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Date : 20031125

Dossier : T-2212-01

Référence : 2003 CF 1385

ENTRE :

                                                                             

                                          DORA DUNCAN et JENNIFER DUNCAN

                                                                                                                                  demanderesses

                                                                             et

               LE CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION BEHDZI AHDA,

                          LA SETTLEMENT CORPORATION OF COLVILLE LAKE,

                SHARON TUTCHO, J.B. GULLY, ROLAND CODZI et SARA KOCHON

                                                                                                                                          défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

INTRODUCTION

[1]                Le 8 août 2001, la Première nation Behdzi Ahda (la Première nation) a tenu une élection pour choisir son chef et son conseil. En général, les membres de la Première nation résident dans la petite collectivité de Colville Lake, qui se trouve dans la région de Sahtu, dans les Territoires du Nord-Ouest. Au moment de l'élection, la collectivité de Colville Lake comptait uniquement de soixante (60) à soixante-dix (70) électeurs résidents qui ont participé à l'élection.

[2]                L'élection en question s'est déroulée conformément à la coutume de la bande, qui n'était pas consignée de manière officielle, mais qui était fondée en grande partie sur les dispositions de la Loi sur les Indiens[1], sur le manuel des politiques de la Première nation Behdzi Ahda et sur les exigences de l'époque. La collectivité de Colville Lake a fait l'objet d'un Arrêté constituant la corporation de localité[2], qui a été pris en application de la Loi sur l'établissement de localités[3]. Conformément à cet Arrêté et à cette Loi, Colville Lake avait son propre conseil pour s'occuper des questions municipales de la localité. Les personnes élues le 8 août 2001 à titre de chef et de membres du conseil de la Première nation sont également devenues le maire et les membres du conseil de Colville Lake chargés des responsabilités inhérentes à ce rôle pour les questions de nature essentiellement municipale. Ainsi, la Loi sur l'établissement de localités et l'Arrêté constituant la corporation de localité de Colville Lake sont également devenus des balises de la coutume de la Première nation.

[3]                Les premières réunions des personnes nouvellement élues à titre de chef et de membres du conseil ainsi que de maire et membres du conseil de la localité ont eu lieu les 13, 14 et 15 août 2001; Dora Duncan a présidé ces réunions en qualité de chef et mairesse, tandis que Jennifer Duncan y a participé à titre de membre élu des deux conseils. Les choses ont été difficiles dès le début et la situation ne s'est pas améliorée par la suite. Par conséquent, au cours d'une réunion tenue le 19 novembre 2001, le conseil de bande a adopté la résolution suivante :


[traduction]

Motion n ° 1119011

Proposée par : Alvin Orlias

Secondée par : John B. Gully

Attendu que la Première nation Behdzi Ahda a tenu une réunion spéciale de son conseil le 19 novembre 2001 afin d'examiner une question non réglée au sujet du chef actuellement en poste, Dora Duncan, et de la conseillère Jennifer Duncan, qui étaient toutes deux absentes lors de trois réunions consécutives du conseil et n'ont pas donné d'explication écrite à ce sujet et qui ont constamment tenu le conseil en suspens sans indiquer leurs intentions par écrit.

Attendu que le conseil et le personnel de la Première nation Behdzi Ahda ont tenté à plusieurs reprises d'aviser le chef en personne des réunions proposées, mais que celle-ci a refusé verbalement d'assister à quelque réunion que ce soit.

En conséquence, il est décidé que le conseil de la Première nation Behdzi Ahda déclare un vote de non-confiance à l'endroit de Dora et Jennifer Duncan et donne suite à la demande formulée par la majorité des membres de la collectivité de Colville Lake en vue de la destitution immédiate de ces deux personnes[4].

Dora Duncan et Jennifer Duncan étaient toutes deux absentes à la réunion tenue le 19 novembre.

[4]                Au moyen d'une demande déposée le 14 décembre 2001, les demanderesses contestent leur destitution. Elles sollicitent l'annulation de la résolution qui précède et d'une résolution subséquente fixant une date aux fins de l'élection complémentaire devant avoir lieu pour les remplacer comme chef et conseillère, un jugement déclaratoire portant qu'elles demeurent en poste, ainsi que leurs dépens et d'autres redressements.

[5]                Les défendeurs ont également demandé différentes réparations allant essentiellement à l'opposé de celles que recherchent les demanderesses. Dans une ordonnance datée du 17 mai 2002, mon collègue le juge Blanchard a prononcé une injonction interlocutoire interdisant à la Première nation de tenir l'élection complémentaire fixée.


[6]                Les présents motifs font suite à l'audition de la demande de contrôle judiciaire qui a eu lieu à Yellowknife, dans les Territoires du Nord-Ouest, le 6 novembre 2003.

LES PARTIES

[7]                Les demanderesses Dora Duncan et Jennifer Duncan ainsi que le conseil de bande de la Première nation Behdzi Ahda sont décrits brièvement plus haut dans les présents motifs. Les autres défendeurs, soit Sharon Tutcho, J.B. Gully, Roland Codzi et Sarah Kochon, ont tous été élus membres du conseil de bande de la Première nation Behdzi Ahda lors de l'élection tenue le 8 août 2001.

[8]                En plus d'avoir été élue conseillère de bande, Jennifer Duncan était inscrite comme étudiante de deuxième année en droit à la University of British Columbia pour l'année 2001-2002. Ainsi, pendant la majeure partie de l'automne 2001, alors que se sont produits les événements qui ont mené à la résolution visant à la destituer comme conseillère à Colville Lake, elle était absente de cette localité. Cela étant dit, je suis disposé à admettre que son absence éventuelle était sans doute connue lorsqu'elle a été élue, étant donné qu'elle entreprenait sa deuxième année et avait probablement déjà été absente pendant au moins une année scolaire complète auparavant.


RÉSUMÉ DES ÉVÉNEMENTS AYANT MENÉ À LA RÉUNION DU CONSEIL EN DATE DU 19 NOVEMBRE 2001

[9]                Tel qu'il est mentionné plus haut, les premières réunions des chef et conseil de bande ainsi que de la mairesse et du conseil de la localité par suite de l'élection du 8 août 2001 ont eu lieu les 13, 14 et 15 août. Le chef Duncan explique brièvement quelques-uns des événements qui se sont produits au cours de ces réunions et les jours subséquents dans les paragraphes suivants tirés de l'affidavit qu'elle a déposé en l'espèce :

[traduction] Je crois que certains membres de la famille Kochon sont réticents à mon endroit en raison des faits suivants :

(1)           J'ai défait l'ancien chef Kochon lors de l'élection tenue le 8 août 2001.

(2)           Joseph Kochon, alors agent principal d'administration de Colville Lake et frère de l'ancien chef Kochon, a démissionné le lendemain de la première réunion du nouveau conseil. Au cours de cette réunion, Joseph Kochon s'est fait poser plusieurs questions concernant les rôles et responsabilités liés à l'application des programmes de la bande qu'il a gérés sous la direction de l'ancien chef Kochon. Joseph Kochon a rédigé une lettre de démission datée du 15 août 2001. ...

(3)            Je me suis opposée à ce que Joseph Kochon soit réengagé à titre d'administrateur de la bande.

(4)           Le 20 août 2001, j'ai demandé à la GRC de mener une enquête au sujet de transactions financières douteuses concernant le financement des programmes du conseil de bande. Les transactions en question sont survenues alors que Richard Kochon était chef.

(5)           La famille Kochon a organisé une rencontre communautaire le 21 août 2001. Au cours de la rencontre, la famille et ses partisans ont déclaré publiquement leur opposition à mon endroit et à l'endroit de la conseillère Jennifer Duncan. Ils ont également demandé à la population de remplacer le chef Duncan par l'ancien chef Kochon.

(6)           Le 23 août 2001, une lettre demandant la destitution de la conseillère Jennifer Duncan et de moi-même du conseil de bande a été envoyée par télécopieur à Dave Murray, le sous-ministre des Affaires municipales et communautaires. La majorité des signatures figurant sur le document sont celles des membres de la famille Kochon...[5].

[Les renvois aux pièces jointes à l'affidavit du chef Duncan sont omis]


La preuve présentée devant moi était contradictoire quant à la question de savoir si Joseph Kochon a démissionné de son poste à titre d'agent principal d'administration à la mi-août ou s'il a simplement pris un congé autorisé d'une durée d'un peu plus d'un mois.

[10]            Les efforts déployés pour organiser une médiation au sujet des différends qui opposaient les membres de la collectivité se sont soldés par un échec. D'après certains éléments de preuve dont j'ai été saisi, le chef Duncan a fait savoir à d'autres personnes, par suite de cet échec, qu'il n'y aurait aucune autre réunion du chef et du conseil avant la médiation.

[11]            La preuve présentée en ce qui a trait à la coutume de la bande quant à la remise des avis des réunions du chef et du conseil ainsi que du maire et du conseil de la localité n'était pas entièrement uniforme. Je suis d'avis que, selon la coutume, la pratique consistait à afficher un avis écrit au bureau de la bande et dans la boutique locale de Colville Lake. La Cour n'a été saisie d'aucune preuve indiquant que les avis relatifs aux réunions de l'automne 2001 ont été affichés d'une façon appropriée. Une pratique concernant la remise d'avis verbaux a également été présentée en preuve. Encore là, la preuve concernant la remise d'un avis verbal des réunions de l'automne 2001 était contradictoire et insatisfaisante. L'avis affiché n'aurait certainement pas attiré l'attention de Jennifer Duncan, qui se trouvait à Vancouver. La preuve concernant la remise d'un avis verbal à Jennifer Duncan ainsi que la raison pour laquelle aucun avis verbal n'a été donné dans certains cas était plutôt insatisfaisante. La Cour n'a été saisie d'aucun élément de preuve satisfaisant établissant que le chef Duncan et la conseillère Duncan ont été avisés que des questions concernant le maintien de leurs postes de chef et conseillère seraient débattues.


[12]            Voici le texte de la minute et de la résolution tirées du procès-verbal d'une réunion que le conseil a tenue en l'absence des demanderesses le 17 octobre 2001 :

[traduction]

14. Poste de chef

Les conseillers de la PNBA sont préoccupés par le fait que le chef n'assiste à aucune des réunions que la majorité des membres du conseil ou de la population de Colville Lake a convoquées ou demandées pour examiner toutes les mesures prises depuis l'élection sans l'appui entier du conseil, laquelle question concerne la façon dont le chef s'acquitte de ses responsabilités. Pourquoi payons-nous pour ce poste si elle ne travaille pas avec la population ou les conseillers?

En fait, le public a invité tous les conseillers et le chef à assister aux trois réunions tenues l'automne dernier le 22 août 2001, le 7 septembre 2001 et le 12 septembre 2001, afin de faire le point sur les désaccords avec le nouveau chef et la nouvelle conseillère. Tous les conseillers se sont présentés, sauf le chef, qui a dit plus d'une fois que les réunions n'étaient pas légitimes.

Le conseil de la PNBA a également invité le chef à assister aux réunions tenues le 20 septembre 2001 et le 17 octobre 2001, mais elle a refusé de le faire. Les conseillers se sont montrés patients et ont tenté par tous les moyens possibles de collaborer avec le nouveau chef en donnant un avis de 48 heures avant les réunions et en participant à un atelier de travail qu'elle avait proposé à des fins de médiation. Par la suite, elle a demandé la tenue d'un atelier de travail, mais a négligé de consulter chacun de nous, de sorte que le conseil n'a eu d'autre choix que de prendre immédiatement les mesures suivantes : nous savons que c'est le conseil qui a fixé le salaire du chef et qu'il pourrait décider de cesser de le verser, parce que le chef n'assiste pas aux réunions des conseillers et des membres de la population et n'accomplit aucune tâche constructive.

Motion n ° 1017014

Proposée par : Sarah Kochon

Appuyée par : Roland Codzi

Le conseil de la PNBA souhaiterait destituer immédiatement le chef de son poste et cesser de payer son salaire, parce qu'elle refuse d'exercer un rôle de leadership ou de tenter par quelque moyen que ce soit de régler les problèmes qui sont survenus avec le conseil, lequel ne voit donc aucune nécessité de financer ce poste. Motion adoptée à l'unanimité[6].


Il convient de souligner que, même s'il appert de la citation qui précède que le « public » a invité tous les conseillers et le chef à assister aux trois (3) réunions aux dates précisées, il est loin d'être certain à la lumière de la preuve présentée à la Cour que cette déclaration est exacte. De plus, l'extrait précité ne fait nullement état des absences de la conseillère Jennifer Duncan ou des avis que celle-ci a reçus au sujet des réunions en question.

[13]            Le 9 décembre 2001, le conseil a tenu une autre réunion en l'absence du chef Duncan et de la conseillère Jennifer Duncan. La preuve concernant la remise d'un avis de cette réunion au chef Duncan est incomplète et contradictoire. Cela étant dit, dans une collectivité aussi petite que Colville Lake, il est difficile de croire que le chef Duncan n'aurait pas su que la réunion était prévue. Cette remarque ne vaut pas toutefois pour la conseillère Duncan. Je n'ai été saisi d'aucun élément de preuve indiquant qu'un avis de la réunion du 9 novembre lui a été donné.

[14]            Le procès-verbal de la réunion du 9 novembre comprend les paragraphes suivants :

[traduction]

5. Le poste de chef

Les conseillers ont eu une discussion générale au sujet du fait que le chef ne communiquait pas avec eux depuis l'élection. Il convient de rappeler que nous avons été élus pour servir la population de Colville Lake au mieux de ses intérêts, quelles que soient les personnes pour lesquelles elle a voté, que nous sommes ici pour tenter de régler tous les problèmes que nous rencontrons et que nous avons même juré sur la Bible d'agir de bonne foi. Il semble que le nouveau chef ait pris très au sérieux certains renseignements qui ont été dévoilés après l'élection et qu'elle a agi par la suite sans le plein appui du conseil. Dès le jour où ils ont tenu leur première réunion, les membres du conseil ont voulu savoir pourquoi certaines choses avaient évolué de cette façon et nous, les conseillers, avons consenti à assister à toutes les assemblées publiques demandées afin d'entendre nous-mêmes les questions que le public voulait poser à la Première nation Behdzi Ahda. Les conseillers ont invité personnellement le nouveau chef aux assemblées publiques et aux réunions proposées du conseil et, chaque fois, le nouveau chef a affiché une attitude très négative et a refusé d'assister aux réunions. Elle a également déclaré qu'elle doit recevoir un avis en bonne et due forme et que personne d'autre qu'elle-même ne peut convoquer une réunion officielle.


Un représentant MACN et un autre du MAIN se sont rendus deux fois dans la localité. Au cours de leur deuxième rencontre officielle, les membres du conseil ont appris qu'il devait y avoir sept conseillers selon la politique électorale. Au cours de la deuxième visite du représentant du MACN et du MAIN, le chef n'a voulu traiter que d'une seule question, soit la nomination d'un médiateur qui aiderait le conseil à régler ses problèmes. Par la suite, le nouveau chef et le nouveau conseil de la Première nation Behdzi Ahda ont tenu leur première rencontre avec un médiateur afin de discuter de leurs différends et la tenue d'un autre atelier de travail a ni plus ni moins été convenue; malheureusement, la majorité des conseillers ont rejeté cette proposition plus tard, parce qu'ils n'avaient pas été consultés ni n'avaient été mis au courant de quoi que ce soit avant que la proposition leur soit présentée. Par conséquent, ils ont décidé de résoudre cette question eux-mêmes plutôt que de demander à des personnes de l'extérieur de prendre des décisions à leur place. Les membres du conseil croient qu'ils ont toujours été indépendants et qu'ils n'ont jamais compté sur qui que ce soit pour régler leurs problèmes auparavant; pourquoi le feraient-ils maintenant? Le nouveau chef n'a jamais adressé la parole à l'un ou l'autre des conseillers depuis le 20 septembre 2001.

Le conseil de la Première nation Behdzi Ahda a tenté à plusieurs reprises d'inviter le chef aux rencontres qu'il avait fixées, mais toutes ces tentatives ont échoué. Le conseil veut simplement connaître les intentions du nouveau chef, mais celle-ci ne se préoccupe nullement du conseil. Par conséquent, celui-ci a pris des mesures pour cesser immédiatement de lui verser son salaire.

Nous avons été très patients jusqu'à maintenant et rien ne nous indique que Mme Duncan et sa fille travailleront avec nous. Il est donc temps de prendre des mesures extrêmes pour destituer le chef et sa fille conformément à la pétition signée par 80 p. 100 des 63 personnes qui ont voté le 8 août 2001.

Le chef a reçu un préavis suffisant de toutes les réunions fixées par le conseil, mais elle a continuellement refusé sans raison légitime d'y assister; elle a donc été absente lors de trois réunions consécutives, ce qui constitue un motif justifiant une destitution immédiate en vertu de la loi intitulée Indian and Territorial Act.

En ce qui a trait à sa fille, elle n'a pas demandé officiellement de congé autorisé au conseil de la Première nation Behdzi Ahda et était donc absente elle aussi lors de trois réunions consécutives sans demander au conseil d'être excusée, ce qui constitue un motif de destitution immédiate en vertu de l'Indian and Territorial Act.

Il convient de rappeler que l'ancien chef et l'ancien conseil de la Première nation Behdzi Ahda ont toujours appliqué et respecté les règles adoptées en vertu de l'Indian and Territorial Act afin d'assurer la stabilité au sein de notre système d'administration local[7].


[15]            La Cour n'a été saisie d'aucun élément de preuve indiquant l'existence d'une coutume de la Première nation Behdzi Ahda selon laquelle un conseiller comme Jennifer Duncan, que la population a dûment élue alors qu'elle savait que cette personne poursuivait des études à l'extérieur de Colville Lake, devait demander officiellement un congé autorisé du conseil. De plus, il n'a nullement été mis en preuve que le procès-verbal des réunions que le conseil a tenues les 17 octobre et 9 novembre 2001, notamment les extraits précités, a été remis au chef Duncan ou à la conseillère Duncan. Il n'est donc nullement surprenant qu'aucun élément du dossier de la Cour n'indique que le chef Duncan ou la conseillère Duncan a répondu par écrit aux allégations formulées contre elles dans ce procès-verbal avant la réunion du 19 novembre 2001 au cours de laquelle elles ont apparemment été destituées. La résolution relative à cette destitution est citée plus haut dans les présents motifs. Selon cette résolution, le chef Duncan et la conseillère Duncan

[traduction]...étaient toutes deux absentes lors de trois réunions consécutives du conseil et n'ont pas donné d'explication écrite à ce sujet et ont constamment tenu le conseil en suspens sans indiquer leurs intentions par écrit. [non souligné à l'original]

Encore là, aucun élément de la preuve n'indique que les conseillers qui ont tenté de destituer le chef et la conseillère ont avisé celles-ci de leur intention en ce sens et les ont invitées à fournir une réponse, une explication ou une défense par écrit.

LES QUESTIONS EN LITIGE


[16]            Bien qu'elles aient été résumées de façon un peu différente par les avocats qui ont comparu devant la Cour, j'estime que les questions à trancher dans la présente demande de contrôle judiciaire peuvent être formulées simplement comme suit : d'abord, les conseillers qui ont tenté de destituer le chef Duncan et la conseillère Jennifer Duncan de leurs postes lors de la réunion qu'ils ont tenue le 19 novembre 2001 étaient-ils tenus de respecter les règles de l'équité procédurale à l'endroit de ces deux personnes? En deuxième lieu, dans l'affirmative, quelle était l'ampleur de leur devoir d'équité procédurale? Enfin, les conseillers se sont-ils acquittés du devoir d'équité procédurale qui leur incombait?

ANALYSE

[17]            Dans Sparvier c. Bande indienne Cowessess[8], le juge Rothstein, alors juge de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, était saisi d'une demande de contrôle judiciaire concernant une décision par laquelle un tribunal d'appel d'élection avait annulé le résultat d'une élection relative au poste de chef et ordonné la tenue d'une nouvelle élection; les circonstances de la décision Sparvier pouvaient être comparées à celles de la présente affaire, hormis le fait que le tribunal d'appel d'élection semblait plus désintéressé que les conseillers en l'espèce, qu'un différend de nature politique opposait au chef Duncan et peut-être aussi à la fille de celle-ci, la conseillère Duncan.

[18]            À la page 161 de la décision publiée dans les recueils, le juge Rothstein s'est exprimé comme suit :

Bien que j'accepte l'importance d'un processus autonome pour l'élection des gouvernements de bandes, j'estime que des normes minimales de justice naturelle ou d'équité procédurale doivent être respectées. Je reconnais pleinement que les tribunaux doivent éviter de s'immiscer dans le mouvement politique des peuples autochtones en vue d'acquérir plus d'autonomie. Cependant, les membres des bandes sont des individus qui, à mon sens, ont le droit à ce que les tribunaux suivent une procédure équitable dans les instances qui les concernent. Dans la mesure où cette Cour a compétence, les principes de la justice naturelle et de l'équité procédurale doivent être appliqués.

Pour décider quels « principes » doivent s'appliquer en l'espèce, j'ai tenu compte de l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Lakeside Colony of Hutterian Brethren c. Hofer , [1992] 3 R.C.S. 165, où, à la page 195 de l'arrêt, le juge Gonthier a affirmé ce qui suit pour la majorité :


Le contenu des principes de justice naturelle est souple et dépend des circonstances dans lesquelles la question se pose. Toutefois, les exigences les plus fondamentales sont la nécessité d'un avis, la possibilité de répondre et l'impartialité du tribunal. [souligné à l'original.]

[19]            Le juge Rothstein a réexaminé la même question qui se posait au sujet de faits s'apparentant davantage à ceux de la présente affaire dans Nation crie de Long Lake c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien)[9] et s'est exprimé comme suit au paragraphe [31] :

À l'occasion, ces conflits peuvent devenir des conflits personnels entre des individus ou des groupes d'individus appartenant à des conseils. Toutefois, les conseils doivent fonctionner en conformité avec la primauté du droit, peu importe que ce soit une loi écrite, le droit coutumier, la Loi sur les Indiens ou d'autres règles de droit qui s'appliquent. Les membres du Conseil et les membres de la Bande ne peuvent créer leurs propres règles de droit. Autrement, l'anarchie régnerait. Le peuple donne aux membres du Conseil le pouvoir de prendre des décisions en son nom et les membres du Conseil doivent s'acquitter de leurs responsabilités en tenant compte du peuple qui l'a élu pour protéger et représenter ses intérêts. La règle fondamentale veut que les conseils de Bande fonctionnent en conformité avec la primauté du droit.

À mon avis, la citation qui précède est directement applicable aux faits du présent litige. Même si les membres du conseil ont prétendu agir, lors des réunions qu'ils ont tenues en octobre et novembre 2001, « en tenant compte du peuple qui [les] a élus pour protéger et représenter ses intérêts » , ils n'ont tout simplement pas accordé la moindre importance aux intérêts des demanderesses, qui sont membres de leur collectivité au même titre que tous les autres et qui, par surcroît, ont été élues par un vote populaire de cette collectivité.

[20]            Je suis d'avis que les citations qui précèdent permettent de trancher les deux premières questions en litige qui sont formulées plus haut. Un devoir d'équité incombait aux conseillers qui ont cherché à destituer le chef Duncan et la conseillère Duncan et le contenu de ce devoir d'équité procédurale dans les circonstances de la présente affaire correspondait à tout le moins à celui que le juge Gonthier a décrit, notamment en ce qui a trait à l'obligation de donner un avis à ces personnes et de leur permettre de formuler des observations, étant donné que les conseillers en question risquaient de ne pas être perçus comme un tribunal impartial par un observateur désintéressé.

[21]            Comme l'indique l'exposé des faits figurant plus haut dans les présents motifs, la preuve concernant l'avis donné au chef Duncan quant aux réunions du conseil qui devaient avoir lieu les 17 octobre, 9 novembre et 19 novembre 2001 était moins que satisfaisante. Il est indéniable que l'avis qui a été donné au chef Duncan, le cas échéant, n'indiquait pas clairement que les conseillers avaient l'intention de mettre en branle un processus qui mènerait à la destitution de cette personne à la réunion du 19 novembre. Cela étant dit, je ne puis conclure non plus à la lumière de la preuve que le chef Duncan n'était pas au courant de la réunion fixée au 19 novembre. Par ailleurs, aucun élément de preuve ne me permet non plus de conclure qu'avant cette réunion, elle savait qu'elle pourrait être destituée. Certes, elle aurait pu décider d'assister à la réunion, mais elle ignorait sans doute qu'elle serait tenue de se défendre à l'encontre d'une proposition visant à la destituer. Malgré les dispositions de la résolution adoptée au cours de cette réunion, elle n'a certainement pas eu la possibilité de présenter une défense écrite à l'égard de cette proposition.


[22]            La preuve présentée dans le cas de la conseillère Duncan est encore plus claire. Aucun élément du dossier de la Cour n'indique que cette personne a été informée, de manière formelle ou informelle, de la tenue des trois réunions critiques. De plus, je ne vois aucune raison de conclure qu'elle était au courant ou, du moins, aurait pu être au courant de la position des autres conseillers, selon laquelle elle devait obtenir l'autorisation officielle du conseil pour poursuivre ses études à la faculté de droit pendant qu'elle était membre du conseil et du fait que, étant donné qu'elle n'avait pas demandé et obtenu cette approbation, elle risquait d'être destituée. N'ayant pas été informée de cette position, la conseillère Duncan n'a pas eu la moindre possibilité de plaider sa cause, que ce soit en se présentant à la réunion du 19 novembre ou en soumettant des observations écrites qui auraient pu être examinées au cours de celle-ci.

[23]            En conséquence, je suis d'avis que tant le chef Duncan que la conseillère Duncan se sont vu refuser l'équité procédurale à laquelle elles avaient droit en ce qui a trait au processus qui a mené à leur destitution.


[24]            Les défendeurs ont déposé un dossier supplémentaire le 14 octobre 2003. Le principal document de ce dossier est un affidavit de Hayward Simms en date du 24 juillet 2003, dont le dépôt avait été, du moins en principe, autorisé par une ordonnance que la protonotaire Aronovitch a rendue le 17 juillet 2003. M. Simms a été contre-interrogé au sujet de son affidavit le 11 août 2003 et la transcription de ce contre-interrogatoire a également été remise à la Cour dans un dossier supplémentaire déposé au nom des demanderesses le 25 septembre 2003. Au cours de l'audience, j'ai décidé de tenir compte de l'affidavit de M. Simms et de la transcription du contre-interrogatoire s'y rapportant et d'attribuer à cet affidavit l'importance qu'il me semblait mériter. Au cours de mes délibérations et de la préparation des présents motifs, j'ai tenu compte de l'affidavit de M. Simms et de la transcription du contre-interrogatoire s'y rapportant. Cependant, ces deux documents ont eu une influence minime sur la décision à laquelle j'en suis arrivé dans la présente affaire.

CONCLUSION

[25]            La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La Cour rendra une ordonnance annulant les résolutions qu'ont adoptées certains membres du conseil de bande ou du conseil de la localité le 19 novembre 2001 afin de destituer Dora Duncan et Jennifer Duncan respectivement en qualité de chef et de conseillère de la Première nation Behdzi Ahda et, à une date inconnue, afin de fixer une date pour la tenue d'une élection complémentaire visant à les remplacer respectivement comme chef et conseillère de bande.


[26]            Dans le mémoire des faits et du droit déposé au nom du chef Duncan et de la conseillère Duncan, l'avocat a sollicité plusieurs autres redressements qui n'étaient pas précisés dans la demande de contrôle judiciaire, mais qui pourraient faire partie des réparations supplémentaires recherchées d'après la demande de contrôle judiciaire. Aucun de ces redressements ne sera accordé. Plus précisément, la demande d'ordonnance portant que les deux demanderesses [traduction] « ...reçoivent le salaire et les avantages auxquels elles avaient droit au titre du poste auquel elles ont respectivement été élues » , probablement entre la date à laquelle le droit du chef Duncan à son salaire et à ses avantages a été annulé et la date de l'ordonnance rendue aux présentes dans son cas et, pour ce qui est de la conseillère Duncan, entre la date de sa destitution et celle de l'ordonnance rendue aux présentes, ne sera pas accueillie. À mon avis, ce type d'ordonnance ne fait pas partie des redressements que la Cour a le droit d'accorder dans le cadre d'une demande de contrôle judiciaire. Aucun argument écrit à l'appui de ce redressement n'a été formulé dans le mémoire des faits et du droit des demanderesses.

DÉPENS

[27]            Les demanderesses ont droit à leurs dépens de la présente demande de contrôle judiciaire qui seront calculés de la façon ordinaire et dont le paiement sera à la charge solidaire des défendeurs.

            « Frederick E. Gibson »           

     Juge

Ottawa (Ontario)

Le 25 novembre 2003

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                    SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-2212-01

INTITULÉ DE LA CAUSE :                         DORA DUNCAN ET AL. c. LE CONSEIL DE BANDE DE LA PREMIÈRE NATION BEHDZI AHDA ET AL.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Yellowknife (Territoires du Nord-Ouest)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 6 novembre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :             Monsieur le juge Gibson

DATE DES MOTIFS :                                   Le 25 novembre 2003

COMPARUTIONS :

           

Craig Haynes                                                                 POUR LES DEMANDERESSES

William Rouse                                                  POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lawson Lundell                                                             POUR LES DEMANDERESSES

Avocats

Yellowknife (T. N.-O.)

Field Atkinson Perraton                                                 POUR LES DÉFENDEURS

203-5102 Franklin Centre

Yellowknife (T. N.-O.)



[1] L.R.C. 1985, ch. I-5.

[2] R-126-95.

[3] L.R.T.N.-O. 1988, ch. S-9.

[4]       Dossier des défendeurs, volume 1, onglet B, affidavit de Joseph Kochon, pièce « E » .

[5]       Dossier des demanderesses, onglet 3(i), paragraphe 22.

[6] Dossier des défendeurs, volume 1, onglet B, affidavit de Joseph Kochon, pièce « B » .

[7] Dossier des défendeurs, volume 1, onglet B, affidavit de Joseph Kochon, pièce « C » .

[8]         [1993] 3 C.F. 142 (C.F. 1re inst.).

[9]         [1995] A.C.F. n ° 1020 (Q.L.) (C.F. 1re inst.).


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