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Date : 20191202


Dossier : IMM-6507-18

Référence : 2019 CF 1540

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 2 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

SIVATHASAN SIVAGNANAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire fait suite à la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile du demandeur. La SPR a conclu que le demandeur ne satisfaisait pas aux exigences des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demande est présentée conformément à l’article 72 de la LIPR.

I.  Les faits

[2]  Étant donné l’« approche dirigée sur plusieurs fronts » que le demandeur a adoptée dans la demande, qui vise à trouver des failles dans des éléments distincts de la décision rendue par la SPR, un bref résumé des faits s’impose, mais je reviendrai sur les faits dans le cadre de l’examen de la décision de la SPR.

[3]  Le demandeur est un citoyen sri‑lankais d’origine tamoule. Il résidait dans ce pays avant son arrivée au Canada en 2011. Il est marié et a deux enfants. Il vit au Canada tandis que la famille vit dans le nord du Sri Lanka, où se concentre la population tamoule.

[4]  En plus de fournir une lettre de son épouse indiquant que des membres du Parti démocratique populaire de l’Eelam [EPDP] sont venus à la recherche du demandeur à quelques reprises depuis qu’il a quitté son pays, le demandeur présente des cas précis de harcèlement et de préjudices subis, affirme‑t‑il, aux mains de l’EPDP avant son départ.

[5]  Ainsi, en septembre 2006, le demandeur prétend avoir versé de l’argent aux membres de l’EPDP à la suite d’une demande d’extorsion faite chez lui. Il affirme que des individus ont exigé de l’argent et tenté de prendre son véhicule. Le demandeur soutient qu’en avril 2010, des membres de l’EPDP sont revenus chez lui et ont demandé d’utiliser son véhicule pour faire du démarchage électoral. Comme le véhicule n’était pas à son domicile, ses agresseurs l’ont accusé de le cacher. Ces personnes l’ont également battu et lui ont dit qu’il était un partisan des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET]. En août 2011, le demandeur et quelques voisins ont pourchassé un individu qu’ils soupçonnaient d’être un voleur. Le demandeur croyait que l’individu était membre de l’EPDP parce qu’un incident semblable auquel un membre de l’EPDP avait vraisemblablement été mêlé, affirme‑t‑il, s’était produit dans le voisinage. Le demandeur a été arrêté et la police l’a accusé, ainsi que ses voisins, d’être des partisans des TLET. Enfin, quelque temps après l’incident d’août 2011, le demandeur affirme que des membres de l’EPDP ont tenté de l’enlever en tentant de le faire sortir de son véhicule. L’enlèvement a échoué parce que les cris du demandeur ont attiré l’attention des passants. À la suite de ce dernier incident, le demandeur a choisi de vivre dans la clandestinité. Il a quitté le Sri Lanka le 9 septembre 2011, avec le concours de son père qui avait pris des dispositions à cet égard.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[6]  La décision de la Section de la protection des réfugiés a été rendue le 5 décembre 2018. Le tribunal a conclu que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger et il a rejeté sa demande d’asile. Pour la SPR, il y avait deux principales questions à trancher : premièrement, si le demandeur d’asile craignait avec raison d’être persécuté et, deuxièmement, si la capitale du Sri Lanka, Colombo, représentait une possibilité de refuge intérieur viable.

[7]  Il semble que le seul élément de preuve de manifestation d’intérêt actuel de la part de l’EPDP, après sept ans, provienne d’une lettre de l’épouse du demandeur, du 28 octobre 2018, indiquant que l’EPDP l’avait recherché à deux ou trois reprises depuis 2011. La SPR est d’avis que les événements passés, ainsi que la lettre de l’épouse du demandeur, ne démontrent pas un intérêt continu à l’égard du demandeur. Le tribunal constate que le demandeur a pu quitter le Sri Lanka avec son propre passeport et qu’il n’a éprouvé aucune difficulté à quitter son pays d’origine en septembre 2011.

[8]  La SPR a fait remarquer que certaines des difficultés que le demandeur a connues semblent être liées à l’EPDP. Lorsque des personnes sont venues à sa résidence en décembre 2006 pour lui extorquer de l’argent, elles savaient que le demandeur revenait de l’étranger, de Doha, où il avait travaillé pendant trois ans. Il a été ciblé parce que l’on croyait qu’il avait accumulé une certaine richesse grâce à son travail à l’étranger. Dans la même optique, le demandeur a versé de l’argent aux membres de l’EPDP lorsqu’ils ont essayé de prendre son véhicule. L’incident d’avril 2010 était censément lié aux élections qui ont eu lieu la même année au Sri Lanka, puisque les partisans de l’EPDP ont cherché à utiliser le véhicule du demandeur pour faire du démarchage électoral. Lorsqu’ils ont découvert que le véhicule n’était pas chez le demandeur, ils ont accusé celui‑ci d’être un partisan des TLET et l’ont maltraité.

[9]  En ce qui concerne l’incident d’août 2011 au cours duquel un individu a été pourchassé parce qu’il était soupçonné d’être un voleur, la SPR fait remarquer que  « [l]a raison pour laquelle la police a accusé le demandeur d’asile et ses voisins d’être des partisans des TLET parce qu’ils ont poursuivi l’individu n’était pas claire. » En ce qui concerne cet incident, la SPR affirme que «[ l]e tribunal conclut que le demandeur d’asile ne [traduction] savait pas vraiment que l’homme qu’il poursuivait était un membre de l’EPDP, mais qu’il a conjecturé en s’appuyant sur un incident similaire survenu dans la ville voisine » (décision de la SPR, au par. 15). De l’avis de la SPR, cela ne constitue pas une preuve suffisante pour tirer une conclusion sur l’affiliation de la personne ayant été pourchassée.

[10]  Le même genre de commentaire est formulé au sujet de l’incident au cours duquel le demandeur affirme avoir été victime d’une tentative d’enlèvement. La SPR estime qu’il s’agit d’une incident plutôt ambigu. Pour la SPR, « il n’est pas clair comment le demandeur d’asile savait que les hommes qui ont tenté de le sortir de son véhicule étaient des membres de l’EPDP ou, en fait, qu’ils tentaient bel et bien de l’enlever, et non pas simplement de voler son véhicule, étant donné que des membres de l’EPDP avaient auparavant tenté de prendre son véhicule à deux reprises » (décision de la SPR, au par. 16).

[11]  Étant donné le nombre d’incidents allégués impliquant des membres de l’EPDP, la SPR a examiné les origines de cette organisation. Elle conclut que l’EPDP était un parti politique initialement formé à la fin des années 1980 pour combattre aux côtés des TLET, mais qu’il s’est allié au gouvernement plus tard et a agi comme groupe paramilitaire appuyant les forces militaires contre les TLET. Il semble avoir changé d’allégeance, passant d’un ancien groupe militant tamoul à un groupe paramilitaire favorable au gouvernement. En réalité, il s’est transformé en un groupe qui a adopté les caractéristiques des gangs criminels après la fin de la guerre. Selon les Country Reports 2014 des États‑Unis, « [i]l y avait des informations persistantes signalant que l’EPDP […] se livrait à des actes d’intimidation, d’extorsion, de corruption et de violence à l’endroit des civils dans le district de Jaffna, majoritairement tamoul [...] » (décision de la SPR, au par. 19). La SPR souligne l’influence très réduite de l’EPDP. On lit par exemple au paragraphe 21 :

[21]  Le tribunal remarque en outre que des documents récents sur le pays se trouvant dans le plus récent cartable national de documentation (30 avril 2018) comme le rapport du Département d’État des États‑Unis (20 avril 2018); le rapport d’Amnisty International (22 février 2018); le rapport de Freedom House sur le Sri Lanka pour 2017 et le rapport mondial de Human Rights Watch (janvier 2018) ne mentionnent pas l’EPDP. Lors des élections tenues en 2015 au Sri Lanka, l’EPDP n’a remporté qu’un seul siège10. Il semblerait que le pouvoir de l’EPDP, du moins d’un point de vue politique, a diminué et comme le soulignent les Country Reports 201411, ses activités se concentrent dans le Nord du pays majoritairement tamoul. [Notes de bas de page omises.]

[12]  La SPR traite également de la lettre d’octobre 2018 de l’épouse du demandeur, selon laquelle des représentants de l’EPDP sont venus chercher son époux à deux ou trois reprises depuis 2001. Dans sa lettre, l’épouse du demandeur ne précise pas quand ces visites alléguées ont eu lieu et, en outre, comment elle savait que les personnes en question étaient en réalité des représentants de l’EPDP. Non seulement la lettre est muette sur ce qui constitue deux éléments clés, à savoir quand les visites ont eu lieu et comment les visiteurs pouvaient être considérés comme des représentants de l’EPDP, mais aussi la SRP s’est dite préoccupée quant à sa fiabilité, vu que cet élément de preuve documentaire provenait d’un membre de la famille (El Bouni c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 700 [El Bouni]). La décision El Bouni est citée au paragraphe 23 de la décision de la SPR :

[…] j’estime que les éléments de preuve corroborants produits par des membres de la famille ou des amis, qui ne sont pas soumis à un contre‑interrogatoire, ne sont pas des éléments de preuve très probants ni crédibles. Les éléments de preuve très probants sont intrinsèquement des éléments de preuve bien présentés qui viennent de sources indépendantes et qui confirment un fait important de l’affaire.

De toute évidence, la SPR n’a pas accordé beaucoup de poids à la lettre de l’épouse, compte tenu du manque de détails sur les éléments clés du récit et du fait qu’elle venait de quelqu’un qui avait un intérêt dans l’affaire.

[13]  La SPR conclut que l’EPDP a peut‑être eu une influence pendant le conflit au Sri Lanka, mais cela s’est terminé en 2009. De l’avis de la SPR, « les éléments de preuve récents sont insuffisants pour établir que l’EPDP est encore une force importante ou qu’il a encore les mêmes liens avec les forces de sécurité et le gouvernement » (décision de la SPR, au par. 25). Selon la SPR, les interactions de l’EPDP avec le demandeur ont été essentiellement de nature criminelle et sont fondées sur l’extorsion et l’intimidation. Cela va dans le sens des Country Reports 2014, qui soulignaient que l’EPDP était de plus en plus apparenté à un gang criminel. Il s’ensuit, de l’avis de la SPR, que le risque auquel le demandeur d’asile est généralement exposé « est un risque auquel sont exposés la majorité des Tamouls, en particulier dans le Nord du Sri Lanka, où la population tamoule du pays est la plus concentrée » (décision de la SPR, au par. 26).

[14]  La décision porte ensuite sur la question de savoir si le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Colombo, la capitale du pays. La Section de la protection des réfugiés conclut à l’existence d’une telle possibilité. Dans le contexte de l’examen de la PRI, la SPR a commenté le caractère suffisant des éléments de preuve selon lesquels l’EPDP est associé à l’armée ou à un autre organisme gouvernemental. De plus, le profil du demandeur d’asile est limité. En raison de l’importance que le demandeur accorde dans ses observations au paragraphe 29 de la décision de la SPR, je le reproduis dans son intégralité :

[29]  Le demandeur d’asile a également affirmé qu’il aura [traduction] « des ennuis » à Colombo, car la police là‑bas sera informée de sa présence par l’EPDP et elle le prendra pour cible parce qu’il est soupçonné d’être un sympathisant des TLET. Le tribunal conclut que la preuve est insuffisante pour conclure que l’EPDP est actuellement associé à l’armée ou à toute autre organisation gouvernementale. Même si l’EPDP peut avoir une relation directe avec des agents de l’État, le tribunal conclut que les éléments de preuve sont insuffisants pour conclure que l’EPDP travaille actuellement avec l’armée ou la police. En outre, le tribunal montrera dans la section suivante que le profil du demandeur d’asile n’est pas propre à attirer l’attention défavorable des autorités. Même si le tribunal admet que les autorités remarqueront initialement qu’il a séjourné à l’étranger durant quelque huit années dans la diaspora tamoule, elles constateront qu’il n’est pas recherché pour un crime, qu’il a quitté le pays légalement et que toute interaction avec les autorités par le passé ne montre aucun soutien aux TLET ni aucun lien important avec ce groupe. Par conséquent, le tribunal conclut que le demandeur d’asile ne rencontrera pas de difficultés importantes et ne sera pas persécuté s’il devait retourner au Sri Lanka et s’établir à Colombo.

[Non souligné dans l’original.]

[15]  La SPR a ensuite examiné plus en détail le profil de risque du demandeur d’asile. Elle a conclu qu’il n’y a « aucune preuve permettant aux autorités de conclure qu’il s’oppose au gouvernement ni qu’il soutient de quelque manière que ce soit des activités pro‑TLET » (décision de la SPR, au par. 30). Il n’y a donc pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que les autorités s’intéresseraient au demandeur.

[16]  Étant donné que la situation au Sri Lanka demeure loin d’être parfaite, la SPR tient compte du profil de risque du demandeur. Ce faisant, elle estime qu’elle doit établir si le demandeur d’asile est exposé à plus qu’une simple possibilité d’être harcelé et maltraité par les autorités sri‑lankaises s’il retourne au Sri Lanka.

[17]  Dans le cas du demandeur, la SPR conclut que l’allégation concernant l’intérêt soutenu à son égard n’est pas étayée par les éléments de preuve, et que, par conséquent, sa crainte n’est pas fondée. La lettre de l’épouse du demandeur n’est pas fiable.

[18]  Dans un rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume‑Uni d’août 2016, la SPR prend acte d’un certain nombre de conclusions que le tribunal britannique a tirées en évaluant des rapports indépendants sur les rapatriés au Sri Lanka. Le paragraphe 36 de la décision cite ce qui est présenté comme étant les principales conclusions du tribunal :

L’objectif que poursuit actuellement le gouvernement est de repérer dans la diaspora les militants tamouls qui travaillent pour le mouvement séparatiste tamoul et cherchent à déstabiliser l’État sri‑lankais unitaire, principe inscrit en 1983 dans la Constitution du Sri Lanka au moyen de la modification 6(1), laquelle interdit « d’attenter à l’intégrité territoriale » du pays. Le gouvernement cherche avant tout à prévénir à la fois : a) la résurgence des TLET ou de toute autre organisation séparatiste tamoule du genre, et b) la reprise de la guerre civile au Sri Lanka21. [Notes de bas de page omises.]

Le demandeur n’a aucun lien direct avec les TLET et il n’a pas d’antécédents d’opposition au gouvernement. Il n’a pas le profil d’une personne qui, selon le tribunal du Royaume‑Uni, présente un intérêt au Sri Lanka.

[19]  Compte tenu de la conclusion que les autorités n’avaient pas de préoccupations quant aux liens potentiels avec les TLET avant le départ du demandeur du Sri Lanka en 2011, rien n’indique que le gouvernement sri‑lankais a maintenant de telles préoccupations. L’accent est mis sur le séparatisme tamoul et la déstabilisation de l’État sri‑lankais unitaire. Par conséquent, « le tribunal estime que le demandeur d’asile n’est pas, selon la prépondérance des probabilités, une personne qui serait perçue comme ayant des liens avec des factions pro‑TLET par le gouvernement actuel du Sri Lanka , et conclut qu’il n’a pas de motif valable de craindre d’être persécuté en tant que demandeur d’asile débouté s’il retourne au Sri Lanka » (décision de la SPR, au par. 39). La conclusion officielle est formulée comme suit : « le tribunal conclut que le demandeur d’asile ne s’est pas acquitté du fardeau d’établir qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention ou que, selon la prépondérance des probabilités, il serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, s’il retournait au Sri Lanka » (décision de la SPR, au par. 41).

III.  Arguments et analyse

[20]  J’ai présenté en détail les motifs de la décision de la SPR parce que, à mon avis, le contexte est important, compte tenu des diverses contestations du demandeur faites à l’encontre de la décision. À mon avis, prise dans son ensemble et en regard du dossier dont disposait la SPR, la décision n’est pas déraisonnable et, par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[21]  La première question en litige soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire porte sur l’affirmation du demandeur selon laquelle la SPR lui a imposé une norme plus rigoureuse que celle prévue par la loi. Si je comprends bien, l’argument veut que l’évaluation du critère appliqué par la SPR se fasse selon la norme de la décision correcte compte tenu des circonstances de l’affaire. Le demandeur invoque à l’appui de cette proposition l’affaire Sivagnanasundarampillai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 1109 [Sivagnanasundarampillai]. Je remarque que l’affaire ne fournit aucune analyse et se fonde exclusivement sur la décision Conka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 532 [Conka], au paragraphe 11. Toutefois, dans l’affaire Conka, la juge n’a pas tranché la question de savoir laquelle « de la norme de la décision correcte ou de la norme de la décision raisonnable » s’applique préférant en laisser la détermination pour une autre fois. En d’autres termes, les affaires invoquées ne traitent pas en profondeur de la validité de la proposition. Quoi qu’il en soit, la question qui constitue l’assise du présent litige repose sur l’application du mauvais critère. Je suis loin d’être certain que c’est ce qui s’est produit en l’espèce et que la SPR a appliqué le mauvais critère.

[22]  En l’espèce, le demandeur soutient que la SPR n’a pas appliqué le critère de la « possibilité sérieuse » de persécution au sens de la Convention. Selon lui, la SPR lui demandait de prouver l’existence de la persécution plutôt que la possibilité sérieuse de persécution. Je crains que le demandeur ait mal interprété la décision. L’argument repose en grande partie sur le recours, dans le paragraphe 29 de la décision de la SPR, à des verbes au futur. Le demandeur reconnaît volontiers que le critère énoncé au paragraphe 41 de la décision de la SPR est correctement présenté; le fardeau qui incombe au demandeur est celui d’établir une possibilité sérieuse de persécution. En se fondant sur la décision Alam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4, 41 Imm LR (3d) 263 [Alam], le demandeur affirme que le critère énoncé au paragraphe 41, qui, selon lui, est correct, est différent de celui qui figure au paragraphe 29. J’ai déjà reproduit, au paragraphe 14 des présents motifs de jugement, l’intégralité du paragraphe 29.

[23]  Pris dans son contexte et en regard du dossier dont disposait la SPR, le paragraphe 29 de la décision ne comporte pas un critère plus rigoureux. La SPR conclut simplement dans ce paragraphe, à la lumière des éléments de preuve, que le profil du demandeur d’asile n’est pas propre à attirer l’attention défavorable des autorités. C’est une conclusion de fait qui est exprimée de cette façon. Dans le même ordre d’idées, la SPR parvient à une conclusion de fait selon laquelle le demandeur ne rencontrera pas de difficultés importantes et ne sera pas persécuté s’il devait s’établir à Colombo, comme possibilité de refuge intérieur. Cela n’alourdit pas le fardeau imposé au demandeur en exigeant qu’il prouve qu’il sera persécuté, par opposition à une possibilité sérieuse de persécution. La SPR estime plutôt que non seulement il n’y a pas de possibilité sérieuse, mais qu’il n’y a en réalité aucune possibilité de persécution au vu du dossier. Qui peut le plus, peut le moins. En fait, la SPR parle de la certitude que le demandeur d’asile ne suscitera pas l’attention défavorable des autorités et qu’il ne sera pas persécuté s’il devait retourner dans son pays d’origine. Ce n’est pas que le demandeur doit satisfaire à un critère plus rigoureux. C’est plutôt que la SPR conclut que le critère n’a pas été satisfait compte tenu de ses conclusions sur les faits en l’espèce. S’il n’y a même pas la possibilité que le demandeur suscite une attention défavorable et qu’il soit persécuté, comme il est indiqué au paragraphe 29, il va sans dire qu’il n’y aura pas de possibilité sérieuse qu’il soit persécuté.

[24]  Bien sûr, on peut être en désaccord avec les conclusions tirées sur les faits, selon lesquelles le demandeur n’attirera pas l’attention des autorités ou qu’il n’éprouvera pas de difficultés importantes s’il s’installe à Colombo. Toutefois, on ne saurait se contenter d’un simple désaccord pour conclure au caractère déraisonnable de la décision. Il incombe au demandeur de démontrer que les conclusions ne font pas partie des issues possibles et acceptables et que le processus décisionnel n’était pas transparent, intelligible, ni justifié. Or, ce n’est pas l’argument qui est avancé en l’espèce. Le demandeur voit le recours aux verbes au futur comme l’expression d’un critère rigoureux pour lui. Ce n’est tout simplement pas l’objet du paragraphe 29 qui énonce simplement, en fait, que le demandeur ne suscitera pas l’attention des autorités et qu’il pourra se prévaloir d’une possibilité de refuge intérieur parce qu’il ne sera pas persécuté à Colombo. On ne peut pas déduire de ces mots que le demandeur doit prouver qu’il sera victime de persécution.

[25]  Le demandeur conteste un énoncé figurant au paragraphe 16 de la décision de la SPR, dans lequel cette dernière se demande comment le demandeur savait qui étaient ses agresseurs lorsqu’il aurait fait l’objet d’une tentative d’enlèvement. Pour la SPR, il n’était pas clair s’il s’agissait en réalité d’une tentative d’enlèvement du demandeur, plutôt que d’une simple tentative de vol de son véhicule puisque les membres de l’EPDP avaient essayé par le passé de réquisitionner le véhicule. Le demandeur estime qu’il s’agit d’une erreur de fait de la part de la SPR de se montrer incertaine à savoir si les agresseurs étaient ou non membres de l’EPDP parce qu’il a déclaré devant le tribunal ce qui suit : [traduction] « ils m’ont dit : “nous sommes de l’EPDP” et ils m’ont plus ou moins placé sur leur motocyclette, et j’ai commencé à crier » (dossier certifié du tribunal, à la page 340). De toute évidence, la SPR n’était pas entièrement convaincue de cette déclaration faite par le demandeur. Le tribunal se demande s’il s’agissait d’un enlèvement plutôt que du simple fait de s’emparer du véhicule comme on avait tenté de le faire par le passé et, vraisemblablement, il a estimé plutôt étrange que, s’il s’agissait effectivement d’une tentative d’enlèvement, les agresseurs aient déclaré à quel groupe ils appartenaient au beau milieu d’une situation qui devait relever du chaos. En tout état de cause, je ne vois pas en quoi cela pourrait constituer une conclusion déraisonnable ouvrant la voie à une demande de contrôle judiciaire qui aurait gain de cause. Le fait de ne pas accepter qu’il y ait eu une tentative d’enlèvement échouée ne me semble pas exclu des issues possibles et acceptables.

[26]  Ensuite, le demandeur conteste le fait que la lettre de l’épouse du demandeur d’asile ne s’est pas vu accorder le poids dont elle aurait dû bénéficier. Le demandeur porte son attention au paragraphe 23 de la décision de la SPR, où le commissaire se fonde sur l’affaire El Bouni. Il est indiqué que les éléments de preuve produits par des membres de la famille ou des amis peuvent ne pas être très probants. Toutefois, il convient de noter qu’au paragraphe 22 de la même décision, la SPR fait remarquer que les visites à la maison au Sri Lanka de l’épouse du demandeur d’asile ne sont pas signalées avec une précision quelconque (par exemple, quand elles se seraient produites et dans quelles circonstances) et on ignore complètement comment l’épouse du demandeur d’asile aurait pu identifier ces personnes comme étant des représentants de l’EPDP.

[27]  Le demandeur soutient que la décision Cruz Ugalde c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 458 [Cruz Ugalde] de notre Cour est préférable à la décision El Bouni. Je crains que le demandeur accorde à la décision Cruz Ugalde plus de poids qu’elle ne le mérite. Dans cette décision, la Cour déclare simplement que « la jurisprudence a établi que, selon les circonstances, la preuve ne doit pas être écartée simplement parce qu’elle provient de personnes liées aux intéressés » (au par. 26).

[28]  Il est évident que la qualité qu’il y a lieu d’attribuer à une lettre provenant d’une personne intéressée peut encore bénéficier d’une pondération importante, selon les circonstances et, bien entendu, selon le contenu de la lettre. Je ne vois pas comment, dans les circonstances de la présente affaire, il n’était pas loisible à la SPR de conclure qu’une lettre qui ne fournit pas de renseignements clés est moins probante et qu’un poids important ne doit pas lui être accordé. Les paragraphes 22 et 23 de la décision doivent être interprétés de concert. Le juge des faits a le droit d’accorder du poids aux éléments de preuve présentés, ce que la SPR a fait. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, la Cour doit s’en remettre à une conclusion de cette nature lorsque l’explication ne se limite pas à la source des éléments de preuve, mais qu’elle englobe aussi leur valeur intrinsèque. Il ne s’agit pas d’une lettre qui a été produite il y a des années, mais plutôt en octobre 2018 à l’appui d’une demande d’asile. La Cour suprême, à de nombreuses occasions récemment, a fait mention du bon sens et de l’expérience humaine comme étant à la disposition du juge des faits pour apprécier les éléments de preuve et tirer des conclusions (R. c Calnen, 2019 CSC 6; R. c Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 RCS 1000; R. c Nur, 2015 CSC 15, [2015] 1 RCS 773). Il ne s’agit pas d’une nouvelle proposition. Elle est profondément enracinée dans notre droit. Le juge des faits peut se fier à l’expérience humaine et au bon sens pour conclure que les éléments de preuve ne fournissent pas des indices clés de fiabilité, comme les détails de ces éléments de preuve.

[29]  Le demandeur soutient également que, même s’il a coché la case dans son formulaire de renseignements personnels où il demande la protection à titre de personne à protéger parce qu’il est exposé au risque de torture (dossier certifié du tribunal, p. 26, case 30), la décision n’aborde pas directement ce risque. Le demandeur souligne que la question a été soulevée par son avocat de l’époque devant la SPR, où l’avocat a fait valoir que le risque de torture dont il est question à l’alinéa 97(1)a) de la LIPR n’est pas touché par la dichotomie entre le risque généralisé et le risque personnalisé dont il est question à l’alinéa 97(1)b) (dossier certifié du tribunal, p. 360, à la ligne 33).

[30]  On ne sait pas très bien quelle est la pertinence de la torture par rapport au risque généralisé. Il est vrai que la SPR a conclu que l’EPDP est devenu une organisation qui s’est transformée en gang criminel. Par conséquent, les Tamouls couraient le risque généralisé d’être ciblés. Cela n’en fait pas des personnes à protéger au sens de l’alinéa 97(1)b).

[31]  Toutefois, la SPR a conclu que le demandeur n’est pas exposé à un danger de torture et qu’il ne risque pas de subir des traitements ou des peines cruels et inusités s’il devait retourner au Sri Lanka. Cette conclusion doit être examinée à la lumière des 40 paragraphes précédents de la décision dans lesquels la SPR conclut que le demandeur ne suscitera pas une attention défavorable et n’éprouvera pas de difficultés importantes. Cette conclusion laisse entendre que ni l’article 96 ni l’article 97 de la LIPR ne sont en jeu. Il ne suffit pas de cocher une case. L’enjeu doit revêtir une vraisemblance pour nécessiter une attention importante. En l’espèce, il est difficile de voir ce à quoi on aurait pu s’attendre de la part de la SPR à la lumière d’une allégation générale non étayée par des éléments de preuve.

[32]  Il faut rappeler que la SPR tire en réalité trois conclusions dans sa décision :

  1. Essentiellement, l’EPDP a perdu son influence au Sri Lanka, selon les éléments de preuve disponibles.

  2. Les activités de l’EPDP sont passées de celles d’un organisme paramilitaire qui appuyait les gouvernements précédents, et en particulier jusqu’à la fin des hostilités au Sri Lanka en 2009, à celles d’un gang criminel qui agit pour son propre avantage économique.

  3. Le profil du demandeur n’intéresse pas les autorités.

[33]  Selon les éléments de preuve dont disposait la SPR, elle a conclu que « ses interactions avec des individus que le demandeur d’asile croit être des membres de l’EPDP étaient de nature criminelle » (décision de la SPR, au par. 26). Selon la SPR, c’est un risque auquel la plupart des Tamouls sont exposés, surtout dans le Nord du Sri Lanka.

IV.  Conclusion

[34]  En l’espèce, le demandeur devait convaincre la Cour que la décision rendue à son égard était déraisonnable, au sens que donne à cette notion le paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190. Il n’a pas examiné la décision dans son ensemble, cherchant plutôt des erreurs qui, selon lui, pouvaient justifier l’accueil de la demande de contrôle judiciaire. Comme l’a conclu la Cour suprême dans l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, [2013] 2 RCS 458, au paragraphe 54 :

[54] Il faudrait considérer la sentence arbitrale comme un tout et s’abstenir de faire une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur (Newfoundland Nurses, par. 14). En l’absence d’une constatation que la sentence, au vu du dossier, se retrouve en dehors du champ des issues possibles raisonnables, elle ne doit pas être modifiée. En l’espèce, la conclusion du conseil d’arbitrage était raisonnable et les cours siégeant en révision n’auraient pas dû intervenir.

[35]  La décision de la SPR en l’espèce aurait tiré profit d’une approche plus systématique qui aurait pu atténuer les préoccupations soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire. Toutefois, il faut démontrer que, lorsqu’ils sont examinés à la lumière du dossier dont disposait la SPR, les motifs conduisent à un résultat qui n’est pas raisonnable. C’est un fardeau qui incombe à chaque demandeur. Le demandeur en l’espèce n’a pas été en mesure de s’acquitter de ce fardeau au moyen de la chasse au trésor qu’il a menée, phase par phase, pour trouver des erreurs. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les parties sont d’avis que la présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale à certifier. Je suis d’accord.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6507-18

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8ejour de janvier 2020.

Semra Denise Omer, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-6507-18

INTITULÉ :

SIVATHASAN SIVAGNANAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er octobre 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 2 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

Pour le demandeur

Stephen Jarvis

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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