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Date : 20050117

Dossier : IMM-4378-04

Référence : 2005 CF 56

Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2005

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DANIÈLE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

                                                         SARA BELAY KELETA

                                                                                                                                demanderesse

                                                                            et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                  défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant à obtenir le contrôle judiciaire d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), dans laquelle la Commission a décidé que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger suivant les articles 96 et 97 de la Loi respectivement.

[2]                La demanderesse et sa fille mineure, Yohanan Tsegaye Demeke, sont citoyennes de l'Éthiopie mais de nationalité érythréenne. Elles prétendent craindre avec raison d'être persécutées du fait de leur nationalité et de leur appartenance à un groupe social, à savoir les personnes victimes de violence familiale.

[3]                Le mari de la demanderesse est un diplomate qui a été affecté en Érythrée en avril 1998. Il a toutefois été rappelé à Addis Abeba un mois plus tard. La demanderesse allègue que son mari a commencé à être violent à son retour de son séjour en Érythrée parce qu'elle est de nationalité érythréenne.

[4]                En janvier 2001, le mari de la demanderesse a été affecté aux Pays-Bas. La demanderesse allègue que son mari a continué à la violenter verbalement et physiquement. Elle a néanmoins décidé de l'accompagner aux Pays-Bas. Elle a témoigné qu'il la menaçait de la faire renvoyer en Érythrée si elle ne lui obéissait pas. Elle a continué d'espérer que son mari améliorerait son comportement en Hollande. Ce ne fut pas le cas. Elle a mentionné qu'il était contrôlant et qu'elle ne pouvait pas sortir de la résidence.

[5]                La demanderesse allègue qu'en septembre 2002, son mari a décidé de venir au Canada pour visiter des amis. Il a emmené la demanderesse et leur fille avec lui. Ils sont arrivés au Canada le 5 septembre 2002.

[6]                La demanderesse allègue que le 8 septembre 2002, son mari lui a donné la permission de se rendre à l'église où elle a reconnu une vieille amie nommée Emmu. Elles ont parlé de leurs vies respectives et la demanderesse lui a fait part de ses problèmes conjugaux. Emmu lui a proposé de l'emmener au bureau d'immigration.

[7]                La demanderesse a ensuite prétexté qu'elle allait voir la résidence de son amie pour plutôt aller au bureau d'immigration le 10 septembre 2002 afin de se renseigner sur l'asile. Elle s'y est rendue le 13 septembre, elle a officiellement présenté sa demande et elle est allée chez Emmu afin d'éviter de rencontrer son mari.

[8]                La demande d'asile de la demanderesse a été rejetée par la Commission en raison d'un manque de crédibilité.

[9]                La Commission a fait remarquer que la preuve ne montrait pas qu'elle était « réellement séparée de son époux » , que de nombreux aspects des allégations de la demanderesse étaient vagues et que plusieurs invraisemblances étayent la conclusion selon laquelle la demanderesse n'était pas, dans les faits, victime de violence conjugale. Considérant ces facteurs cumulativement, la Commission a conclu que son récit était fabriqué.

[10]            La Commission a également conclu qu'aucun élément de preuve fiable ne montrait que la demanderesse s'exposait à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités au sens de l'alinéa 97(1)b) de la Loi.

[11]            La norme de contrôle des conclusions quant à la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable : N'Sungani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), [2004] F.C.J. no 2142 (C.F.) (QL). Les conclusions manifestement déraisonnables sont clairement irrationnelles : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragr. 52.

[12]            En l'espèce, l'appréciation de la crédibilité par la Commission reposait sur les aspects de la demande d'asile de la demanderesse qui, selon la Commission, étaient invraisemblables. Deux aspects en particulier occupaient une place importante dans la décision de la Commission : le comportement probable d'une conjointe victime de violence et le mode de vie d'une personne qui est membre de la communauté diplomatique. Selon la Commission, une personne victime de violence n'agirait pas comme l'a fait la demanderesse et l'épouse d'un diplomate n'aurait pas non plus le mode de vie qu'elle prétendait avoir.


[13]            En tirant ces conclusions quant à la vraisemblance, la Commission n'a pas fait preuve, à mon avis, de la sensibilité et de la compréhension exigées par les directives relatives à la persécution fondée sur le sexe et elle n'a pas respecté son obligation de divulguer le fait qu'elle ait envisagé de s'en remettre à des connaissances spécialisées. J'estime que ces erreurs concernant la vraisemblance constituaient le fondement principal de la conclusion de la Commission quant à la crédibilité et elles rendent donc sa décision manifestement déraisonnable, comme je l'expliquerai davantage plus loin.

Les directives relatives à la persécution fondée sur le sexe

[14]            Bien qu'il ne soit pas nécessaire qu'elle cite expressément les directives dans ses motifs, il [traduction] « appartient à la Commission de démontrer une connaissance spéciale de la persécution fondée sur le sexe et d'appliquer cette connaissance avec compréhension et sensibilité lorsqu'elle aborde des questions relatives à la violence conjugale » : A. Q. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] F.C.J. no 834 (C.F.) (QL), citant les décisions Newton c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 182 F.T.R. 294 (C.F. 1re inst.), et Griffith c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 171 F.T.R. 240 (C.F. 1re inst.).

[15]            En d'autres mots, le fond l'emporte sur la forme lorsqu'il s'agit de trancher la question de savoir si les principes énoncés dans les directives ont été appliqués correctement. Par conséquent, le fait que, en l'espèce, on ait fait référence aux directives au début de la décision de la Commission n'empêche pas a priori la contestation de la décision sur ce fondement.


[16]            À mon avis, les conclusions de la Commission auxquelles la demanderesse réfère - l'omission de la part de la demanderesse de chercher à obtenir le divorce au Canada ou de demander l'asile au cours de la période où elle a résidé en Hollande - sont directement liées à la question de la violence conjugale, ce qui rend les directives pertinentes.

[17]            Dans la décision Griffith, précitée, la Cour a expliqué au paragraphe 25 que la Commission devait donner des motifs spécifiques de douter de la crédibilité d'une demanderesse qui allègue avoir été victime de violence conjugale :

Des motifs doivent être donnés au revendicateur qui n'est pas cru [Voir Note 16 ci-dessous]. Dans le cas des conclusions relativement à la crédibilité des femmes victimes de violences conjugales, à mon avis, l'exigence de motifs devient spécifique : les motifs doivent être sensibles à ce qui est connu des femmes qui se trouvent dans cette situation. Les Directives portant sur le sexe sont, en fait, un effort en vue de mettre en place la formation professionnelle nécessaire pour atteindre cet objectif [Voir Note 17 ci-dessous].

[Renvois omis.]


[18]            En l'espèce, la Commission a mentionné les préoccupations qu'avait la demanderesse au sujet des coûts associés à l'obtention d'un divorce pour appuyer la conclusion selon laquelle elle n'avait pas réellement été victime de violence, c.-à-d. que son récit était fabriqué. Toutefois, à mon avis, cela démontre un certain degré d'insensibilité qui est incompatible avec les directives de la Commission. Comme l'a souligné la demanderesse, il est tout à fait probable qu'une demanderesse d'asile, nouvelle au Canada, n'est pas du tout familière avec le droit de la famille canadien, avec la façon d'obtenir un divorce et avec l'impact que cela pourrait avoir sur sa demande d'asile. J'estime que ces facteurs, de même que les préoccupations quant aux coûts monétaires, ne sont d'aucune façon nécessairement incompatibles avec le fait qu'une femme cherche à échapper à la violence conjugale.

[19]            Deuxièmement, la demanderesse soutient que les remarques de la Commission concernant son inaction en Hollande (par rapport au fait de demander l'asile et à celui d'assister aux réunions de la communauté diplomatique) illustrent également une non-application des principes énoncés dans les directives. Cela dépasse les préoccupations susmentionnées entourant la justice naturelle et le fait que la Commission s'en remette à ses connaissances spécialisées concernant la communauté diplomatique, mais qu'il suffise de dire que son retard à le faire (pendant les 18 mois qu'elle est demeurée en Hollande) ne constitue pas un fondement valide pour conclure qu'elle ne faisait pas l'objet de violence de la part de son mari.


[20]            Dans la décision Griffith, précitée, la Cour s'est empressée de souligner que le simple fait que la demanderesse ait attendu plus de cinq ans après son arrivée au Canada pour demander l'asile ne permettait pas de conclure qu'elle n'avait pas raison de craindre d'être persécutée. Elle a ajouté que, en tirant une telle conclusion, la Commission n'avait pas démontré « le degré de connaissance, de compréhension et de sensibilité nécessaire pour éviter la conclusion qu'une erreur susceptible de contrôle judiciaire [avait] été faite » . De plus, contrairement aux circonstances de l'affaire Griffith, précitée, la demanderesse a expliqué à la Commission qu'elle n'était pas en mesure de communiquer en hollandais, ce qui a accru son sentiment d'isolement.

[21]            Il s'agit d'un exemple évident pour illustrer que la Commission n'a pas valablement appliqué les directives en l'espèce.

Les connaissances spécialisées

[22]            La Commission a invoqué ses propres connaissances spécialisées au sujet du mode de vie de l'épouse d'un diplomate et, d'une manière plus générale, de la communauté diplomatique. La transcription de l'audience ne montre pas que la Commission ait divulgué le fait qu'elle s'en remettrait à ses connaissances relativement à ces questions. La Commission n'a fait que demander si la demanderesse avait rencontré les épouses des autres personnes travaillant à l'ambassade de l'Éthiopie en Hollande, ce à quoi la demanderesse a répondu qu'elle s'était rendue à une réception.


[23]            Habituellement, le défaut de la part de la Commission de faire mention de son utilisation de connaissances spécialisées, contrairement à ses propres règles de procédure, rend nulle la décision. Toutefois, comme je l'ai récemment expliqué en détail, la non-divulgation de connaissances spécialisées n'est pas nécessairement fatale pour la décision de la Commission : N'Sungani, précitée. S'il [traduction] « n'y a pas de raison de soupçonner que les connaissances spécialisées en cause ont d'une quelconque façon modelé les conclusions de la Commission quant à la crédibilité » (N'Sungani, précitée, au paragr. 32) et que ces conclusions sont par ailleurs bien fondées, la décision de la Commission peut alors être maintenue malgré un manquement aux principes de justice naturelle ou d'équité procédurale.

[24]            Les règles de la vie diplomatique, et plus particulièrement de la vie de l'épouse d'un diplomate éthiopien, ne sont pas des « renseignements dont on pouvait, à l'occasion de procédures devant un tribunal, prendre connaissance judiciaire [ni des] renseignements généraux, bien connus de la Commission et du public » (Hu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] A.C.F. no 788 (1re inst.) (QL), au paragr. 25), et elles constituent donc des connaissances spécialisées. Aussi, en l'espèce, la Commission a invoqué ces connaissances pour rejeter le témoignage de la demanderesse selon lequel elle ne sortait pas de sa résidence sans son mari ou sans sa permission et qu'elle n'assistait pas aux différentes activités organisées qui, selon la Commission, étaient représentatives de la communauté diplomatique. La Commission a carrément prétendu que la demanderesse était libre de sortir à son gré, encore une fois en contradiction directe avec son témoignage, et elle s'est appuyée sur cela pour jeter un doute additionnel sur la crédibilité de la demanderesse.

[25]            À mon avis, cette conclusion était abusive, compte tenu du fait que la demanderesse n'a pas eu la possibilité de contrer la perception subjective de la Commission relativement à la vie diplomatique.

[26]            De plus, il semble que la compréhension que la Commission avait du travail et de la vie d'un diplomate ait influencé de façon plus générale son appréciation quant à la crédibilité de la demanderesse. La Commission a fait remarquer que la réinstallation de diplomates était courante et, par conséquent, le fait de laisser entendre que le mari de la demanderesse avait été rappelé de l'Éthiopie en raison de la nationalité de son épouse n'était pas crédible. En résumé, comme dans l'affaire Hu, précitée, il est difficile de déterminer à quel point les connaissances de la Commission relativement à la vie diplomatique ont influé sur ses conclusions quant à la crédibilité. Le fait qu'elle s'en soit remis à ces connaissances spécialisées était donc très problématique.

[27]            Ces deux aspects troublants de la décision de la Commission ont influencé les conclusions quant à l'invraisemblance et l'appréciation faite par la Commission de la crédibilité de la demanderesse dans son ensemble, ce qui a par conséquent rendu sa décision manifestement déraisonnable.

[28]            Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

[1]                La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[2]                L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour que celui-ci statue à nouveau sur l'affaire.

                                                               « Danièle Tremblay-Lamer »

     Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                IMM-4378-04

INTITULÉ :                                                                 SARA BELAY KELETA

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                         OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                       LE 13 JANVIER 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                               LA JUGE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                                              LE 17 JANVIER 2005

COMPARUTIONS :

Sylvia Maciunas                                                         POUR LA DEMANDERESSE

Tatiana Sandler                                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sylvia Maciunas                                                         POUR LA DEMANDERESSE

Avocate

Ottawa (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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