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Date : 20031211

Dossier : IMM-4699-02

Référence : 2003 CF 1457

Ottawa (Ontario), le 11 décembre 2003

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGEGAUTHIER                           

ENTRE :

BUCAK SICAK

NESLIHAN ERCAN

demandeurs

                                                                                                                                                           

                                                                             

et

                                                                             

LE MINISTRE DE LA

CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE        

[1]                Bucak Sicak et son épouse Neslihan Ercan sont citoyens turcs et musulmans sunnites.

[2]                Les deux demandeurs prétendent craindre avec raison d'être persécutés en Turquie du fait de leur religion et de leur appartenance à un groupe social, soit des personnes qui portent un foulard en Turquie (Mme Ercan) et des membres de la famille de ces personnes (M. Sicak).

[3]                Les demandeurs demandent le contrôle judiciaire de la décision qui a rejeté leur demande d'asile (article 96 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27) (LIPR).

Les faits

[4]                Mme Ercan porte le foulard et prétend que c'est parce qu'elle revêt ce symbole religieux qu'on l'a empêchée de se présenter aux examens à l'école Yesilkoty Ilkogrepim, en mars 1998. Elle prétend également qu'entre mars 1998 et janvier 2000, elle et son mari ont pris part à plusieurs manifestations pour protester contre la loi turque qui interdit le port du foulard. Par conséquent, elle a été appréhendée, battue et humiliée (une policière lui a craché à la figure).

[5]                M. Sicak prétend que le 21 janvier 2001, la police a fait une descente dans l'école de langue privée qu'il gérait parce qu'il avait accueilli des étudiantes qui portaient le foulard; il soutient que les policiers l'ont arrêté à son domicile le soir même, l'ont battu et abandonné sur une route isolée à la campagne.

[6]                Les deux époux prétendent avoir reçu des appels téléphoniques de menaces.

[7]                En mars 2000, ils se sont rendus aux États-Unis où ils sont restés environ six jours, mais ils sont rentrés en Turquie où ils sont demeurés jusqu'en avril 2001. Le 24 avril 2001, ils se sont envolés à nouveau vers les États-Unis et y ont habité jusqu'au 3 septembre 2001. Ils n'ont pas demandé l'asile aux États-Unis mais ils ont eu une rencontre avec des avocats et ont estimé qu'il était peu probable qu'ils réussissent à obtenir un permis de travail ou un visa. Au cours de cette période, M. Sicak a également cherché et réussi à obtenir du travail au Canada à titre d'ingénieur. Il devait commencer ce travail au cours de la première semaine de septembre.

[8]                La Section de la protection des réfugiés (la Commission) a rejeté la demande des deux demandeurs parce que, entre autres, les commissaires ne croyaient pas que les demandeurs avaient été impliqués dans des manifestations ou qu'ils avaient été arrêtés ou battus par la police.


[9]                La Commission est arrivée à cette conclusion après avoir relevé des divergences importantes entre le récit qu'ils ont tous deux donné au point d'entrée (PDE) et dans leurs FRP. Par exemple, au PDE, Mme Ercan a dit : [traduction] « [J]e ne pouvais pas participer à des réunions portant sur le port du foulard parce que j'avais peur. » Elle n'a jamais mentionné l'arrestation de son mari en janvier 2001. De la même façon, M. Sicak a uniquement dit au PDE que [traduction] « certains amis se sont joints à des manifestations ayant trait au port du foulard, mais je n'ai pas participé en raison de la police » . Il n'a pas mentionné la participation de son épouse à de telles manifestations ou le fait qu'il ait été arrêté.

[10]            La Commission dit que « [t]rès peu d'éléments du témoignage ou d'éléments de preuve fournis après que les notes ont été prises au point d'entrée sont cohérents, dignes de foi ou crédibles » . Le seul fait que la Commission a accepté est que l'on a empêché Mme Ercan de faire les examens à son école parce qu'elle portait le foulard.

[11]            En ce qui concerne la prétention de M. Sicak, la Commission a également trouvé qu'il était invraisemblable qu'il ait été arrêté et battu en janvier 2001 alors que la preuve documentaire démontre que l'interdiction (visant le port du foulard) a été étendue aux centres d'enseignement privés et de formation seulement en septembre 2001.

[12]            La Commission a conclu que les demandeurs n'avaient pas établi l'existence d'une crainte subjective de persécution puisqu'ils n'ont pas hésité à rentrer en Turquie après avoir visité les Etats-Unis en 2000. Ils y sont demeurés sans problème de mars 2000 jusqu'à janvier 2001 et ils y sont quand même demeurés pour plus de 90 jours après que M. Sicak aurait été battu. On a conclu que le fait qu'ils aient tardé à quitter la Turquie n'était pas compatible avec une telle crainte.

[13]               Enfin, la Commission, ayant pris note de ce qui suit :


-                98 p. 100 de la population de la Turquie est musulmane;

-               le principe de la laïcité, tel qu'il est appliqué en Turquie, a été établi il y a 60 ans;

-               la loi interdisant le port du foulard dans les endroits publics a été maintenue par la Cour constitutionnelle de Turquie et la Cour européenne des droits de l'homme a confirmé cette décision;

-               la Turquie est un pays démocratique qui tient des élections libres.

a conclu que les demandeurs ne risquaient pas d'être persécutés mais qu'ils risquaient plutôt d'être poursuivis pour avoir violé une loi d'application générale.

Questions en litige                                                                             

[14]            Les demandeurs prétendent que la Commission i) a commis une erreur en tirant ses conclusions sur la crédibilité et ii) n'a pas adéquatement étudié la question de savoir si l'application de la loi interdisant le port du foulard constituait de la persécution au sens de l'article 96 de la LIPR.

[15]            En ce qui concerne le deuxième argument, les demandeurs avaient produit des éléments de preuve qui établissaient, à titre d'exemple, que de nombreuses femmes portant le foulard avaient de la difficulté à trouver un emploi, ne pouvaient aller à l'université ou à des écoles de conduite automobile, et on refusait parfois de les traiter à l'hôpital. Aucun de ces éléments de preuve n'a été étudié dans la décision.

[16]            Toutefois, à l'audience, les demandeurs ont reconnu que, à moins que la Cour ne confirme que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle en tirant sa conclusion selon la quelle les demandeurs n'ont pas réussi à établir l'existence d'une crainte subjective, une erreur dans son analyse de la composante objective de leurs demandes ne suffirait pas à entacher la décision de nullité, puisqu'elle ne constituerait pas un élément décisif.

[17]            Comme je l'explique plus loin, je suis d'avis que, dans son ensemble, la conclusion de la Commission en ce qui concerne l'absence de crainte subjective n'est pas déraisonnable. Donc, en ce qui concerne le deuxième argument, je dirai seulement que je suis d'accord avec les demandeurs que s'il avait été nécessaire d'évaluer la base objective de leurs demandes, la Commission aurait été tenue d'analyser l'effet de la loi turque, c'est à dire la façon dont elle a été appliquée, pour décider s'il s'agissait de persécution. Ce faisant, elle aurait aussi été tenue d'étudier la preuve soumise s'y rapportant.                       

[18]            Passant maintenant aux conclusions de la Commission en ce qui concerne le manque de crédibilité des demandeurs et le fait qu'ils n'aient pas réussi à établir la preuve de la composante subjective de leurs demandes, je note que la norme de contrôle applicable à de telles questions est la décision manifestement déraisonnable. (Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] C.A.F. 39, A.C.F. no 108 (QL), au paragraphe 14; R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 162, aux paragraphes 8 à 11).

[19]            Même s'ils s'en prennent à la conclusion de la Commission dans son ensemble, l'argument central des demandeurs est que la Commission a commis deux erreurs fatales dans son appréciation de la crédibilité, c'est-à-dire :

a)          elle a tiré une conclusion arbitraire selon laquelle l'école de M. Sicak était un centre d'enseignement privé ou de formation.

b)         elle n'a pas tenu compte d'une lettre non datée envoyée par télécopieur à M. Sicak en mars 2002 par un ancien collègue à son école de langue confirmant que M. Sicak avait été amené au poste de police en janvier 2001 parce qu'il avait admis des étudiantes portant le foulard.

a)         Conclusion arbitraire


[20]            La Commission ne disposait que de peu d'information concernant l'école de langue de M. Sicak. Il appert qu'elle était ouverte le soir puisque selon le FRP, on dit que la police a fait son inspection à 20 h pour voir s'il y avait des étudiantes portant le foulard. Il s'agissait clairement d'une école privée. Cet élément de preuve suffit-il pour conclure qu'il s'agissait d'un « centre d'enseignement [...] et de formation » auquel l'interdiction ne s'appliquait qu'à partir de septembre 2001? Cela était-il suffisant pour rejeter le témoignage de M. Sicak selon lequel l'interdiction s'appliquait à son école depuis 1999? Si cela avait été la seule raison donnée par la Commission pour conclure que M. Sicak n'avait pas été arrêté le 21 janvier 2001, je trouverais cette conclusion manifestement déraisonnable. Mais je ne suis pas d'accord avec les demandeurs que ce soit le cas. Même avant de discuter de la date de l'interdiction, la Commission avait clairement dit qu'elle ne croyait pas que l'un ou l'autre des demandeurs avait été arrêté ou battu par la police en raison des divergences importantes entre leurs notes PDE et leurs FRP respectifs.

[21]            Chacun des demandeurs a personnellement écrit des notes détaillées au PDE. Ni l'un ni l'autre n'a mentionné l'arrestation du 21 janvier 2001 ou l'incident lors duquel M. Sicak a été battu. M. Sicak dit en fait qu'il ne pouvait être heureux en Turquie parce que sa femme n'y était pas heureuse. Il n'a jamais mentionné d'incident l'impliquant personnellement. La seule mention de l'école de langue se trouve dans les notes PDE de Mme Ercan dans lesquelles elle dit que son mari avait [traduction] « un très bon emploi » .

[22]            Ces omissions se rapportent à un événement qui est au centre de la demande de M. Sicak et la Cour ne peut qu'être d'accord avec le défendeur que, dans un contexte de divergences aussi importantes, il était loisible à la Commission de tirer la conclusion selon laquelle elle ne croyait pas que M. Sicak avait été arrêté ou battu et qu'il n'était pas déraisonnable de le faire.

b)         Lettre du collègue de M. Sicak         

[23]            Il est bien établi que la Commission n'a pas à se prononcer sur tous et chacun des documents produits au soutien d'une demande.

[24]            « Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément [...] est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il disposait » . (Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425, au paragraphe 17).

[25]            Comme il a été mentionné, cette lettre n'a pas été écrite au moment de l'arrestation ou peu de temps après. Elle paraît avoir été envoyée par télécopieur plusieurs mois après l'arrivée de M. Sicak au Canada. La lettre a expressément fait l'objet d'une discussion au cours de l'audience lorsque l'avocat a tenté, sans succès, d'expliquer comment l'auteur de la lettre a été mis au courant de l'arrestation. Donc, la Commission était clairement au courant de l'existence de la lettre.

[26]            Les demandeurs disent dans leurs FRP que M. Sicak a été arrêté à 21 h à son domicile; il est donc peu probable que son collègue ait été témoin de l'arrestation. Le poids de cet élément de preuve dépendait beaucoup de la crédibilité des demandeurs eux-mêmes.

[27]            Dans ce contexte, la Cour refuse de conclure à l'erreur fondée sur le fait que la Commission n'en fait pas mention de façon précise dans ses motifs.

[28]            Après avoir examiné soigneusement les notes PDE, les FRP et les transcriptions, je conclus qu'il était loisible à la Commission de tirer toutes les autres conclusions qu'elle a tirées sur la crédibilité et qu'elles n'étaient pas déraisonnables. La conclusion globale en ce qui concerne l'absence de crainte subjective des demandeurs ne contient pas d'erreur susceptible de contrôle.

[29]            Ni l'une ni l'autre des parties n'a soulevé de question pour certification et la Cour conclut que la présente affaire ne soulève aucune question de portée générale.                  

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

                                                                                                                             « Johanne Gauthier »          

                                                                                                                                                     Juge                       

Traduction certifiée conforme

Caroline Raymond, LL.L.


COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-4699-02

INTITULÉ :                                        BUCAK SICAK ET NESLIHAN ERCAN

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)        

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 2 DÉCEMBRE 2003          

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LA JUGE GAUTHIER

DATE DES MOTIFS :                       LE 11 DÉCEMBRE 2003        

COMPARUTIONS :

Clifford Luyt                                          POUR LES DEMANDEURS

Robert Bafaro                                       POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      

Waldman & Associates                        POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)                                 

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada       

Toronto (Ontario)                                  POUR LE DÉFENDEUR


COUR FÉDÉRALE

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                      Date : 20031211

                                          Dossier : IMM-4699-02

ENTRE :

BUCAK SICAK et

NESLIHAN ERCAN

                                                            demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                 défendeur

                                                                                   

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                                                    


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