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Date : 20060317

Dossier : IMM-3813-05

Référence : 2006 CF 354

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

ENTRE :

ARDIAN DERVISHI, MIRELA DERVISHI ET SEBELA DERVISHI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                La famille Dervishi prétend qu'elle sera en danger si elle retourne en Albanie. Un agent d'examen des risques avant renvoi (ERAR) a jugé que les membres de la famille ne seraient pas exposés au risque d'être persécutés, au risque d'être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de peines cruelles et inusitées, comme le prévoient l'article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). La famille demande le contrôle judiciaire de cette décision défavorable rendue à la suite de l'ERAR.

I.           Faits

[2]                Par souci de clarté, quand il sera question de l'ensemble des demandeurs, je les nommerai les demandeurs, et quand il sera question d'eux individuellement, je les nommerai par leur prénom. Ardian et Mirela sont mari et femme. Sebela est leur enfant. Ils sont citoyens de l'Albanie et sont entrés au Canada en 1996 où ils ont revendiqué sans succès le statut de réfugié. Ils ont demandé le contrôle judiciaire de cette décision, mais l'autorisation leur a été refusée. Ils ont déposé une demande CH, ainsi qu'une demande à titre de DNRSR / demande d'ERAR. Toutes les demandes ont été rejetées. Avant qu'ils soient renvoyés du Canada en juillet 2003, ils ont eu un deuxième enfant, né au Canada.     

[3]                Après leur renvoi, la famille est retournée à Vlora, en Albanie, et a emménagé avec les parents d'Ardian. Ardian et Mirela prétendent qu'il leur est apparu rapidement que les conditions laissaient à désirer pour élever des enfants. Sebela a été traumatisée après avoir été témoin de deux meurtres : l'un devant de leur appartement et l'autre à une table à côté de celle qu'occupait la famille lors d'un dîner au restaurant.   

[4]                Croyant que l'Albanie n'était pas sûre, la famille a déménagé en Grèce et a tenté en vain d'y obtenir le statut de réfugié. En avril 2004, elle est retournée encore une fois en Albanie, chez les parents d'Ardian.

[5]                Durant les festivités de Pâques, la fille née au Canada d'Ardian et de Mirela a disparu pendant qu'elle jouait avec d'autres enfants devant leur immeuble. Ardian a reçu un appel téléphonique d'un inconnu qui l'a informé que sa fille était en sécurité et que, pour qu'elle le reste, Ardian ne devait pas appeler la police. L'inconnu a demandé 20 000 euros pour que sa fille lui soit ramenée saine et sauve. Ardian a décidé qu'il serait trop dangereux de faire appel à la police et, de toute façon, il ne lui faisait pas confiance. Il a emprunté 15 000 euros, a négocié le montant et a payé pour que sa fille lui soit rendue.

[6]                Après cet incident, la famille a décidé encore une fois de quitter l'Albanie parce que le pays n'était pas sûr. Après être retournés temporairement en Grèce, Ardian et Mirela ont jugé que seul le Canada pouvait leur offrir l'asile. La famille est entrée au Canada pour la seconde fois en juin 2004.

[7]                La décision suivant le premier ERAR est datée du 26 mars 2003. Ardian a affirmé craindre d'être persécuté en raison d'opinions politiques et Mirela a prétendu que sa vie était menacée en raison d'une vendetta. L'agent a conclu que, étant donné qu'Ardian avait reconnu ne plus s'intéresser à la politique, celui-ci n'était pas plus en danger que tout autre citoyen de l'Albanie. Parce que la preuve documentaire établissait que l'ancienne coutume voulait que ce soient les hommes de la famille élargie qui soient ciblés, une vendetta ne mettrait pas Mirela en danger.

[8]                Le second ERAR a eu lieu le 29 septembre 2004. La décision défavorable, qui est examinée dans la présente procédure, a été rendue le 17 janvier 2005 et communiquée à Ardian le 17 février 2005.

[9]                Une demande de sursis à la mesure de renvoi a été rejetée par la Cour le 26 juillet 2005. L'autorisation de demander le contrôle judiciaire de la décision suivant le second ERAR a été accordée le 15 décembre 2005. À l'audience de la demande de contrôle judiciaire, l'avocat a recommandé que la famille Dervishi demeure au Canada.

[10]            L'alinéa 113a) de la LIPR prévoit que le demandeur d'asile débouté ne peut présenter que de nouveaux éléments de preuve (des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n'étaient alors pas normalement accessibles ou, s'ils l'étaient, qu'il n'était pas raisonnable de s'attendre à ce qu'ils aient été présentés au moment du rejet). Le paragraphe 161(2) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), oblige le demandeur à désigner les nouveaux éléments de preuve et à indiquer à l'agent qui fera l'examen en quoi ils s'appliquent dans son cas.

[11]            Le danger dont il est question dans la décision d'ERAR contestée est l'incapacité de l'État de l'Albanie à protéger la famille, particulièrement contre le phénomène généralisé du trafic de personnes. En outre, les ravisseurs albanais ciblent les personnes revenant de l'Occident. Il s'agit d'un nouvel élément de preuve de danger dont il n'avait pas été question dans le premier ERAR.

[12]            La famille Dervishi prétend que sa situation est unique, car le danger, provenant d'individus ne représentant pas l'État, découle directement de l'incapacité de l'État à protéger ses citoyens. Le trafic de personnes généralisé est particulièrement préoccupant parce que la police y est souvent impliquée. Il existe des éléments de preuve documentaire indiquant que les gens ayant vécu en Occident et étant revenus en Albanie ont été ciblés par les ravisseurs, car ces derniers considèrent que ces personnes ont acquis une certaine richesse. L'enlèvement, selon les Dervishi, constitue une preuve probante qu'il existe une menace à leur vie au sens du paragraphe 97(1) de la LIPR.

II.          La décision

[13]            L'agent d'ERAR a jugé qu'il n'y avait pas suffisamment d'éléments de preuve convaincants indiquant que l'État ne voudrait ou ne pourrait protéger adéquatement la famille Dervishi si elle en avait besoin. L'agent a examiné en profondeur la preuve documentaire produite par le conseil de la famille ainsi que les rapports sur les conditions dans le pays. En s'appuyant sur Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, où la présomption d'existence de protection de l'État est énoncée, l'agent d'ERAR a conclu que la famille Dervishi n'avait pas réfuté cette présomption.

[14]            Même si des éléments de preuve mettent en évidence l'inefficacité du système judiciaire et la corruption au sein de la force policière, il y a également des éléments de preuve indiquant que l'État tente de régler ces problèmes. L'agent d'ERAR a conclu qu'il existe suffisamment de mesures de protection en Albanie pour que les demandeurs soient protégés adéquatement s'ils en ont besoin. Ainsi, il existe moins qu'une simple possibilité que les demandeurs soient persécutés pour un des motifs énoncés dans la Convention à leur retour en Albanie ou qu'ils soient en danger selon le paragraphe 97(1) de la LIPR.   

III.        La norme de contrôle

[15]            J'ai déjà indiqué que j'adopte l'analyse pragmatique et fonctionnelle effectuée par ma collègue la juge Tremblay-Lamer dans Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2005), 45 Imm. L.R. (3d) 58 (C.F.). En conséquence, je considère que la norme de contrôle applicable aux décision concernant la protection de l'État est la décision raisonnable (voir Resulaj c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2006 CF 269).

IV.        Analyse

[16]            Il ne sera pas nécessaire de traiter des différentes erreurs que contiendrait, selon les demandeurs, la décision de l'agent d'ERAR. À mon avis, l'observation selon laquelle l'agent n'a pas analysé la preuve permet de trancher la présente demande.

[17]            Il ne fait aucun doute que l'agent d'ERAR a récapitulé de façon exhaustive la preuve documentaire. Le résumé des conditions dans le pays compte trois pages et demie, tapées à interligne simple. Il s'agit, comme l'a dit le défendeur, d'un compte rendu équilibré des aspects positifs et négatifs de la situation en Albanie. J'en conviens.

[18]            Cependant, je ne suis pas d'accord avec l'argument du défendeur voulant que l'agent ait analysé la preuve. Les demandeurs fondent leur demande sur deux motifs : le trafic de personnes généralisé et le fait que les ravisseurs ciblent les gens ayant vécu en Occident.

[19]            L'agent, après avoir examiné de manière approfondie la preuve documentaire, a conclu que la présomption d'existence de protection de l'État n'avait pas été réfutée. L'agent n'a pas établi de lien entre les motifs avancés et la preuve récapitulée ou l'avant-dernière conclusion tirée. Aucune analyse n'a été fournie à l'appui de cette conclusion.

[20]            Incontestablement, l'agent pouvait conclure que la protection de l'État existe en Albanie. Cela étant dit, en arriver à cette conclusion uniquement à partir d'un résumé des conditions dans le pays (comme celles qui existent en l'espèce) ne constitue pas une explication défendable qui résiste à un examen assez poussé : Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 55.

[21]            Simplement énoncer les éléments de preuve présentés par les parties puis formuler une conclusion ne constitue pas des motifs suffisants. Le décideur doit exposer ses conclusions de fait, les principaux éléments de preuve sur lesquels reposent ses conclusions ainsi que le raisonnement qu'il a suivi : Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25 (C.A.F.) au paragraphe 22.

[22]            Les demandeurs ont le droit de savoir pour quels motifs l'agent a jugé que les éléments de preuve déposés (que l'agent semble avoir acceptés) ne réfutaient pas la présomption d'existence de protection de l'État. Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[23]            Il faut souligner que les présents motifs ne constituent pas l'expression d'une opinion sur l'existence ou l'absence de protection de l'État dans les circonstances en l'espèce. La demande ne porte que sur le caractère adéquat de l'analyse effectuée par l'agent d'ERAR.

[24]            Les demandeurs proposent que la question suivante soit certifiée :

[traduction] Les tentatives d'un gouvernement visant à régler les problèmes concernant la protection de l'État suffisent-elles ou la Cour doit-elle considérer les effets concrets de ces efforts?

[25]            Le défendeur s'oppose à la certification au motif que le droit, de façon générale, est établi et que lorsqu'il s'agit d'examiner les tentatives particulières faites par un pays donné, l'enquête est liée aux faits.

[26]            Je crois que la question ne devrait pas être certifiée parce qu'elle ne porte pas sur le fondement de mon raisonnement ou de ma décision dans la présente affaire. En conséquence, on ne peut prétendre qu'il s'agit d'une question qui s'est posée et que j'ai examinée. Une question qui ne se pose pas, ou que le juge décide qu'il n'est pas nécessaire d'examiner, n'est pas une question qu'il convient de certifier : Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2004), 318 N.R. 365 (C.A.F.), au paragraphe 12.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE QUE la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l'affaire soit renvoyée à un agent d'examen des risques avant renvoi différent pour être jugée de nouveau.

                                                                                                « Carolyn Layden-Stevenson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 IMM-3813-05

INTITULÉ :                                                                ARDIAN DERVISHI ET AL.

                                                                                    c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 8 MARS 2006

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                                       LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 17 MARS 2006

COMPARUTIONS :

Howard C. Gilbert

POUR LES DEMANDEURS

Negar Hashemi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Howard C. Gilbert

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

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