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Date : 20030220

Dossier : IMM-770-02

Référence neutre : 2003 CFPI 210

Toronto (Ontario), le jeudi 20 février 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL

ENTRE :

ASTRIT ELEZI

FERDANE ELEZI

ALBANO ELEZI

LEDIOLA ELEZI

                                                                                                                                        demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Section du statut de réfugié (la SSR) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a refusé, en date du 18 janvier 2002, de reconnaître aux demandeurs le statut de réfugié au sens de la Convention.


[2]                 Les demandeurs, des citoyens albanais, forment une famille. La demanderesse principale, Ferdane Elezi, prétend craindre avec raison d'être persécutée du fait de ses opinions politiques, parce qu'elle est partisane du Parti démocratique. Les autres demandeurs appuient leur revendication sur leur appartenance à un groupe social, à savoir leur famille.

[3]                 La demanderesse principale affirme être connue comme une partisane du Parti démocratique. Elle dit qu'elle a éprouvé des difficultés à son travail en raison de ses opinions et que ces difficultés ont dégénéré en persécution. Elle soutient avoir été menacée au travail par des agitateurs du Parti socialiste et également avoir été kidnappée et violée par des partisans de ce parti alors qu'elle se rendait au travail. Elle ajoute qu'ils ont exigé une rançon de 7000 $ pour qu'elle soit relâchée et qu'ils ont menacé de violer sa fille si le reste de la somme demandée ne leur était pas versé.

[4]                 Je suis d'accord avec l'avocate des demandeurs lorsqu'elle fait valoir que le kidnapping et le viol à propos desquels la demanderesse principale a témoigné devant la SSR sont au coeur de sa revendication. À cet égard, la SSR a conclu ce qui suit :

Elle a également déclaré qu'elle se rendait au travail en utilisant le transport en commun et qu'elle devait franchir à pied un bout de chemin désert pour se rendre à l'usine. Pourtant, elle a par ailleurs dit que l'événement s'est produit en plein jour et que la majorité des employés de Grumbullimi devaient eux aussi emprunter ce bout de chemin à peu près au même moment où elle prétend avoir été enlevée. Le tribunal estime invraisemblable l'allégation de la demanderesse qui prétend avoir été enlevée en plein jour, à 8 h du matin, à l'heure même où la majorité des employés de l'entreprise se rendaient au travail.


La demanderesse prétend avoir été brutalement violée par trois hommes. Quand on lui a demandé si elle était allée voir un médecin, elle a tout d'abord répondu non, pour ensuite changer sa version des faits en disant que, rendue chez ses parents deux jours après le prétendu viol, elle avait reçu la visite d'un médecin. On pourrait raisonnablement s'attendre à ce que la demanderesse, qui venait d'être sauvagement violée, aurait cherché à voir un médecin tout de suite après l'accident, et non pas deux jours plus tard. Le tribunal estime qu'une telle omission n'est pas crédible et que la demanderesse a changé son témoignage après avoir compris les répercussions de cette omission sur sa revendication.

Compte tenu de toutes ces invraisemblances, omissions et contradictions, le tribunal estime, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse n'a pas été sauvagement violée par trois hommes masqués comme elle le prétend. Tant dans sa preuve que dans son témoignage, la demanderesse a affirmé qu'elle n'avait pas cherché à obtenir la protection de la police ou d'une autorité albanaise quelconque. Elle a déclaré que ses assaillants avaient partie liée avec la police et a déclaré, dans son FRP, que M. Lajthia avait assassiné le président du Club sportif Tomorri. Mais priée d'expliquer comment il se faisait qu'elle était au courant de ces choses, elle a dit que tout cela n'était que conjecture de sa part. Le tribunal estime que la demanderesse n'a pas réussi à réfuter la prescription de la protection offerte par l'État. [Renvois omis.] (Décision, p. 3-4.)

[5]         Par conséquent, la SSR n'a pas cru la preuve présentée par la demanderesse relativement au kidnapping et au viol, étant donné les conclusions de manque de vraisemblance qu'elle a tirées. Le droit est clair en ce qui a trait aux conclusions de manque de vraisemblance en général, comme l'a expliqué le juge Muldoon aux paragraphes 6 et 7 de la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) [2001] A.C.F. no 1131 :

Présomption de véracité et vraisemblance

    Le tribunal a fait allusion au principe posé dans l'arrêt Maldonado c. M.E.I., [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305, suivant lequel lorsqu'un revendicateur du statut de réfugié affirme la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques sauf s'il existe des raisons de douter de leur véracité. Le tribunal n'a cependant pas appliqué le principe dégagé dans l'arrêt Maldonado au demandeur et a écarté son témoignage à plusieurs reprises en répétant qu'il lui apparaissait en grande partie invraisemblable. Qui plus est, le tribunal a substitué à plusieurs reprises sa propre version des faits à celle du demandeur sans invoquer d'éléments de preuve pour justifier ses conclusions.


Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

[6] Le témoignage de la demanderesse devant la SSR relativement au kidnapping et au viol est le suivant :         

[traduction]

______________________________________________________________________________

AVOCATE :                    Après le viol, avez-vous pensé à voir un médecin pour recevoir des soins?

INTERPRÈTE :              Navré, après --

AVOCATE :                    Après le viol --

INTERPRÈTE :              Mm Hmm.

AVOCATE :                     - - avez-vous pensé à voir un médecin pour des soins?

DEMANDERESSE 1 :      Non, je n'y ai pas pensé car je suis allée directement chez ma nièce.

AVOCATE :                     - - Avez-vous pensé à signaler l'événement à la police?

DEMANDERESSE 1 :     Non, je n'ai pas signalé l'événement à la police.                 

AVOCATE :                    Pourquoi ne l'avez-vous pas fait?

DEMANDERESSE 1 :     J'avais peur de lui, et je savais que la police était avec lui, qu'elle était de son côté. Autrement dit, il travaillait pour la police ou faisait des affaires pour elle, ils avaient partie liée.

(Dossier du tribunal, p. 310-311)

______________________________________________________________________________

PRÉSIDENT :                  Madame, concernant les événements du 5 mai 2000, vous avez dit que vous aviez été violée par trois hommes. Est-ce exact? Vous avez été violée par les trois?

DEMANDERESSE 1 :      Par les trois.

PRÉSIDENT :                  Et vous avez ensuite dit que vous étiez allée chez votre nièce.

DEMANDERESSE 1 :     Oui.

PRÉSIDENT :                  Vous n'êtes pas allée chez un médecin?

DEMANDERESSE 1 :     Non.

PRÉSIDENT :                  D'accord. Vous n'êtes pas allée à la police, Madame?

DEMANDERESSE 1 :      J'avais peur.

PRÉSIDENT :                  De quoi aviez-vous peur?

DEMANDERESSE 1 :      De la personne qui m'a violée et je savais que la police ne m'aiderait pas de

toute manière.

PRÉSIDENT :                  Vous aviez déjà eu affaire à la police?

DEMANDERESSE 1 :     Non.

PRÉSIDENT :                  Alors comment pouviez-vous en venir à la conclusion que la police ne vous aiderait pas?

DEMANDERESSE 1 :      Parce qu'elle n'a jamais aidé aucun autre démocrate auparavant.

PRÉSIDENT :                  Madame, je trouve, enfin. Je reprends. Vous avez été violée par trois hommes et vous décidez d'aller chez votre nièce. Je ne comprends pas. Pouvez-vous m'expliquer cela?


DEMANDERESSE 1 :      Je suis allée chez ma nièce parce que je ne voulais pas rentrer chez moi et que mes enfants me voient, j'étais en, je ne voulais pas que ma belle-mère ni mon beau-père me voient. Nous formions une grande famille. Je ne pouvais pas affronter cela.

PRÉSIDENT :                  N'étiez-vous pas inquiète d'avoir contracté une maladie transmissible quelconque?

DEMANDERESSE 1 :      (inaudible)

(Dossier du tribunal, p. 361-362)

______________________________________________________________________________     PRÉSIDENT :            Je, votre, j'ai besoin que vous m'expliquiez pourquoi vous n'avez pas vu un                               médecin quelconque relativement à ce viol dont vous avez été victime.

DEMANDERESSE 1 :      C'est très, c'est très difficile pour moi, en tant que femme, vous savez être là-bas dans cette petite ville. Je ne voulais pas que cela, la situation est très difficile pour mon fils.

PRÉSIDENT :                  D'accord. Le jour suivant, vous avez roulé pendant cinq heures jusqu'à la frontière grecque. Pourquoi n'avez-vous pas vu un médecin là-bas, Madame - -

DEMANDERESSE 1 :      (Inaudible)

PRÉSIDENT :                  Laissez-moi finir ma question. Où vous étiez connu, et qui n'avait pas d'idée pourquoi vous vouliez, auriez voulu être examinée?

DEMANDERESSE 1 :      Je suis allée chez ma mère et tout le monde me connaissait là également et je suis allée voir un médecin pour qu'il me donne quelque chose pour me calmer, parce que je - - [en anglais] Librium.

PRÉSIDENT :                  Madame, vous êtes allée voir un médecin pour votre état mental?

DEMANDERESSE 1 :     Pour me calmer.

PRÉSIDENT :                  Et à ce moment-là, n'avez-vous pas indiqué au médecin que vous devriez subir un examen physique?

DEMANDERESSE 1 :     Pour le viol. Non. Non.

PRÉSIDENT :                  Vous êtes donc allée voir un médecin pour votre état mental. À quel endroit ce médecin se trouvait-il, Madame?

DEMANDERESSE 1 :      Au village.

PRÉSIDENT :                  Quel est son nom?

DEMANDERESSE 1 :     Robert Hofxha.

INTERPRÈTE :              Voulez-vous que je vous l'épelle, Monsieur?

PRÉSIDENT :                  J'aimerais bien, s'il vous plaît.

INTERPRÈTE :              R O B E R T

PRÉSIDENT :                  Oui.

INTERPRÈTE :              H O F X A.

DEMANDERESSE 1 :     Je ne suis pas certaine que le nom de famille est exact, mais je sais que le prénom était (inaudible) - -

PRÉSIDENT :                  C'est bien. Donc le médecin vous a-t-il fait, le médecin vous a-t-il fait une ordonnance?

DEMANDERESSE 1 :      Il a demandé, j'ai dit qu'il s'agissait d'un problème familial que nous avions à Berat, et j'avais des marques partout sur moi, et il a vu, il pouvait voir que, il a demandé. J'ai dit que je venais de tomber et de me cogner, que nous avions certains problèmes à la maison. Et il n'a pas posé de questions.

(Dossier du tribunal, p. 363-365)


[7]         Je suis d'avis non seulement que les conclusions de manque de vraisemblance de la SSR ne sont pas corroborées par la preuve au dossier mais aussi que ces conclusions révèlent un manque de compréhension fondamentale. On n'a pas demandé à la revendicatrice si elle « avait cherché » à voir un médecin, mais plutôt si elle y avait pensé. À la lecture de la transcription, j'estime qu'il n'est pas possible de conclure raisonnablement que la demanderesse principale a changé sa réponse à cette question lorsqu'elle a témoigné avoir consulté un médecin alors qu'elle était chez ses parents.      

[8]         Il m'apparaît tout à fait évident que la SSR s'est fiée à sa propre expérience, quelle que soit celle-ci, pour apprécier la preuve présentée par la demanderesse principale. À mon avis, elle aurait dû plutôt tenir compte de connaissances détaillées sur ce à quoi on doit s'attendre d'une victime de viol de façon générale et aussi de façon plus particulière.

[9]         En effet, la Commission de l'immigration et du statut de réfugié a pris des mesures pour porter cette question à la connaissance des décideurs de la SSR en diffusant les directives suivantes :

Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada

QUATRIÈME SÉRIE DE DIRECTIVES

Revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe

Mise à jour 1999-12-09

...

3.                    Les revendicatrices du statut de réfugié victimes de violence sexuelle peuvent présenter un ensemble de symptômes connus sous le nom de syndrome consécutif au traumatisme provoqué par le viol30 et peuvent avoir besoin qu'on leur témoigne une attitude extrêmement compréhensive.

30              Dans les Lignes directrices pour la protection des femmes réfugiées [EC/SCP/67 (22 juillet 1991)], le comité exécutif du HCR examine les symptômes du syndrome consécutif au traumatisme provoqué par le viol, lesquels incluraient entre autres, « la crainte permanente, la perte de confiance en soi et la dévalorisation, la difficulté de concentration, une attitude de culpabilité, un sentiment diffus de perte de contrôle, la perte de la mémoire ou la distorsion des sentiments. »

(Dossier des sources invoquées des demandeurs, p. 27)


[10]       À mon avis, la demanderesse principale a droit qu'on lui témoigne une attitude compréhensive et avisée durant l'audience, comme l'expliquent les directives. Comme cela n'a pas été le cas dans la décision faisant l'objet du présent contrôle judiciaire, je conclus que cette décision est manifestement déraisonnable.

ORDONNANCE

Par conséquent, la décision de la SSR est annulée et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire.

                         « Douglas R. Campbell »             

            Juge                               

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                        IMM-770-02

INTITULÉ :                       ASTRIT ELEZI

FERDANE ELEZI

ALBANO ELEZI

LEDIOLA ELEZI    

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                   

LIEU DE L'AUDIENCE :                               TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                              LE JEUDI 20 FÉVRIER 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :     MONSIEUR LE JUGE CAMPBELL

DATE DES MOTIFS :    LE JEUDI 20 FÉVRIER 2003

COMPARUTIONS :

Mme Geraldine MacDonald                                               Pour les demandeurs     

Mme Kareena R. Wilding                                                Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Geraldine MacDonald                                        Pour les demandeurs

Robert Gertler et associés

720 Spadina, bureau 502

Toronto (Ontario)

M5S 2T9

Morris Rosenberg                                                            Pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

         Date : 20030220

Dossier : IBM-770-02

ENTRE :

ASTRIT ELEZI

FERDANE ELEZI

ALBANO ELEZI

LEDIOLA ELEZI    

                                           demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                              défendeur

                                                                                

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                                             

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