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Date : 20030908

Dossier : T-1082-02

Référence : 2003 CF 1027

ENTRE :

                                                        INSTINCT TRUCKING LTD.

                                                                                                                                              demanderesse

                                                                                   et

                          DON JACKNISKY et CANADA (MINISTRE DU TRAVAIL)

                                                                                                                                                     défendeurs

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE EN CHEF

[1]                 Le défendeur Don Jacknisky travaillait comme camionneur non syndiqué pour la demanderesse Instinct Trucking Ltd. Il travaillait surtout à Edmonton et dans sa région environnante.

[2]                 En janvier 2001, M. Jacknisky a demandé d'être rémunéré pour des heures supplémentaires, en application de l'article 174 du Code canadien du travail, L.R.C. (1985), ch. L-2. Un inspecteur, nommé en vertu des articles 249 et suivants du Code, a statué en faveur de M. Jacknisky et ordonné à la demanderesse de lui payer une rémunération pour heures supplémentaires. Cette décision a été confirmée en appel par un arbitre nommé en vertu de l'article 251.12 du Code.


[3]                 Dans cette demande de contrôle judiciaire de la décision de l'arbitre, il s'agit essentiellement de savoir si M. Jacknisky est un « conducteur urbain de véhicule automobile » , au sens de l'article 2 du Règlement sur la durée du travail des conducteurs de véhicules automobiles, C.R.C. (1978), ch. 990, et modifications. L'inspecteur et l'arbitre ont tous deux répondu par l'affirmative.

[4]                 Les dispositions législatives applicables à la présente instance, notamment celles en vertu de laquelle le Règlement a été pris, se trouvent dans la partie III du Code canadien du travail, intitulée « Durée normale du travail, salaire, congés et jours fériés » .

Positions des parties

[5]                 La définition de « conducteur urbain de véhicule automobile » , à l'article 2 du Règlement, est ainsi formulée :



« conducteur urbain de véhicule automobile » désigne un conducteur de véhicule automobile qui exerce son activité uniquement dans un rayon de 10 milles de son terminus d'attache et qui n'est pas un conducteur d'autobus, et comprend tout conducteur de véhicule automobile classé comme conducteur urbain de véhicule automobile dans une convention collective intervenue entre son employeur et un syndicat qui agit en son nom, ou tout conducteur qui n'est pas classé aux termes d'une convention de ce genre mais qui est censé être un conducteur urbain de véhicule automobile selon la pratique courante de l'industrie dans le secteur géographique où il est employé; [je souligne]


[6]         L'arbitre a jugé utile de scinder cette définition en trois parties, comme il suit :

« conducteur urbain de véhicule automobile » :

a)          un conducteur de véhicule automobile qui exerce son activité uniquement dans un rayon de 10 milles de son terminus d'attache et qui n'est pas un conducteur d'autobus; ou

b)          un conducteur de véhicule automobile classé comme conducteur urbain de véhicule automobile dans une convention collective intervenue entre son employeur et un syndicat qui agit en son nom; ou

c)          un conducteur de véhicule automobile qui n'est pas classé aux termes d'une convention de ce genre mais qui est censé être un conducteur urbain de véhicule automobile selon la pratique courante de l'industrie dans le secteur géographique où il est employé.

[7]                 Toutes les parties s'accordent pour dire que M. Jacknisky n'exerçait pas son activité uniquement dans un rayon de 10 milles de son terminus d'attache et ne pouvait relever de la première partie de la définition.

[8]                 Toutes les parties s'accordent aussi pour dire qu'il n'existe aucune convention collective entre la demanderesse, Instinct Trucking, et un syndicat agissant au nom de M. Jacknisky. Par conséquent, M. Jacknisky ne pouvait être un « conducteur urbain de véhicule automobile » , au sens de la partie b) de la définition.


[9]                 Dans des conclusions écrites présentées à l'arbitre, la demanderesse soutenait que, pour que la troisième partie, c'est-à-dire la partie c), de la définition « ... soit applicable, il doit exister une convention collective, sans quoi les mots "qui n'est pas classé aux termes d'une convention de ce genre" n'ont aucune signification. La seule signification logique est qu'il doit exister une convention collective, mais que l'intéressé exécute un travail de conducteur urbain de véhicule automobile, et alors, qu'il soit ou non classé aux termes de la convention collective, il est un conducteur urbain de véhicule automobile » . [Non revu, et souligné dans l'original.]

[10]            Dans sa décision, l'arbitre reprend, comme il suit, l'interprétation que fait la demanderesse de la troisième partie de la définition :

[traduction] ... la partie finale de la définition visait à englober l'employé qui exécute effectivement le travail d'un conducteur urbain de véhicule automobile, mais qui est classé aux termes d'une convention collective en tant que travailleur autre qu'un conducteur urbain de véhicule automobile. Par exemple, une convention collective peut dire qu'un employé est un « grand routier » ou un « préposé à l'entretien » , bien que l'employé exécute en réalité le travail d'un conducteur urbain de véhicule automobile.

[11]            Dans les conclusions qu'elle a déposées au cours de cette procédure, la demanderesse a fait valoir essentiellement ce même argument. La partie c) de la définition trouverait application lorsqu'une convention collective existe en vertu de laquelle un employé, par exemple M. Jacknisky, est classé comme « grand routier » ou comme « préposé à l'entretien » , alors qu'en réalité il fait le travail d'un « conducteur urbain de véhicule automobile » .

[12]            Selon la demanderesse, puisque M. Jacknisky ne relevait d'aucune convention collective, il ne peut tout simplement pas être considéré comme un « conducteur urbain de véhicule automobile » , au sens de la partie c) de la définition.

[13]            Les deux défendeurs voient les choses différemment. Ils disent que la troisième partie de la définition vise à englober tous les employés, qu'ils relèvent ou non d'une convention collective. Pour les défendeurs, M. Jacknisky était un « conducteur urbain de véhicule automobile » , selon la pratique industrielle en vigueur aujourd'hui à Edmonton, la ville où il travaillait, même s'il n'était pas classé sous cette profession dans une convention collective.

[14]            La différence entre les positions des parties est importante. En tant que « conducteur urbain de véhicule automobile » , M. Jacknisky a droit à des heures supplémentaires après quarante-cinq heures de travail par semaine, et sa demande de rémunération pour heures supplémentaires serait dans ce cas admise. Autrement, il ne serait admissible à des heures supplémentaires qu'après soixante heures de travail par semaine en tant que « conducteur routier de véhicule automobile » , une expression définie à l'article 2 du Règlement comme un conducteur de véhicule automobile qui n'est pas un conducteur urbain de véhicule automobile.

[15]            La demanderesse a admis devant l'arbitre que, si la partie c) de la définition était jugée applicable aux employés non sujets à une convention collective, son appel devrait être rejeté. Je crois comprendre que la demanderesse a adopté la même position devant la Cour.


Point en litige

[16]            Le point qui était soumis à l'arbitre est le même que le point soumis à la Cour. Doit-il exister une convention collective entre Instinct Trucking Ltd. et un syndicat agissant au nom de M. Jacknisky pour que celui-ci relève de la partie c) de la définition de « conducteur urbain de véhicule automobile » ? La demanderesse dit « oui » , et les défendeurs disent « non » .

La décision de l'arbitre

[17]            L'arbitre a examiné les interprétations rivales des parties en ce qui concerne la partie c) de la définition de « conducteur urbain de véhicule automobile » . Il a conclu « ... qu'il existe un fondement logique pour chacune des deux interprétations » , et qu'une simple lecture de la définition « ne conduit pas à une interprétation claire et sans équivoque » .

[18]            L'arbitre s'est fondé sur l'article 12 de la Loi d'interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21, pour éclaircir la disposition du Règlement qui selon lui était équivoque. Voici le texte de l'article 12 de la Loi d'interprétation :


Tout texte est censé apporter une solution de droit et s'interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet.

Every enactment is deemed remedial, and shall be given such fair, large and liberal construction and interpretation as best ensures the attainment of its objects.



[19]            Il a ensuite examiné l'objet du Règlement. Il a conclu que [traduction] « ... l'idée générale est de faire en sorte que les employés à qui il est demandé de faire des heures supplémentaires soient rémunérés selon un taux dépassant le taux habituel, et cela à cause des heures supplémentaires en question » .

[20]            L'arbitre a rejeté l'interprétation que donnait la demanderesse de la troisième partie de la définition, interprétation selon laquelle la définition exigeait l'existence d'une convention collective. Il a pour cela invoqué deux motifs.

[21]            D'abord, si l'intention était de limiter la définition aux employés visés par une convention collective, la partie c) aurait été formulée ainsi : « ... ou tout conducteur qui est classé dans une telle convention comme autre chose qu'un conducteur urbain de véhicule automobile... »

[22]            Deuxièmement, limiter la partie (c) de la définition aux employés visés par une convention collective ferait que les conducteurs urbains de véhicule automobiles ne seraient pas traités de la même façon, selon qu'ils sont syndiqués ou non syndiqués. De l'avis de l'arbitre :

[traduction] Si l'interprétation proposée par l'appelante est exacte, alors les conducteurs urbains qui sont membres d'un syndicat bénéficient d'avantages supérieurs à ceux des mêmes conducteurs urbains qui ne le sont pas. Je serais enclin à penser que les travailleurs non syndiqués ont davantage besoin de protection que les travailleurs syndiqués, et par conséquent l'interprétation qui englobe les travailleurs non syndiqués semblerait préférable, et conforme à l'interprétation « la plus équitable et la plus large » .

[23]            L'arbitre est arrivé à la conclusion que la partie c) de la définition pouvait s'appliquer aux employés non sujets à une convention collective. Il a donc rejeté l'appel d'Instinct Trucking Ltd. et fait droit à la demande de rémunération pour heures supplémentaires présentée par M. Jacknisky.


Analyse

[24]            À mon avis, la décision de l'arbitre est correcte.

[25]            Selon l'arbitre, le sens ordinaire du texte de la définition ne permettait pas, en ce qui concerne la partie c) de la définition, de choisir clairement et sans équivoque l'interprétation proposée par une partie plutôt que celle de l'autre.

[26]            Par conséquent, je suis d'avis qu'il a eu raison de s'en remettre à l'article 12 de la Loi d'interprétation pour comprendre l'intention et l'objet de la définition.

[27]            Le Règlement a été pris conformément à la partie III du Code canadien du travail intitulée « Durée normale du travail, salaire, congés et jours fériés » . La section I de la partie III parle de la durée du travail et comprend l'article 174, qui est le fondement légal de la demande de M. Jacknisky portant sur une rémunération pour heures supplémentaires.


[28]            L'objet de la partie III du Code a été récemment examiné dans l'arrêt Dynamex Canada Inc. c. Mamona, 2003 CAF 248, [2003] A.C.F. n ° 907 (QL), aux paragraphes 31 à 35, où la juge Sharlow avait conclu ainsi : « En résumé, le but de la partie III du Code canadien du travail consiste à protéger les travailleurs individuels et à créer un niveau de certitude sur le marché du travail en établissant des normes minimales de travail et en établissant des mécanismes afin de résoudre efficacement les différends résultant de l'application de ces dispositions. » [Non souligné dans l'original]

[29]            La demanderesse concède que son interprétation de la définition entraînerait pour les travailleurs non syndiqués un traitement moins favorable au chapitre de la rémunération des heures supplémentaires. L'arbitre a exprimé l'avis qu'un tel résultat ne s'accorderait pas avec l'interprétation la plus équitable et la plus large du Règlement (voir ci-dessus au paragraphe 22), eu égard à l'objet de la partie III. C'est un avis que je partage.

[30]            J'adhère d'autant plus à la décision de l'arbitre lorsque je lis dans les deux langues officielles la définition de « conducteur urbain de véhicule automobile » .

[31]            Dans la version anglaise de la définition, qui fait elle aussi autorité, les mots « qui n'est pas classé aux termes d'une convention de ce genre » sont rendus par « who is not classified in any such agreement » [Non souligné dans l'original].

[32]            Dans ses conclusions, la demanderesse soutenait que les mots « qui n'est pas classé aux termes d'une convention de ce genre » s'entendent de la convention collective mentionnée dans la partie b) de la définition. Après analyse de l'intention du Règlement, l'arbitre a conclu différemment.

[33]            L'expression « convention de ce genre » s'accorde avec la conclusion de l'arbitre, à laquelle je souscris, selon laquelle une relation d'emploi non fondée sur une convention collective n'était pas censée être exclue de la définition de « conducteur urbain de véhicule automobile » .

[34]            La version anglaise ne renferme pas un équivalent formel de l'expression « de ce genre » . Lorsque les deux versions d'un texte législatif bilingue ne disent pas la même chose, le sens commun aux deux versions doit être adopté à moins qu'il soit inacceptable, pour quelque raison : Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4e éd. (Toronto: Butterworths 2002), à la page 80. En d'autres termes, chaque version fait partie du contexte dans lequel l'autre doit être lue : ibid., à la page 85, et Aeric Inc. c. Société canadienne des postes, [1985] 1 C.F. 127 (C.A.), à la page 154.

[35]            De même, à l'endroit où l'arbitre a jugé ambiguë la version anglaise, la version française doit être préférée si elle est claire et évidente. À mon avis, l'expression « de ce genre » est la preuve que la convention mentionnée dans la partie c) de la définition ne se réfère pas uniquement, si tant est qu'elle s'y réfère, à la convention collective dont parle la partie b) de la définition. Le sens commun aux deux versions est celui qui n'est pas ambigu : Pierre-André Côté, The Interpretation of the Legislation in Canada, 3e éd. (Scarborough: Carswell, 2000), à la page 327.


[36]            Puisque, à mon avis, la décision de l'arbitre est correcte, la nécessité de définir la norme de contrôle à employer est moins évidente : Novartis Pharmaceuticals Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2003 CAF 299, [2003] A.C.F. n ° 1065 (QL), au paragraphe 16. Cependant, je dirais quelques mots sur les arguments des avocats.

[37]            Dans l'arrêt Dynamex, précité, au paragraphe 28, la Cour d'appel arrive à la conclusion que la décision de l'arbitre sur la question de savoir si une personne était, d'après les principes de common law, un employé ou un entrepreneur indépendant doit être revue selon la norme de la décision correcte.

[38]            La présente affaire est elle aussi une affaire où un arbitre doit interpréter une disposition en application de la partie III du Code canadien du travail. L'analyse faite dans l'arrêt Dynamex pourrait donner à penser que la norme de la décision correcte est aussi la norme de contrôle à appliquer dans la présente affaire. Cependant, parmi les quatre facteurs à prendre en compte (voir l'arrêt Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] A.C.S. n ° 18 (QL)), la nature du problème milite probablement ici en faveur d'un niveau plus élevé de retenue que ce n'était le cas dans l'affaire Dynamex.

[39]            Le statut de M. Jacknisky, un statut de conducteur urbain de véhicule automobile, qui commande d'ailleurs une prise en compte de la pratique industrielle ayant cours dans la région géographique où il travaille, ainsi qu'une prise en compte des normes de travail applicables à la rémunération des heures supplémentaires, pourrait être qualifié de question mixte de droit et de fait, pour laquelle la norme de contrôle à appliquer est celle de la décision raisonnable simpliciter.

[40]            L'avocat de M. Jacknisky a fait valoir énergiquement que la norme de contrôle à appliquer dans cette affaire devrait être celle de la décision manifestement déraisonnable. Son argument était fondé surtout sur son interprétation des observations incidentes de la Cour d'appel dans l'arrêt Dynamex (au paragraphe 40) à propos du jugement rendu par la Cour divisionnaire de l'Ontario dans l'affaire United Steel Workers of America Local 14097 c. Franks (1990), 75 O.R. (2d) 382, [1990] O.J. No. 2007 (QL). Je ne partage pas l'avis de l'avocat de M. Jacknisky.

[41]            Cette demande de contrôle judiciaire sera rejetée, avec dépens, qui seront payables par la demanderesse, uniquement au défendeur Jacknisky, et qui seront fixés à 2 000 $, comme l'ont proposé les avocats.

                                                                                                                                              _ Allan Lutfy _             

                                                                                                                                                     Juge en chef                 

Ottawa (Ontario)

le 8 septembre 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                                 COUR FÉDÉRALE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                               T-1082-02

INTITULÉ :                                              Instinct Trucking Ltd.                                           demanderesse

et

Don Jacknisky et Canada (Ministre du travail)

                                                                                                                                                       défendeurs

LIEU DE L'AUDIENCE :                      Edmonton

DATE DE L'AUDIENCE :                    le 9 juillet 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE:      le juge en chef Lutfy

DATE DES MOTIFS :                           le 8 septembre 2003

COMPARUTIONS :

Me Rostyk Sadownick                                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Me Rick Garvin                                                                               POUR LE DÉFENDEUR

Canada (Ministre du travail)

Me G. Brent Gawne                                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Don Jacknisky

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rostyk Sadownick                                                                         POUR LA DEMANDERESSE

2000 Sun Life Place

10123 - 99e rue

Edmonton (Alberta) T5J 3H1

Justice, Prairie et Arctique                                                              POUR LE DÉFENDEUR

211, Édifice Banque de Montréal                                                  Canada (Ministre du travail)

10199 - 101e rue

Edmonton (Alberta) T5J 3Y4

Gawne et Associés                                                                         POUR LE DÉFENDEUR

3100 Place Manulife                                                                       Don Jacknisky

10180 - 101e rue

Edmonton (Alberta) T5J 3S4


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