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         Date : 20060228

Dossier : IMM-4459-05

Référence : 2006 CF 268

Ottawa (Ontario), le 28 février 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE DE MONTIGNY

ENTRE :

SVETLANA VLADIMIROVNA KNIAZEVA

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle un agent des visas a refusé la demande de visa de résident permanent présentée par la demanderesse, Mme Kniazeva, au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés.

 

LES FAITS

[2]               La demanderesse, âgée de 35 ans, est citoyenne russe. Elle est titulaire d’un diplôme de technologue ingénieure en chimie et d’un diplôme d’études supérieures en sciences (Candidate of Science) du Moscow Institute of Fine Chemical Technology.

 

[3]               Mme Kniazeva a déposé sa demande de visa en juillet 1999 dans la catégorie des immigrants indépendants, conformément aux articles 8, 11 et 11.1 et de l’Annexe I du Règlement sur l’immigration de 1978. Elle y a consigné qu’elle occupait alors la profession de « technologue ingénieure en chimie » et qu’elle comptait exercer au Canada la profession de « technologue ingénieure chercheuse ».

 

[4]               Dans la section de la demande de visa réservée aux antécédents professionnels, la demanderesse a indiqué qu’elle avait travaillé à titre de technologue ingénieure chez « Joint Stock Company “Plastik” » à Syzran, en Russie, de juin 1997 à juillet 1998 et que d’octobre 1993 à octobre 1996, elle était chercheuse/enseignante-tutrice à la Moscow State Academy of Fine Chemical Technology.

 

[5]               Parmi les documents annexés à la demande de visa se trouvait une copie d’une lettre traduite intitulée « Lettre de recommandation », datée du 7 mai 1999 et dont le signataire était le technologue en chef de la société Plastik, M. A.V. Guskov. La lettre mentionnait que la demanderesse avait occupé un poste d’ingénieure dans le service du technologue en chef de la section de moulage de la société Plastik, du 10 juin 1997 au 30 juillet 1998. Les documents présentés au soutien de la demande de visa comprenaient aussi des copies d’extraits du « livret de travail » officiel de la demanderesse et leur traduction anglaise, qui dressait la liste des emplois occupés par la demanderesse − y compris son emploi à la société Plastik − de 1995 à 1998.

 

[6]               En novembre 2002, la demanderesse et son époux ont été reçus en entrevue par un agent du programme d’immigration à l’Ambassade du Canada à Moscou. À l’entrevue, la demanderesse a déclaré qu’elle travaillait depuis 1999 chez « Close Corporation “Nova-Plast” » et elle a fourni une « lettre de présentation » de la société, traduite.

 

[7]               L’agent qui les a reçus a attribué à la demanderesse 7 points sur 9, sous le régime de l’ancienne Loi sur l’immigration et de son Règlement, au chapitre de la connaissance de l’anglais. Les notes du Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (STIDI) indiquent aussi que d’autres vérifications relatives aux emplois de la demanderesse devaient être effectuées.

 

[8]               Le 13 février 2003, un autre agent d’immigration a communiqué avec le directeur du service des ressources humaines de la société Plastik, M. Vladimir Ilyich Tarmischeisky, afin de vérifier l’emploi de la demanderesse. M. Tarmischeisky a demandé une copie de la lettre de recommandation que la demanderesse avait jointe à sa demande de visa, et l’agent d’immigration la lui a transmise par télécopieur. Ce n’est que le 18 juin 2004 que le directeur des ressources humaines, rejoint de nouveau par le même agent d’immigration, a confirmé que la demanderesse [Traduction] « a bien effectué un stage dans l’établissement lorsqu’elle était étudiante. Cela signifie qu’elle a travaillé de façon intermittente durant la période comprise entre juin 1997 et juillet 1998 » (extrait des notes du STIDI).

 

[9]               Selon les notes du STIDI, M. Tarmischeisky a déclaré qu’il était le signataire de la « lettre de recommandation » concernant la demanderesse. En réalité, cette lettre a été signée par A.V. Guskov, technologue en chef de Plastik – une incohérence qui semble être passée inaperçue à l’Ambassade.

 

[10]           Entre-temps, l’Ambassade a tenté d’obtenir confirmation de l’emploi de la demanderesse chez Nova-Plast. Cependant, on a été incapable de trouver une trace quelconque du nom de cette société dans les sources publiques habituelles. De plus, le numéro de téléphone qui apparaît sur le papier à en-tête de la lettre de présentation remise par la demanderesse lors de l’entrevue s’est révélé être le numéro de télécopieur d’un bureau de poste. En conséquence, le 29 juin 2004, un agent des visas a envoyé une lettre à la demanderesse pour lui demander de fournir à l’Ambassade, dans un délai de 60 jours à compter de la date de la lettre, des explications ou des clarifications au sujet de son expérience de travail chez Nova-Plast.

 

[11]           Dans une lettre en date du 25 août 2004, la demanderesse a répondu que Nova-Plast avait cessé d’exister en tant que société durant l’été 2003, mais qu’elle était en mesure de rejoindre son ancien patron. Ce dernier se trouvant en congé d’études jusqu’au mois d’octobre, elle ne pouvait fournir confirmation de son emploi chez Nova-Plast, mais elle communiquerait volontiers avec son ancien patron lorsqu’il reprendrait ses fonctions, au besoin.

 

[12]           Le 8 septembre 2004, un agent d’immigration (différent de celui qui avait communiqué avec le directeur des ressources humaines de la société Plastik) a inscrit dans les notes du STIDI qu’il ne trouvait pas convaincante l’expérience de la demanderesse à titre d’ingénieure ou technologue en chimie, puisqu’elle n’avait travaillé chez Plastik qu’à temps partiel et qu’il n’était pas possible de vérifier son emploi chez Nova-Plast. Le 28 septembre 2004, un autre agent a noté dans le STIDI : [traduction] « […] la demanderesse ne satisfait ni aux critères de la LIPR ni à ceux de l’ancienne loi. Demande refusée. » Toute correspondance entre l’Ambassade et la demanderesse a été interrompue jusqu’au mois de mai 2005.

[13]           Le 5 mai 2005, l’Ambassade a posté à la demanderesse une lettre non datée l’informant du refus de sa demande de visa. La demanderesse a reçu cette lettre en juillet 2005. Voici la partie pertinente de la lettre de refus :

[Traduction]

 

En conformité avec les dispositions du paragraphe 361(4) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, j’ai apprécié votre demande en fonction de deux ensembles de critères :

 

A)       les critères du Règlement sur l’immigration de 1978 qui se rapportent aux immigrants autres que les « parents », les réfugiés au sens de la Convention cherchant à se réinstaller, les candidats d’une province et les demandeurs qui entendent résider au Québec;

B)        les critères relatifs aux travailleurs qualifiés (fédéral) énoncés dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

I.                   Appréciation sous le régime du Règlement sur l’immigration de 1978 :

L’alinéa 8(1)a) du Règlement sur l’immigration de 1978 désigne les critères examinés pour déterminer si les demandeurs qui font partie de votre catégorie pourront réussir leur établissement économique au Canada. Ces critères sont les suivants : études, études et formation, expérience, facteur de la profession, emploi réservé ou profession désignée, facteur démographique, âge, connaissance de l’anglais et du français et personnalité.

 

Votre demande a été évaluée en fonction de la profession (ou des professions) pour laquelle vous avez demandé une appréciation, à savoir la profession d’ingénieure en chimie (CNP : 2134). Le tableau ci-dessous indique les points d’appréciation qui vous ont été attribués pour chacun des critères de sélection :

 

 

Code CNP : 2134

 

 

Points attribués

Maximum

ÉTUDES

16

16

ÉTUDES ET FORMATION

17

18

EXPÉRIENCE

00

8

FACTEUR DE LA PROFESSION

00

10

EMPLOI RÉSERVÉ

00

10

FACTEUR DÉMOGRAPHIQUE

08

8

ÂGE

10

10

CONNAISSANCE DE L’ANGLAIS

07

9

 

 

Vous n’avez pas accumulé le nombre minimum de points requis, actuellement fixé à 67, pour l’obtention d’un visa de résident permanent. Par conséquent, vous ne m’avez pas convaincu de votre capacité à réussir votre établissement économique au Canada.

 

II.                Conclusion

 

Suivant le paragraphe 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, l’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement, lesquels seront délivrés sur preuve, à la suite d’un contrôle, qu’il n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi. Le paragraphe 2(2) précise que sauf disposition contraire de la LIPR, toute mention de celle-ci vaut également mention des règlements pris sous son régime.

 

Après avoir examiné votre demande, je ne suis pas convaincu, pour les motifs exposés ci-dessus, que vous respectez les exigences de la Loi et du Règlement. En conséquence, je refuse votre demande.

 

 

QUESTIONS EN LITIGE

[14]           La demanderesse a soulevé les questions suivantes :

i.          La demanderesse a-t-elle été privée de l’équité procédurale du fait que plus d’un agent d’immigration est intervenu dans le traitement de sa demande de visa?

ii.          L’agent des visas a-t-il commis une erreur en appuyant ses conclusions en ce qui concerne l’emploi de la demanderesse à la société Plastik sur une preuve extrinsèque, sans donner à la demanderesse l’occasion d’y répondre?

iii.         L’agent des visas a-t-il commis une erreur en omettant de tenir compte d’une preuve indépendante concernant l’expérience professionnelle de la demanderesse?

iv.         L’agent des visas a-t-il fait erreur en ne tenant pas compte de toute l’expérience professionnelle pertinente de la demanderesse?

v.         L’agent des visas a-t-il commis une erreur en n’informant pas la demanderesse des nouvelles exigences de la LIPR quant à l’appréciation des connaissances linguistiques?


vi.         L’agent des visas a-t-il commis une erreur en omettant d’apprécier la demande de visa suivant les dispositions de la LIPR?

 

ANALYSE

[15]           Avant d’examiner les questions soulevées par la demanderesse, il importe de déterminer la norme de contrôle applicable en l’espèce. La Cour a constamment jugé que l’expertise particulière des agents des visas exige la retenue dans le contrôle de leurs décisions. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que l’appréciation d’une personne qui demande la résidence permanente dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) relève de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à l’égard duquel la Cour doit faire preuve d’une très grande retenue. Dans la mesure où cette appréciation a été faite de bonne foi, en respectant les principes de justice naturelle applicables et sans l’intervention de facteurs extrinsèques ou étrangers à la question, la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent des visas devrait être celle de la décision manifestement déraisonnable : Postolati c. Canada (M.C.I.), 2003 CFPI 251; Singh c. Canada (M.C.I.), 2003 CFPI 312; Nehme c. Canada (M.C.I.), 2004 CF 64; Bellido c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 452, [2005] A.C.F. no 572 (QL).

 

[16]           La situation est toutefois différente lorsque les questions soulevées ont trait à l’équité procédurale. Il est de droit constant que la Cour n’a pas à faire preuve de retenue lorsqu’elle se penche sur des questions d’équité procédurale dans le cadre d’un contrôle judiciaire. La Cour suprême du Canada a dit clairement qu’il n’est pas nécessaire de déterminer la norme de contrôle applicable à l’obligation de respecter l’équité procédurale : un manquement à l’équité procédurale suffit généralement, en soi, à frapper de nullité la décision sous examen.

[17]           Gardant ces principes à l’esprit, je me pencherai maintenant sur les arguments avancés par les parties respectives quant à chacune des questions soulevées par la demanderesse.

 

i)                    Plus d’un agent d’immigration est intervenu dans le traitement de la demande de visa

[18]           La demanderesse fait remarquer que, selon les notes du STIDI, au moins trois personnes ont pris part au processus décisionnel en l’espèce. De plus, soutient-elle, [traduction] « rien n’indique que [l’agent des visas] ait fait lui-même des vérifications portant sur l’expérience professionnelle de la demanderesse ». La demanderesse est d’avis que le fait pour l’officier de s’être fié à des vérifications effectuées par d’autres agents est inapproprié.

 

[19]           La demanderesse ne fait référence à aucune autorité à l’appui de son argument selon lequel l’agent des visas s’est incorrectement fondé sur les vérifications ou les conclusions d’autres agents pour refuser la demande de visa. De fait, la jurisprudence a clairement établi que le principe voulant que celui qui entend l’affaire doive prendre la décision ne s’applique pas aux décisions administratives, en particulier les décisions des agents des visas. Comme l’a déclaré le juge MacKay dans la décision Silion c. Canada (M.C.I.), [1999] A.C.F. no 1390 (QL) au paragraphe 11 :

Il s’agit essentiellement d’une décision administrative, que l’agent des visas a prise dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Eu égard aux circonstances de la présente affaire ou de toute autre affaire, il n’est pas nécessaire que l’agent des visas ait une entrevue personnelle avec la personne qui demande un visa. Dans certaines circonstances, l’omission de le faire pourrait être inéquitable, mais je ne suis pas convaincu que ce soit ici le cas. Dans ce cas-ci, l’API a eu une entrevue avec la demanderesse et a rendu compte du résultat de l’entrevue. Ce compte rendu a été examiné par l’agent des visas, qui a pris la décision. Le traitement des demandes et les comptes rendus y afférents par des membres du personnel font bien souvent normalement partie du processus administratif et il n’est pas surprenant que ce processus ait ici été suivi. Il ne s’agit pas d’un cas dans lequel l’agent des visas a rendu une décision judiciaire ou quasi‑judiciaire, qui pourrait donner lieu à l’application du principe voulant que celui qui entend une affaire doit rendre la décision y afférente, ou à l’inverse que celui qui rend la décision doit entendre le demandeur.

 

En conséquence, l’argument de la demanderesse sur ce point est mal fondé et doit être rejeté.

 

ii)         La preuve extrinsèque concernant l’emploi de la demanderesse à la société Plastik

[20]           La demanderesse soutient que l’agent des visas a manqué à son devoir d’agir équitablement en tenant compte d’une preuve extrinsèque au sujet de l’emploi de la demanderesse chez Plastik, à savoir les renseignements fournis par M. Tarmischeisky, le directeur des ressources humaines de la société. De l’avis de la demanderesse, l’agent des visas était tenu de lui offrir l’occasion d’apporter réponse aux questions qui le préoccupaient. Elle estime que, quoi qu’il en soit, les renseignements fournis par M. Tarmischeisky ne permettaient pas de conclure qu’elle n’avait travaillé chez Plastik qu’à temps partiel : la notion de travail « intermittent » est ambiguë, fait-elle valoir, et un travail intermittent peut équivaloir à un emploi à temps plein. Enfin, elle ajoute qu’aucune preuve ne démontre que M. Tarmischeisky ait jamais eu quelque contact que ce soit avec elle, ni même qu’il ait été au service de la société à l’époque où elle y travaillait. En effet, M. Tarmischeisky a prétendu erronément qu’il était le signataire de la lettre de recommandation concernant la demanderesse, une contradiction que l’agent des visas reconnaît n’avoir pas remarquée.

 

[21]           Une longue série de décisions a établi qu’un agent des visas qui compte s’appuyer sur une preuve extrinsèque doit informer le demandeur de cette preuve de manière à permettre à ce dernier d’y répondre : voir, par exemple, les décisions Muliadi c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 C.F. 205 (C.A.F.); Shah c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 1299 (C.A.F.) (QL); Fong c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 C.F. 705 (1re inst.); John c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 257, [2003] A.C.F. no 350 (1re inst.) (QL); Cornea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2003), 2003 CF 972, 30 Imm. L.R. (3d) 38 (C.F. 1re inst.); Rukmangathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284, [2004] A.C.F. no 317 (C.F.). Cette exigence se justifie aisément. Compte tenu de l’importance de la décision de l’agent des visas pour la demanderesse, il est primordial que celle-ci soit informée des préoccupations que l’agent des visas entretient à l’égard d’une preuve extrinsèque, de façon à avoir l’occasion d’éclaircir les doutes de l’agent quant à cette preuve.

 

[22]           Fait à noter, le Guide de traitement des demandes à l’étranger de Citoyenneté et Immigration Canada prévoit que les demandeurs doivent avoir la possibilité d’éclaircir les doutes que pourrait entretenir un agent quant à la preuve. Aux pages 26-27 du chapitre du Guide portant sur la procédure, en effet, on peut lire ce qui suit :

 

Les demandeurs doivent avoir la possibilité d’apporter des preuves et d’invoquer des arguments. Ceci comprend qu’on doit leur fournir une traduction/interprétation appropriée. L’agent doit tenir compte de tous les éléments et dossiers (dans le STIDI) sur lesquels il a fondé son évaluation et expliquer les raisons pour lesquelles il n’a pas tenu compte de certains éléments. Les agents doivent respecter cette exigence dans tous les cas, bien qu’à des degrés divers. La nature de la possibilité offerte au demandeur sera en fonction de la complexité de la demande. Dans le cas des personnes qui demandent un visa de visiteur, les agents doivent exprimer leurs préoccupations et mentionner la réponse du demandeur au dossier. Le demandeur doit connaître l’affaire, c.-à-d. que l’information détenue par l’agent doit être révélée au demandeur avant que la décision soit prise. Par exemple, si un agent se fie à des preuves extrinsèques (par ex. des preuves provenant d’autres sources que du demandeur), il doit donner au demandeur la possibilité de s’expliquer. (Non souligné dans l’original.)

 


[23]           En l’espèce, l’agent des visas avait l’obligation manifeste de faire savoir à la demanderesse qu’il considérait son expérience à la société Plastik comme un emploi à temps partiel seulement, de sorte que cet emploi ne compterait pas à titre d’expérience professionnelle pertinente. Cette conclusion représentait une divergence essentielle au regard de la preuve présentée par la demanderesse. Le fait que l’agent des visas n’a pas informé la demanderesse de sa conclusion est d’autant plus grave que la personne à laquelle il a parlé n’était pas le supérieur immédiat de la demanderesse. Aucun élément de preuve n’indique que M. Tarmischeisky ait jamais été en contact avec la demanderesse ni même qu’il était au service de la société à l’époque où la demanderesse y a travaillé. Aucune preuve n’indique que M. Tarmischeisky avait une connaissance directe de la nature et de l’étendue des fonctions de la demanderesse ni de la durée de son emploi chez Plastik. Si la demanderesse avait été mise au courant de cette conversation avec M. Tarmischeisky, elle aurait pu inviter l’agent des visas à communiquer avec son supérieur immédiat qui, lui, aurait pu clarifier la durée et la nature des responsabilités de la demanderesse chez Plastik. L’agent des visas a manifestement contrevenu à son devoir d’agir équitablement. Comme l’a fait remarquer récemment la juge Snider dans la décision Bellido, précitée, au paragraphe 36, «  […] ce serait une erreur de la part de l’agent des visas de s’appuyer sur des éléments de preuve extrinsèques (tels que des renseignements obtenus par l’intermédiaire d’un appel téléphonique à un ancien employeur) sans informer la demanderesse de l’existence de cette preuve » (non souligné dans l’original.)

 

[24]           Le défendeur soutient que de toute façon, il s’agit là d’une question théorique, puisque même si ce renseignement avait été communiqué à la demanderesse, le résultat final aurait été le même. Bien sûr, tout manquement à l’équité procédurale n’invalide pas nécessairement une décision, lorsque le manquement est mineur et n’a eu aucune répercussion sur le résultat final. Dans les circonstances de l’espèce, cependant, la conclusion de l’agent des visas aurait bien pu être différente s’il avait donné à la demanderesse la possibilité de dissiper la conviction qu’il avait acquise qu’elle n’avait travaillé qu’à temps partiel chez Plastik.

 

[25]           Il ne manquait que huit points à la demanderesse pour satisfaire aux conditions prévues dans l’ancienne Loi sur l’immigration. Si on lui avait attribué les points d’appréciation pour le facteur de la profession et le nombre minimum de points au chapitre de l’expérience professionnelle, il ne lui aurait plus manqué qu’un seul point, et l’agent des visas aurait pu exercer son pouvoir discrétionnaire d’acquiescer à la demande de résidence permanente de la demanderesse. À tout le moins l’attribution appropriée des points pour le facteur de la profession aurait-elle permis à la demanderesse de solliciter l’évaluation de sa demande dans la catégorie des travailleurs qualifiés indépendants.

 

[26]           Je conclus en conséquence que le droit de la demanderesse à l’équité procédurale a été violé, et je suis incapable de conclure que le manquement s’est révélé sans conséquence en bout de ligne. Pour ce seul motif, je serais disposé à annuler la décision de refuser la demande pour l’obtention d’un visa de résidence permanente et à renvoyer l’affaire à un autre agent des visas pour nouvel examen. 

 

iii)        Preuve indépendante de l’expérience professionnelle de la demanderesse

[27]           La demanderesse prétend que l’agent des visas n’a tenu aucun compte d’éléments de preuve documentaire concernant son emploi chez Nova-Plast, à savoir sa lettre en date du 25 août 2004 dans laquelle elle explique que l’entreprise a cessé d’exister à compter de l’été 2003, une traduction certifiée conforme de son livret de travail indiquant qu’elle avait travaillé chez Nova-Plast du 1er août 1999 au 15 décembre 2002 et une lettre de recommandation qui confirmait qu’en date du 5 novembre 2002, la demanderesse occupait un emploi au sein de cette société.

 

[28]           Il est bien établi en droit qu’il n’est pas nécessaire que l’intégralité de la preuve soit commentée dans les motifs écrits d’un tribunal (voir, par exemple, les décisions Kang c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 1128, [2005] A.C.F. no 1400 (C.F.); Florea c. Canada (M.E.I.), [1993] A.C.F. no 598 (C.A.F.) (QL); Hassan c. Canada (M.E.I.) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F)). Il existe une présomption selon laquelle le tribunal a tenu compte de toute la preuve, et la demanderesse n’a pas réfuté cette présomption. 

 

[29]           Quoi qu’il en soit, l’Ambassade avait des motifs valables de rejeter la documentation désignée par la demanderesse. Dans son affidavit, l’agent des visas a donné des motifs probants pour expliquer pourquoi il n’a pas jugé ces éléments de preuve suffisants pour démontrer que la demanderesse avait bien travaillé chez Nova-Plast. À la lumière de ces motifs, il n’était pas déraisonnable (ni certes manifestement déraisonnable) de la part de l’agent des visas de rejeter la preuve documentaire dont parle la demanderesse.

 

iv)        Autre expérience professionnelle pertinente

[30]           La demanderesse fait valoir que, bien qu’elle ait indiqué dans sa demande de visa que sa profession envisagée était celle de « technologue ingénieure chercheuse » et qu’elle possédait une expérience professionnelle à titre de « chercheuse/enseignante-tutrice », rien dans les notes de l’agent des visas ne donne à penser qu’il a tenu compte de cette expérience professionnelle.

 

[31]           Le défendeur rétorque que l’agent des visas n’a pas à scruter toute demande de visas pour repérer toutes les professions qu’un demandeur pourrait éventuellement exercer. Puisque la demanderesse n’a pas précisé dans sa demande qu’elle envisageait travailler comme « enseignante‑tutrice », il n’était pas nécessaire d’évaluer cette activité professionnelle. Non seulement pourrait-on dire de même de son expérience professionnelle comme chercheuse, mais la demanderesse n’aurait pu se voir attribuer aucun crédit à titre de chercheuse de toute façon, puisque son expérience professionnelle dans le domaine de la chimie ou bien se limitait à du temps partiel ou bien ne pouvait être vérifiée. 

 

[32]           Fait intéressant, tant la demanderesse que le défendeur invoquent la décision Nehme c. Canada (M.C.I.), 2004 CF 64, [2004] A.C.F. no 49 (C.F.) pour étayer leur position respective. Dans cette affaire, le juge MacKay a affirmé au paragraphe 22 :

 

Après examen des conclusions écrites, je ne crois pas que l’agente des visas ait de quelque façon manqué à son obligation d’équité. Son devoir d’envisager une classification professionnelle autre que celle proposée par un aspirant à la résidence permanente, un devoir reconnu dans le jugement Li c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1990) 9 Imm. L.R.(2d) 263 (F.C.1re inst.), ne l’oblige pas à évaluer l’expérience du requérant par rapport aux études et aux tâches propres à chacune des classifications de la CNP. C’est un devoir qui englobe plutôt uniquement les classifications proposées somme substituts par le requérant ou celles qu’un observateur bien informé reconnaîtrait, au vu de la requête présentée. À tout le moins, une classification professionnelle de substitution doit être étroitement rattachée à la classification initialement proposée. (Non souligné dans l’original.)

 

[33]           Je suis d’avis qu’un « observateur bien informé » aurait dû se rendre compte de ce que la demanderesse proposait la profession de « chercheuse » comme classification professionnelle de substitution, même si elle ne l’avait pas désignée à titre de profession envisagée. Peut‑être la demanderesse n’a-t-elle pas fait mention de son expérience de « chercheuse/enseignante-tutrice » lors de l’entrevue; cependant, cette activité professionnelle est bel et bien inscrite dans la section de sa demande concernant ses antécédents de travail. En outre, le défendeur fait abstraction, dans ses observations, du fait que la demanderesse a précisé dans sa demande de visa que sa profession envisagée au Canada était celle d’« ingénieure technologue chercheuse » (nous soulignons). S’attendre à ce que l’agent des visas examine cette profession ne saurait être comparé à une obligation de scruter la demande à la recherche de toutes les professions que la demanderesse pourrait éventuellement exercer.

 

[34]           Durant le contre-interrogatoire portant sur son affidavit, l’agent des visas a admis qu’il ne savait même pas que la demanderesse avait consigné son expérience professionnelle à titre de chercheuse universitaire et d’enseignante-tutrice dans sa demande. L’ignorance de ce fait constitue clairement un manquement au devoir d’équité procédurale. Puisqu’on ne peut affirmer que le résultat aurait été « inévitable » si ce manquement ne s’était pas produit, il serait inopportun que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder réparation à l’égard du manquement de l’agent des visas à son devoir d’équité procédurale (voir Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada‑Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux pages 228-229).

 

v)         Notification des nouvelles exigences de la LIPR quant à l’appréciation des connaissances linguistiques

 

[35]           Lorsque l’agent des visas a évalué la demanderesse sous le régime de la Loi sur l’immigration, il lui a attribué 7 points sur un maximum de 9 pour sa connaissance de l’anglais. Toutefois, lorsqu’il a procédé à l’évaluation en fonction des dispositions de la LIPR, il n’a attribué aucun point à la demanderesse pour les connaissances linguistiques. L’agent des visas explique dans son affidavit que l’incompatibilité entre ces résultats découle de la politique de CIC concernant l’évaluation des demandes traitées sous le régime des deux lois. Du fait que la demanderesse avait été reçue en entrevue avant mars 2003, l’agent des visas était d’avis qu’elle devait n’être évaluée qu’en fonction de l’ancienne loi; or, en vertu des dispositions de l’ancienne loi, un demandeur pouvait se voir attribuer des points pour les connaissances linguistiques sans devoir fournir une évaluation officielle. Par contre, en vertu du paragraphe 79(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, les agents des visas ne peuvent plus procéder à une évaluation subjective des connaissances linguistiques; les demandeurs doivent ensuite présenter une évaluation formelle à cet égard. 

 

[36]           On n’a jamais proposé à la demanderesse de fournir une évaluation officielle de sa connaissance des langues officielles. L’agent des visas a expliqué que cela n’était pas nécessaire puisque la demanderesse avait eu son entrevue avant le mois de mars 2003 et qu’en conséquence, elle serait évaluée en fonction des critères de l’ancienne loi. C’est par souci d’équité que l’agent des visas a choisi, en mai 2005, d’évaluer la demanderesse en vertu des dispositions des deux lois. Toutefois, il n’a jamais informé la demanderesse de cette décision ni ne lui a offert la possibilité de présenter une évaluation officielle de ses connaissances linguistiques.

 

[37]           S’il est vrai qu’il incombe à la demanderesse de démontrer qu’elle répond aux critères pour immigrer au Canada, elle ne peut toutefois pas s’acquitter de cette responsabilité si on ne l’informe pas de ce qu’elle doit faire. La demanderesse a déposé sa demande d’immigration en juillet 1999, trois ans avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi. Elle n’était pas représentée par un avocat à cette époque ni au moment de son entrevue en novembre 2002. Elle ne pouvait pas savoir que la loi prévoyait de nouvelles exigences relativement à l’immigration au Canada. L’agent des visas savait que la demanderesse n’avait jamais été mise au courant de ces changements. En réalité, l’énoncé des faits dans l’affaire Bellido, précitée, montre que CIC reconnaît la nécessité de faire connaître les nouvelles exigences linguistiques aux demandeurs dont la demande a été déposée sous le régime de l’ancienne loi et de l’ancien règlement; dans Bellido, une lettre avait été envoyée à la demanderesse pour lui demander de produire une preuve à jour de son niveau de connaissance des langues officielles. De fait, l’agent des visas a indiqué dans son affidavit qu’il avait lui-même effectué une démarche semblable dans le passé.

 

[38]           À compter du moment où l’agent des visas a décidé d’apprécier la demanderesse en fonction des deux lois, l’ancienne et la nouvelle, il se devait d’informer la demanderesse des nouvelles exigences en matière de connaissances linguistiques. L’évaluation linguistique aurait établi une distinction entre le succès et l’échec. L’agent des visas savait qu’il existait une procédure générale pour aviser les demandeurs de la période transitoire des nouvelles exigences quant à l’évaluation linguistique. Avant mai 2005, il avait traité des cas semblables et avait informé les demandeurs des nouvelles dispositions à cet égard. Enfin, il savait qu’il procédait à une évaluation en vertu de la LIPR qui n’était pas obligatoire mais qu’il estimait utile  afin d’assurer l’équité procédurale à la demanderesse. Dans les circonstances, le fait que l’agent des visas a négligé de procéder à un examen minutieux de la demande aux termes de la nouvelle loi et de donner à la demanderesse la possibilité de lui fournir une évaluation de ses connaissances linguistiques est inexplicable et résulte en un manquement manifeste de son devoir d’équité envers la demanderesse.

 

vi)        Appréciation de la demande de visa suivant les exigences de la LIPR

[39]           Comme il a été mentionné, l’agent des visas était apparemment d’avis que la demande de visa pouvait valablement être appréciée sous le régime de l’ancienne loi seulement et qu’en l’appréciant suivant la LIPR, il donnait tout simplement toutes les chances à la demanderesse. Toutefois, ce n’est pas ce que prévoit le paragraphe 361(4) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR). Suivant cette disposition, un demandeur aurait pu devenir un résident permanent à titre de travailleur qualifié (fédéral) en répondant soit aux exigences du Règlement pris en vertu de l’ancienne loi, soit à celles du RIPR. Il incombait dès lors à l’agent des visas de procéder à une appréciation en vertu de chacune des deux lois.

 

[40]           La demanderesse prétend qu’elle n’a pas vraiment été appréciée en vertu du RIPR et que la lettre de refus contient un seul indice de ce que les nouvelles règles aient été prises en compte. Cette affirmation est inexacte. J’ai passé en revue les notes du STIDI et j’estime que l’agent des visas a bien tenu compte de l’ancienne et de la nouvelle loi. Par conséquent, la demanderesse n’a pas établi que sa demande n’a pas été appréciée suivant le RIPR. 

 

CONCLUSION

[41]           Je suis d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire, parce que la demanderesse a établi que l’agent des visas a commis trois manquements à son devoir d’équité procédurale : 1) il a omis d’informer la demanderesse des renseignements que lui avait communiqués M. Tarmischeisky, directeur des ressources humaines de la société Plastik, de façon à donner à la demanderesse l’occasion d’y répondre; 2) il n’a pas tenu compte de l’expérience de la demanderesse à titre de « chercheuse/enseignante-tutrice »; 3) il a négligé d’informer la demanderesse des nouvelles exigences de la LIPR en matière d’évaluation des connaissances linguistiques.

 

[42]           En conséquence, le refus de l’agent des visas d’accorder la demande de visa devrait être annulé et la demande de visa renvoyée à un autre agent des visas pour que celui-ci procède à un nouvel examen.

 

 


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1-                 La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2-                 Le refus opposé par l’agent des visas à la demande de visa est en conséquence annulé, et la demande de visa est renvoyée à un nouvel agent des visas pour qu’il procède à un nouvel examen.

 

 

 

                                                                                                            « Yves de Montigny »

Juge 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-4459-05

 

INTITULÉ :                                       Svetlana Vladimirovna Kniazeva c. MCI                     

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               Le 9 février 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

et JUGEMENT :                              Le juge de Montigny  

 

DATE DES MOTIFS :                      Le 28 février 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rishma N. Shariff                                 POUR LA DEMANDERESSE

 

Rick Garvin                                          POUR LE DÉFENDEUR

                       

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Caron & Partners s.r.l.                          POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Calgary (Alberta)

 

John H. Sims, c.r.                                 POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                                          

 

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