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Date : 20041007

Dossier : IMM-7561-03

Référence : 2004 CF 1379

ENTRE :

                                                           SAKTHIVEL RASIAH

                                                     KUMARATHY SAKTHIVEL

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                          - et -

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

LES FAITS

[1]                Rasiah Sakthivel et Kumarathy Sakthivel (les « demandeurs » ) sont mari et femme, d'origine tamoule, tous deux âgés de 49 ans et ressortissants du Sri Lanka. Ils contestent la décision du 27 août 2003 de la Section de la protection des réfugiés (le « tribunal » ), qui leur avait refusé le statut de réfugiés et le statut de personnes à protéger.


[2]                La crainte qu'ils ont exprimée se rapportait à la fois à l'Armée sri-lankaise (l' « ASL » ) et aux Tigres libérateurs de l'Eelam tamoul (les « LTTE » ). Ils craignent l'ASL, qui les soupçonne de complicité avec les LTTE, soupçon accentué par les présumées activités de leur fille unique, qui a été reconnue comme réfugiée au Canada par la Section de la protection des réfugiés, parce qu'au Sri Lanka elle était soupçonnée par l'ASL de complicité avec les LTTE et repérée par les LTTE en vue d'un recrutement.

[3]                Ils craignent les LTTE pour plusieurs raisons. Les LTTE ont forcé Rashia Sakthivel à travailler pour eux comme charpentier. Ils craignent que les LTTE ne leur extorquent de l'argent parce qu'ils savent que leur fille se trouve au Canada.

[4]                Le tribunal a fondé sa décision sur une divergence entre ce que les demandeurs avaient écrit dans leur Formulaire de renseignements personnels ( « FRP » ) et ce qu'ils avaient déclaré à l'audience à propos de leur mésaventure de décembre 2001; ils avaient écrit dans leur FRP que l'ASL les avait arrêtés et les avait détenus dans un camp de l'armée durant six jours, jusqu'à leur libération moyennant paiement d'une somme d'argent. Ils avaient témoigné à l'audience que le village tout entier avait été encerclé et détenu après que l'une des filles du village nommée Subarna eut rejoint les LTTE.

[5]                À la page 4 de sa décision, le tribunal s'exprimait ainsi :

Cette contradiction me semble si importante que j'estime que cet épisode de détention et d'ennuis avec l'Armée sri-lankaise en décembre 2001 a été inventé pour soutenir leur demande d'asile, en y intégrant un incident ayant eu lieu après le départ de leur fille du Sri Lanka. Je ne crois pas non plus que les demandeurs d'asile, ni les habitants du village, aient été rassemblés par l'armée sri-lankaise dans le cadre de leurs recherches pour retrouver Subarna ou pour tout autre motif. [Non souligné dans l'original.]

[6]                Le tribunal a aussi relevé que, depuis février 2002, il y avait eu un cessez-le-feu et des pourparlers de négociations au Sri Lanka.

[7]                Le tribunal a tiré d'autres conclusions : l'une qui concernait leur âge et l'autre qui concernait la santé de M. Sakthivel. À cause de leur âge, le tribunal a estimé que les demandeurs n'entraient plus dans la catégorie des Tamouls considérés comme particulièrement exposés à un recrutement par les LTTE et aux soupçons de l'ASL; se fondant sur cette conclusion, le tribunal a conclu que les demandeurs pouvaient retourner à leur domicile habituel antérieur sans craindre véritablement d'être persécutés.

[8]                S'agissant de la santé chancelante de M. Sakthivel, le tribunal a jugé qu'il ne serait plus de nouveau repéré par l'ASL ou par les LTTE comme un candidat possible au travail forcé en tant que charpentier.

[9]                Le tribunal a également tiré la conclusion suivante sur les soupçons que l'ASL pourrait avoir au sujet des demandeurs parce que leur fille avait été reconnue par le Canada comme une réfugiée :

Étant donné que les demandeurs sont en mesure de présenter des documents prouvant que leur fille a reçu le statut de réfugié au Canada, je conclus aussi qu'il n'est pas plausible que l'armée sri lankaise puisse la soupçonner d'appartenir aux LTTE. En outre, durant la période de six mois qui a suivi le départ de leur fille du Sri Lanka, les seuls problèmes invoqués par les demandeurs d'asile n'étaient pas vraisemblables et étaient reliés à Subarna et non à l'absence de leur fille. Le désir des demandeurs d'asile de venir rejoindre leur fille unique au Canada est normal, mais la réunification des familles ne fait pas partie du mandat de la SPR.

Je conclus que les demandeurs d'asile peuvent retourner dans leur maison traditionnelle à Kaitady, sans qu'il n'existe pas plus qu'une simple possibilité qu'ils soient persécutés, et peuvent vivre dans la région de Jaffna sous le contrôle de l'État, où la sécurité est assurée depuis 1996. [Non souligné dans l'original.]

[10]            L'avocat des demandeurs soulève les points suivants dans sa contestation de la conclusion du tribunal :

(1)        Le tribunal a commis une erreur, dans les circonstances suivantes, en ne confrontant pas les demandeurs avec la contradiction : la contradiction n'était pas évidente, c'était le seul cas susceptible de ternir la crédibilité des demandeurs et elle a pesé dans la conclusion du tribunal. Voir la décision rendue par le juge McKeown dans l'affaire Selvakumaran c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] CFPI 623.

(2)         Le tribunal a ignoré un aspect important de leur revendication liée au risque d'extorsion de la part des LTTE. Voir la décision de la juge Layden-Stevenson dans l'affaire Packiam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] C.F. 649.


(3)         Le tribunal a appliqué le mauvais critère lorsqu'il a dit que « en raison de sa santé fragile, le demandeur d'asile ne sera vraisemblablement plus forcé par l'armée sri-lankaise ou par les LTTE d'exécuter de durs travaux de menuiserie » [Non souligné dans l'original]. L'avocat des demandeurs dit que, en ce qui concerne le risque anticipé, ce qu'il faut prouver, c'est une possibilité sérieuse, et non une prépondérance des probabilités, de voir le demandeur recruté pour l'exécution d'un travail forcé.

(4)        Le tribunal a ignoré ou mal interprété la preuve lorsqu'il a conclu que le « seul problème » que connaissaient les demandeurs était l'événement de décembre 2001, que le tribunal a jugé non crédible.

ANALYSE

[11]            Je suis d'avis que cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, et cela pour plusieurs raisons :

(1)         contradiction non signalée aux demandeurs;

(2)         extorsion non prise en compte en tant que persécution; et

(3)         mauvaise interprétation de la preuve, ou conclusions tirées sans preuve.

[12]            Je sais que les conclusions touchant la crédibilité sont des conclusions de fait qui, selon l'alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, ne peuvent être annulées que d'après une norme correspondant à celle de la décision manifestement déraisonnable.

[13]            Dans la décision Selvakumaran, précitée, le juge McKeown, après examen du jugement rendu par la juge Tremblay-Lamer dans l'affaire Ngongo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. n ° 1627, disait que, pour qu'un tribunal puisse conclure à l'absence de crédibilité d'un demandeur d'asile en raison d'une présumée contradiction qu'il n'a pas signalée au demandeur, cette contradiction doit être sérieuse et évidente et doit se rapporter à des aspects qui intéressent la revendication.

[14]            J'ajouterais que, dans la décision Ngongo, la juge Tremblay-Lamer avait recensé plusieurs facteurs permettant de dire si une contradiction doit être signalée à un demandeur d'asile avant que le tribunal ne mette en doute la crédibilité de celui-ci. Les facteurs qu'elle avait mentionnés étaient les suivants : La contradiction est-elle évidente? Est-elle unique (la décision du tribunal reposait-elle sur une seule contradiction ou sur plusieurs?)? La contradiction est-elle apparue dans la réponse à une question directe du tribunal? Le demandeur d'asile était-il représenté par un avocat, auquel cas l'avocat aurait pu l'interroger sur telle ou telle contradiction? La contradiction dénotait-elle une absurdité ou simplement une étourderie? Enfin, le demandeur d'asile communiquait-il par l'entremise d'un interprète?

[15]            Au vu des circonstances de la présente affaire, l'équité exigeait que la contradiction soit signalée aux demandeurs. D'abord, le tribunal n'a relevé qu'une seule contradiction dans le témoignage des demandeurs, mais il a dit que c'était une contradiction de taille et qu'il se voyait contraint par conséquent de conclure que les demandeurs n'avaient pas produit une preuve crédible. Deuxièmement, un examen des pages 519, 530 et 531 du procès-verbal et de ce qui apparaissait dans leur FRP montre que la contradiction n'était pas évidente et qu'elle n'aurait pas pu être rectifiée par l'avocat des demandeurs. Troisièmement, la contradiction a pesé lourd dans la manière dont le tribunal a disposé de leur demande d'asile, parce que le tribunal est arrivé à la conclusion que c'était le seul problème que connaissaient les demandeurs depuis que leur fille avait quitté le Sri Lanka en septembre 2001.

[16]            L'avocate du défendeur a fait valoir que le tribunal avait posé plusieurs questions aux demandeurs à propos de l'événement de décembre 2001, afin d'éclaircir leur témoignage. La présidente d'audience avait bien posé plusieurs questions aux demandeurs sur le sujet, mais elle ne leur a jamais signalé la contradiction pour qu'ils s'en expliquent.


[17]            S'agissant de l'extorsion vue comme persécution, le tribunal a commis une erreur sujette à révision parce qu'il n'a pas considéré cet aspect de la revendication des demandeurs. L'extorsion en tant que persécution aux mains des LTTE expliquait largement la crainte qui envahissait les demandeurs devant leur éventuel renvoi au Sri Lanka. La crainte dépassait le paiement d'une somme d'argent, pour englober l'incapacité ou le refus de payer cette somme d'argent, ce qui les exposerait à la torture, voire à la mort (voir le procès-verbal, pages 521, 525 et 526).

[18]            Il ne m'est pas nécessaire de me demander si le tribunal a adopté la mauvaise norme de preuve lorsqu'il a conclu que Rasiah Sakthivel « en raison de sa santé fragile, ne sera vraisemblablement plus forcé par l'ASL ou par les LTTE d'exécuter de durs travaux de menuiserie » [Non souligné dans l'original]. Les demandeurs ont témoigné que M. Sakthivel, entre 1996 et juin 2001, avait été emmené par les LTTE, qui l'avaient contraint à travailler comme charpentier, et une fois par l'ASL. Ce travail forcé, s'il devait avoir lieu, aggraverait leurs démêlés avec l'ASL (voir le procès-verbal, page 521).

[19]            Je suis d'avis que la conclusion du tribunal relative à la santé de M. Sakthivel et au travail forcé repose sur des conjectures et non sur la preuve. Les ennuis de santé de M. Sakthivel et leur incidence sur sa capacité de travailler n'ont pas été l'objet de témoignages ou de commentaires durant les audiences. L'unique preuve concernant sa santé a été produite au début de l'audience lorsque son avocat a déposé une lettre de son médecin de famille, où l'on pouvait lire qu'il souffrait d'hypertension et de diabète, ce qui l'empêchait de se concentrer, raison pour laquelle c'est son épouse qui durant la procédure avait produit l'essentiel des témoignages.


[20]            Finalement, le tribunal a mal interprété ou a ignoré la preuve lorsqu'il a dit que, après le départ de leur fille en septembre 2001, au cours de la période de six mois qui avait précédé le départ des demandeurs, le seul ennui qu'ils avaient prétendument connu avait été l'arrestation et la torture aux mains de l'ASL en décembre 2001, événement que le tribunal a jugé non crédible. L'avocate du défendeur a donc été amenée à soutenir que le tribunal disposait d'une preuve justifiant sa conclusion, parce que les demandeurs n'avaient signalé aucun cas d'extorsion après le départ de leur fille ni ne s'étaient plaints que M. Sakthivel ait été contraint par les LTTE à travailler pour eux. Le tribunal a commis une erreur manifestement déraisonnable parce qu'il a ignoré la preuve selon laquelle les demandeurs avaient quitté le nord du Sri Lanka pour Colombo le 5 janvier 2002, où ils sont demeurés jusqu'à leur départ du Sri Lanka en mars 2002.

[21]            Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du tribunal est annulée et les demandes d'asile des demandeurs seront réexaminées par d'autres commissaires. Aucune question à certifier n'a été proposée.

                                                                            « François Lemieux »          

                                                                                                     Juge                      

OTTAWA (ONTARIO)

LE 7 OCTOBRE 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            IMM-7561-03

INTITULÉ :                                           RASIAH SAKTHIVEL ET AUTRE c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                     TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :                   LE MERCREDI 1er SEPTEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :      LE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                          LE 7 OCTOBRE 2004

COMPARUTIONS :

Micheal Crane                                                                           POUR LES DEMANDEURS

Margherita Braccio                                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crance

Avocat

Toronto (Ontario)                                                                      POUR LES DEMANDEURS

Margherita Braccio

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)                                                                      POUR LE DÉFENDEUR


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