préoccupé au départ était l'effet du contrat conclu entre Tramp et Pronoia, et le point de savoir si ce contrat est au détriment du privilège maritime qui a pris naissance par l'effet du droit américain. Plus exactement, le contrat entre Tramp et Pronoia prévoit l'application de la loi anglaise. Ici, M. de Klerk se réfère au raisonnement suivi dans l'affaire The Governor and Company of the Royal Bank of Scotland v. M/V Maria S.J., 1999 WI 130632 (E.D. La. 1999), un jugement de la Cour de district des États-Unis pour le district Est de la Louisiane. Dans cette affaire, le tribunal faisait observer qu'un fournisseur anglais de nécessités, qui livrait des nécessités aux États-Unis, ne pouvait élever sa réclamation pour nécessités au niveau d'une réclamation donnant lieu à un privilège maritime, et cela en raison de la disposition prévoyant l'applicabilité du droit anglais dans le contrat conclu entre les parties, car les parties étaient liées par le choix qu'elles avaient fait de la loi applicable, savoir la loi anglaise, laquelle ne conférait aucun privilège maritime pour nécessités. M. de Klerk règle cet aspect en faisant observer que le privilège maritime revendiqué par Tramp dans la présente affaire n'émanait pas directement de relations entre Tramp et Pronoia, mais plutôt résultait d'une subrogation entraînée par l'application de la loi américaine quand la facture de Petro-Diamond avait été payée par Tramp. L'avis de M. de Klerk est que de tels droits ne sont pas modifiés par les clauses du contrat conclu entre Tramp et Pronoia, pas même par une clause stipulant le choix de la loi applicable. M. de Klerk se réfère aussi, dans son avis, à la clause du privilège contractuel contenue dans les conditions types de Tramp :

[traduction] ... comme l'origine des droits de Tramp dans cette affaire est la subrogation qui a eu lieu par l'effet de la loi américaine quand la facture de Petro-Diamond a été payée par Tramp, ainsi à mon avis, ces droits ne devraient pas être touchés par les conditions du contrat de Tramp avec Pronoia, notamment par la clause stipulant que la loi anglaise sera la loi applicable. Dans la mesure où les modalités types de Tramp contiennent aussi en leur paragraphe 10.01 une clause prévoyant un privilège contractuel, je suis d'avis qu'un tribunal des États-Unis serait enclin à reconnaître les droits subrogés de Tramp dans le privilège maritime plutôt qu'à les nier.

[62]                Le passage que j'ai cité soulève et règle deux points, savoir l'effet de la clause du privilège contractuel, contenue dans les modalités types de Tramp, et l'effet de la clause de la loi applicable sur le privilège maritime par voie de subrogation.


[63]                M. de Klerk ne va pas jusqu'à dire que la clause du privilège contractuel, dans les modalités types de Tramp, constitue un privilège maritime ou l'invention d'un privilège maritime, points effleurés par le juge Muldoon dans l'affaire Textainer Equipment Management B.V. c. Baltic Shipping Co. (1994), 84 F.T.R. 108 (C.F. 1re inst.), aux pages 110 et 113, mais le juge Muldoon affirmait, à la page 110, que, dans les litiges commerciaux de nature privée, il n'existait aucun intérêt public empêchant l'attribution d'un privilège, encore qu'il se fût abstenu de décider ce point.


[64]                Dans l'arrêt Imperial Oil Ltd. c. Petromar Inc. (2001), 283 N.R. 182 (C.A.F.), le juge Stone écrivait qu'un privilège maritime ne découle pas d'un contrat, mais de l'application de la loi (page 193). Dans cette affaire, la Cour d'appel fédérale a commencé par dire que le droit à un privilège maritime dépendait si c'était le droit américain ou le droit canadien qui régissait la fourniture de nécessités, en l'occurrence des lubrifiants maritimes. La réponse dépendait non pas de la structure de l'approvisionnement en nécessités, lesquelles avaient été commandées par les gestionnaires américains de navires, par l'entremise d'une entreprise américaine qui recourait à des agents au Canada pour la fourniture des nécessités, la clause d'élection de la loi applicable désignant en tout temps les lois applicables dans la ville de New York, mais plutôt de l'ensemble des facteurs entourant la fourniture des nécessités, en vue de déterminer la loi applicable, selon ce que propose Castel on Canadian Conflicts of Law, quatrième édition, Toronto, Butterworths, 1997. À la page 448, Castel propose trois méthodes pour déterminer la loi applicable : d'abord, le choix exercé par les parties; deuxièmement, ce que permettent de déduire les circonstances; et troisièmement, le système juridique avec lequel l'opération présente le lien le plus étroit et le plus réel. Dans l'affaire Imperial Oil, la Cour d'appel a rejeté les clauses d'élection de la loi applicable, considérant plutôt d'autres facteurs pour le classement, l'évaluation et la définition du lien le plus étroit et le plus réel, pour conclure que le lieu de fourniture et de livraison des nécessités, à savoir le Canada, devrait bénéficier d'une préférence car c'était au Canada que les navires étaient exploités, et au Canada que l'avantage économique obtenu avait été le plus important. La Cour d'appel a jugé que les contrats d'approvisionnement, eu égard à l'ensemble des autres facteurs, avaient une portée moindre.

[65]                Appliquant le principe de l'arrêt Imperial Oil, je devrais, avant d'accepter l'opinion de l'expert américain, m'appliquer à déterminer le pays avec lequel l'opération d'approvisionnement en combustible présentait le lien le plus étroit, au lieu de simplement accepter, sans la mettre en doute, la conclusion d'un expert sur l'existence d'un privilège maritime : voir ici la critique du jugement The Atlantis Two (1999), 170 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), en appel (1999), 170 F.T.R. 57 (C.F. 1re inst.), à la page 197 de l'arrêt Imperial Oil (précité).

[66]                En l'espèce, une clause d'élection de la loi applicable, insérée dans l'accord entre la société britannique Tramp, qui fournit du combustible de soute dans le monde entier, et la société grecque Pronoia, précise que c'est la loi anglaise qui sera applicable. Cependant, le Golden Trinity était exploité sous pavillon panaméen et appartenait à une société maltaise. Le Golden Trinity était utilisé dans le transport à l'échelle mondiale, mais ce navire ainsi que d'autres de la même flotte faisaient énormément d'opérations vers les États-Unis. Le combustible de soute était concrètement fourni par une société américaine, Petro-Diamond, à Long Beach, en Californie, les propriétaires du Golden Trinity garantissant que Petro-Diamond aurait, et pourrait revendiquer, un privilège maritime, exécutoire selon la loi maritime américaine.


[67]                Vu la nature du commerce mondial du combustible de soute, il n'y a aucun lien réel avec l'Angleterre, si ce n'est la clause du contrat de Tramp relative à l'élection de la loi applicable. La propriété, la gestion et l'immatriculation du navire n'offrent aucun fil commun. Cependant, la preuve révèle une exploitation systématique des navires de Pronoia aux États-Unis, ainsi que d'importants approvisionnements en combustible dans les ports américains. Il y a aussi un aspect plus spécifique auquel il convient aussi à mon avis d'accorder un poids substantiel : c'est le fait que les approvisionnements en combustible, à Long Beach, en Californie, étaient effectués par un mandataire qui insistait sur l'attribution d'un privilège maritime et qui, comme condition de livraison du combustible, obtenait ce privilège, et cela même si un privilège maritime prenait automatiquement naissance par l'effet du droit américain. C'était à Long Beach que les propriétaires des navires et les fournisseurs de combustible de soute tiraient le plus d'avantages sur le plan commercial et économique. Tout comme la Cour d'appel a ignoré, dans l'affaire Imperial Oil (précitée), les clauses d'élection de la loi applicable et a jugé que d'autres facteurs, en particulier la livraison effective des lubrifiants maritimes au Canada, étaient déterminants, affirmant que le Canada était l'endroit le plus avantagé, je puis parfaitement dire que, dans le cas présent, l'avantage commercial et économique, un avantage réciproque, a pris naissance à Long Beach, en Californie. La loi américaine est donc la loi la mieux à même de s'appliquer ici.


[68]                La loi applicable étant déterminée selon les conditions exposées par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Imperial Oil, je suis en mesure d'accepter l'avis de M. de Klerk selon lequel la fourniture du combustible de soute était régie par les règles de fond du droit américain, donnant lieu ainsi à un privilège maritime et à une compétence maritime. Cet aspect étant réglé, je souscris à l'avis de M. de Klerk selon lequel le droit de Tramp à un privilège maritime résulte d'une subrogation par l'effet du droit américain, qui a eu lieu lorsque la facture de Petro-Diamond a été payée par Tramp. J'accepte l'avis de M. de Klerk selon lequel un tribunal américain reconnaîtrait les droits de Tramp à un privilège maritime, par subrogation, mais cela est également mon avis après examen et application des enseignements de la Cour d'appel dans l'arrêt Imperial Oil.

[69]                J'examinerai ici brièvement les arguments de Tramp pour qui Tramp peut obtenir, sur le produit de la vente du Golden Trinity, la valeur intégrale du privilège maritime pour le combustible de soute du Golden Trinity, et pas seulement une valeur nette après déduction de la valeur du combustible récupérée par Tramp du Golden Trinity, en application de la disposition relative à la propriété du combustible, au moment de la vente.


[70]                Tramp dit qu'il ne lui est pas nécessaire de déduire quoi que ce soit de la vente du combustible du Golden Trinity, à Vancouver, pour la somme garantie par le privilège maritime de Petro-Diamond, privilège dans lequel Tramp détient un intérêt par subrogation. Tramp affirme que, pour satisfaire ce privilège maritime, l'argent doit être prélevé sur le produit de la vente du Golden Trinity avant que la RBS ne reçoive une somme quelconque. Cette approche présente plusieurs faiblesses. Le paiement à Tramp du produit de la vente du combustible, outre les intérêts et même d'autres intérêts provenant du produit de la vente du navire, était un paiement en règlement complet de sa réclamation sur le produit du combustible. Le paiement se fondait sur une clause de rétention du droit de propriété, dans les modalités types de Tramp, clause qui donnait à Tramp le droit de recouvrer tout le produit qui se trouvait à bord du navire au moment de la vente, et cela en raison des problèmes et des coûts de pompage du combustible, le recouvrement représentant la valeur du combustible au moment de la vente. Tramp a effectivement reçu une somme au lieu du produit. Permettre à la fois le paiement du combustible se trouvant à bord, puis un recouvrement intégral par voie de subrogation, serait autoriser un double recouvrement. En d'autres termes, le combustible fictivement extrait du navire à Vancouver n'a donc jamais été complètement livré au navire d'une manière susceptible d'entraîner un privilège maritime pour la valeur intégrale du combustible. Par ailleurs, ainsi que l'a indiqué l'avocat de la RBS, Tramp était fondée à recevoir la valeur du combustible vendu à Vancouver, mais non à appliquer cette valeur à sa réclamation générale, en dehors de sa réclamation à l'encontre du combustible du Golden Trinity. Autrement, il y aurait double comptage.

[71]                Cette partie de la réclamation de Tramp, pour la somme de 55 211,10 $, qui comprend les intérêts au 30 juin 2001, se voit accorder le rang d'un privilège maritime.

Les réclamations de Tramp au titre du privilège contractuel


[72]                Tramp fait aussi une autre réclamation directe, à l'encontre du Kimisis III, soit la somme de 50 450 $ et les intérêts au taux de 2 p. 100 par mois, pour le combustible fourni à Busan, en Corée, en alléguant un rang prioritaire découlant d'un privilège contractuel. Ici, l'un des arguments de Tramp est que la somme réalisée sur la vente du combustible appartenant à Tramp, à Vancouver, devrait être imputée à la facture du combustible de Busan. Comme je l'ai déjà indiqué, le combustible de Petro-Diamond, fictivement récupéré et vendu à Long Beach, ne sera pas porté au crédit des comptes généraux de Tramp, mais constituera une récupération du combustible de Petro-Diamond à Long Beach. Tramp, à l'appui de sa revendication d'un privilège maritime pour le combustible fourni au Golden Trinity, revendication que j'ai acceptée, allègue aussi un privilège contractuel pour ce compte.

[73]                Les privilèges contractuels résulteraient des conditions types de Tramp en matière d'approvisionnements en combustible, conditions qui prévoient que, lorsque Tramp approvisionne un navire en combustible, alors, outre toute autre sûreté, [traduction] « il est entendu et reconnu que le privilège sur le navire est par là institué pour le prix du produit fourni... » (clause 10.01 des modalités types de Tramp). À mon avis, le rang d'un tel privilège contractuel est inférieur à celui d'une hypothèque et même n'élève pas une telle réclamation au-delà d'autres réclamations statutaires in rem pour nécessités.

[74]                Plus exactement, le juge Muldoon, dans l'affaire Textainer Equipment (précitée), avait laissé le soin aux parties à un contrat de s'entendre sur un privilège de leur propre cru (page 110), mais il faisait observer ensuite que « ... la Cour ne laisse pas entendre que les parties, de gré à gré, peuvent inventer un privilège maritime là où aucun privilège n'a encore été découvert en droit maritime canadien » (page 113).


[75]                C'était également le point de vue de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Imperial Oil (précité), à la page 193. Toute la question est habilement résumée dans Thomas on Maritime Liens, British Shipping Laws, volume 14, Stevens & Sons, Londres, 1980, à la page 24 :

[traduction] Il n'y a privilège maritime que par l'effet de la loi, et indépendamment de tout accord entre parties contractantes. Aucun privilège maritime ne peut résulter d'un accord qui n'est pas déjà reconnu comme un privilège maritime selon le droit maritime. Par ailleurs, dans la mesure où un privilège maritime reconnu est expressément prévu par un accord, l'accord lui-même n'est pas la source juridique du privilège maritime, mais ne fait qu'entériner celui qui existe en droit et indépendamment de l'accord. L'essence d'un privilège maritime est « qu'il prend naissance automatiquement, sans aucune formalité préalable, et en même temps que la cause d'action » .

L'idée ici est que, bien qu'une clause de privilège contractuel puisse reconnaître ou entériner un privilège maritime, telle clause ne saurait être la source juridique d'un privilège maritime, car un tel privilège « prend naissance automatiquement, sans aucune formalité préalable » . Il se peut fort bien que l'effet des modalités types de Tramp, outre leur présumée acceptation par Pronoia au nom du Kimisis III, ait produit un droit d'une certaine désignation, mais je ne suis pas disposé à accorder à un tel droit bilatéral fondé sur un contrat un rang susceptible de frustrer un tiers détenant une priorité établie, et ici j'ai à l'esprit à la fois les priorités accordées aux titulaires de sûretés hypothécaires maritimes et celles accordées au fournisseur de nécessités ayant une réclamation statutaire canadienne in rem.

Privilèges maritimes et procédure des navires jumeaux


[76]                Tramp a sans doute certains privilèges maritimes américains pour le combustible, sur des navires qui sont peut-être des navires jumeaux, mais ces privilèges ne peuvent être exécutés en tant que tels au Canada à l'aide de la procédure de la Cour fédérale relative aux navires jumeaux : voir par exemple Le Nel, [2001] 1 C.F. 408 (C.F. 1re inst.), aux pages 463 et suivantes. Tramp ne pourra réussir en tant que réclamant in rem au titre de nécessités que s'il y a eu vice dans le titre de la RBS ou de Nedship, ou diminution du rang de la sûreté hypothécaire détenue par ces banques. J'ai déjà indiqué que la sûreté détenue par la RBS et par Nedship est une sûreté valide. Cela comprend l'enregistrement effectif au registre maritime des hypothèques elles-mêmes, enregistrement qui, selon moi, a été validement fait, chaque hypothèque constituant une hypothèque enregistrée de premier rang, dont à première vue la priorité est évidente, une hypothèque valide et effective. Également mentionné auparavant est le document de sûreté de la RBS concernant le Kimisis III, un document oublié, mais selon moi cet oubli n'est pas fatal. J'ai également relevé que l'avance de fonds, au moyen de diverses entités ou à diverses fins, constituait une contrepartie valide. Nonobstant mes observations, selon lesquelles la procédure canadienne des navires jumeaux ne vient pas en aide au titulaire d'un privilège maritime américain sur un navire qui serait un navire du même propriétaire selon la procédure canadienne, le statut des navires jumeaux demeure un point qui mérite d'être examiné.



[77]                Les avocats ont consacré plusieurs journées à la question de savoir si le groupe de navires financé par la RBS et le groupe financé par Nedship étaient des groupes de navires jumeaux et pouvaient même constituer un seul groupe de navires jumeaux. À l'époque, la question était pertinente, en raison de l'argument selon lequel l'ordre habituel de priorité, qui donne préséance à un titre hypothécaire par rapport à des droits réels résultant de la fourniture de nécessités, devait être réaménagé pour donner à Tramp, et sans doute à d'autres fournisseurs de nécessités, qui n'avaient pas de privilèges maritimes, la priorité sur la RBS et Nedship à titre de créanciers hypothécaires, comme ce fut fait, par exemple, dans l'affaire Scott Steel Ltd. c. L'Alarissa, [1996] 2 C.F. 883, confirmé (1997) 125 F.T.R. 284 (C.F. 1re inst.), par le juge Richard (son titre à l'époque). Cependant, je suis arrivé à la conclusion que les circonstances actuelles ne requièrent pas ni ne permettent une entorse au classement habituel des priorités. Outre les efforts consacrés par les avocats aux arguments sur ce point, il y a deux raisons de dire que les navires sont des navires jumeaux. D'abord, appel pourrait bien être interjeté. Deuxièmement, le groupement des navires, en tant que navires appartenant à un même propriétaire, ou présentant une relation moins légaliste, est un facteur à prendre en compte lorsqu'on examine la demande de Tramp pour un redressement en equity, prenant la forme d'une modification de l'ordre de priorité, en raison du fait que la RBS et Nedship auraient négligé d'agir avec suffisamment de diligence contre Pronoia, pour alerter rapidement les fournisseurs de nécessités. Avec de tels groupements de navires, la RBS et Nedship n'ont pas à faire l'évaluation des documents antérieurs, des opérations actuelles, de la situation financière, des capacités de gestion, des perspectives de l'industrie et des opérations particulières entreprises par le navire, ni des prévisions propres à chaque entité d'exploitation, pour une multitude de navires indépendants, pour ensuite considérer tout cela dans le contexte de leurs intérêts en tant que créanciers hypothécaires, une tâche complexe comportant un certain nombre de résultats possibles et sans doute divergents. Les deux banques concernées devaient plutôt simplement faire l'évaluation globale d'une entité ou d'un groupe connu, en l'occurrence Pronoia, des sociétés mères des propriétaires, Aegean Enterprises Company Ltd. et Aigida Enterprises Inc., et de Peter Lygnos, avec qui les deux banques ont d'abord traité.

[78]                Comme preuve de l'existence d'une relation de navires jumeaux, Tramp fait état de plusieurs facteurs concernant l'administration et la gestion communes, par Pronoia et par Peter Lygnos, de la flotte que Tramp approvisionnait en combustible à la demande de Pronoia. Naturellement, la gestion commune n'est pas en elle-même la preuve concluante de l'existence d'une relation de navires jumeaux car elle peut, dans certains cas, résulter simplement du chevauchement de participations minoritaires factionnelles. De telles participations minoritaires factionnelles ne donnent pas lieu à une relation de navires jumeaux, car ce statut, selon le paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales, ne dépend pas du point de savoir si Peter Lygnos ou une société contrôlée par lui est un propriétaire, mais du point de savoir si une entité connue et fixe est le propriétaire : voir l'affaire Le Looiersgracht [1995] 2 Lloyd's Rep. 411 (C.F. 1re inst.), aux pages 413 et suivantes.

[79]                Tramp dit aussi, de manière générale, que le fait que les propriétaires des navires de la flotte de Pronoia aient consenti à une responsabilité solidaire dans la sûreté hypothécaire accordée sur ces navires indique une propriété commune et une relation de navires jumeaux. Cette manière de voir est un important fondement de l'argument relatif aux navires jumeaux. Cependant, avant de passer aux nombreux éléments de preuve en la matière, éléments sur lesquels se fonde Tramp, il est utile d'examiner les facteurs nécessaires pour que plusieurs navires soient considérés comme navires jumeaux.


[80]                Le contexte et l'objet de la législation sur les navires jumeaux (ou navires d'un même propriétaire) sont exposés dans l'affaire Norcan Electrical Systems Inc. c. FB XIX, [2003] 4 C.F. 938 (C.F. 1re inst.). Pour résumer, le principe des navires jumeaux trouve son fondement dans l'article 3 de la Convention internationale pour l'unification de certaines règles sur la saisie conservatoire des navires de mer, Bruxelles, 1952. Son objet est d'empêcher un propriétaire de soustraire injustement son avoir à toute action en faisant relever chacun de plusieurs navires de sociétés distinctes dont il est l'unique actionnaire. Le Canada n'a pas ratifié la Convention de Bruxelles de 1952, mais il a adopté des dispositions sur les navires jumeaux, à savoir le paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales : en fait, comme nous l'apprend la décision rendue dans l'affaire FB XIX, le Canada a adopté deux approches, l'une dans la version anglaise et l'autre dans la version française. Le sens de la version anglaise est difficile à saisir, tandis que la version française est semblable, dans sa forme et dans ses effets, à la Convention de Bruxelles de 1952.

[81]                La version anglaise du paragraphe 43(8) apparaît dans la décision Le Ryan Leet (1997), 135 F.T.R. 67 (C.F. 1re inst.). La version française correspondante n'a semble-t-il pas été portée à l'attention du juge du procès.


[82]                Le texte de la disposition relative aux navires jumeaux, c'est-à-dire le paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales, dans sa version française, expose la notion de navires jumeaux d'une manière cohérente, en ce sens que cette disposition permet à un demandeur d'invoquer la compétence de la Cour fédérale en matière réelle à l'égard d'un navire qui, au moment de l'introduction de l'action, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l'action. Ici, si Tramp est en mesure d'établir que l'un quelconque de la douzaine de navires qu'elle a approvisionnés en combustible et qui n'a pas payé ce combustible appartenait, à l'époque pertinente, aux véritables propriétaires du Kimisis III, du Golden Trinity ou de l'Ypapadi, dans le cas de la RBS, ou au véritable propriétaire du Zoodotis dans le cas de Nedship, tous ces navires sont des navires jumeaux. Dans un tel cas, le Golden Trinity, le Kimisis III, l'Ypapadi et le Zoodotis, ou la valeur de ces navires, pourraient servir à désintéresser Tramp, naturellement sous réserve de l'ordre de priorité, qui permet aux créanciers hypothécaires d'être payés les premiers, la réclamation de Tramp au titre des navires jumeaux venant après les réclamations des créanciers hypothécaires. La réclamation de Tramp au titre des navires jumeaux, après diverses provisions pour ce qu'elle a déjà reçu, et y compris des intérêts au 30 juin 2001, se chiffre à 1 270 803,43 $.

[83]                Je reconnais que de nombreuses mentions faites durant le contre-interrogatoire tendent à établir l'administration et la gestion de ce qu'il est convenu d'appeler les navires de Pronoia. Certes, Pronoia a demandé à Tramp un approvisionnement en combustible, partout dans le monde, mais les factures de Tramp avaient été adressées non seulement aux capitaines et aux propriétaires de chaque navire, mais également à Pronoia. Il existe aussi des éléments de preuve propres à la partie de la flotte de Pronoia dans laquelle la RBS détient un intérêt, et à la partie de la flotte de Pronoia dans laquelle Nedship détient un intérêt.


[84]                S'agissant de la RBS, ses rapports avec la famille Lygnos, les directeurs apparents de Pronoia, remontent à 1985. Un événement sans doute tout aussi important a eu lieu en mai 1993, lorsqu'un prêt solidaire fut consenti à diverses sociétés d'un seul navire, lesquelles sociétés étaient les propriétaires symboliques de navires qui étaient l'épine dorsale des activités de Peter Lygnos, navires que Pronoia avait entrepris de gérer elle-même. Cependant, l'année 1996 est ici un meilleur point de départ, bien que je n'ignore pas le refinancement des prêts de 1985 au cours de 1993. Plus exactement, après 1996, les recettes générées par chacun des navires de Pronoia sur lesquels la RBS détenait une hypothèque étaient versées dans un compte bancaire de Pronoia en gestion commune. La preuve obtenue du contre-interrogatoire d'Andrew C. Morgan et de Robert James Manners, une preuve produite au nom de la RBS, est que Peter Lyons était l'homme clé, une figure centrale, qui gérait presque tout dans les bureaux de Pronoia, et aussi que la RBS traitait avec Peter Lygnos dans toutes les affaires importantes, car il était la personne ayant la capacité de s'occuper des navires et de leurs recettes par l'entremise de Pronoia. Cela ne permet pas d'établir que Peter Lygnos était le véritable propriétaire de la flotte gérée par Pronoia.



[85]                La RBS s'en remettait à Peter Lygnos, l'homme qui faisait presque tout chez Pronoia et qui semblait avoir le contrôle de l'entreprise, et cela nous conduit à un point intéressant. Les prélèvements effectués sur les diverses facilités consenties par la RBS sont subordonnés à des conditions préalables, imposées par la RBS pour les facilités de crédit de 1995 et 1998, conditions exigeant, selon l'affidavit et le contre-interrogatoire d'Andrew C. Morgan, de la RBS, tantôt « un exposé oral, satisfaisant à tous égards (selon l'appréciation exclusive de la RBS), des véritables participations juridiques et ultimes des emprunteurs » , tantôt « une confirmation orale, satisfaisante pour la RBS, attestant que la propriété véritable ultime de chacun des emprunteurs est assignée à une personne acceptable pour la RBS » . Voici le critère, correspondant au paragraphe 48(3) de la Loi sur les Cours fédérales, la disposition relative aux navires jumeaux, en ce qui concerne la propriété véritable. Il vaut la peine d'explorer cela davantage, car, même s'il n'est pas concluant, le sens donné par la RBS à l'expression « propriété véritable ultime » présente un certain intérêt. Je dis cela parce que l'on va rarement trouver, en matière de navires jumeaux, des exigences exposées sur un plateau par les propriétaires : ce n'est tout simplement pas ce en quoi consiste le processus d'attribution de navires à diverses sociétés, un processus destiné à limiter la responsabilité éventuelle. On doit plutôt souvent, lorsqu'on est capable de le faire, glaner ça et là les indices d'une organisation en navires jumeaux. Le sens donné par la RBS à l'expression « propriété véritable ultime » , selon Andrew C. Morgan durant son contre-interrogatoire, est donc utile. Aux questions 227 et suivantes de son contre-interrogatoire du 12 avril 2000, M. Andrew Morgan considérait que le propriétaire véritable ultime de chacune des sociétés emprunteuses était Aigida Enterprises Inc. De plus, quant à la mention, dans l'accord de prêt d'octobre 1995, indiquant que plusieurs des sociétés emprunteuses relevaient du contrôle et de la propriété véritable d'une personne ou de plusieurs personnes acceptables pour la RBS, M. Morgan a admis que l'idée de propriété véritable ultime visait au moins Aigida Enterprises et, bien que la banque n'en fût pas certaine, semblait se ramener à Peter Lygnos et à sa fille, Crysanthe Lygnos. Cependant, tout ce que la RBS pouvait dire à ce stade du contre-interrogatoire était qu'Aigida Enterprises Inc., de l'avis du témoin, était le propriétaire véritable ultime de tous les navires qui étaient utilisés comme sûreté. J'évoquerai ici également les questions et réponses du contre-interrogatoire de M. Morgan, aux pages 562 à 576. Or, ce témoignage est dans une grande mesure contredit par le témoignage de la RBS, concernant le fait que celle-ci exigeait une garantie personnelle du propriétaire véritable des navires qu'elle finançait, un aspect que j'aborderai maintenant.

[86]                Comme autre indice de la propriété véritable dont il est question au paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales, l'avocat de Tramp fait observer que la RBS a toujours exigé une garantie personnelle de quiconque était considéré par la RBS comme le propriétaire véritable, c'est-à-dire le propriétaire véritable ultime, ou la personne exerçant le contrôle, lorsque des avoirs appartiennent à une entreprise d'un seul navire. La RBS considérait que la famille Lygnos était le propriétaire véritable ultime et que Peter Lygnos, chef de la famille, devait fournir la garantie. En juillet 1993, M. Lygnos donnait à la RBS une garantie personnelle illimitée pour les obligations solidaires des propriétaires du Golden Trinity, de l'Ypapadi, du Golden Prince, du Sotiras et du Pantodinamos. Le prêt consenti à ces entreprises, prêt pour lequel M. Lygnos donna la garantie personnelle illimitée, a été intégralement payé sur le produit du prêt actuel. Outre que la garantie de 1993 se rapportait à un certain degré au moins de propriété véritable d'une flotte antérieure, l'avis de la RBS ne peut au mieux qu'être la preuve que la propriété véritable résidait dans la famille Lygnos ou parmi ses membres.


[87]                Chacune des sociétés d'un seul navire qui ont emprunté au titre de l'accord de prêt de la RBS du 6 octobre 1995 avait, selon ce qu'en savait la RBS, Aigida Enterprises Inc. pour société mère. Ici, Robert Manners, pour la RBS, reconnaît que, d'après ce que croyait savoir la RBS, le propriétaire véritable ultime de la flotte de Pronoia était dans la famille de Peter Lygnos. À l'évidence, Pronoia, représentée par Peter Lygnos, ainsi que par sa famille, prenait les décisions se rapportant à l'exploitation de la flotte de Pronoia. Les fonds avancés par la RBS, 60 000 000 $, ont été versés dans un compte bancaire d'Aigida Enterprises Inc., que la RBS a reconnu être un compte de Peter Lygnos. L'avocat des banques fait remarquer que la gestion des navires et des fonds n'établit pas nécessairement la propriété véritable.

[88]                Nul ne prétend qu'Aigida Enterprises Inc., société mère de plusieurs sociétés ne comptant qu'un seul navire, est le propriétaire véritable des navires elles-mêmes. Tramp fait remarquer qu'Aigida Enterprises Inc., qui n'avait pas de bureau opérationnel, était simplement un intermédiaire symbolique détenant des actions des sociétés d'un seul navire. La RBS n'avait aucune idée de la manière dont Aigida Enterprises Inc. pouvait contrôler les navires : selon Andrew Morgan, de la RBS, c'était Pronoia qui contrôlait les navires, Pronoia étant représentée par Peter Lygnos et sa famille, qui prenaient les décisions. Cela ne fait pas avancer la question de la propriété véritable, car les décisions de gestion touchant les opérations commerciales des navires sont peut-être sans rapport avec la propriété véritable et ne sont certainement pas la preuve irréfutable d'une telle propriété véritable.


[89]                La propriété véritable du Kimisis III est sans doute plus difficile à définir. Le Kimisis III appartenait à l'origine à George Lygnos. La RBS a pris pour hypothèse que l'achat avait été organisé par Peter Lygnos en tant que chef de la famille Peter Lygnos. Ce navire était immatriculé à Malte, ce qui nécessitait une société holding maltaise, appelée Madonna Navigation (Malta) Limited ( « Madonna » ). Vingt pour cent des actions de Madonna appartenaient à Aigida Enterprises Inc. Les 80 p. 100 restants appartenaient à Madonna Navigation Inc., société dont Peter Lygnos et sa famille étaient, d'après la RBS, les véritables propriétaires. Ainsi, comme Peter Lygnos et sa famille étaient les propriétaires véritables ultimes d'Aigida Enterprises Inc., une propriété véritable ultime intégrale se trouvait quelque part au sein de la famille de Peter Lygnos : la propriété effective parmi les membres de la famille n'est pas connue. La RBS ne voyait pas du tout la propriété du Kimisis III différemment de la manière dont elle voyait la propriété du reste de la flotte de Pronoia. Sous la pression, la RBS a reconnu que Peter Lygnos exerçait un rôle décisif dans toute cette question de la propriété, en particulier parce qu'il était le chef de la famille Lygnos.

[90]                Le témoignage des représentants de Nedship sur la structure de ses emprunteurs est semblable au témoignage produit au nom de la RBS. La flotte de Pronoia financée par Nedship était exploitée comme entreprise unique, Peter Lygnos et sa société, Pronoia, détenant le pouvoir de s'occuper des navires et des recettes qu'ils généraient. Je n'accorde ici aucune importance au fait que les contrats de prêt de Nedship appelaient Pronoia « gérant agréé » , car cette désignation se rapproche trop de la notion de gérant ou de personne-ressource désignée à des fins d'immatriculation maritime. Cependant, il est intéressant d'observer qu'en tout temps Nedship traitait avec Peter, Nikolas et Crysanthe Lygnos, en considérant la société Aegean Enterprises Company Ltd. comme la société mère de chaque société d'un seul navire financée par Nedship. Ici, la structure du capital de la société mère est moins évidente, car Nedship savait seulement que les actions d'Aegean étaient des actions au porteur.


[91]                Je n'accorde aucun poids au fait que Peter Lygnos était indiqué comme client dans les livres de Nedship, car Nedship fait observer qu'il n'est pas l'emprunteur et que son nom n'était utilisé qu'à des fins de référence. Cependant, Nedship affirme sans équivoque qu'Aegean Enterprises Company Ltd. était la société mère et, à sa connaissance, le détenteur de toutes les actions de chacune des sociétés d'un seul navire avec lesquelles Nedship traitait afin d'obtenir des sûretés pour les prêts qu'elle avait consentis. Cependant, globalement, Nedship ne savait pas au juste à qui appartenait la société Aegean Enterprises Inc., si ce n'est que Peter Lygnos avait dans cette société une participation majoritaire.

[92]                S'agissant de la propriété véritable des navires dont dépendaient les sûretés de Nedship, on peut utilement s'en rapporter à l'avis adressé par le comité d'évaluation du crédit de Nedship au conseil de surveillance de Nedship, un avis se rapportant au prêt de 40 000 000 $. Dans les réponses aux questions du contre-interrogatoire, l'avocat de Tramp a reçu par la suite de Nedship un avis écrit dans lequel Nedship disait croire que l'actionnaire de chaque société propriétaire d'un seul navire était Aegean Enterprises Inc., laquelle était finalement contrôlée par Peter Lygnos. De plus, Aegean Enterprises Inc. et Peter Lygnos offraient tous deux des garanties illimitées pour les prêts consentis aux sociétés propriétaires de navires. Cependant, cela ne prouve pas de manière décisive que Peter Lygnos, par l'entremise d'Aegean Enterprises Inc., ou autrement, était le propriétaire véritable. En pratique, Nedship considérait que l'avoir des propriétaires immatriculés des navires était l'avoir de Peter Lygnos, sauf que Nedship ne savait pas si Peter Lygnos était, directement ou non, le propriétaire de toutes les actions concernées. Ici, nous savons que Nedship avait traité à la fois avec Peter Lygnos et avec sa fille, Crysanthe, dans la négociation des cinq additifs à l'accord de prêt.


[93]                La seule réponse possible à la question de la propriété véritable est peut-être celle qu'a donnée M. Krijthe, de Nedship, aux questions 512 et 513 de son contre-interrogatoire. M. Krijthe, contrarié par l'emploi du mot « propriétaire » appliqué à Peter Lygnos, a répondu notamment ce qui suit :

[traduction] ... je crois donc que vous y allez un peu fort lorsque vous affirmez que M. Lygnos est le propriétaire intégral.

Je crois qu'ici il était le propriétaire majoritaire, oui...

Et peut-être l'unique propriétaire...

Puis M. Krijthe a reconnu que Nedship « avait agi en présumant que... [Peter Lygnos] ... était l'actionnaire majoritaire » .

[94]                Tout en reconnaissant que Peter Lygnos pouvait prendre des décisions, M. Krijthe ajoutait que « ... peut-être parlait-il à sa mère d'abord pour obtenir son approbation » (réponse 515). En fait, M. Krijthe utilise l'expression « propriété ultime » pour désigner l'intérêt de M. Peter Lygnos, mais il ne savait pas au juste si Peter Lygnos était l'unique actionnaire. Cette affirmation, dans la réponse 691, est difficile à concilier avec le témoignage antérieur de M. Krijthe, mais la somme totale de ces témoignages est que Nedship ne savait pas vraiment qui était propriétaire, et ici j'entends par propriétaire le propriétaire véritable, mais Nedship croyait généralement que les propriétaires véritables était soit Peter Lygnos, soit Peter Lygnos et sa famille.


[95]                Il appert des procès-verbaux des réunions des conseils d'administration de chacune des sociétés d'un seul navire que les conseils étaient identiques, mais là encore cela ne permet pas d'établir qui était le propriétaire véritable final.

[96]                Les navires de la flotte de Pronoia étaient assurés par Pronoia sous la même police d'assurance : cela n'établit pas non plus la propriété véritable qui est requise pour établir que les navires appartenaient tous au même propriétaire.


[97]                Les banques demanderesses ont exprimé l'avis qu'aucun des navires n'a la qualité de navire jumeau. Elles accordent beaucoup le poids à la décision concernant l'affaire du Ryan Leet (précitée), où la Cour avait jugé que le mot « propriétaire » , au paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales, s'entendait du propriétaire enregistré : si le propriétaire enregistré de chaque navire n'était pas le même, alors les navires n'étaient pas des navires jumeaux. L'approche adoptée dans l'affaire du Ryan Leet était une approche dictée par la version anglaise du paragraphe 43(8), même si le texte de ce paragraphe ignorait le raisonnement à la base des dispositions relatives aux navires d'un même propriétaire, donnant ainsi un résultat pernicieux, en contradiction non seulement avec la Convention de Bruxelles de 1952, mais également avec le droit tel que l'appliquent d'autres nations maritimes ayant adopté une législation de cette nature. Cependant, comme je le faisais observer dans l'affaire du FB XIX (précitée), l'affaire du Ryan Leet peut être écartée en tant que précédent car la version anglaise du paragraphe 43(8) n'a en fait guère de sens, conséquence d'une traduction douteuse, et c'est la version française qui donne du sens à la disposition et qui reflète les dispositions contenues dans la Convention de Bruxelles de 1952. Au vu de la version française, telle qu'elle est expliquée et adoptée dans l'affaire du FB XIX, il est permis d'écarter le précédent constitué par l'affaire du Ryan Leet. Cependant, eu égard aux circonstances de la présente affaire, cette conclusion n'est, malheureusement pour Tramp, d'aucune aide. Je m'explique.

[98]                Il revient à Tramp de démontrer la propriété véritable dont il est fait état au paragraphe 43(8) de la version française, ainsi rédigé :

(8)             La compétence de la Cour fédérale peut, aux termes de l'article 22, être exercée en matière réelle à l'égard de tout navire qui, au moment où l'action est intentée, appartient au véritable propriétaire du navire en cause dans l'action.

dont la traduction apparaissant dans l'affaire du FB XIX est la suivante :

The jurisdiction conferred on the Court by section 22 may be exercised in rem against any ship that, at the time the action is brought, is owned by the beneficial owner of the ship that is the subject of the action.

Manifestement, le législateur a mis l'accent sur la propriété véritable, une variante de la notion de propriété. Je passe maintenant à la norme de preuve qui est requise pour établir la propriété véritable et l'existence d'une situation où des navires appartiennent au même propriétaire.


[99]                La norme d'après laquelle doit être établie l'existence d'une telle situation est celle de la prépondérance de la preuve, appelée aussi degré raisonnable de probabilité. Il faut que l'on puisse conclure à la probabilité que les navires en question appartiennent au même propriétaire. Même si le recours contre un autre navire du même propriétaire constitue un recours extraordinaire, qui ne saurait être exercé à la légère, c'est quand même cette norme civile de preuve qui est applicable. Dans l'arrêt Smith c. Smith, [1952] 2 R.C.S. 312, aux pages 331 et 332, le juge Cartwright donne une explication de la norme civile de preuve, explication qui est tout à fait à propos et souvent invoquée :

[traduction] On dit généralement qu'en matière civile, la preuve peut être faite selon la prépondérance des probabilités ou que le tribunal peut tirer ses conclusions en fonction de la prépondérance des probabilités. Je n'ai pas l'intention d'essayer d'exprimer ce principe d'une façon plus précise. Je tiens toutefois à souligner que, dans toute action civile, pour pouvoir conclure sans risque à l'exactitude d'une question de fait qui doit être établie, le tribunal doit être convaincu d'une manière raisonnable, et le point de savoir s'il sera ainsi convaincu dépendra de l'ensemble des circonstances à partir desquelles il formera son jugement, y compris la gravité des conséquences de sa conclusion.

[100]           En l'espèce, une preuve prépondérance a été produite, ne serait-ce qu'en raison de son volume. Tenant compte de l'arrêt Smith (précité), j'ai examiné l'ensemble de la preuve, les circonstances et les conséquences. Cependant, il m'est impossible de dire que l'existence des navires en tant que navires d'un même propriétaire est plus probable que leur non-existence : nous n'avons pas affaire à un cas où les probabilités sont sensiblement égales, mais à un cas où l'absence d'une telle situation est la plus probable. J'examinerai maintenant, à la lumière de la norme de la preuve, les faits pertinents.

[101]           Comme je l'ai dit, la partie qui affirme que plusieurs navires appartiennent au même propriétaire doit prouver cette affirmation. C'est une tâche très difficile à accomplir lorsque, comme c'est le cas ici, les propriétaires enregistrés, voire tous ceux qui pourraient être les propriétaires véritables, ou qui sont les premiers renseignés, ont abandonné leurs entreprises et leurs navires, et qu'il n'y a plus ni aucun document ni aucun témoin qui puisse nous dire qui récoltait les bénéfices générés par ces navires, ni qui avait droit à tels bénéfices. Cela nous conduit à la notion de propriété véritable.


[102]           Le sens de l'expression « propriété véritable » a été examiné par le juge Rothstein (son titre à l'époque) dans l'affaire du Ryan Leet (précitée), à la page 69. Le juge Rothstein faisait observer que le législateur pouvait nuancer le terme « propriétaire » : le législateur l'avait certainement fait dans la version française d'une disposition relative aux navires d'un même propriétaire, le paragraphe 43(8). L'expression « propriétaire véritable » , en tant que nuance apportée au terme « propriétaire » , a été étudiée par la Cour d'appel dans l'arrêt Le Jensen Star (1989), 99 N.R. 42 (C.A.F.). Il s'agissait de savoir si un changement suffisant avait été apporté à la propriété véritable pour faire obstacle à une réclamation in rem : le juge Marceau avait fait une mise en garde contre l'idée d'importer la jurisprudence anglaise portant sur la propriété véritable et prétendant interpréter les dispositions relatives aux navires d'un même propriétaire. Selon lui, en effet, les dispositions de cette nature en vigueur en Angleterre traitaient de la propriété véritable d'actions dans un navire, tandis que la jurisprudence canadienne traitait de la propriété véritable du navire lui-même.

[103]           Dans l'arrêt Le Jensen Star, le juge Marceau définissait ensuite le propriétaire véritable comme celui qui se dissimule derrière le propriétaire inscrit, celui-ci agissant comme intermédiaire :

Selon moi, l'expression « beneficial owner » permet d'inclure celui qui se dissimule derrière le propriétaire inscrit lorsque celui-ci sert purement d'intermédiaire, par exemple un fiduciaire, un ayant droit ou un mandataire. L'équivalent français « véritable propriétaire » (qui figure dans la refonte de 1985, L.R.C. (1985), chap. F-7) ne laisse subsister aucun doute à cet égard.


L'observation du juge Marceau est particulièrement à propos parce qu'il assimile le « beneficial owner » à l'expression française correspondante « véritable propriétaire » , l'expression employée dans la version française de notre disposition relative aux navires d'un même propriétaire. Sur cette base, et parce que la jurisprudence anglaise, fondée sur les actions détenues dans un navire, ne saurait être importée chez nous tout bonnement, et aussi parce que je dois donner quelque effet à l'emploi de la notion de « véritable propriétaire » , je n'ai pas besoin de constater une fraude ou une imposture pour savoir qui se cache derrière le propriétaire inscrit dans le contexte de navires appartenant au même propriétaire. Cependant, bien que tout cela favorise Tramp au départ, je ne suis pas sûr de savoir où réside la propriété véritable afin de pouvoir dire s'il existe une personne, voire un groupe fixe de personnes, communes à tous les navires de Pronoia, et ayant qualité de propriétaires véritables, le résultat étant que les navires de Pronoia seraient des navires du même propriétaire. Tramp doit ici établir non seulement qu'il y a un propriétaire véritable commun, mais aussi que le propriétaire véritable est le même en toutes circonstances, ainsi qu'on l'expliquait dans l'affaire Le Looiersgracht (précitée). Tramp n'a pas apporté cette preuve.

[104]           L'exploration de la propriété selon la version française de la disposition relative aux navires d'un même propriétaire n'équivaut donc pas, ainsi que l'affirme l'avocat des banques, à dissiper, d'une manière injustifiée ou non autorisée, l'écran de la personnalité morale, ce qui n'est en principe admis que dans le cas d'une imposture ou d'une fraude.


[105]           J'ai scrupuleusement examiné la preuve produite par Tramp, qui comprend le contre-interrogatoire de banquiers ainsi que des preuves documentaires, en rapport avec les navires hypothéqués en faveur de la RBS et de Nedship, produites par les banques, et sur lesquelles les banquiers ont été contre-interrogés. Comme me l'ont demandé les deux avocats, j'ai lu plusieurs volumes de contre-interrogatoire afin de me faire une bonne idée du contre-interrogatoire. J'ai écouté durant plusieurs jours les conclusions portant sur la question des navires jumeaux.

[106]           Tramp a établi que les sociétés d'un seul navire à qui appartenaient des navires hypothéqués en faveur de la RBS et de Nedship étaient des filiales de Aigida Enterprises Inc. et de Aegean Enterprises Company Ltd. Les liens avec Aigida Enterprises Inc. et avec Aegean Enterprises Company Ltd. ne font pas de ces deux sociétés mères des propriétaires véritables aux fins de savoir si nous avons affaire ou non aux navires d'un même propriétaire : c'est pourquoi Tramp a tenté d'établir un transfert de propriété véritable à Peter Lygnos. La RBS et Nedship traitaient toutes deux avec Peter Lygnos, la personne responsable, mais cela ne fait pas de Peter Lygnos le propriétaire véritable. Les banquiers qui ont été contre-interrogés ont dit que la flotte de Pronoia appartenait probablement à la famille Lygnos, comme cela est souvent le cas dans les familles d'armateurs grecs, mais cela ne constitue pas néanmoins la probabilité raisonnable, ni la prépondérance de preuve, qui est nécessaire pour établir l'existence d'un propriétaire véritable unique, ou d'un groupe de propriétaires détenant chacun le même intérêt dans tous les navires. Au mieux, Tramp a établi la probabilité que Peter Lygnos était un propriétaire véritable, mais non qu'il était le propriétaire véritable : la prépondérance de la preuve montre que d'autres membres de la famille étaient eux aussi des propriétaires véritables. Le propriétaire véritable dont parle le paragraphe 43(8) de la Loi sur les Cours fédérales n'est toujours pas désigné.


Droit prioritaire sur le produit de la vente

[107]           Puisque les banques détiennent des sûretés hypothécaires valides et que, dans certains cas, Tramp se classe après elles en tant que fournisseur de nécessités, j'examinerai maintenant l'argument de Tramp selon lequel l'ordre officiel de priorité devrait être réaménagé selon l'equity afin qu'une certaine priorité soit conférée à Tramp. Cet argument repose sur le fait que la RBS et Nedship auraient dû toutes deux agir plus rapidement pour réaliser leurs sûretés contre les navires sur lesquels elle détenait des hypothèques, et sur le fait que, parce qu'elles n'ont pas agi rapidement, Tramp a continué de fournir du combustible de soute à la flotte de Pronoia, combustible pour lequel elle n'a pas été payée. Finalement, Tramp dit que les deux banques ont bénéficié d'un enrichissement sans cause. L'existence d'un enrichissement sans cause, une doctrine de l'equity, devrait, de l'avis de Tramp, entraîner le réaménagement de l'ordre habituel de priorité entre réclamations maritimes in rem.

[108]           Le classement habituel des réclamations maritimes, un classement qui rend compte de la position des deux banques en tant que créanciers hypothécaires, et de Tramp, à la fois en tant que titulaire d'un privilège maritime, pour ce qui est du combustible fourni au Golden Trinity à Long Beach, en Californie, et en tant que fournisseur de nécessités (combustible) qui ne constituent pas un privilège maritime, se présente ainsi :


1. les débours du prévôt d'amirauté ou du shérif;

2. les frais de vente, y compris les frais du demandeur dans une action relative à la saisie, à l'évaluation et à la vente, ou subsidiairement, la créance d'une partie autre que le demandeur qui a contribué à la mise en vente du navire;

3. les privilèges possessoires antérieurs, quant à leur date, aux autres privilèges;

4. les privilèges maritimes;

5. les privilèges possessoires postérieurs, quant à leur date, aux privilèges maritimes;

6. les hypothèques;

7. les droits réels prévus par la loi, y compris les droits se rapportant à la fourniture d'approvisionnements nécessaires, qui occupent le même rang entre eux.

Ce sommaire des priorités est exposé dans l'affaire du Nel (précité), à la page 420, et les précédents habituellement invoqués en ce qui a trait aux priorités au Canada sont énumérés à la page 419.

Réaménagement de l'ordre de priorité selon l'equity

[109]           Selon Tramp, il devrait, en vertu de l'equity, y avoir réaménagement du classement des réclamations pour nécessités, à savoir la fourniture de combustible de soute. En droit canadien, le rang accordé aux fournisseurs de combustible est inférieur au rang accordé aux titulaires de sûretés hypothécaires, en l'occurrence la RBS et Nedship.


[110]           L'argument de Tramp en faveur d'un nouveau classement repose sur l'argument selon lequel les deux banques auraient dû agir plus rapidement dans la réalisation de leurs sûretés, ce qui aurait eu pour effet de mettre fin plus tôt aux activités de Pronoia, et Tramp, ainsi que les autres fournisseurs de nécessités, auraient été informés sans équivoque qu'ils devaient cesser leurs approvisionnements de combustible ou autres marchandises à crédit. Au soutien de cet argument, Tramp a produit une chronologie d'événements, qui dans le cas de la RBS débute en septembre 1995 et dans le cas de Nedship en 1993. La première chronologie couvre quelque 30 pages et la seconde 25 pages, mais, si l'on y inclut les références, les deux chronologies deviennent des catalogues considérables énumérant tous les événements qui pourraient, de l'avis de Tramp, transformer un banquier intelligent et rationnel en un insomniaque névrosé et anxieux.

[111]           L'ordre habituel de priorité ne saurait être modifié simplement parce qu'une banque prêteuse s'efforce d'établir une ligne de conduite qui soit avantageuse à la fois pour ses clients et pour elle-même. Non seulement les banquiers ne sont pas des armateurs, mais encore ils ont besoin des armateurs comme clients permanents afin de pouvoir survivre eux-mêmes. En fait, des prêteurs maritimes tels que la RBS et Nedship, en période difficile, s'efforcent de préserver leurs sûretés, c'est-à-dire de faire en sorte que la flotte hypothéquée demeure exploitée, afin qu'elle conserve une certaine valeur, à titre d'entité en exploitation, au-delà de la valeur de liquidation de chacun des navires. Ce processus comprend de nombreuses facettes.


[112]           Il y a aussi un élément qui intéresse les tiers : pour maintenir en activité une compagnie maritime, le titulaire de la sûreté hypothécaire doit éviter d'exercer des pressions financières sur la compagnie, en période difficile, dans la mesure où la compagnie maritime n'a ni le capital d'exploitation, ni un crédit suffisant, pour exercer ses activités, et le titulaire de la sûreté hypothécaire fera bien notamment de s'assurer que les fournisseurs de combustible de la compagnie maritime sont disposés à continuer leurs approvisionnements. Ici, l'armateur tout comme le banquier se rendent compte que les grands fournisseurs de combustible sont expérimentés et connaissent tout probablement autant qu'une banque les conditions générales de l'industrie du transport maritime, et peut-être aussi la situation financière de l'armateur. Cette connaissance du fournisseur de combustible embrasse la situation économique générale et les perspectives de l'industrie du transport maritime, mais aussi les renseignements glanés à la faveur de ses contacts personnels avec les armateurs. Les fournisseurs de combustible adaptent aussi leurs conditions d'approvisionnement à la fois à la nature des activités en général et aux circonstances particulières susceptibles de se présenter : il peut s'agir d'une politique générale consistant à frapper les factures en souffrance de taux d'intérêt mensuels très importants, mais ce peut être aussi des dispositions spéciales de crédit et des restrictions. Lorsque l'industrie du transport maritime traverse une passe difficile, les prêteurs maritimes ont coutume de ramener les calendriers de remboursement à des sommes relativement plus abordables. Toutes ces conditions et interactions étaient présentes ici. Cependant, je ferai d'abord un résumé des règles applicables au réaménagement, selon l'equity, de l'ordre de priorité.


[113]           L'affaire Scott Steel Ltd. c. L'Alarissa, [1996] 2 C.F. 883 (C.F. 1re inst.) renferme un résumé des règles portant sur le réaménagement, selon l'equity, de l'ordre de priorité. Dans cette affaire, Scott Steel, en tant que constructeur impayé en possession du navire, avait manifestement un privilège possessoire. Les deux prêteurs, qui détenaient des sûretés hypothécaires, ne s'étaient guère préoccupés de ce que leur client faisait construire, ils furent surpris quand leur client manqua d'argent, par suite de commandes rectificatives, lesquelles transformaient un automoteur pétrolier en un navire perfectionné, et ils entreprirent donc de récupérer ce qu'ils pouvaient des sommes que chacun avait avancées. Les banquiers ont tenté, en vain, de soutenir que le constructeur aurait dû les avertir des dépassements de devis résultant des nombreuses modifications de conception faites par le propriétaire et que, faute de les avoir ainsi avertis, le constructeur ne pouvait conserver son rang prioritaire par rapport aux banques. Les banques estimaient qu'il y avait eu injustice évidente, puisque Scott Steel tirait avantage de sa négligence à communiquer des renseignements aux prêteurs, et que cette négligence, car il n'y avait pas eu de fausses déclarations, devrait empêcher Scott Steel de recueillir un avantage au détriment des prêteurs.

[114]           Dans l'affaire de L'Alarissa, nul n'avait prêté attention à l'évolution du monde des constructions navales, si ce n'est le constructeur, qui avait beaucoup de mal à se tenir au fait des changements apportés et qui d'ailleurs ne savait pas vraiment, jusqu'à ce que les travaux fussent déclarés achevés, l'étendue et le prix du navire qu'il construisait. Ces faits contrastent singulièrement avec les circonstances de la présente affaire, où, d'une part, la RBS et Nedship ainsi que Pronoia et, de l'autre, Pronoia et Tramp, étaient parfaitement au fait des conditions générales de l'industrie et des conditions qui étaient propres à Pronoia.

[115]           En appel (voir L'Alarissa (1997), 125 F.T.R. 284 (C.F. 1re inst.)), le juge Richard (son titre à l'époque) a adopté le critère employé dans le jugement initial, comme il suit :


Selon le protonotaire, toute modification du classement habituel des priorités en matière maritime devait être fondée sur des principes d'equity. Après analyse de l'espèce « Autlatean I » [voir note 3 ci-après] et de l'espèce « Galaxias » [voir note 4 ci-après], il est arrivé à la conclusion que l'on ne devrait pas s'écarter de l'ordre habituel des priorités si ce n'est en raison de circonstances particulières, et que le pouvoir en equity de modifier la collocation établie de longue date ne devrait être exercé que lorsque cela est nécessaire pour empêcher une injustice évidente. Il a aussi examiné le jugement rendu par M. le juge Brandon dans l'affaire du « Lyrana » (no 2) [voir note 5 ci-après], où le critère employé était celui du résultat manifestement injuste. Il a exprimé l'avis que, selon ce critère, c'était aux Treasury Branches que revenait la tâche difficile de démontrer l'à-propos d'une modification de l'ordre traditionnel des priorités.

(Page 288) (Notes non reproduites)

Je ne dois donc pas m'écarter de l'ordre traditionnel des priorités, si ce n'est en raison de circonstances très particulières, et de toute façon uniquement si l'entorse est essentielle pour prévenir une injustice évidente. C'est là un fardeau considérable pour la partie qui sollicite le réaménagement du classement habituel de créances.

[116]           Comme il est indiqué dans le jugement de L'Alarissa, il n'appartenait pas au constructeur de navire de s'adresser, à l'insu de son client, au prêteur, pour indiquer à celui-ci, et lui expliquer, ce qui aurait dû être évident. En l'espèce, nous verrons que Tramp, la RBS et Nedship étaient informées des difficultés évidentes que connaissait Pronoia, eu égard à l'ensemble des circonstances.


[117]           Dans l'affaire du Nel (précitée), l'ordre habituel de priorité avait été mis de côté en faveur d'une clinique médicale pour gens de mer, laquelle sur le plan éthique n'avait d'autre choix que d'apporter des soins médicaux aux marins à mesure qu'il lui était demandé de le faire. Par conséquent, comme la clinique n'avait pas le loisir de décider ou non de fournir des marchandises ou des services à crédit, en période d'incertitude dans le trafic maritime mondial, et vu l'importance de subvenir aux besoins des marins qui étaient tombés malades ou qui étaient blessés, il existait des circonstances très particulières qui, compte tenu de la notion de justice, appelaient une modification de l'ordre habituel de priorité, si l'on voulait que la clinique occupe un rang analogue à celui du titulaire d'un privilège maritime : voir les pages 478 et 479.

[118]           Dans l'affaire Fraser Shipyard and Industrial Centre Ltd. c. Expedient Maritime Co. (L'Atlantis Two) (1999), 170 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.), il existait de bonnes raisons de modifier l'ordre habituel de priorité en faveur d'un chantier naval qui avait exécuté des travaux sur un navire et avait donc considérablement accru la valeur de ce navire, au bénéfice de tous ceux qui avaient des réclamations contre le navire [le jugement a été infirmé en appel, mais uniquement à l'égard de l'un des privilèges maritimes revendiqués, (1999), 170 F.T.R. 57 (C.F. 1re inst.)]. La valeur du Atlantis Two s'était manifestement appréciée, passant d'une valeur de rebut à une valeur d'entreprise viable ayant une cargaison à livrer. Il était donc légitime pour le réparateur du navire d'obtenir paiement d'une partie de ses travaux, grâce auxquels la valeur du navire, y compris sa valeur intrinsèque, s'était appréciée bien au-delà de sa valeur de rebut : il s'agissait là de circonstances très particulières, qui offraient le moyen d'éviter un résultat tout bonnement injuste.


[119]           S'agissant de la position peu enviable des fournisseurs de nécessités, je dois aussi mentionner l'arrêt Osborne Refrigeration Sales and Services Inc. c. Le navire Atlantean I (1982), 52 N.R. 10, 7 D.L.R. (4th) 395, une décision de la Cour d'appel fédérale. Cette affaire donne une idée de la difficulté que les fournisseurs de nécessités ont toujours connue, à l'époque moderne, parce que le rang de leurs réclamations est faible, et même inférieur à celui d'un créancier hypothécaire, même si le fournisseur de nécessités a pu dans certains cas accroître la valeur du navire hypothéqué. Dans l'affaire de L'Atlantean, le juge Pratte a refusé d'admettre que les nécessités, sauf dans la mesure ordonnée par le prévôt d'amirauté, puissent bénéficier d'un rang amélioré. En définitive, le rang accordé par la Cour d'appel dans cette affaire fut le rang dicté par l'ordre habituel de priorité, même s'il y avait là un certain degré d'injustice.

[120]           Selon Tramp, si Nedship ou la RBS avait réalisé sa sûreté plus tôt, par exemple en août ou septembre 1998, un mois ou deux après le décès de Peter Lygnos, cela aurait été le signe que Peter Lygnos et le groupe Pronoia étaient insolvables ou qu'un important prêteur avait perdu confiance en eux, et il est improbable que Tramp aurait accepté d'approvisionner davantage en combustible les navires gérés par Peter Lygnos et le groupe Pronoia. Plus exactement, Tramp a fourni du combustible à 14 reprises aux navires du groupe Pronoia entre le 16 septembre et le 20 décembre 1998, pour un total de 781 360,02 $. Finalement, Tramp dit que la RBS et Nedship ont bénéficié d'un enrichissement sans cause, puisqu'il y a eu privation correspondante de Tramp et, de l'avis de Tramp, absence d'une raison juridique pour l'enrichissement : sur ces trois éléments, qui forment l'enrichissement sans cause, voir l'arrêt Sorochan c. Sorochan (1986), 29 D.L.R. (4th) 1, à la page 5 (C.S.C.), et l'arrêt Garland c. Consumers' Gas Distribution Inc., 2004 CSC 25, une décision non publiée rendue le 22 avril 2004 par la Cour suprême du Canada. Les deux banques avancent des arguments contraires, en affirmant qu'elles ne se sont pas enrichies injustement. Par ailleurs, l'ordre habituel de priorité des réclamations maritimes constitue une raison juridique, de telle sorte qu'il n'y a aucune obligation de réaménager selon l'equity, en faveur de Tramp, l'ordre de priorité.


[121]           Puis Tramp fait valoir que la RBS n'a reçu aucun paiement du groupe Pronoia après le 26 août 1998, alors que tous les navires de Pronoia ont été approvisionnés en combustible par Tramp après cette date. De plus, Nedship a reçu la somme de 493 920,97 $ sur son prêt le 29 septembre 1998, et deux seulement des navires de Pronoia, le Ocean Spirit et le Theonymphos, qui ont donné lieu à la réclamation pour combustible, ont été ainsi approvisionnés avant le 20 septembre 1998. Ici, dans son argumentation écrite, Tramp fait valoir que le même principe de l'enrichissement sans cause devrait être applicable à quiconque fournit des nécessités au groupe de Peter Lygnos ou au groupe Pronoia, et donc, après la date à laquelle selon moi la RBS et Nedship auraient dû entreprendre de réaliser leurs sûretés, les autres réclamants au titre de nécessités devraient bénéficier d'avantages similaires à ceux dont bénéficie Tramp.


[122]           Tramp dit que le groupe de navires de Pronoia et Peter Lygnos ont commencé de connaître des difficultés financières à l'automne de 1996. C'est là un point que je rejette, sauf dans la mesure où la quasi-totalité des propriétaires de vraquiers étaient dans une mauvaise passe, situation commune à l'ensemble de l'industrie du transport maritime. On doit d'ailleurs garder à l'esprit que Tramp a reçu des paiements substantiels après le 11 novembre 1998, et même un paiement substantiel deux mois après que le groupe d'emprunteurs Pronoia eut fait défaut sur ses obligations envers Nedship et la RBS. Cependant, je reviendrai sur l'argument de la chronologie avancé par Tramp. Comme je l'ai dit, Tramp affirme que, selon la preuve, les emprunteurs de la RBS comme de Nedship ont commencé de connaître de graves difficultés financières vers l'automne de 1996 et se trouvaient dans une situation encore plus difficile en juillet 1997, alors qu'ils avaient un grand besoin d'argent frais.

[123]           Selon Tramp, il y a eu divers manquements de la part des emprunteurs durant au moins deux années avant que la RBS et Nedship ne décident d'exiger le remboursement de leurs prêts et ne saisissent les navires. Cependant, on doit là encore garder à l'esprit que le défaut selon les accords de prêt n'entraînait pas automatiquement une forme ou une autre de présumée mise en demeure ni une obligation pour les banques de signifier une mise en demeure ou de saisir un navire. Comme c'était l'usage en période difficile, et certainement durant cette période-là, la RBS et Nedship ont plutôt rajusté les calendriers de remboursement afin de les rendre plus faciles à gérer pour leurs clients. Tramp fait observer que, outre qu'ils avaient du mal à respecter les calendriers initiaux de remboursement ainsi que les calendriers allégés, les emprunteurs Pronoia avaient rompu un engagement portant sur le rapport entre la valeur marchande du navire et le solde du prêt, une procédure qui permettait aux banques de rester au fait de la valeur de réalisation du navire par rapport à la portion non remboursée du prêt.

[124]           Tramp signale ensuite l'achat, par Peter Lygnos, du Chariot et du Kimisis (plus tard le Kimisis III), à son frère George Lygnos, au printemps de 1998. Nedship a pu alors entretenir certains doutes, mais la RBS ne s'est pas opposée, car à l'époque elle était d'avis que ces navires, s'ils étaient exploités par Peter Lygnos, seraient des entreprises viables. Il est juste de dire ici que la RBS et Nedship croyaient toutes les deux que Peter Lygnos était un rescapé et que lui ainsi que le groupe Pronoia survivraient, et cela même dans un marché calamiteux pour les vraquiers.


[125]           Tramp est d'avis que les délais de paiement et les accommodements accordés par la RBS et Nedship ont été des interventions actives qui ont finalement mis Peter Lygnos et le groupe Pronoia dans une position déficitaire dont ils ne pourraient jamais se relever. Puis Tramp fait valoir que les délais de paiement et les accommodements consentis ont prolongé les activités du groupe Pronoia de telle sorte que Tramp a continué d'approvisionner les navires en combustible, pour l'avantage de la RBS et de Nedship, et cela durant une période plus longue que ce n'aurait été le cas autrement. C'est là oublier les paiements faits par Pronoia à Tramp après le 11 novembre 1998, environ deux mois après le défaut du groupe Pronoia sur les prêts de la RBS et de Nedship. Par ailleurs, au vu des télécopies transmises par M. Warwick, de Tramp, il est évident que Tramp n'a commencé véritablement à s'inquiéter au sujet de Pronoia qu'à la fin de décembre 1998, quand Pronoia eut négligé d'effectuer un paiement qu'elle avait promis de faire en règlement d'une livraison de combustible.


[126]           À un certain moment, Tramp a prétendu que la RBS et Nedship avaient pris des dispositions pour vendre les navires de Pronoia ou les avaient secrètement achetés, ou avaient organisé un financement au nom d'acheteurs, de telle manière que la RBS et Nedship puissent réaliser un bénéfice occulte, notamment sur une éventuelle revente. Selon Tramp, de telles activités justifieraient amplement le réaménagement de l'ordre de priorité. Il n'existe aucune preuve que les banques aient fomenté secrètement l'achat des navires. D'ailleurs, les navires ont été, pour la plupart, vendus lors d'enchères publiques, des enchères d'ailleurs très concurrentielles, puisque les prix ont dépassé les valeurs constatées par expertise : le fait que la RBS était disposée à financer un tel achat est hors de propos. Finalement, Tramp s'est opposée à la production d'un affidavit supplémentaire de la RBS qui concernait le document de sûreté omis, tout en se gardant de protester lorsque la RBS a produit un compte rendu comptable final, à la toute fin des audiences, comme c'était nécessairement le cas. Je rejette totalement l'idée que l'une ou l'autre des banques ait réalisé un bénéfice illicite ou ait tenté un recouvrement dont il leur eût fallu rendre compte.

[127]           L'observation selon laquelle des mesures additionnelles de recouvrement sont pure conjecture et sont beaucoup trop éloignées intéresse l'idée que la RBS et Nedship puissent, si les événements se déroulent d'une manière heureuse mais imprévue, devenir désintéressées, alors que Tramp essuiera une perte substantielle et devrait donc bénéficier d'un réaménagement de l'ordre de priorité.

[128]           Finalement, Tramp dit que l'achat du Kimisis, rebaptisé Kimisis III, pour la somme de 6 770 000 $, par Peter Lygnos, à son frère George Lygnos, au printemps de 1998, fut une opération imprudente qui devrait entraîner le reclassement de la réclamation directe de Tramp à l'encontre du Kimisis III, au titre du combustible livré à Busan, en Corée du Sud, en décembre 1998, pour la somme de 50 450 $. La RBS a autorisé et aidé le groupe Pronoia à acheter le Kimisis III, et c'était là, à l'époque, une décision raisonnable, car la RBS croyait que le navire pouvait être une entreprise viable sous la gestion de Pronoia. Rétrospectivement, cette opération a coûté de l'argent à tous les intéressés. Mais l'ordre de priorité ne peut être réaménagé après coup.


[129]           Après examen et analyse de la preuve et des arguments de Tramp, je ne suis pas persuadé que Tramp a établi les circonstances très particulières qui appelleraient un réaménagement de l'ordre de priorité établi de longue date, pour avantager Tramp ou d'autres fournisseurs de nécessités. À plus forte raison si l'on considère les arguments et témoignages de la RBS et de Nedship.

[130]           Comme je l'ai déjà dit, je rejette l'argument de Tramp selon lequel je devrais considérer les événements qui se sont produits avant le décès de Peter Lygnos comme des événements qui établissent les circonstances très particulières appelant un réaménagement de l'ordre de priorité. Ici, l'avocat de la RBS et de Nedship fait remarquer que, contrairement à ce qu'affirme Tramp, les emprunteurs compris dans ce groupe de causes n'étaient pas aux prises avec des difficultés financières, du moins à compter de 1996. Il admet que le marché du transport de vrac sec dans lequel s'était engagé le groupe Pronoia a connu un ralentissement en 1996. De nombreux navires sont entrés sur le marché cette année-là, et il y a eu aussi ce qu'il est convenu d'appeler la grippe asiatique, le ralentissement se poursuivant jusqu'en 1998, contrairement aux attentes de 1997.


[131]           S'agissant de la RBS, la relation de cette banque avec Peter Lygnos remontait à 1985 : M. Lygnos justifiait de bons résultats, voire d'antécédents sans tache, et, en raison de son talent démontré de gestionnaire et d'exploitant, et vu aussi la fortune supposée de la famille Lygnos, fortune qui pouvait être, et qui fut effectivement, employée pour renflouer les activités durant certains des mois difficiles, il avait la confiance de ses banquiers. La RBS tout comme Nedship croyaient que Peter Lygnos et Pronoia survivraient à la difficile conjoncture. En fait, et c'est là l'une des mesures employées par les prêteurs, les emprunteurs ont payé les intérêts, dans le cas de la RBS, jusqu'en septembre 1998 et, dans le cas de Nedship, jusqu'en octobre 1998 inclusivement. Quant au principal, dans le cas de Nedship, les remboursements de principal, bien qu'effectués d'après des calendriers modifiés de remboursement, étaient à jour jusqu'en mars 1998 et, dans le cas de la RBS, les emprunteurs avaient rempli leurs obligations, conformément aux divers calendriers de remboursement, avant octobre 1998.

[132]           Je devrais aussi tenir compte de la renégociation des divers calendriers de remboursement, renégociation qui, d'affirmer Tramp, avait résulté des problèmes financiers du groupe Pronoia. S'agissant d'abord de Nedship, la première renégociation du calendrier de remboursement, soit le 15 mai 1996, a eu lieu pour faciliter l'achat du Zoodotis, car le prix exact n'était pas connu lorsque fut signé le premier accord de prêt. Un deuxième additif se rapportant au prêt de Nedship, le 11 juillet 1996, fut conclu afin de produire un calendrier acceptable de remboursement, après que toutes les sommes eurent été mises à disposition et qu'une sûreté additionnelle fut consentie à Nedship.

[133]           Un troisième additif fut annexé à l'accord en décembre 1996 lorsque le marché du transport de vrac sec s'effondra, et avec lui, les revenus tirés du transport de marchandises. Nedship considérait que cette modification était prudente, étant donné les conditions applicables et la valeur des navires hypothéqués en sa faveur.


[134]           Un quatrième additif fut annexé à l'accord de prêt un an plus tard, le 5 décembre 1997, quand les conditions du marché se sont améliorées et que les emprunteurs ont souhaité acheter un autre navire. Nedship a refusé de financer cet achat, mais, en raison de l'amélioration du secteur du transport maritime, et vu le rapport favorable que présentait alors le prêt par rapport à la valeur du navire, Nedship a consenti à la mainlevée de la saisie du Agni afin que son client puisse utiliser ce navire comme garantie ailleurs.

[135]           Environ trois mois plus tard, l'amélioration de la conjoncture en 1997 s'étant révélée passagère, Nedship et ses clients ont mis au point un cinquième accord de prêt, le 30 avril 1998. En échange de remboursements réduits, les emprunteurs consentaient à grever d'une hypothèque en faveur de Nedship un autre navire, le Golden Horizon. Et, vers cette date, Nedship faisait également enquête sur les dettes commerciales du groupe Pronoia : l'avis obtenu ne changea pas son opinion selon laquelle le groupe Pronoia et les emprunteurs survivraient au fléchissement de la conjoncture. Cette évaluation reposait non seulement sur les résultats antérieurs de Peter Lygnos, mais également sur le fait que le groupe Pronoia avait pu traverser la période 1996 à 1998 aussi bien ou mieux que la plupart des autres exploitants maritimes.

[136]           Nedship fait remarquer que, au cours de la période allant d'avril 1998 jusqu'au décès de M. Lygnos, Nedship avait eu périodiquement des discussions avec M. Lygnos et avec son fils et sa fille, Crysanthe et Nikolas, et avait poursuivi ses discussions avec le fils et la fille après le défaut de septembre 1998.


[137]           Ici, Nedship, tout en donnant avis du défaut de novembre 1998, n'a pas totalement perdu foi, jusqu'en décembre 1998, dans Pronoia et dans la capacité des emprunteurs de rembourser la dette, y compris les sommes dues aux créanciers : c'est alors que Nedship se résolut rapidement à saisir les navires dans divers pays et à faire procéder à leur vente par autorité de justice.

[138]           La RBS, quant à elle, a fait diverses concessions après que les quatre premiers versements de 2 142 500 $ furent payés comme l'exigeait l'accord de prêt initial. Le 5 novembre 1996, les versements suivants étaient ramenés à 1 250 000 $, mais, en échange, la RBS recevait des emprunteurs l'engagement de conserver un dépôt de 3 000 000 $ à RBS International, une filiale de la RBS. Cependant, ici, l'avocat concède que ce dépôt en fidéicommis, détenu dans les îles Anglo-Normandes, donnait lieu à un malentendu, et son niveau fut ramené à 1 000 000 $ le 27 juillet 1997.

[139]           Il y a eu entre la RBS et ses clients, le 19 mai 1997, un premier accord supplémentaire qui prévoyait huit versements trimestriels de 1 250 000 $, suivis de 25 versements trimestriels de 2 276 937,50 $, puis d'un paiement final en bloc d'environ 7 000 000 $. Puis il y a eu quelques reports temporaires de remboursement, dans la plupart des cas ne dépassant pas un mois, durant la période allant de juillet 1997 à mai 1998, mais lesdits remboursements ont en réalité été effectués dans un délai raisonnable.


[140]           La RBS a alors négocié le 19 juin 1998 un deuxième accord supplémentaire, et les remboursements ont été faits, encore que tardivement, à diverses dates, jusqu'au 26 août 1998. La RBS a dit qu'elle savait que Peter Lygnos et le groupe Pronoia utilisaient des réserves liquides pour soutenir l'exploitation de la flotte, ce qui confirmait sa croyance que Peter Lygnos et Pronoia n'avaient pas joué toutes leurs cartes, et la RBS a fait remarquer que, dans ces conditions, le rééchelonnement était une solution courante. L'emploi, par la famille Lygnos, de ses propres fonds était en fait, pour la RBS, un signe de sa solidité. La décision de faciliter les choses pour Peter Lygnos, au moyen de remboursements renégociés, fut prise par la RBS sur la foi des antécédents de Peter Lygnos, et en raison de la fortune et des réserves liquides de la famille. Il en a résulté plusieurs choix de la part de la RBS, choix qui objectivement semblaient raisonnables à l'époque, mais qui après coup ont sans doute entraîné quelques problèmes. La RBS voyait les difficultés de son client comme la conséquence d'un marché qui se détériorait, mais elle croyait, selon Robert Manners, de la RBS, que :

[traduction] Pour une banque telle que la Royal Bank of Scotland, l'une des premières banques au monde spécialisées dans le financement des opérations maritimes, une banque réputée avoir le personnel le plus spécialisé parmi toutes les banques qui participent à ce marché, ce serait un suicide commercial que de chercher à réaliser sa sûreté ou de prendre des mesures radicales contre l'armateur, alors que nous avions l'assurance qu'il existait des ressources, des réserves liquides, à la disposition des compagnies de navigation auxquelles nous prêtions.

(Question 1780, le 13 septembre 2000, contre-interrogatoire de Robert Manners)

Durant son contre-interrogatoire, M. Manners a insisté sur ce point, répondant même fort bien, et selon toutes les apparences honnêtement, à un contre-interrogatoire long et approfondi.


[141]           M. Manners est demeuré ferme également sur la décision d'autoriser Peter Lygnos à acheter le Kimisis III, car le prix de vente était attrayant. La RBS croyait en effet que le navire verrait sa valeur s'apprécier, ce qui fut effectivement le cas, et qu'il ajouterait au revenu du groupe. Certainement, selon M. Morgan et M. Manners, tous deux de la RBS, la banque était préoccupée par le repli du secteur et par la trésorerie de son client, et elle a bien obtenu des renseignements sur la gestion de celui-ci, mais, selon leurs témoignages, ce n'est qu'en décembre 1998 que la RBS a perdu foi dans Pronoia et dans ses emprunteurs, notamment dans l'aptitude des emprunteurs à rembourser leurs dettes, qu'il s'agisse des dettes envers leurs fournisseurs ou envers la banque. C'est alors que les navires furent rapidement saisis, puis vendus par autorité de justice.


[142]           Quant à l'argument selon lequel Nedship et la RBS auraient dû agir plus rapidement contre les navires hypothéqués, de telle sorte que Tramp et autres fournisseurs de marchandises et de services fussent mis au fait de la situation, tel argument avait été avancé dans l'affaire du Atlantis Two (précitée), aux pages 45 et suivantes. Dans cette affaire, l'argument avait été rejeté parce que la banque créancière hypothécaire estimait qu'elle avait la situation bien en main et que, tant qu'elle n'aurait pas la certitude que ses clients étaient insolvables, elle n'avait aucune raison de vouloir réaliser immédiatement sa sûreté. La banque avait été induite en erreur par ses clients, et les prétendus créanciers privilégiés essayaient de faire modifier l'ordre de priorité, affirmant que la banque aurait dû être plus vigilante. Comme je le faisais observer à la page 47, un tribunal n'aura guère de sympathie pour un créancier hypothécaire qui demeure inerte quand il sait fort bien qu'un tiers accroît la valeur du navire, valeur que le propriétaire ne sera pas en mesure de payer et qui tombera dans l'escarcelle du créancier hypothécaire à la suite d'une vente forcée. L'idée exposée dans l'affaire Atlantis Two était, pour reprendre les propos du juge Hewson dans l'affaire The Pickaninny [1960] 1 Lloyd's Rep. 533 (Admir. Div.), à la page 537, qu'il était injuste d'attribuer un rang subalterne à un réclamant qui avait consacré des sommes directement à l'avantage du créancier hypothécaire, si celui-ci savait que son client était insolvable, mais que, pour établir ce fait, il doit exister des preuves très convaincantes : ce n'est pas le cas dans l'affaire qui nous occupe.

[143]           De même, dans l'affaire du Nel (précitée), aux pages 446 et suivantes, on disait que la Bank of Scotland avait différé la réalisation de sa sûreté, préjudiciant ainsi aux fournisseurs de nécessités. Il y avait certainement eu déjà des signes avant-coureurs, au cours de la même période que celle où la flotte du Pronoia avait souffert du repli de l'industrie des transports maritimes, mais la situation des propriétaires du Nel n'étaient guère différents de celle des autres armateurs. Dans l'affaire du Nel, le propriétaire avait la possibilité d'utiliser ses navires, il lui était possible de vendre l'un d'eux et la preuve n'était tout simplement pas assez convaincante pour justifier une modification de l'ordre de priorité. Voici ce que j'écrivais dans cette affaire :

[63]             Indépendamment du fait que les banquiers s'occupent d'aider leurs clients plutôt que de flottes de navires qui ne sont pas exploités, les arguments selon lesquels la Bank of Scotland a commis la faute de tarder à prendre des mesures contre le Nel et contre les autres navires sont dans une large mesure fondés sur des suppositions, des insinuations et des hypothèses. Il incombe à la partie qui cherche à faire modifier l'ordre de priorité établi de démontrer clairement, sans s'appuyer sur une sagesse rétrospective, qu'il existe des circonstances spéciales et que le résultat est manifestement injuste. Il aurait été possible de le faire en démontrant en premier lieu qu'il convenait clairement que la banque agisse plus tôt en engageant des procédures de liquidation contre la flotte et, en second lieu, que si la banque avait agi plus tôt, cela aurait considérablement aidé les créanciers. Or, les créanciers n'ont pas satisfait à ces critères.

(Page 449)


Dans l'affaire qui nous occupe, Tramp a présenté de meilleurs arguments que ceux des fournisseurs de combustible dans l'affaire du Nel, qui s'en étaient remis à la sagesse rétrospective et à une bonne dose de suppositions et d'hypothèses. Cependant, ici, bien que l'argumentation de Tramp soit, comme je l'ai dit, mieux étayée, elle n'offre pas encore les éléments de preuve convaincants, les circonstances particulières et les conséquences manifestement injustes qui sont nécessaires avant que l'on puisse s'écarter de l'ordre traditionnel de priorité.


[144]           Il existe aussi un parallèle entre l'affaire du Atlantis Two et la présente affaire. Dans l'affaire du Atlantis Two, les armateurs avaient induit en erreur leur banquier sur leur situation véritable. Dans la présente affaire, Nedship avait reçu de Pronoia une information générale, que Pronoia lui communiquait oralement de temps à autre, à propos de sa situation, mais Nedship n'a eu véritablement connaissance de l'existence des créanciers que le 5 novembre 1998, lorsqu'elle reçut un bref sommaire de l'encours des créances. Nedship poussa son enquête plus loin et reçut le 20 décembre 1998 un sommaire détaillé des créances. Jusqu'à cette date, affirmer que Nedship aurait dû agir plus tôt serait lui imposer, après coup, une norme beaucoup trop élevée. On peut dire la même chose de la RBS, car, même si la RBS connaissait généralement la situation de son client, elle n'avait aucune raison de croire que le groupe Pronoia ne survivrait pas au ralentissement du secteur, et même au décès de Peter Lygnos, car les navires continuaient d'être employés et Pronoia continuait ses remboursements de principal et d'intérêts. S'agissant de la RBS, ce n'est que lorsque Pronoia a produit des documents détaillés sur ses dettes commerciales, entre le 1er novembre et le 7 décembre 1998, que la RBS a pu avoir des raisons de s'inquiéter. En revanche, l'avocat de la RBS et de Nedship fait observer que, le 28 août 1998, Tramp connaissait parfaitement la situation, y compris l'existence des dettes de Pronoia, et cela grâce à un rapport de solvabilité et de situation communiqué par LQM Petroleum Services Inc., qui avait rencontré Crysanthe et Nikolas Lygnos et qui avait reçu alors, ainsi que durant les jours suivants, une foule de renseignements relativement rassurants sur la situation de Pronoia. C'est à ce stade que Tramp a accepté de faire passer à 400 000 dollars américains la ligne de crédit de Pronoia. C'est le signe que Tramp, tout comme la RBS et Nedship, croyaient vraiment dans les capacités de survie de Pronoia.


[145]           Tramp était un fournisseur expérimenté de combustible de soute : ce même attribut vaut pour la plupart des fournisseurs de nécessités, qui ne se font pas payer comptant, mais qui fournissent leurs marchandises et services sans obtenir de garantie. Tramp effectuait une analyse de risque, au moment de livrer le combustible, ainsi que l'attestent plusieurs pièces annexées à l'affidavit du 20 décembre 1999 de M. Harrison, de Tramp. Les pièces en question sont les formules types employées par Tramp pour les enquêtes de crédit et les vérifications. Elles indiquent entre autres choses la limite actuelle de crédit de Pronoia, le combustible commandé et la dette totale. Il ressort clairement de ces formules que ceux qui approuvaient, chez Tramp, chaque approvisionnement en combustible étaient parfaitement au courant de la limite de crédit ainsi que de la dette totale, qui dépassaient la plupart du temps largement la limite de 400 000 dollars américains. Bien que sans doute peu satisfaite de la situation, Tramp était disposée à faire confiance à Pronoia et à continuer de l'approvisionner en combustible jusqu'à la fin de décembre 1998, alors que la créance de Tramp était de 458 000 $, une somme qui dépassait la limite de crédit convenue. Ce n'est d'ailleurs que vers le 23 décembre 1998 que M. Warwick, dans un message envoyé par télécopieur à Pronoia, a commencé de paraître inquiet. Je ferais mien ici un argument de l'avocat de la RBS et de Nedship selon lequel plusieurs circonstances fâcheuses (mauvaise conjoncture pour l'industrie du transport maritime et décès inattendu de Peter Lygnos, dont la compétence et l'expérience étaient indispensables à l'exploitation de la flotte, ce à quoi il faut ajouter le fait que Crysanthe et Nikolas Lygnos étaient des gestionnaires moins avisés) se sont combinées, et cela à un mauvais moment, pour donner un très mauvais résultat : ce résultat ne devrait pas être imputé à Nedship ou à la RBS, qui ont agi d'une manière prévisible, aussi bien que raisonnable et prudente sur le plan commercial, dans la gestion puis dans la réalisation de leurs sûretés. S'agissant de l'argument de Tramp selon lequel les banques auraient agi tardivement, je ne puis globalement trouver une raison d'esquiver la priorité établie des banques, à titre de créanciers hypothécaires, par rapport aux fournisseurs non garantis de nécessités, notamment Tramp.

[146]           Il y a aussi la question de l'enrichissement sans cause, que non seulement Tramp n'a pu établir selon le niveau de preuve requis, mais à laquelle Nedship et la RBS ont également répondu. Les banques adoptent une approche intéressante, faisant observer que Tramp a reçu divers paiements à l'automne de 1998. Le 6 novembre 1998, le sommaire des paiements reçus par Tramp montrait que la somme due à Tramp était de 544 587 $. Cependant, cette somme fut réduite d'environ 339 000 $ à la suite de paiements reçus après le 11 novembre 1998. L'idée ici est que Tramp a manifestement reçu de Pronoia des paiements substantiels, durant environ deux mois après qu'eurent cessé les remboursements aux banques.


[147]           Pour récapituler, les deux banques avaient véritablement le sentiment que Pronoia, ainsi que Peter Lygnos, survivraient aux difficiles conditions du secteur du transport maritime en 1998. Sans le décès de Peter Lygnos en juillet 1998, il est raisonnable de croire que Pronoia serait encore en activité, que les banques recevraient encore leurs remboursements et que Tramp aurait poursuivi ses bonnes relations en tant que fournisseur de combustible à la flotte de Pronoia. Dire que les banques auraient dû agir plus tôt, c'est d'une certaine manière se livrer à des conjectures et à des réflexions après coup. Selon son propre témoignage, Tramp ne s'est pas acquittée de son obligation très onéreuse de prouver qu'une entorse à l'ordre habituel de priorité est nécessaire pour prévenir une injustice évidente : Tramp, un fournisseur international expérimenté de combustible de soute, savait qu'il y avait des risques inhérents à ses opérations et, comme n'importe qui, y compris les autres fournisseurs de nécessités, pouvait s'interroger sur les conséquences du décès de Peter Lygnos. Tout cela, de la part de Tramp, ne suffit pas pour justifier une entorse à l'ordre traditionnel de priorité. À plus forte raison si l'on considère les arguments exposés au nom de la RBS et de Nedship, ainsi que les preuves produites par ces deux banques. J'examinerai maintenant la position des fournisseurs de nécessités, qui demeurent partie à cette action.

Réclamation de Calogeras Marine Inc. et de Calogeras & Master Supplies Inc.

[148]           La réclamation de Calogeras Marine Inc. ( « Calogeras » ), de Montréal, est celle d'un marchand établi de longue date de fournitures pour bateaux et de nécessités, notamment pour les navires prétendument rattachés à George et Peter Lygnos.


[149]           La réclamation se rapporte à des nécessités livrées à divers navires au Canada. Plus exactement, elle est de 27 191,95 dollars canadiens à l'encontre du Agni, pour des fournitures livrées les 22 et 23 avril 1998; elle est de 77 676,29 dollars canadiens à l'encontre du Golden Challenger, pour des fournitures livrées entre le 11 novembre et le 6 décembre 1997; et elle est de 7 971,04 dollars canadiens pour des fournitures livrées au Pantokrator le 22 août 1997 : la réclamation totale se chiffre à 112 839,28 dollars canadiens, outre les intérêts au taux de 24 p. 100 l'an.

[150]           La réclamation est bien étayée. Elle ne prétend pas être autre chose qu'une réclamation statutaire in rem pour nécessités, laquelle devrait, de l'avis de Calogeras, bénéficier de la disposition de la Loi sur les Cours fédérales qui concerne les navires d'un même propriétaire. Ici, M. Ellas Kalogeras, président de Calogeras, dit dans son affidavit de réclamation qu'il croit que les frères Lygnos, par l'entremise de sociétés d'un seul navire, étaient à toutes les époques pertinentes les propriétaires véritables des navires Agni, Golden Challenger, Pantokrator, Golden Trinity, Kimisis III, Ypapadi et Zoodotis.

[151]           Il y a aussi une deuxième réclamation, celle d'une entité apparentée, Calogeras & Master Supplies Inc. ( « Calogeras & Master » ). Cette réclamation porte sur une somme de 7 784,92 $, étayée elle aussi par l'affidavit d'Ellas Kalogeras, qui était également président de Calogeras & Master, elle aussi un fournisseur de longue date de fournitures pour bateaux exerçant ses activités depuis Montréal. La somme de 7 784,92 $, avec les intérêts au taux de 24 p. 100 l'an, se rapporte à des nécessités livrées au Litrotis, à Port Cartier, au Québec. M. Kalogeras croit que les mêmes propriétaires véritables, par l'entremise de sociétés d'un seul navire, étaient à toutes les époques pertinentes les propriétaires véritables du Litrotis et du Zoodotis.


[152]           L'avocat de Calogeras et de Calogeras & Master adopte une approche très directe. Sans perdre de temps, il a fait valoir que les réclamations sont des réclamations statutaires canadiennes in rem et que, en tant que réclamations à l'encontre de navires d'un même propriétaire, elles ne sont valides que si les navires sont déclarés navires d'un même propriétaire et si la sûreté détenue par la RBS d'une part et par Nedship de l'autre est déficiente, au point de donner priorité aux fournisseurs canadiens de nécessités sur les créanciers hypothécaires. Je ferais ici observer également que l'avocat de Calogeras et de Calogeras & Master ne conteste pas les prétentions des autres réclamants et que cette position devrait être prise en compte dans les dépens.

[153]           Dans une argumentation brève et très à propos, l'avocat de Calogeras et de Calogeras & Master s'en est remis au point de vue de ses commettants, pour qui l'un des frères Lygnos était le propriétaire véritable de tous les navires, et pour qui tous les navires concernés ont été abandonnés par leurs propriétaires à peu près au même moment. L'avocat fait aussi observer que nul n'a contesté la preuve par affidavit de M. Kalogeras. La difficulté que pose cette argumentation est que celui qui affirme que des navires appartiennent au même propriétaire a la charge exigeante de prouver cette affirmation.

[154]           L'avocat de Nedship et de la RBS fait remarquer, quant à lui, que la réclamation de Calogeras contre l'Agni, le Golden Challenger et le Pantokrator dépend si ces navires appartiennent au même propriétaire que le Golden Trinity, le Kimisis III, l'Ypapadi et le Zoodotis.


[155]           D'après le témoignage de M. Noordermeer, de Nedship, l'Agni appartenait à Aegean Navigation Inc., dont la société mère était une société libérienne, Aegean Enterprises Company Ltd. Il n'est pas prouvé que Pronoia était propriétaire du Golden Challenger et du Pantokrator, deux navires qui ne faisaient pas partie de la garantie afférente au prêt de l'une ou l'autre des banques, mais ils étaient gérés par Pronoia. De plus, le Golden Challenger et le Pantokrator étaient exploités par Zapayros Ship Agents and Brokers Inc., du Pirée, en Grèce, selon ce qu'on peut lire dans l'affidavit de M. Kalogeras du 16 mars 1999.

[156]           La preuve produite par Calogeras et par Calogeras & Master n'établit pas que les navires appartenaient au même propriétaire. Même si elle l'établissait, la garantie détenue par la RBS et par Nedship étant une garantie solide, les réclamations de Calogeras et de Calogeras & Master, en tant que droits réels statutaires, ont un rang inférieur aux réclamations des demanderesses, la RBS et Nedship, les créanciers hypothécaires.

[157]           Les réclamations de Calogeras et de Calogeras & Master sont rejetées, sans que des dépens soient payables par quiconque ou à quiconque.

Réclamation d'Aduanera Columbia S.I.A. Ltd.


[158]           Aduanera Columbia S.I.A. Ltd. ( « Aduanera » ) est une société colombienne fournissant des nécessités et ayant son siège à Buenaventura, en Colombie. Aduanera a fourni des marchandises au Golden Trinity, pour la somme de 100 663,48 $, soit un chiffre net contre paiement reçu. J'ai fait droit à deux postes de la réclamation, en tant que privilèges maritimes, l'un pour des feux et des balises flottantes, soit la somme de 1 961,53 $, et l'autre pour un remorqueur avec pilote, soit la somme de 3 377,09 $. C'est l'une des solutions proposées par l'avocat d'Aduanera.


[159]           À titre d'explication, la preuve d'expert relative au droit étranger, une preuve produite par Mme Alicia Pineda Pineda, de Santafe de Bogota, en Colombie, qui détient une maîtrise en droit des assurances maritimes de l'Université de Southampton et qui a exercé le droit à Hong Kong, outre qu'elle est membre de l'Association des armateurs latino-américains, est que Aduanera avait un privilège maritime selon la loi colombienne, pour des dettes découlant d'un marché conclu par le capitaine du navire, agissant dans le cadre de ses pouvoirs et loin du port d'attache. Mme Pineda reconnaît que le capitaine n'a conclu aucun marché avec Aduanera, mais [traduction] « le capitaine doit célébrer le marché, un marché qui donne lieu aux dettes garanties par le privilège maritime, et ce marché doit être interprété en accord avec les autres dispositions du Code de commerce » : lorsqu'elle emploie le mot « célébrer » , j'imagine qu'elle veut dire par là le fait d'honorer le marché et de lui donner son effet. Puis Mme Pineda ajoute, dans son avis, que l'article 1495 du Code de commerce de la Colombie fait du capitaine un représentant du propriétaire. Ainsi, lorsque le capitaine a conclu des marchés de fournitures, c'est en tant que représentant du propriétaire. De plus, l'article 833 du Code de commerce de la Colombie établirait que tous les marchés ainsi « célébrés » par le capitaine, au nom des propriétaires, permet d'affirmer que, si le Code de commerce accorde un privilège maritime pour les dettes découlant de marchés « célébrés » par le capitaine en tant que représentant du propriétaire, « ... il faut en déduire qu'il reconnaît aussi un privilège maritime pour les dettes en question si les propriétaires ou leurs mandataires "célèbrent" le marché » . Il en résulte que, lorsqu'un représentant agit, selon la loi colombienne, il est entendu que l'entité représentée agit également, ce qui, d'après ce que je comprends, signifie que, lorsque le capitaine agit, il faut en déduire que c'est le propriétaire qui agit.

[160]           L'expert appelé par la RBS, M. Felipe Vallejo, un avocat exerçant le droit à Santafe de Bogota, en Colombie, justifie d'antécédents impressionnants, notamment études postsecondaires à la Yale Law School, états de service dans divers cabinets d'avocats, poste de professeur d'université et nombre intéressant d'articles et de commentaires sur des questions de droit maritime.

[161]           M. Vallejo résume l'argument avancé par Mme Pineda en disant que, selon Mme Pineda, un privilège maritime est créé par l'article 1556, alinéa 6, du Code de commerce de la Colombie, et cela non pas par l'intermédiaire du capitaine, mais plutôt par l'intermédiaire des armateurs, directement, qui ont conclu le marché avec Aduanera, et, en application de l'article 1495 du Code de commerce, le capitaine est le mandataire de l'armateur, et, selon l'article 833 du code, le mandataire lie le mandant.


[162]           M. Vallejo commence par affirmer que les règles juridiques invoquées par l'expert d'Aduanera ne sont pas applicables. L'alinéa 6 de l'article 1556 du Code parle de marchés conclus ou d'opérations effectuées par le capitaine pour la conservation, l'entretien ou la sécurité du navire, ou pour la poursuite du voyage. Cela entraîne deux conséquences. D'abord, l'alinéa parle du capitaine en tant qu'entrepreneur et débiteur, non en tant que créancier. La règle parle des créances des fournisseurs et non de celles du capitaine, de l'armateur ou de l'agent maritime. Deuxièmement, ces créances doivent être démontrées, juridiquement, par des documents que le capitaine a signés, une exigence prévue par l'article 1561, alinéa 9, du Code de commerce, [traduction] « et seuls les documents touchant les services de pilotage et de remorquage et annexés à l'affidavit de la réclamante Aduanera sont signés par le capitaine du Golden Trinity » .

[163]           M. Vallejo s'exprime ainsi sur la preuve et la charge de la preuve qui sont requises pour établir un rang prioritaire :

[traduction] Les rédacteurs du Code (pour cet aspect particulier de la preuve de la créance privilégiée) se sont écartés de la Convention de Bruxelles de 1926 et ont inclus des preuves particulières pour la démonstration de chacune des six créances reconnues comme privilégiées dans la loi (à l'exception de la créance N!7), comme condition de sa reconnaissance à ce titre. L'article 1561 du Code de commerce commence ainsi : pour bénéficier des privilèges accordés par l'article 1556, les créanciers doivent démontrer leurs droits par les moyens suivants ... Cela ne signifie pas que, en l'absence de cette preuve particulière, la créance cesse d'exister. Si elle est prouvée par d'autres moyens, cette créance devient une créance ordinaire ou commune qui est subordonnée, naturellement, aux créances privilégiées (projet de code de commerce, page 521). La loi fait reposer le fardeau de cette preuve sur les épaules du créancier (le fournisseur de services ou de marchandises) agissant à l'encontre de l'armateur, de l'agent maritime ou du capitaine, les débiteurs.


[164]           Puis M. Vallejo exprime l'avis que les créances de l'agent maritime ne sont pas protégées par un privilège maritime sur le navire, car l'agent maritime ne compte pas parmi les personnes auxquelles l'article 1556 confère des créances maritimes. Cependant, il admet que, si un agent maritime s'acquitte d'une obligation envers un créancier qui bénéficie d'un privilège maritime, par exemple pour des services de pilotage et de remorquage ou pour des feux et des balises, alors Aduanera deviendra subrogée au créancier dans ce privilège. M. Vallejo reconnaît ensuite que les services de pilotage et de remorquage ont été reçus par le capitaine : cela me porte à croire qu'il y a subrogation selon la somme de 3 377,09 $. Plus discutable est le point de savoir si Aduanera, en payant les feux et les balises, est devenue subrogée dans la réclamation. M. Vallejo reconnaît qu'il existe un argument selon lequel les actes de l'agent maritime, accomplis au nom du navire, sont ceux du capitaine. Cependant, Mme Pineda, si je comprends bien son affidavit portant sur le droit étranger, et ici je reconnais que certains termes de l'affidavit sont peut-être plus clairs en espagnol que dans l'anglais qu'elle emploie, est d'avis qu'un privilège maritime serait reconnu pour ce qui concerne les agents.

[165]           Au total, je suis disposé à dire qu'Aduanera détient par subrogation un privilège maritime en ce qui concerne les droits de douane des feux et balises, pour la somme de 1 961,53 $, et, s'agissant du capitaine, pour les services de pilotage et de remorquage, selon la somme de 3 377,09 $, soit un total de 5 338,62 $. Aduanera recueillera aussi une part proportionnelle des intérêts qui ont couru sur le produit de la vente du Golden Trinity. Le succès étant partagé, il ne sera pas adjugé de dépens en faveur ou à l'encontre d'Aduanera.

United Maritime Supplies Inc.


[166]           United Maritime Supplies Inc. ( « United Maritime » ), de Vancouver, en Colombie-Britannique, est un fournisseur impayé de nécessités, livrées au navire à Vancouver le 7 août 1998. La réclamation, qui se chiffrait à 48 617,24 $, portait sur une grande variété de nécessités.

[167]           Seul un réaménagement de l'ordre de priorité permettrait à United Maritime d'obtenir satisfaction.

[168]           Dans l'examen de la réclamation de United Maritime, j'ai donné à cette entreprise, aux fins de l'argumentation, l'avantage de tous les facteurs avancés par Tramp qui pourraient militer en faveur d'un réaménagement de l'ordre de priorité. Comme je l'ai indiqué dans le cas de Tramp, United Maritime ne s'est pas acquittée de l'obligation d'établir les circonstances particulières requises pour pouvoir obtenir un réaménagement de l'ordre de priorité.

[169]           Il est malheureux que les fournisseurs canadiens de nécessités ne jouissent pas du même privilège maritime dont bénéficient les fournisseurs américains. Cependant, à défaut d'un réaménagement de l'ordre de priorité, réaménagement dont l'opportunité n'est pas prouvée ici et ne l'est pas de toute façon la plupart du temps, la solution appartient au législateur.

[170]           La réclamation de United Maritime est rejetée. Les arguments avancés par chacune des parties dans cette réclamation ont nécessité peu de temps. Il convient que le rejet ne s'accompagne d'aucune condamnation à des dépens.


Honoraires du shérif, salaires, rapatriement et frais du prévôt

[171]           La RBS et Nedship ont payé les honoraires du shérif et les frais du prévôt, qui englobaient les salaires des membres de l'équipage, sur le prix de vente des navires, à savoir le Golden Trinity et l'Ypapadi dans le cas de la RBS, et le Zoodotis dans le cas de Nedship. Les sommes payées au titre des honoraires du shérif et des commissions sont les suivantes :

Golden Trinity       6 032,00 £

5 313,61 $ CAN

42 450,00 $ US

Ypapadi                 5 906,00 £

7 486,40 $ CAN

38 200,00 $ US

Zoodotis                2 000 £

4 582,16 $ CAN

49 600,00 $ US

Ces sommes bénéficient d'un rang prioritaire.


[172]           Ont également rang prioritaire les réclamations substantielles des banques, pour les sommes payées par elles, qui sont réputées les frais du prévôt. Il s'agit notamment des salaires payés aux membres d'équipage, des redevances portuaires et droits de pilotage, des vivres, de l'eau, des réparations et des frais de rapatriement des membres d'équipage. Ces réclamations, qui totalisent 751 961 dollars américains et 310 509,23 dollars canadiens pour la RBS, et 234 500,65 dollars américains et 82 610,46 dollars canadiens dans le cas de Nedship, ont elles aussi rang prioritaire.

CONCLUSION

[173]           L'un des points principaux soulevés dans cette demande visant à établir le droit au produit de la vente de navires, et en fait la question qui a nécessité de loin le temps d'audience le plus long, était celui de savoir si les circonstances justifiaient un réaménagement de l'ordre traditionnel de priorité, lequel, au Canada, place les créanciers hypothécaires avant les fournisseurs de nécessités. L'actuel ordre de priorité peut entraîner à tout le moins une certaine injustice pour les fournisseurs de nécessités au Canada, lesquels ne détiennent qu'un droit réel. Cela est particulièrement évident lorsque l'on compare la position des fournisseurs canadiens de nécessités à celle de leurs homologues américains. Les tribunaux canadiens ont pu, en des occasions plutôt rares, trouver des circonstances particulières justifiant la rectification d'un résultat proprement injuste.


[174]           En période difficile, il y a aussi une forte divergence d'intérêts entre d'une part les fournisseurs de nécessités, en particulier les fournisseurs de combustible dont les factures sont élevées et qui livrent à crédit, et d'autre part les banquiers maritimes, qui doivent soutenir leurs clients armateurs tant que cela est raisonnable. Souvent, les fournisseurs de combustible, comme c'est le cas ici, trouvent que les banquiers sont avantagés car ils doivent avoir une connaissance détaillée des affaires financières de leurs clients. Les banquiers ne voient pas nécessairement la situation de la même manière, estimant que les fournisseurs de nécessités ont une connaissance au moins égale des affaires financières des armateurs. C'est ce qu'expliquait M. Krijthe, de Nedship, durant son contre-interrogatoire, en réponse à la prétendue impossibilité pour un fournisseur de nécessités de connaître la trésorerie d'un armateur. M. Krijthe disait que les fournisseurs de combustible pouvaient par expérience savoir s'ils devraient ou non livrer du combustible. Puis il ajoutait :

[traduction] Je vais vous donner un autre exemple. Je suis en rapport avec des fournisseurs de combustible de Rotterdam, à qui il m'arrive de parler parce qu'ils ont, avant Nedship, une information sur les disponibilités de certains de nos clients. Parce qu'ils savent beaucoup plus tôt que nous s'ils seront ou non payés à temps ou s'il y a un changement dans la manière dont paient leurs clients.

(Réponse n ° 1200)

Puis M. Krijthe s'expliquait ensuite davantage sur la capacité des fournisseurs de nécessités de s'informer. Ainsi, il se pourrait qu'une certaine injustice existe dans l'ordre de priorité, mais, entre un fournisseur expérimenté de nécessités et un banquier, l'injustice n'est sans doute pas si grande que cela.

[175]           En l'espèce, il n'y a, chez les fournisseurs de nécessités, rien de plus que le sentiment habituel d'une injustice. Ici, Tramp, mais aussi les autres fournisseurs de nécessités qui sont demeurés dans la présente procédure, étaient en réalité bien informés ou avaient les moyens de s'informer adéquatement pour prendre des décisions éclairées sur l'opportunité de livrer du combustible à crédit.


[176]           Je n'ai pu arriver à la conclusion que la RBS ou Nedship ont négligé d'agir plus rapidement, avant ou après le décès de Peter Lygnos, de telle sorte qu'il pourrait en résulter des circonstances particulières ou un résultat tout simplement injuste. Quand bien même reviendrait-on sur les événements par sagesse rétrospective, cela n'y changera rien. Appliquer tel quel l'ordre traditionnel de priorité entraîne un résultat fâcheux pour Tramp et autres fournisseurs de nécessités, mais réaménager l'ordre de priorité en fonction des éléments de preuve produits par les fournisseurs reviendrait à pénaliser indûment la RBS et Nedship, à plus forte raison si l'on considère la preuve produite par les banques pour expliquer les mesures qu'elles ont prises, avant comme après le décès de Peter Lygnos.

[177]           Comme convenu, si l'avocat des banques, d'une part, et l'avocat de Tramp, de l'autre, ne peuvent s'entendre sur les dépens, cet aspect pourra être débattu.

[178]           Je remercie les avocats pour leur travail et pour avoir patiemment attendu les présents motifs.

          « John A. Hargrave »          

Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

le 31 mai 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                             AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIERS :                                      T-32-99, T-38-99, T-119-99 et T-186-99

INTITULÉ :                                         The Royal Bank of Scotland plc c. Le navire « Golden Trinity » et autres

The Royal Bank of Scotland plc c. Le navire « Kimisis III » et autres

The Royal Bank of Scotland plc c. Le navire « Ypapadi » et autres

Nedship Bank N.V. c. Le navire « Zoodotis » et autres

DATES DE L'AUDIENCE :             les 28, 29, 30 et 31 août, le 4 septembre, les 11, 12, 13 et 14 décembre 2001 et les 17 et 18 janvier 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE:    LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                       LE 31 MAI 2004

COMPARUTIONS :

Peter G Bernard, c.r. et

Pauline V. Gardikiotis

R Glenn Morgan

Elyn Underhill

Bradley M. Caldwell

Louis Buteau                                      

POUR LES DEMANDERESSES

POUR LA RÉCLAMANTE, Tramp Oil & Marine Limited

POUR LA RÉCLAMANTE, United Maritime Supplies Inc.

POUR LA RÉCLAMANTE, Aduanera Columbia S.I.A. Ltd.

POUR LES RÉCLAMANTES, Calogeras Marine Inc. and Calogeras & Master Supplies Inc.


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bernard & Partners

Vancouver (Colombie-Britannique)

Davis & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

Giaschi & Margolis

Vancouver (Colombie-Britannique)

Caldwell & Co.

Vancouver (Colombie-Britannique)

Flynn Rivard

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDERESSES

                                

                                

POUR LA RÉCLAMANTE, Tramp Oil & Marine Limited

                                

POUR LA RÉCLAMANTE, United Maritime Supplies Inc.

POUR LA RÉCLAMANTE, Aduanera Columbia S.I.A. Ltd.

POUR LES RÉCLAMANTES, Calogeras Marine Inc. and Calogeras & Master Supplies Inc.


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