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Date : 20191128


Dossier : IMM‑3974‑18

Référence : 2019 CF 1523

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

SIVARAGAVAN SELVASABAPATHIPILLAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Le demandeur, un citoyen sri lankais, demande l’annulation d’une partie de la décision par laquelle un délégué du ministre a approuvé sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] sur la base de motifs restreints [ERAR restreint].

[2]  Le demandeur est arrivé au Canada à bord du navire Ocean Lady en octobre 2009 et a présenté une demande d’asile. En janvier 2010, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada parce qu’il n’avait pas de visa et qu’il avait introduit des gens illégalement au pays, en violation des dispositions de la LIPR.

[3]  Le 12 novembre 2012, l’ASFC a avisé la Section de la protection des réfugiés que la demande d’asile du demandeur était irrecevable parce qu’il était interdit de territoire pour criminalité organisée, comme le prévoit l’alinéa 101(1)f) de la LIPR [le rapport d’interdiction de territoire].

[4]  Le 15 novembre 2012, un commissaire de la Section de l’immigration [SI] a jugé que le rapport d’interdiction de territoire était fondé et a pris une mesure d’expulsion contre le demandeur. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée à la Cour relativement à cette décision de la SI a été refusée en mai 2013.

[5]  En décembre 2012, le demandeur a présenté une demande d’ERAR au titre du paragraphe 112(3) de la LIPR. Les demandes soumises au titre de cette disposition doivent être tranchées après examen des évaluations exigées aux alinéas 172(2)a) et b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [RIPR].

[6]  En août 2013, un agent d’immigration supérieur a préparé une évaluation écrite du risque auquel le demandeur serait exposé s’il retournait au Sri Lanka, en se basant sur les facteurs énoncés à l’article 97 de la LIPR [évaluation du risque].

[7]  En janvier 2017, l’ASFC a préparé, conformément à l’alinéa 172(2)b) du RIPR, une évaluation écrite concernant le danger que représente le demandeur pour la sécurité du Canada, ainsi que la nature et la gravité de ses actes passés, en s’appuyant sur les facteurs énoncés au sous-alinéa 113d)(i) de la LIPR [avis de danger].

[8]  Le délégué du ministre a reçu et examiné l’évaluation du risque et l’avis de danger, comme l’exige le paragraphe 172(1) du RIPR.

[9]  Dans une décision datée du 25 juillet 2018 [la décision contestée], le délégué du ministre a sursis à l’exécution du renvoi du demandeur en raison du risque de traitements ou peines cruels ou inusités auquel il serait exposé s’il devait retourner au Sri Lanka. Le délégué du ministre a également conclu que le demandeur ne constituait pas un danger pour la sécurité du Canada et que les activités auxquelles il s’était livré à bord du Ocean Lady n’étaient pas suffisantes pour justifier son renvoi du Canada.

[10]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

II.  La réparation sollicitée par le demandeur

[11]  Bien qu’il ait eu largement gain de cause à l’égard de son ERAR restreint, le demandeur a introduit la présente demande, car l’alinéa 112(3)a) de la LIPR l’empêche de demander le statut de résident permanent. Le ministre l’a informé que même si l’évaluation du risque empêche son renvoi, un changement de circonstances pourrait établir qu’il n’est plus exposé à des risques au Sri Lanka et il pourrait dans ce cas être expulsé du Canada.

[12]  Le demandeur sollicite une ordonnance pour que l’avis de danger soit renvoyé au délégué du ministre et réexaminé par un autre décideur.

[13]  Il sollicite également une ordonnance annulant la partie de la décision qui confirme son interdiction de territoire au Canada, et demande que le statut de personne protégée lui soit accordé aux termes de l’alinéa 114(1)a) de la LIPR.

[14]  Le demandeur souhaite que soit maintenue la conclusion portant qu’il serait exposé à un risque s’il devait retourner au Sri Lanka.

III.  Les questions à trancher et la norme de contrôle

[15]  Même si elles formulent les questions de manière différente, les parties conviennent que les faits de la présente affaire soulèvent deux questions principales :

  1. Était-il déraisonnable pour le délégué du ministre de confirmer la conclusion d’interdiction de territoire tirée par la SI?

  2. La conclusion d’interdiction de territoire de la SI est-elle visée par la doctrine de la chose jugée et, le cas échéant, la Cour devrait-elle intervenir pour empêcher une injustice?

[16]  Nombre des arguments soumis à l’égard de ces questions nécessitent un examen de l’arrêt B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 [B010], rendu par la Cour suprême du Canada, et de l’arrêt Tapambwa c Canada (Citizenship and Immigration), 2019 CAF 34 [Tapambwa CAF], rendu par la Cour d’appel fédérale. Le 11 juillet 2019, la demande d’autorisation de pourvoi relative à l’arrêt Tapambwa CAF a été rejetée par la Cour suprême du Canada dans le dossier numéro 38589.

[17]  Même si les parties ont déposé leur mémoire des arguments avant la publication de l’arrêt Tapambwa CAF, cet arrêt a été évoqué à l’audition de la présente demande.

[18]  Il n’est pas contesté que la norme de contrôle applicable à un ERAR restreint est celle de la décision raisonnable : Zmari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 132, au par. 14.

[19]  Le caractère raisonnable d’une décision s’apprécie en fonction de la question de savoir si le processus décisionnel était justifiable, intelligible et transparent et si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Suivant la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de retenue à l’égard de l’expertise du tribunal. La retenue l’oblige à accorder une attention respectueuse aux motifs donnés ou à ceux qui auraient pu être donnés : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, aux par. 47 et 48 [Dunsmuir].

[20]  Si la décision appartient aux issues raisonnables, alors le fait qu’une issue différente soit possible ne signifie pas que la décision est déraisonnable. Les motifs répondent aux critères établis dans l’arrêt Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux par. 16 et 17.

IV.  Analyse

[21]  Par souci de commodité, les extraits pertinents des dispositions législatives applicables sont joints à l’annexe A.

A.  La conclusion d’interdiction de territoire

[22]  Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour le délégué du ministre de confirmer la conclusion d’interdiction de territoire tirée par la SI, étant donné que l’arrêt B010 a modifié le droit après que la SI a rendu sa décision, mais avant que le délégué du ministre ne rende la sienne.

[23]  Pour répondre succinctement à cet argument, les faits de l’espèce sont, à tous les égards pertinents, identiques à ceux de l’affaire visée par l’arrêt Tapambwa CAF, dans lequel la Cour d’appel fédérale a jugé que les agents chargés de l’ERAR n’ont pas compétence pour réexaminer une conclusion antérieure quant à l’exclusion. En l’espèce, le délégué du ministre a rempli le rôle d’agent chargé de l’ERAR. Les agents chargés de l’ERAR n’ont compétence que pour déterminer si le demandeur pourrait être exposé à l’avenir à un nouveau risque n’ayant pas déjà été examiné.

[24]  Dans l’arrêt Tapambwa CAF, le critère juridique pour établir la complicité à l’égard de crimes contre l’humanité avait été modifié par la Cour suprême du Canada huit jours après que M. Tapambwa s’était vu refuser l’autorisation de demander le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [SPR]. La SPR avait conclu que M. Tapambwa et son épouse étaient exclus du régime de protection des réfugiés en application de l’article 98 de la LIPR et qu’ils étaient visés par le paragraphe 112(3) de la même loi. Leur ERAR était donc uniquement fondé sur l’article 97 de la LIPR.

[25]  La Cour d’appel a conclu que le fondement juridique de leur exclusion avait été modifié entre la date de la conclusion d’exclusion et celle de l’audience devant l’agent chargé de l’ERAR. En l’espèce, le droit a été modifié après la conclusion de la SI et après le rejet de la demande d’autorisation de contrôle judiciaire, mais avant que la décision du délégué du ministre ne soit rendue.

[26]  Dans l’arrêt Tapambwa CAF, la Cour d’appel fédérale a formulé en ces termes la question à trancher :

[traduction]

[L]es personnes qui sont exclues du régime de protection des réfugiés en application de l’article 98 de la [LIPR] sur le fondement de l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés […] parce qu’elles ont commis des crimes contre l’humanité peuvent[-elles] demander le réexamen de la conclusion d’exclusion avant leur expulsion[?]

[27]  En l’espèce, le demandeur affirme que l’une des questions à trancher en l’espèce est la suivante :

[TRADUCTION]

Le délégué du ministre a‑t‑il le pouvoir et l’obligation d’examiner l’interdiction de territoire du demandeur dans le contexte de l’évaluation de la nature et de la gravité des actes à l’origine de l’interdiction de territoire qu’il est tenu d’effectuer aux termes de la loi, ou doit‑il se contenter d’approuver la conclusion d’interdiction de territoire de la SI?

[28]  Ayant examiné les dispositions législatives pertinentes, la Cour d’appel a estimé que [traduction« l’agent chargé de l’ERAR n’a pas le pouvoir de réexaminer une conclusion d’exclusion » : Tapambwa CAF, au par. 41.

[29]  L’une des raisons invoquées à l’appui de cette conclusion tient au fait que le législateur a chargé la SPR et la Section d’appel de l’immigration de statuer sur les affaires d’exclusion ainsi que sur les interdictions de territoire qui en découlent. Ces conclusions sont définitives, à moins qu’elles ne soient infirmées par la Cour fédérale. L’agent chargé de l’ERAR qui agit au titre des articles 96 ou 97 n’instruit pas un appel ni ne rend une nouvelle décision à l’égard de la demande d’asile initiale qui a été rejetée.

[30]  La Cour d’appel a également fait remarquer que les conclusions d’interdiction de territoire découlent de l’application de la loi. Une fois que l’agent conclut qu’une personne est visée par l’une des dispositions prévues aux articles 34 à 42 de la LIPR, aucune décision supplémentaire n’a à être rendue.

[31]  Le 29 mai 2013, l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SI a été refusée. À ce moment‑là, la conclusion d’interdiction de territoire visant le demandeur est devenue finale : Tapambwa CAF, au par. 59.

[32]  Le demandeur ne m’a présenté aucun argument convaincant établissant que l’arrêt Tapambwa CAF ne doit pas être appliqué.

[33]  Selon le demandeur, la Cour d’appel a conclu dans l’arrêt Tapambwa CAF que l’agent n’avait pas la compétence pour écarter une conclusion d’exclusion, mais que la conclusion d’interdiction de territoire pouvait être écartée.

[34]  Ce n’est pas un énoncé exact. La Cour d’appel a examiné l’argument de M. Tapambwa selon lequel l’utilisation de l’indicatif présent à l’alinéa 112(3)a) de la LIPR laissait entendre que l’agent chargé de l’ERAR pouvait réexaminer une décision antérieure relative à l’interdiction de territoire. Cet argument a été rejeté de façon sommaire au motif que le fait d’autoriser l’agent chargé de l’ERAR à réexaminer une conclusion antérieure d’interdiction de territoire [traduction« reviendrait à usurper les mécanismes prévus dans la LIPR ».

[35]  Je suis convaincue que l’analyse et la logique exposées dans l’arrêt Tapambwa CAF trouvent à s’appliquer à la conclusion d’interdiction de territoire qu’a tirée la SI en l’espèce. Je conclus pour cette raison que le délégué du ministre n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a confirmé la décision de la SI.

B.  La criminalité organisée et la recherche d’un profit

[36]  D’après le demandeur, une conclusion d’interdiction de territoire fondée sur la criminalité organisée exige que les actes aient été commis à des fins lucratives, une question que le délégué du ministre n’a pas examinée. Encore une fois, cet argument présume à tort que le délégué du ministre pouvait revenir sur une conclusion d’interdiction de territoire qui est devenue finale au moment où l’autorisation de demander le contrôle judiciaire a été refusée. Comme la Cour d’appel l’a indiqué dans l’arrêt Tapambwa CAF, le demandeur essaie d’attaquer indirectement une décision à l’égard de laquelle la demande d’autorisation de contrôle judiciaire a été rejetée : Tapambwa CAF, au par. 119.

[37]  Il n’est pas nécessaire qu’une conclusion d’interdiction de territoire repose sur la recherche d’un profit. Dans l’arrêt B010, la Cour suprême du Canada a clarifié le sens des expressions « passage de clandestins » et « en vue d’en tirer un avantage matériel ». Dans aucun des cas, elle n’a exigé que les actes permettant de conclure qu’il y avait eu passage de clandestins ou obtention d’un avantage matériel aient été commis à des fins lucratives. En fait, la Cour suprême a employé plusieurs fois l’expression « afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel » : B010, aux par. 4, 5, 19, 52, 60, 72 et 76.

[38]  Le délégué du ministre n’a pas omis d’examiner le fondement de la conclusion d’interdiction de territoire. Il s’est demandé si le demandeur avait tiré un avantage matériel, tel qu’il est énoncé dans l’arrêt B010. Il a pris note de la conclusion d’interdiction de territoire tirée par la SI et a fait remarquer que le demandeur travaillait dans la salle des machines et qu’il aidait à la réparation du moteur en cas de panne. En échange, le demandeur a bénéficié d’un tarif réduit et de meilleures conditions de logement.

[39]  En application du paragraphe 172(1) du RIPR, le délégué du ministre tient compte des évaluations – l’évaluation du risque et l’avis de danger – et de toute réplique écrite du demandeur avant de prendre sa décision d’accueillir ou de rejeter la demande d’ERAR.

[40]  Le demandeur soutient que l’obligation de tenir compte des évaluations comprend l’obligation de déterminer si elles sont raisonnables ou non.

[41]  Comme je l’ai déjà mentionné, la conclusion d’interdiction de territoire découle de l’application de la loi. La question du caractère raisonnable ne se pose donc pas à l’égard de l’interdiction de territoire du demandeur.

[42]  Ayant bien examiné les risques auxquels le demandeur serait exposé s’il était renvoyé au Sri Lanka, le délégué du ministre a conclu qu’il était susceptible d’être personnellement exposé aux risques énoncés à l’article 97 de la LIPR.

[43]  Le délégué du ministre a examiné les évaluations, puis, conformément aux sous‑alinéas 113d)(i) et (ii) de la LIPR, il a évalué la nature et la gravité des actes passés du demandeur et la question de savoir s’il constituait un danger pour la sécurité du Canada.

[44]  Dans son examen des évaluations, le délégué du ministre a déterminé, suivant la jurisprudence, que si les actes passés du demandeur et le danger qu’il représente pour la sécurité du Canada sont compensés par les risques auxquels il serait exposé au Sri Lanka, la menace de danger pour le Canada doit être substantielle plutôt que négligeable. Seuls les actes d’une gravité substantielle satisfont à ce critère strict. Lorsqu’il a conclu que le risque auquel le demandeur serait exposé l’emportait sur les autres facteurs, le délégué du ministre a estimé qu’il ne constituait pas un danger pour la sécurité du Canada.

[45]  Le délégué du ministre a noté que la SI avait estimé que le tarif réduit et les meilleures conditions de logement constituaient un avantage matériel. La SI a également conclu que les organisateurs et l’équipage du Ocean Lady avaient, par leurs activités, perpétré un crime transfrontalier et s’étaient livrés au passage de clandestins.

[46]  Dans l’arrêt B010, la Cour suprême a déclaré au paragraphe 76 que « le migrant qui contribue à sa propre entrée illégale au pays ou qui aide d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentent collectivement d’y trouver refuge n’est pas interdit de territoire au sens de l’al. 37(1)b) ». Voici des exemples de relations qui dénotent une fuite collective en vue de trouver refuge ou qui ne sont pas censées tomber sous le coup de la loi : l’aide humanitaire et l’entraide entre proches parents, l’aide fournie par des organisations religieuses ou non gouvernementales, les réfugiés qui s’enfuient en groupe ou ceux qui se portent mutuellement assistance pour entrer clandestinement dans un pays.

[47]  Le demandeur ne faisait pas partie d’un groupe lorsqu’il s’est enfui. Il a fui le Sri Lanka seul. Avec l’aide d’un agent rémunéré, il a embarqué seul à bord du Ocean Lady en Indonésie.

[48]  Le dossier dont disposait le délégué du ministre comprend des renseignements qui étayent raisonnablement la conclusion portant que le demandeur n’a pas pris part à une fuite collective en vue de trouver refuge et qu’il a reçu un avantage matériel :

  • - Avant d’embarquer à bord du navire, il ne connaissait qu’un seul passager rencontré durant ses voyages.

  • - Il n’a jamais été marié et n’a pas d’enfants.

  • - Il était le neuvième à embarquer à bord du navire. Vingt-quatre personnes se trouvaient à bord lorsque le navire a quitté l’Indonésie; les autres passagers sont montés à bord lors de l’une des deux haltes en mer.

  • - Il dormait dans une cabine plutôt que sur le pont inférieur.

  • - Il travaillait dans la salle des machines par quarts de quatre heures en rotation.

  • - Il a déclaré durant une entrevue que tous les travailleurs avaient obtenu un tarif réduit et qu’il n’avait payé que 20 000 $.

  • - Il pouvait se déplacer librement n’importe où dans le navire.

[49]  Le demandeur n’est visé par aucune des exceptions envisagées par la Cour suprême dans l’arrêt B010. Comme l’a conclu le délégué du ministre, sa conduite confirme plutôt qu’il a agi de manière à obtenir un avantage matériel. L’argument du demandeur sur ce point ne peut aboutir.

C.  La doctrine de la chose jugée et la conclusion de la SI

[50]  Le demandeur fait valoir que, même si la doctrine de la chose jugée trouve à s’appliquer, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et ne pas l’appliquer. D’après lui, la conclusion d’interdiction de territoire tirée par la SI a rendu la décision injuste, et cette erreur doit être corrigée. Plus précisément, il affirme avoir été victime d’une injustice irrémédiable parce qu’il ne peut prétendre au statut de résident permanent et que la décision peut être réexaminée à tout moment. Il ajoute par ailleurs qu’il aurait pu, avant l’adoption du projet de loi C‑43, faire valoir des motifs d’ordre humanitaire à l’égard de son interdiction de territoire.

[51]  La doctrine de la chose jugée ou de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée invite les tribunaux à exercer leur pouvoir discrétionnaire pour éviter l’injustice. Elle appelle un examen au cas par cas des circonstances pour déterminer si son application entraînerait une iniquité ou une injustice. Elle fournit une certaine souplesse et permet au tribunal d’apprécier le caractère équitable d’une affaire donnée : Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19.

[52]  Le demandeur cite l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44 [Danyluk], dans lequel la Cour suprême du Canada a examiné la question de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée dans le contexte du droit administratif. La Cour a confirmé qu’il existe trois conditions d’application de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée :

1.  la même question a été décidée;

2.  la décision judiciaire invoquée comme créant la préclusion était finale;

3.  les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, sont les mêmes que les parties engagées dans l’affaire où la préclusion est soulevée.

[53]  Le demandeur a reconnu dans ses documents écrits que les première et troisième conditions sont remplies. Il conteste le caractère final de la décision invoquée comme créant la préclusion.

[54]  L’arrêt Tapambwa CAF a désormais réglé la question. La conclusion d’interdiction de territoire est finale.

[55]  Le demandeur prie néanmoins la Cour de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, même si elle est applicable. Il demande que la conclusion d’interdiction de territoire de la SI soit infirmée dans l’intérêt de l’équité et de la justice de manière à ce qu’une nouvelle décision puisse être rendue conformément à la nouvelle jurisprudence.

[56]  Le ministre fait remarquer que la plupart des précédents invoqués par le demandeur à l’appui de ses arguments ne portaient pas sur des décisions relatives à un ERAR, mais concernaient plutôt des décisions rendues par des agents ou d’autres décideurs chargés d’examiner des motifs d’ordre humanitaire.

[57]  Le ministre attire aussi l’attention de la Cour sur la décision rendue par le juge Richard Southcott lors du contrôle de première instance mené par la Cour dans l’affaire Tapambwa, décision publiée sous 2017 CF 522 [Tapambwa CF]. Dans cette décision, le juge Southcott a précisément tenu compte des observations des parties concernant la question de savoir si la préclusion découlant d’une question déjà tranchée s’appliquait dans le contexte d’une modification du droit. Il a examiné à ce moment-là l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Oberlander c Canada (Procureur général), 2016 CAF 52 [Oberlander], qui était alors récent. Le 7 juillet 2016, la demande d’autorisation de pourvoi relative à l’arrêt Oberlander a été rejetée avec dépens par la Cour suprême du Canada, dans le dossier numéro 36949.

[58]  Dans l’affaire Oberlander, dont les faits sont pour l’essentiel semblables à ceux de la présente affaire, M. Oberlander voulait que la conclusion initiale de complicité à l’égard de crimes de guerre rendue à son endroit soit réexaminée, parce que l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, avait modifié le droit. M. Tapambwa a fait valoir devant le juge Southcott que les doctrines de la chose jugée et de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne devaient pas empêcher un tel réexamen.

[59]  Dans la décision Tapambwa CF, le juge Southcott a conclu que l’observation de M. Oberlander selon laquelle le décideur aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, ou à tout le moins se demander s’il devait l’exercer ou non, n’était pas fondée sur la doctrine en question issue de la common law, mais plutôt sur l’interdiction énoncée au paragraphe 112(3) et à l’article 113 de la LIPR.

[60]  Les dispositions législatives invoquées dans l’arrêt Oberlander, qui portaient sur le pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil, ne sont pas en cause en l’espèce. L’arrêt Tapambwa CAF a établi que le délégué du ministre n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de réexaminer la conclusion d’interdiction de territoire.

[61]  Je ne vois aucune raison d’écarter les dispositions de la LIPR dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire. Je ne suis pas convaincue que l’issue serait différente même si l’affaire était renvoyée pour réexamen. J’ai conclu que le délégué du ministre et la SI avaient chacun des motifs raisonnables, étayés par le dossier sous-jacent, de parvenir à leurs conclusions.

V.  Conclusion

[62]  La norme de contrôle applicable à la décision contestée est celle de la décision raisonnable. Je suis convaincue, après avoir examiné la jurisprudence, le dossier sous-jacent et les arguments des parties, que la décision est raisonnable, compte tenu de la jurisprudence actuelle, comme je l’ai expliqué dans le présent jugement et les motifs qui l’accompagnent.

[63]  La décision satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Dunsmuir. Elle permet à la Cour de comprendre le fondement de la conclusion tirée par le délégué du ministre. Le résultat appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[64]  Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

[65]  Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3974‑18

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 11e jour de décembre 2019.

Julie Blain McIntosh, LL.B., trad. a.


ANNEXE A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

Activités de criminalité organisée

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

b) se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité.

 

Organized criminality

37 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

(b) engaging, in the context of transnational crime, in activities such as people smuggling, trafficking in persons or laundering of money or other proceeds of crime.

 

Personne à protéger

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Personne à protéger

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 

Person in need of protection

97 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Person in need of protection

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

Irrecevabilité

101 (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

f) prononcé d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux — exception faite des personnes interdites de territoire au seul titre de l’alinéa 35(1)c) —, grande criminalité ou criminalité organisée.

 

Ineligibility

101 (1) A claim is ineligible to be referred to the Refugee Protection Division if

(f) the claimant has been determined to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights, serious criminality or organized criminality, except for persons who are inadmissible solely on the grounds of paragraph 35(1)(c).

 

Demande de protection

112 (3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :

a) il est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée;

b) il est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité au Canada pour une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou pour toute déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

c) il a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

d) il est nommé au certificat visé au paragraphe 77(1).

 

Application for protection

112 (3) Refugee protection may not be conferred on an applicant who

(a) is determined to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality;

(b) is determined to be inadmissible on grounds of serious criminality with respect to a conviction in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years or with respect to a conviction outside Canada for an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years;

(c) made a claim to refugee protection that was rejected on the basis of section F of Article 1 of the Refugee Convention; or

(d) is named in a certificate referred to in subsection 77(1).

 

Examen de la demande

113 Il est disposé de la demande comme il suit :

d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3) — sauf celui visé au sous‑alinéa e)(i) ou (ii) —, sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

(i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada;

 

Consideration of application

113 Consideration of an application for protection shall be as follows :

(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3) — other than one described in subparagraph (e)(i) or (ii) — consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or

(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada; and

 

Effet de la décision

114 (1) La décision accordant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur; toutefois, elle a pour effet, s’agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant.

 

Effect of decision

114 (1) A decision to allow the application for protection has

(a) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), the effect of conferring refugee protection; and

 

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227

Demandeur visé au paragraphe 112(3) de la Loi

172 (1) Avant de prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande de protection du demandeur visé au paragraphe 112(3) de la Loi, le ministre tient compte des évaluations visées au paragraphe (2) et de toute réplique écrite du demandeur à l’égard de ces évaluations, reçue dans les quinze jours suivant la réception de celles‑ci.

Évaluations

(2) Les évaluations suivantes sont fournies au demandeur :

a) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés à l’article 97 de la Loi;

b) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés aux sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) de la Loi, selon le cas.

 

Applicant described in s. 112(3) of the Act

172 (1) Before making a decision to allow or reject the application of an applicant described in subsection 112(3) of the Act, the Minister shall consider the assessments referred to in subsection (2) and any written response of the applicant to the assessments that is received within 15 days after the applicant is given the assessments.

Assessments

(2) The following assessments shall be given to the applicant :

(a) a written assessment on the basis of the factors set out in section 97 of the Act; and

(b) a written assessment on the basis of the factors set out in subparagraph 113(d)(i) or (ii) of the Act, as the case may be.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM‑3974‑18

 

 

INTITULÉ :

SIVARAGAVAN SELVASABAPATHIPILLAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MARS 2019

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 NOVEMBRE 2019

 

COMPARUTIONS :

Natalie Gillard

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Joseph

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blanshay Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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