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Date : 20060119

Dossiers : T-685-03

T-1297-05

Référence : 2006 CF 46

Ottawa (Ontario), le 19 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE LEMIEUX

ENTRE :

JEAN-GUY SAVARD & ALBERT DUTERVILLE

Partie demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Partie défenderesse

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Il s'agit d'une requête déposée par le Procureur général du Canada (le Procureur général) en vertu de l'article 40 de la Loi sur les cours fédérales (loi), visant d'obtenir une ordonnance de cette Cour interdisant le défendeur, Jean-Guy Savard, un détenu du Service correctionnel du Canada (Service) d'engager ou de continuer des instances devant la Cour fédérale sans l'autorisation de cette Cour.

[2]                 Je considère que la requête du Procureur général est sans objet dans le dossier T-685-03 du fait que les demandeurs se sont désistés de leur demande de contrôle judiciaire par lettre en date du 14 juillet 2003 déposée au greffe le 18 juillet 2003 dans laquelle ils indiquent « par les présentes, nous désirons abandonner notre demande de contrôle judiciaire dans le dossier cité en rubrique » .

[3]                 Cependant, la requête du Procureur général visant une déclaration de plaideur vexatoire contre M. Savard n'est pas devenue caduque considérant que le 25 juillet 2005, M. Savard dépose au greffe de cette Cour dans le dossier T-1297-05, un avis de demande de contrôle judiciaire en date du 18 juillet 2005 visant l'annulation de la décision du 6 juillet 2005 rendue au troisième palier administratif du Service correctionnel du Canada confirmant une décision antérieure (le 30 juillet 2004) lui attribuant une cote de sécurité maximale.

[4]                 À l'appui de la présente requête, le Procureur général produit quatre volumes de documents faisant état, entre le 2 mars 1988 et le 29 août 2003, de treize demandes de contrôle judiciaire ou d'actions déclaratoires entamées dans cette Cour par le détenu Savard contre le Procureur général ou sa Majesté la Reine.

[5]                 Lesdites poursuites prises par M. Savard devant cette Cour traitaient soit de sa cote de sécurité dans les pénitenciers du Service, de son transfert d'un pénitencier à l'autre, de ses mises en isolement ou de certaines décisions d'un tribunal disciplinaire.

[6]                 La plupart de ces poursuites furent radiées par la Cour aux motifs qu'elles ne révélaient aucune cause d'action, étaient scandaleuses, frivoles ou vexatoires ou constituaient autrement un abus de procédure.

[7]                 Trois des poursuites de M. Savard (T-752-01, T-300-02 et T-662-02) ont été rejetées pour cause de retard.

[8]                 Seulement une de ces procédures fut entendue sur le fond soit celle dans le dossier T-59-01. Son action a été rejetée avec dépens.

[9]                 Qui plus est, le dossier du Procureur général révèle multiples demandes d'habeas corpus déposées par M. Savard devant la Cour supérieure du Québec. Selon l'arrêt Canada c. Warrimer, [1993] F.C.J. 1007, cette Cour peut, dans le contexte de l'article 40 de la loi, tenir compte des procédures intentées devant les tribunaux provinciaux.

[10]            Toutes les procédures prises par M. Savard auprès de la Cour supérieure du Québec ont été rejetées ou radiées.

[11]            Sur requête du substitut du Procureur général du Québec, Jean-Guy Savard fut déclaré, le 15 octobre 2002, plaideur vexatoire par l'honorable Richard Grenier de la Cour supérieure du Québec. Il fut ordonné que toute procédure instituée par Jean-Guy Savard dans l'un des districts compris dans le District d'appel de Québec soit autorisée par le juge en chef associé de la Cour supérieure avant d'être timbrée, signifiée et déposée.

[12]            L'article 40 de la Loi des Cours fédérales se lit comme suit :

Poursuites vexatoires

40. (1) La Cour d'appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, peut, si elle est convaincue par suite d'une requête qu'une personne a de façon persistante introduit des instances vexatoires devant elle ou y a agi de façon vexatoire au cours d'une instance, lui interdire d'engager d'autres instances devant elle ou de continuer devant elle une instance déjà engagée, sauf avec son autorisation.

Procureur général du Canada

(2) La présentation de la requête visée au paragraphe (1) nécessite le consentement du procureur général du Canada, lequel a le droit d'être entendu à cette occasion de même que lors de toute contestation portant sur l'objet de la requête.

Requête en levée de l'interdiction ou en autorisation

(3) Toute personne visée par une ordonnance rendue aux termes du paragraphe (1) peut, par requête au tribunal saisi de l'affaire, demander soit la levée de l'interdiction qui la frappe, soit l'autorisation d'engager ou de continuer une instance devant le tribunal.

Pouvoirs du tribunal

(4) Sur présentation de la requête prévue au paragraphe (3), le tribunal saisi de l'affaire peut, s'il est convaincu que l'instance que l'on cherche à engager ou à continuer ne constitue pas un abus de procédure et est fondée sur des motifs valables, autoriser son introduction ou sa continuation.

Décision définitive et sans appel

(5) La décision du tribunal rendue aux termes du paragraphe (4) est définitive et sans appel.

Vexatious proceedings

40. (1) If the Federal Court of Appeal or the Federal Court is satisfied, on application, that a person has persistently instituted vexatious proceedings or has conducted a proceeding in a vexatious manner, it may order that no further proceedings be instituted by the person in that court or that a proceeding previously instituted by the person in that court not be continued, except by leave of that court.

Attorney General of Canada

(2) An application under subsection (1) may be made only with the consent of the Attorney General of Canada, who is entitled to be heard on the application and on any application made under subsection (3).

Application for rescission or leave to proceed

(3) A person against whom a court has made an order under subsection (1) may apply to the court for rescission of the order or for leave to institute or continue a proceeding.

Court may grant leave

(4) If an application is made to a court under subsection (3) for leave to institute or continue a proceeding, the court may grant leave if it is satisfied that the proceeding is not an abuse of process and that there are reasonable grounds for the proceeding.

No appeal

(5) A decision of the court under subsection (4) is final and is not subject to appeal.

[13]            Cette Cour et la Cour d'appel fédérale ont dégagé certains principes sous-jacents l'article 40 de la loi.

[14]            Le juge Stone de la Cour d'appel fédérale énonce le principe directeur dans Canada c. Olympia Interiors Ltd., 2004 CAF 195 au paragraphe 6 :

¶ 6       Le pouvoir conféré à la Cour par le paragraphe 40(1) de la Loi est, évidemment, très extraordinaire, tant et si bien qu'il doit être exercé avec modération et avec la plus grande prudence. Dans une société comme la notre, le sujet a généralement le droit d'avoir accès aux cours de justice en vue de faire valoir ses droits. Les législateurs avaient cette question à l'esprit lorsqu'ils ont vu à ce qu'un certain équilibre soit introduit dans l'article 40 en permettant que des instances soient engagées ou continuées avec l'autorisation de la Cour. Il a été mentionné ce qui suit dans la décision Law Society of Upper Canada c. Chavali (1998), 21 C.P.C. (4th) 20, au paragraphe 20, en rapport avec la loi parallèle qui existe en Ontario : [TRADUCTION] "l'ordonnance donne le contrôle de la procédure à la Cour". Le résultat final est qu'une personne qui fait l'objet d'une ordonnance rendue en vertu du paragraphe 40(1) n'est pas entièrement empêchée d'engager une nouvelle instance ou de continuer une instance en cours. Elle doit d'abord obtenir la permission de la Cour pour procéder.

[15]            Dans Canada c. Olympia Interiors Ltd., précité, il s'agissait d'un appel de la décision de ma collègue la juge Dawson qui avait déclaré Mme David plaideur vexatoire. Le juge Stone appuie l'approche de la juge Dawson en ce qui concerne l'exercice du pouvoir discrétionnaire sous l'article 40 de la Loi.

[16]            Cette approche était fondée sur certaines décisions rendues par les cours ontariennes en rapport avec le pouvoir prévu au paragraphe 140(1) de la Loi sur les tribunaux judiciaires dont le libellé ressemblait beaucoup à celui du paragraphe 40(1) de la loi.

[17]            Je cite les paragraphes 50, 51 et 52 des motifs de jugement de la juge Dawson dans Canada c. Olympia Interiors, [2001] A.C.F. no 1224 :

¶ 50       L'ordonnance prévue au paragraphe 40(1) constitue une réparation extraordinaire. Cependant, une telle réparation est nécessaire dans certains cas pour assurer le respect du processus judiciaire et pour protéger d'autres personnes contre des litiges frivoles et inutiles.

FACTEURS À CONSIDÉRER

¶ 51       Au sujet des facteurs dont il faut tenir compte dans le cas d'une demande fondée sur le paragraphe 40(1) de la Loi, voici ce que le juge McGillis a déclaré, dans le jugement Vojic c. Canada (ministre du Revenu national), [1992] F.C.J. No. 902, T-663-92 et T-1300-92 (2 octobre 1992) (C.F. 1re inst.) :

Étant donné que le libellé de cet article est semblable à celui du paragraphe 150(1) de la Loi de 1984 sur les tribunaux judiciaires, L.O. 1984, chap. 11, il est possible de se référer à la jurisprudence ontarienne pour déterminer les règles de droit applicables en matière d'instances vexatoires.

Il ressort de cette jurisprudence qu'il n'y a pas de catégories limitatives de procédures vexatoires, et que l'historique de l'instance doit être soigneusement examiné pour déterminer si les agissements d'une partie sont de nature vexatoire. Il a été jugé qu'il y avait instance vexatoire dans le cas où il n'y avait pas de cause raisonnable d'action, où le point litigieux avait été tranché en justice, où un appel déjà rejeté était poursuivi [Voir Foy c. Foy (1979), 102 D.L.R. (3d) 342 (C.A. Ont.); Re Mascan Corp. and French (1988), 49 D.L.R. (4th) 434 (C.A. Ont.); Lang Michener et al and Fabian et al (1987), 37 D.L.R. (4th) 685 (H.C.J. Ont.)]. Dans Lang Michener et al and Fabian et al, supra, la Cour a fait observer que [TRADUCTION] "... les instances vexatoires présentent cette caractéristique générale que les motifs et questions soulevés tendent à être repris dans d'autres actions subséquentes, où ils sont répétés et apprêtés de rajouts ...".

¶ 52       Le comportement du défendeur, que ce soit à la salle d'audience ou ailleurs, a déjà été considéré pertinent. Dans l'arrêt Canada (Procureur général) c. Mishra, [1998], A.C.F. no 562, T-617-98 (1er mai 1998) (C.F. 1re inst.), conf. à [2000] F.C.J. No. 1734, A-311-98 (24 octobre 2000) (C.A.F.), le juge Nadon a grandement mis l'accent sur le fait qu'une ordonnance similaire avait déjà été rendue en Ontario selon laquelle le défendeur y avait engagé une instance vexatoire.

[18]            Récemment, le juge Sexton de la Cour d'appel fédérale a repris les principes de l'article 40 dans l'arrêt Campbell c. Canada (Ministre du revenu national), 330 N.R. 373, dont je cite les paragraphes 19 et 20 :

¶ 19       I have reviewed the authorities provided by the respondent in support of this request and note that all of them relate to situations where an alleged vexatious litigant had commenced a number of different actions, quite often in different courts, as a result of which an order was issued under s. 40 of the Federal Courts Act. I have not been directed to any case where a person has been declared to be a vexatious litigant arising out of the actions in only one proceeding. While I am of the view that ss. 40(1) of the Federal Courts Act can be interpreted so as to permit an order being issued against such a person preventing that person from bringing further proceedings in the court, in my view such an order cannot be made lightly: R. v. Olympia Interiors, [2004] F.C.J. No. 868, 2004 FCA 195 per Stone J.A..

        The power conferred on the Court by subsection 40(1) of the Act is, of course, most extraordinary, so much so that it must be exercised sparingly and with the greatest of care. In a society such as ours, the subject is generally entitled to access the courts with a view of vindicating his or her rights. This concern was obviously in the mind of the legislators, seeing that some balance is built into section 40 by allowing proceedings to be instituted or combined with leave of the Court.

¶ 20       In Mascan Corp. v. French (1988) 49 DLR (4th) 434 the Ontario Court of Appeal held that it is a general characteristic of vexatious proceedings that grounds and issues raised tend to be rolled forward into subsequent actions and repeated and supplemented.

[19]            En l'espèce, j'estime que le Procureur général a démontré que M. Savard est un plaideur vexatoire et a droit à l'ordonnance qu'il recherche. Depuis son incarcération dans divers pénitenciers du Service, M. Savard a institué multiples instances sur une base continuelle devant cette Cour et devant la Cour supérieure du Québec attaquant diverses décisions du Service notamment en matière de sa cote sécuritaire, un facteur important dans le type de pénitencier où il sera détenu. La grande majorité de ces poursuites furent radiées et aucune n'a réussie.

[20]            Le comportement de M. Savard justifie qu'avant de continuer dans le dossier T-1297-05 ou d'instituer de nouvelles poursuites contre le Service ou Sa Majesté la Reine visant sa détention, M. Savard doit obtenir la permission de cette Cour. J'ajoute que M. Savard, s'il se sent lésé, a accès aux procédures de grief prévues à l'article 90 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.

ORDONNANCE

            VU la requête présentée par le Procureur général du Canada, la Cour :

            DÉCLARE le demandeur Jean-Guy Savard (demandeur) « plaideur vexatoire » ;

            ORDONNE que le demandeur demande la permission de cette Cour avant de déposer toute déclaration, demande de contrôle judiciaire ou requête au greffe de la Cour fédérale ou de continuer les procédures dans le dossier T-1297-05.

            ORDONNE que le greffe de la Cour fédérale agisse en conséquence.

            Le tout sans frais.

                                                                                                            « François Lemieux »

                                                                                                                        J u g e


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-685-03 et T-1297-05

INTITULÉ :                                        JEAN-GUY SAVARD ET AL
c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

LIEU DE L'AUDIENCE :                  MONTRÉAL, QUÉ.

DATE DE L'AUDIENCE :                14 NOVEMBRE 2005

MOTIFS :                                          LE JUGE LEMIEUX

DATE DES MOTIFS :                       19 JANVIER 2006

COMPARUTIONS:

JEAN-GUY SAVARD
RENOUS (NOUVEAU-BRUNSWICK)

POUR LE DEMANDEUR

ME MICHELLE LAVERGNE
MONTRÉAL (QUÉBEC)

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

JEAN-GUY SAVARD
RENOUS (NOUVEAU-BRUNSWICK)

POUR LE DEMANDEUR

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