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Date : 20191129

Dossier : IMM-2074-19

Référence : 2019 CF 1535

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2019

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

RASHIDAH LWANYAGA NANYANZI

NUREEIN THAMAN BAKR

NAVID BAKR IMTIYAZ

NAZREEN IJRA BAKR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision du 22 mars 2019, par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). En outre, la SPR a fait état de l’absence de minimum de fondement de la demande, conformément au paragraphe 107(2) de la LIPR.

[2]  Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

Le contexte

[3]  Rashidah Lwanyaga Nanyanzi, une citoyenne de l’Ouganda, également connue sous le nom de Rashidah Nanyanzi Lwanyaga (la demanderesse), est la représentante désignée de ses trois enfants mineurs (les demandeurs mineurs), dont les demandes d’asile ont été jointes à la sienne (la demanderesse et les demandeurs mineurs sont collectivement désignés dans les présents motifs comme les demandeurs). La demanderesse affirme craindre d’être persécutée en Ouganda, en raison de son orientation sexuelle en tant que lesbienne, et elle redoute aussi que son époux violent lui cause un préjudice.

[4]  Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA), la demanderesse prétend avoir eu sa première relation homosexuelle lorsqu’elle était à l’école secondaire, où elle a ensuite rencontré une certaine Rehema Nasimbwa (Mme Nasimbwa) avec qui elle a entamé une longue relation. Ces deux liaisons devaient être tenues secrètes, l’homosexualité étant illégale en Ouganda. En 2002, alors que la demanderesse faisait des études universitaires, son frère a commencé à nourrir des soupçons au sujet de sa relation avec Mme Nasimbwa et il en a fait part à leur père, un fervent musulman, qui a menacé d’arrêter de payer ses frais de scolarité si elle continuait à fréquenter Mme Nasimbwa. La demanderesse a obtenu un baccalauréat en sciences sociales en 2005. En 2006, elle a entamé des études dans le domaine de la santé et du travail social au Royaume-Uni (R.-U.).

[5]  En décembre 2007, la demanderesse était en Ouganda lorsque son frère a organisé une fête, où il lui a présenté son ami, Abdul Swabur (M. Swabur). La demanderesse croit avoir été droguée et prétend qu’elle a été violée par M. Swabur. En outre, elle aurait par la suite appris que son frère et sa famille avaient encouragé M. Swabur, afin qu’elle ait une [TRADUCTION] « vie normale ». Elle a rapporté le viol à Mme Nasimbwa et à sa sœur, mais ne l’a pas signalé à la police.

[6]  À son retour au R.-U. pour reprendre ses études, elle a appris qu’elle était enceinte. Son père a menacé d’arrêter de payer ses études si elle subissait un avortement. La demanderesse est retournée en Ouganda, où son bébé est né en juillet 2008. Sa famille et celle de M. Swabur ont convenu qu’ils devaient se marier et une cérémonie de nikah s’est tenue en août 2008. Au mois de septembre suivant, elle est retournée au R.-U., où elle a achevé ses études en 2010. Elle est alors retournée en Ouganda et a continué de vivre avec M. Swabur qui, selon elle, était violent.

[7]  En mars 2012, Mme Nasimbwa a présenté la demanderesse à M. Kelly Mukwano, directeur d’iFreedom, une organisation de soutien aux LGBTQ. Cette organisation l’a engagée comme agente de liaison communautaire. Elle a accouché de son deuxième enfant en janvier 2013. M. Swabur n’approuvait pas son travail et a pris une deuxième épouse en août 2015. La demanderesse a accouché de leur troisième enfant en janvier 2016. Elle affirme qu’elle a refusé de retourner à la maison après la naissance du bébé et qu’elle est allée habiter avec sa cousine. M. Swabur s’est toutefois présenté avec des policiers qui lui ont demandé de rentrer chez elle en lui disant qu’elle serait accusée de négligence envers ses enfants si elle refusait, car ses deux filles avaient arrêté de fréquenter l’école.

[8]  Toujours d’après la demanderesse, M. Swabur et elle se sont querellés en août 2016 au sujet de son retour au travail, il lui a lancé une casserole d’eau bouillante et lui a brûlé la jambe. Elle ajoute qu’il lui infligeait beaucoup de violence physique et émotionnelle, mais qu’elle gardait le silence pour protéger sa véritable identité sexuelle. Cependant, lorsque M. Swabur lui a ramené leur jeune fils avec une brûlure à l’épaule, ce qu’il a refusé d’expliquer, elle a pris ses enfants et a déménagé dans un refuge. Elle a obtenu un visa de visiteur, a laissé ses enfants avec sa cousine et a pris l’avion pour le Canada, où elle a présenté une demande d’asile à son arrivée, le 28 novembre 2017. Sa sœur lui a par la suite amené ses trois enfants qui l’ont rejointe au Canada.

[9]  La SPR a refusé la demande d’asile des demandeurs.

[10]  Les demandeurs devaient se présenter en vue de leur renvoi en Ouganda le 25 juillet 2019. Le 23 juillet, ils ont présenté une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre eux, jusqu’à ce que la Cour tranche définitivement leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable de la SPR. La requête en sursis a été rejetée par une ordonnance datée du 24 juillet 2019; cependant, les demandeurs ne se sont pas présentés en vue du renvoi. Un mandat d’arrestation visant la demanderesse a été délivré le 25 juillet 2019.

La décision faisant l’objet du contrôle

[11]  Ayant conclu que la question déterminante tenait à la crédibilité, la SPR a jugé qu’il n’y avait aucune explication raisonnable pour les nombreuses incohérences relevées entre, d’une part, le témoignage de la demanderesse et, d’autre part, les éléments de preuve ainsi que les documents qu’elle avait présentés. Aussi, il n’y avait aucune preuve convaincante pour expliquer que des renseignements contenus dans ses documents à l’appui aient été omis de son FDA. En outre, les documents qu’elle a soumis ne corroboraient ni sa preuve ni son témoignage.

[12]  La SPR a formulé sa décision en utilisant plusieurs rubriques. Sous celle traitant du viol organisé, elle a pris acte de l’explication avancée par la demanderesse quant à savoir pourquoi elle n’avait pas signalé le viol à la police, tout en notant que sa cousine n’en avait rien dit dans son affidavit. La SPR a ensuite abordé l’orientation sexuelle de la demanderesse, pour conclure que la preuve de la demanderesse était incohérente quant à savoir à quel moment et comment son père en avait été informé, et elle a conclu que la demanderesse avait modifié son témoignage concernant une agression que son frère avait faite sur Mme Nasimbwa. La SPR a examiné l’affidavit de Mme Nasimbwa qui, a-t-elle fait remarquer, désigne la demanderesse comme sa conjointe de fait, alors que cette dernière avait identifié M. Swabur comme son conjoint de fait dans le FDA. La SPR n’a pas accepté l’explication de la demanderesse selon laquelle il devait s’agir d’une erreur de frappe; elle a tiré une inférence défavorable en matière de crédibilité et a conclu que les documents de la demanderesse avaient été créés pour les besoins de la demande d’asile.

[13]  La rubrique suivante abordait l’entrevue au point d’entrée (PE). La SPR a conclu que, au cours de son entrevue, la demanderesse avait décrit un incident durant lequel elle avait été reniée par sa famille, ce qui n’était toutefois pas mentionné dans son FDA et n’était pas compatible avec son témoignage concernant les personnes qui étaient au courant de son orientation sexuelle. En outre, la SPR a conclu que les documents que la demanderesse avait présentés remettaient aussi en cause son allégation.

[14]  La SPR s’est ensuite penchée sur l’affidavit de la cousine de la demanderesse, Damalie, et sur la question de la violence familiale. Elle a fait remarquer que l’affidavit en question avait été rédigé sur un papier arborant l’en-tête de Lwanyaga and Company, soit le nom de famille de la demanderesse et de son père, et que la demanderesse avait déclaré que son père était avocat, tout comme son époux qui travaille pour lui. Sa cousine est également avocate. La SPR a noté que l’affidavit ne mentionnait pas le viol. Elle a déclaré que, suivant le témoignage de la demanderesse, M. Swabur avait commencé à être violent tout de suite après le mariage, mais la SPR a tiré une inférence défavorable du fait que la demanderesse n’avait pas demandé l’asile lorsqu’elle était retournée au R.-U. pour reprendre ses études.

[15]  Sous la rubrique ayant trait aux gens en Ouganda qui connaissaient l’identité sexuelle de la demanderesse, la SPR a conclu que le témoignage de cette dernière, selon lequel seules sa cousine et Mme Nasimbwa étaient au courant de son orientation sexuelle lorsqu’elle était en Ouganda, n’était pas compatible avec sa déclaration au PE. En outre, la SPR a jugé qu’il était invraisemblable que le frère de la demanderesse ait eu des soupçons quant à son orientation sexuelle, mais que sa sœur n’en ait rien su. La SPR a également évoqué le bénévolat de la demanderesse au 519 Community Centre au Canada et a conclu que cela n’établissait pas qu’elle était lesbienne.

[16]  Quant aux documents médicaux de la Clinique Saint-Nicolas, la SPR a conclu qu’ils avaient été fabriqués, parce que les notes médicales ne concordaient pas avec les incidents particuliers décrits dans le FDA, que la demanderesse n’avait pas indiqué précisément si elle s’était rendue à l’Hôpital Kibuli, et à quelle date, et que les documents frauduleux étaient répandus à Kampala. La SPR a également déclaré que les notes semblaient avoir été rédigées par la même personne, malgré le fait qu’elles portaient des dates étalées sur plusieurs années. Quant à la lettre du 7 juin 2018 rédigée par le Dr Colledge du Centre canadien pour les victimes de la torture (le CCVT), la SPR a déclaré que, durant son témoignage, la demanderesse ne paraissait pas se souvenir du DColledge et que la lettre évoquait des cicatrices de blessures — la brûlure à la jambe qu’elle aurait subie lorsque son époux aurait renversé de l’eau chaude sur elle et une cicatrice au sein gauche qui aurait été causée au moment où son époux aurait renversé du gruau chaud sur sa poitrine — découlant d’incidents qui n’étaient pas mentionnés dans son FDA. La clinique où elle s’était rendue en Ouganda n’avait pas non plus mentionné les brûlures. La SPR a également évoqué l’évaluation psychiatrique du 30 juillet 2018, effectuée par le DOguntoyinbo du CCVT, et elle a fait remarquer que cette évaluation mentionnait que, lorsque la demanderesse avait tenté de quitter son époux, celui-ci l’avait fait arrêter, et elle avait été détenue pendant deux jours. La SPR a tiré une inférence défavorable du fait que la détention de la demanderesse avait été totalement omise de son FDA.

[17]  La SPR a fait remarquer que, d’après les renseignements du Système mondial de gestion des cas, la tutrice légale des demandeurs mineurs avait voyagé avec eux au Canada pour faire du tourisme. Leur père ne les accompagnait pas, mais l’autorisation de voyager sans lui avait été reçue. Questionnée à ce sujet par la SPR, la demanderesse a déclaré dans son témoignage qu’elle ignorait comment la garde avait été transférée de sa cousine à sa sœur ou dans quelles circonstances les autorisations avaient été obtenues, et elle a ajouté que sa sœur avait pris toutes les dispositions. La SPR a déclaré que la demanderesse prétendait avoir été maltraitée, mais que son agent de persécution avait consenti à ce que les enfants voyagent. Pour la SPR, soit les visas des demandeurs mineurs avaient été obtenus avec des documents falsifiés, soit les mauvais traitements n’avaient jamais existé et toute la demande d’asile était fabriquée.

[18]  La SPR a ensuite abordé le paragraphe 107(2) de la LIPR et conclu à l’absence de minimum de fondement de la demande. Elle a jugé que le témoignage de la demanderesse n’était pas étayé par les documents qu’elle avait soumis, et que ce témoignage était [TRADUCTION] « entaché d’omissions, d’incohérences et d’invraisemblances, ce qui montre qu’il n’existe aucune preuve convaincante pour appuyer ses allégations ». La preuve établissait que la demande d’asile avait été fabriquée, parce qu’elle n’avait été nullement corroborée par la demanderesse. La SPR a conclu que la preuve présentée visait à l’induire en erreur, que les documents avaient été fabriqués pour établir et renforcer la demande d’asile des demandeurs, mais que ces mêmes documents étaient ce qui justifiait la conclusion d’absence de minimum de fondement de la demande. En outre, il y avait tant de préoccupations quant à la crédibilité, d’omissions et d’incohérences qui n’avaient fait l’objet d’aucune explication satisfaisante qu’il ne restait aucun élément de preuve résiduel ou convaincant pour établir la demande d’asile de la demanderesse.

Les questions en litige et la norme de contrôle

[19]  Les demandeurs soutiennent que les questions en litige sont les suivantes : la SPR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité relative à la crainte de persécution de la demanderesse fondée sur son orientation sexuelle et les violences familiales infligées par M. Swabur? Son traitement du rapport psychologique du CCVT était-il erroné? Et a-t-elle raisonnablement conclu à l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile des demandeurs?

[20]  À mon avis, toutes ces questions sont comprises dans celle, plus générale, de savoir si la décision de la SPR était raisonnable.

[21]  L’appréciation par la SPR de la crédibilité d’un demandeur est une démarche factuelle « au cœur » de la compétence de la SPR, susceptible de contrôle par la Cour contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 20, au par. 11 (Omar); Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 619, au par. 26; Eze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 601, au par. 12); cette appréciation appelle une grande retenue (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au par. 46; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, au par. 4 (CAF) (Aguebor); Singh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 169 NR 107, au par. 3 (CAF) (Singh)). Une conclusion d’« absence de minimum de fondement » au titre du paragraphe 107(2) de la LIPR doit être soumise à la même norme (Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 638, au par. 11; Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 598, aux par. 21 et 22).

[22]  Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47).

Analyse

[23]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité relative à la prétention de persécution de la demanderesse fondée sur son orientation sexuelle, car la SPR a mal compris, négligé et déformé la preuve afin de ne pas prêter foi à l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle est lesbienne. En outre, la SPR a écarté de manière déraisonnable des affidavits crédibles qui corroboraient sa prétention. Les demandeurs soutiennent que la SPR a également commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité relative aux allégations de la demanderesse portant qu’elle avait été maltraitée et violée par M. Swabur, et que la SPR a écarté de façon déraisonnable la preuve médicale probante qui corroborait ses allégations de violence familiale. La SPR n’a pas non plus abordé l’explication de la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas demandé l’asile au R.-U. en 2008. En outre, la SPR a commis une erreur en omettant d’apprécier le rapport psychologique du CCVT pour déterminer si sa force probante était à même de dissiper certaines préoccupations en matière de crédibilité. Enfin, les demandeurs soutiennent qu’en raison des conclusions déraisonnables de la SPR quant à la crédibilité, sa conclusion d’« absence de minimum de fondement » ne peut être maintenue, et que, subsidiairement, elle n’est pas tenable, parce que la SPR a fait fi des documents crédibles pouvant établir l’orientation sexuelle de la demanderesse. Les observations écrites des demandeurs abordent ces arguments en détail.

[24]  Dans ses observations écrites, le défendeur affirmait, à titre préliminaire, que la demande de contrôle judiciaire devait être rejetée sans être tranchée sur le fond. L’inconduite ou les [TRADUCTION] « mains sales » des demandeurs, découlant du fait qu’ils ne se sont pas présentés en vue de leur renvoi après que la Cour eut rejeté leur requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, suffisent à justifier le rejet la demande (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14, au par. 9). Subsidiairement, le défendeur a présenté deux observations succinctes, faisant valoir, premièrement, que les arguments des demandeurs sont simplistes et qu’ils équivalent à un simple désaccord quant à la manière dont la SPR a pondéré la preuve; il soutient, en deuxième lieu, que la SPR a raisonnablement rejeté l’explication avancée par la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle n’avait pas demandé l’asile au R.-U., concluant que cela était incompatible avec une crainte subjective de persécution et que son comportement sapait la crainte en question qu’elle alléguait. Lorsqu’il a comparu devant moi, le défendeur a présenté des observations orales quant au bien-fondé des observations écrites soumises par les demandeurs.

La question préliminaire

[25]  Comme il a déjà été mentionné, les demandeurs ont sollicité un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise à leur encontre, ce qui leur a été refusé. Cependant, ils ne se sont pas présentés en vue de ce renvoi. Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le défendeur a déposé un affidavit souscrit le 12 septembre 2019 par Mme Saudia Samad, assistante juridique auprès du ministère de la Justice, dans lequel il est indiqué qu’elle avait été informée, par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), que les demandeurs ne s’étaient pas présentés en vue de leur renvoi et que le mandat d’arrestation visant la demanderesse n’avait toujours pas été exécuté. En réponse, les demandeurs ont déposé une requête pour que soit admis l’affidavit de Me Teklemichael Abm Sahlemariam, avocat et propriétaire unique du cabinet Law Office of Teklemichael Ab Sahlemariam. Était notamment jointe à cet affidavit la copie d’un dossier du Programme de santé mentale et de toxicomanies d’Horizon Santé-Nord, daté du 25 juillet 2019, date prévue du renvoi des demandeurs, indiquant que la demanderesse avait été évaluée, parce qu’elle prétendait vouloir se suicider. Était également jointe à cet affidavit une lettre du 2 août 2019 adressée par l’avocat des demandeurs à l’ASFC, expliquant pourquoi elle ne s’était pas présentée en vue du renvoi, ainsi qu’une feuille de confirmation de télécopie. Ces renseignements ne figuraient pas dans l’affidavit de Mme Samad. Le défendeur a ensuite déposé l’affidavit de Hailey Dang, assistante juridique auprès de la Division du droit de l’immigration du ministère de la Justice, qui a déclaré que l’ASFC l’avait informée que la lettre du 2 août 2019 rédigée par l’avocat des demandeurs n’avait pas été trouvée dans le dossier de renvoi de l’ASFC et que l’avocate du défendeur n’avait été informée de son existence que lorsque le dossier de requête des demandeurs lui avait été signifié.

[26]  J’ai fait droit à la requête des demandeurs à l’audience. En fin de compte, comme ils ont fourni la feuille de transmission par télécopie et que l’ASFC n’a pas expliqué pourquoi la lettre du 2 août 2019 ne se trouvait pas dans ses dossiers, le défendeur a renoncé à plaider cette question préliminaire et n’a plus fait valoir que l’affaire ne devait pas être tranchée sur le fond à cause des mains sales des demandeurs.

La crédibilité

[27]  Comme il a déjà été mentionné, la crédibilité est une conclusion factuelle au cœur de la compétence de la SPR et appelle une certaine retenue (Omar, au par. 11; Singh, au par. 3). Lorsqu’elle tire une conclusion quant à la vraisemblance des témoignages, la SPR doit également se voir témoigner de la déférence. Comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Aguebor, pour autant que les inférences tirées par le tribunal ne soient pas déraisonnables au point de justifier l’intervention de la Cour, ses conclusions n’ouvrent pas la porte à un contrôle judiciaire. En outre, le fardeau d’établir que les inférences de la SPR sont déraisonnables incombe au demandeur (Aguebor, au par. 4).

[28]  Les demandeurs citent la décision Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 (CF 1re inst) (Valtchev), dans laquelle la Cour déclare :

[7]  Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

[8]  Dans le jugement Leung c. M.E.I., (1994), 81 F.T.R. 303 (C.F. 1re inst.), voici ce que le juge en chef adjoint Jerome déclare à la page 307 :

[14] [...] Néanmoins, la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve.

[15] Cette obligation devient particulièrement importante dans des cas tels que l’espèce où la Commission a fondé sa conclusion de non-crédibilité sur des « invraisemblances » présumées dans les histoires des demanderesses plutôt que sur des inconsistances [sic] et des contradictions internes dans leur récit ou dans leur comportement lors de leur témoignage. Les conclusions d’invraisemblance sont en soi des évaluations subjectives qui dépendent largement de l’idée que les membres individuels de la Commission se font de ce qui constitue un comportement sensé. En conséquence, on peut évaluer l’à-propos d’une décision particulière seulement si la décision de la Commission relève clairement tous les faits qui sous-tendent ses conclusions [...] La Commission aura donc tort de ne pas faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient éventuellement réfuter ses conclusions d’invraisemblance.

(Non souligné dans l’original.)

[9]  Dans le jugement Bains c. M.E.I., (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.) à la page 314, le juge Cullen a annulé la décision du tribunal après avoir conclu que celui-ci avait commis une erreur parce que les conclusions qu’il avait tirées au sujet de la vraisemblance ne reposaient pas sur la preuve documentaire et parce qu’elles étaient fondées sur des critères canadiens [...]

[29]  De même, dans Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, la Cour a déclaré que les conclusions d’invraisemblance devaient être clairement formulées et que leur fondement devait ressortir des motifs (au par. 44).

[30]  La Cour d’appel fédérale a également jugé que, lorsqu’elle met en doute la crédibilité d’un demandeur, la SPR est tenue de formuler ses motifs « en termes clairs et explicites » (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 130 NR 236 (CAF) (Hilo).

[31]  Je conviens avec la demanderesse que les conclusions en matière de crédibilité auxquelles la SPR est parvenue après avoir apprécié certains des éléments de preuve ne sont pas claires. Par exemple, en ce qui a trait à l’allégation de viol organisé, la SPR a pris note de l’explication avancée par la demanderesse quant à la raison pour laquelle elle ne l’avait pas signalé à la police, à savoir que personne ne l’aurait crue et que son orientation sexuelle aurait été révélée. La SPR ne précise pas si elle a accepté ou non cette explication. Elle déclare plutôt que la cousine de la demanderesse, Damalie, qui était apparemment au fait de sa situation, n’a pas mentionné le viol dans son affidavit, et la SPR formule la conclusion suivante : [TRADUCTION] « Cependant, sa famille a arrangé son mariage avec l’homme qui l’avait prétendument violée. »

[32]  À mon avis, la conclusion formulée par la SPR n’est pas intelligible dans le contexte de son appréciation de la crédibilité relative à l’allégation de viol organisé avancée par la demanderesse.

[33]  Quant à l’affidavit de Damalie, il atteste qu’elle et la demanderesse sont amies depuis l’enfance, que les parents de la demanderesse ont découvert, en 2002, que leur fille était lesbienne et qu’ils ont arrangé son mariage. Cet affidavit mentionne que la demanderesse a été présentée à son futur époux en 2007, et qu’ils se sont fiancés. Comme l’a fait remarquer la SPR, l’affidavit en question ne dit rien au sujet de l’allégation de viol organisé. Inversement, dans son FDA, la demanderesse déclare que le viol en question est survenu en décembre 2007, qu’elle en a parlé à Mme Nasimbwa et à sa cousine. Elle déclare que celles-ci lui ont conseillé d’aller voir la police, mais qu’elle craignait que la plainte n’aboutisse pas, étant donné que sa famille était du côté de M. Swabur, un homme qu’ils avaient choisi pour elle, et qu’elle craignait que son orientation sexuelle ne soit révélée.

[34]  Il était peut-être loisible à la SPR de tirer une inférence défavorable du fait que Damalie n’ait pas mentionné l’allégation de viol organisé, d’autant plus que la demanderesse a déclaré qu’elle avait informé sa cousine de l’agression et que cette dernière lui avait conseillé de la signaler à la police. En outre, il aurait été important au regard de la demande d’asile de la demanderesse de mentionner le viol allégué et le fait qu’il avait été échafaudé dans le but de « normaliser » la sexualité de la demanderesse; ces éléments ne sont pourtant pas évoqués dans l’affidavit de Damalie à l’appui. Cependant, la SPR a relevé l’omission, mais elle n’a pas déclaré avoir tiré une inférence défavorable en matière de crédibilité sur cette base, ou en raison de l’absence de concordance entre le contenu de l’affidavit et le FDA de la demanderesse, ou à cause d’autres préoccupations liées à l’affidavit, et elle n’a tiré aucune conclusion factuelle précise quant à savoir si le viol prétendument organisé était survenu.

[35]  Dans son appréciation subséquente de l’affidavit de Damalie, la SPR a également souligné le fait qu’il avait été rédigé par Lwanyaga and Company, soit le même nom de famille que celui de la demanderesse et de son père, puis que la demanderesse avait déclaré durant son témoignage que son père et son époux étaient avocats et que le second travaillait pour le premier. La SPR a de nouveau relevé que l’affidavit de Damalie mentionnait que la demanderesse avait été mariée, mais non qu’elle avait été violée, puis que ses enfants avaient été laissés sous la garde de Damalie et que M. Swabur était à la recherche de la demanderesse. Mais encore une fois, la SPR ne fait aucune constatation factuelle, ne tire aucune inférence en matière de crédibilité et ne parvient à aucune conclusion sur la base de ces observations.

[36]  Je note que l’affidavit de Damalie rapporte également que, après la fuite de la demanderesse du foyer conjugal, son époux a continué de la rechercher et menaçait de causer préjudice à elle et aux enfants s’il les retrouvait. En outre, ses enfants ont été laissés sous la garde de Damalie lorsque la demanderesse a quitté l’Ouganda, et son époux était encore à sa recherche après sa fuite au Canada. De plus, la demanderesse craignait qu’il ne réussisse à retrouver les enfants, qui vivaient alors toujours avec Damalie, et ne leur fasse du mal.

[37]  Les observations soumises par la demanderesse dans le cadre du contrôle judiciaire ne contestent pas qu’il s’agissait en fait du cabinet d’avocats de son père, et semblent même le reconnaître. Compte tenu de la preuve, la SPR pouvait raisonnablement inférer que, si Damalie, qui, selon le témoignage de la demanderesse, était aussi une avocate, était son alliée et cachait ses enfants pour les mettre à l’abri de M. Swabur, qui menaçait de leur faire du mal, il était très improbable que Damalie se rende au cabinet même où M. Swabur travaillait pour faire rédiger un affidavit à l’appui, alors qu’elle hébergeait toujours ces enfants. En particulier, comme l’indique l’affidavit, au moment où il a été souscrit, les enfants vivaient encore avec Damalie, M. Swabur était à leur recherche et, d’après le témoignage de la demanderesse, ce dernier harcelait sa cousine qui craignait pour sa vie. Cependant, encore une fois, le problème vient de ce que la SPR n’a pas offert un tel raisonnement et ne mentionne pas les conclusions ou les inférences qu’elle a tirées, le cas échéant. Elle fait simplement remarquer que le nom du cabinet d’avocats est le même que celui de la demanderesse.

[38]  En ce qui concerne l’orientation sexuelle de la demanderesse, la SPR a conclu que cette dernière avait déclaré durant son témoignage qu’en 2002, son frère avait révélé à leur père la relation de la demanderesse avec Mme Nasimbwa. La SPR a déclaré que, lorsqu’elle a questionné la demanderesse au sujet du moment où son père avait été mis au courant de sa relation homosexuelle, elle avait affirmé qu’il n’avait que des soupçons. La SPR a fait remarquer toutefois que, dans son FDA, la demanderesse affirmait qu’en 2002, son frère avait informé son père, que ce dernier était très en colère, et qu’il avait menacé d’arrêter de payer ses frais de scolarité. La SPR a déclaré que la demanderesse s’était alors rendue au R.-U. pour étudier, avec le soutien de son père, malgré le fait qu’il soupçonnait son orientation sexuelle. La SPR a conclu que son témoignage était incohérent pour ce qui était de savoir quand et comment son père en était venu à connaître sa relation homosexuelle alléguée. Plus tard dans ses motifs, la SPR a déclaré qu’à la question de savoir qui connaissait son orientation sexuelle alléguée, la demanderesse a répondu que seules sa cousine et Mme Nasimbwa étaient au courant, et que sa sœur était seulement au courant des violences familiales. Pour la SPR, cela contredisait la déclaration faite au PE — qui sera abordée plus loin — et il était invraisemblable que le frère de la demanderesse ait eu des soupçons, mais que sa sœur n’ait jamais été au courant de son orientation sexuelle.

[39]  Les demandeurs soutiennent que la preuve de la demanderesse était cohérente, en ce que, bien que son père et son frère aient eu des soupçons quant à son orientation sexuelle, celle-ci n’a été confirmée que lorsque des messages texte qu’elle avait échangés avec Mme Nasimbwa ont été découverts par M. Swabur et transmis à son père et à son frère en juin ou juillet 2017.

[40]  Je fais remarquer que, dans son FDA, la demanderesse a déclaré que son frère avait commencé à nourrir des soupçons en 2002, au sujet de sa relation avec Mme Nasimbwa, et elle a ajouté ceci :

[TRADUCTION] 


Il trouvait souvent Mme Nasimbwa [dans la chambre que la demanderesse principale occupait à l’université], et cela l’a rendu soupçonneux. Il a exprimé son mécontentement et nous a agressées verbalement en mettant en doute notre sexualité, mais je ne l’ai pas pris au sérieux et je ne me suis jamais offusquée de son amour-haine, pour éviter des représailles. J’ai été quand même surprise qu’il me dénonce à mon père, au sujet de mon amitié avec Mme Nasimbwa et des soupçons qu’il avait quant à une relation homosexuelle. Ces soupçons ont provoqué une telle fureur et une telle agitation chez mon père qu’il m’a appelée le même jour avec son cellulaire et a menacé d’arrêter de payer mes frais de scolarité, si je continuais à fréquenter Mme Nasimbwa
.

[41]  D’après la transcription du témoignage qu’elle a fourni devant la SPR, la demanderesse a de nouveau déclaré que son frère avait appelé son père pour lui dire qu’il soupçonnait qu’elle et Mme Nasimbwa avaient une relation intime. À la question de savoir si son père avait pris des mesures entre 2002 et 2007, elle a répondu qu’il n’arrêtait pas de la menacer d’arrêter de payer ses frais de scolarité si elle continuait d’avoir des relations avec une fille. À la question : [TRADUCTION] « donc, il vous acceptait telle que vous étiez, ou […] il ne vous évitait pas ou quelque chose dans le genre? », la demanderesse a répondu que son père croyait qu’elle avait cessé tout contact avec Mme Nasimbwa. À la question de savoir à quel moment il a réellement appris qu’elle vivait une relation homosexuelle, la demanderesse a déclaré qu’elle avait laissé son téléphone sur son lit et oublié d’effacer des messages que sa petite-amie lui avait envoyés. M. Swabur avait lu les messages et avait immédiatement appelé le frère de la demanderesse, qui l’avait dit à son père, à qui les messages avaient également été transmis; ces événements s’étaient produits au milieu de l’année 2017.

[42]  Après avoir examiné ces éléments de preuve, je ne vois aucun fondement à la conclusion de la SPR selon laquelle le témoignage de la demanderesse et son FDA n’étaient pas cohérents quant à savoir quand et comment son père avait été mis au courant de sa relation homosexuelle alléguée. Cela dit, ce qui n’est pas mentionné par la SPR, c’est que, durant son entrevue au PE, la demanderesse a été interrogée quant à savoir depuis combien de temps sa famille et son époux savaient qu’elle était lesbienne. Elle a répondu qu’ils avaient des soupçons depuis longtemps, mais qu’ils ne les avaient confirmés qu’autour de 2006 ou 2007. En outre, l’affidavit de sa cousine, Damalie, mentionne que c’est en 2002 que les parents de la demanderesse ont découvert qu’elle était lesbienne. Il s’agit d’incohérences apparentes qui sont pertinentes au regard du témoignage de la demanderesse selon lequel les soupçons de son père n’avaient été confirmés qu’en 2017. Cependant, la SPR ne les a ni relevées en tant que telles ni invoquées à l’appui de sa conclusion.

[43]  Au moment d’examiner l’orientation sexuelle alléguée de la demanderesse, la SPR a également déclaré :

[traduction

 

À la question de savoir si Mme Nasimbwa avait subi des répercussions, elle [la demanderesse] a déclaré que Mme Nasimbwa avait été agressée par son frère. Cependant, lorsqu’il lui a été demandé si Mme Nasimbwa avait dû recevoir un traitement médical, la [demanderesse] a modifié son témoignage et affirmé qu’il ne s’était agi que d’une agression verbale. Je conclus qu’elle a modifié son témoignage et je tire une [inférence] de l’incohérence.

[44]  Cependant, comme l’ont souligné les demandeurs, la déclaration de la SPR quant à cet élément de preuve était clairement erronée. La transcription révèle que la demanderesse a clairement et systématiquement déclaré durant sa déposition que l’agression avait été seulement verbale :

[traduction

COMMISSAIRE :  Donc, a-t-elle subi des répercussions… votre famille lui a-t-elle fait quelque chose?

DEMANDEURE D’ASILE : Non

COMMISSAIRE :  Non?

DEMANDEURE D’ASILE :  Non. C’était seulement des menaces verbales.

COMMISSAIRE :  D’après vous, pourquoi était-ce le cas?

DEMANDEURE D’ASILE :  Mon frère l’a verbalement agressée lorsqu’elle était dans la chambre avec moi.

COMMISSAIRE :  Je vous demande pardon? Votre frère…

DEMANDEURE D’ASILE :  Mon frère, oui. Mon frère l’a verbalement agressée. Il est venu une fois dans ma chambre, et l’a verbalement agressée.

COMMISSAIRE :  Et quand est-ce que cela s’est produit?

DEMANDEURE D’ASILE :  C’était à l’époque où j’étais à l’université. Lorsque j’étais à l’université.

COMMISSAIRE :  Lorsque vous étiez à l’université, et c’était en quelle année?

DEMANDEURE D’ASILE :  C’était en 2002. 2002…

COMMISSAIRE :  2002.

DEMANDEURE D’ASILE :  Oui

COMMISSAIRE :  Et vous dites que votre frère l’a agressée?

DEMANDEURE D’ASILE :  Oui

COMMISSAIRE :  Et que lui est-il arrivé?

DEMANDEURE D’ASILE :  On a seulement… on n’y a pas tellement réfléchi, on n’en a juste pas tenu compte et on… on ne voulait pas riposter, donc on a juste… on a juste… on a juste… on l’a regardé et on ne lui a rien dit, parce que c’est ce qu’il faisait habituellement. Il venait, il la trouvait là, et il exprimait sa colère et son ressentiment. Il ne voulait pas qu’elle soit dans la chambre avec moi.

COMMISSAIRE :  Est-ce qu’elle a dû aller voir un médecin ou aller à l’hôpital lorsqu’elle a été agressée?

DEMANDEURE D’ASILE :  Non, ce n’était que des menaces verbales… Je ne veux pas que tu sois là, qu’est-ce que tu fais ici, pourquoi viens-tu ici? Comme les menaces verbales.

COMMISSAIRE :  Donc, ce n’était pas une agression physique?

DEMANDEURE D’ASILE :  Non, pas physique, c’était juste verbal…

COMMISSAIRE :  Donc, pourquoi avez-vous dit qu’il l’a agressée?

DEMANDEURE D’ASILE :  J’ai dit qu’il l’avait agressée verbalement.

[45]  Compte tenu de ces éléments, il est incontestable que la SPR a écarté la preuve et qu’elle a clairement commis une erreur en concluant que la demanderesse avait modifié sa déposition au sujet de l’agression. Par conséquent, l’inférence défavorable que la SPR a tirée en se basant sur ce fondement probatoire défaillant est erronée et donc déraisonnable. Il est également impossible de déterminer à partir des motifs le poids que la SPR a accordé à cette conclusion défavorable en matière de crédibilité.

[46]  Lors de son examen de la question de savoir qui, en Ouganda, connaissait réellement l’orientation sexuelle alléguée de la demanderesse, la SPR a mentionné que cette dernière avait uniquement déclaré durant son témoignage que seules sa cousine et Mme Nasimbwa étaient au courant et que sa sœur était seulement au fait des violences familiales. La SPR a conclu que cela était incompatible avec la déclaration faite au PE. Elle a ajouté qu’il était invraisemblable que le frère de la demanderesse ait eu des soupçons, mais que sa sœur n’ait jamais rien su de son orientation sexuelle alléguée.

[47]  Les demandeurs soutiennent que cette dernière conclusion était conjecturale et que les conclusions quant à la vraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas les plus manifestes (Valtchev, au par. 7).

[48]  Je fais remarquer que la preuve au dossier donnait à penser que le frère de la demanderesse avait commencé à nourrir des soupçons quant à son orientation sexuelle lorsqu’il lui rendait visite à l’université et qu’il trouvait souvent Mme Nasimbwa sur place, puis qu’il a rapporté ces soupçons à son père. Il n’y avait aucune preuve au sujet du fait que ces soupçons avaient également été communiqués à la sœur de la demanderesse ou à l’ensemble de sa famille. Je conviens avec la demanderesse que la SPR n’a pas précisé sur quel fondement factuel elle s’est appuyée pour inférer qu’il n’était pas vraisemblable que le frère de la demanderesse, mais pas sa sœur, ait eu des soupçons au sujet de son orientation sexuelle.

[49]  Cependant, comme il a déjà été souligné, la SPR a également conclu que le témoignage de la demanderesse portant que sa sœur n’était pas au courant de son orientation sexuelle ne concordait pas avec son entrevue au PE. Le dossier montre qu’à cette entrevue, la question a été posée à la demanderesse quant à savoir qui l’avait menacée. Elle a répondu que son frère et sa famille l’avaient menacée, que ce sont des musulmans [TRADUCTION] « futés » et qu’ils n’approuvent pas l’homosexualité. Cette déclaration donne à penser que sa famille était au courant de son orientation sexuelle et, bien qu’elle ne concerne pas précisément ce que savait sa sœur, la déclaration appuie effectivement l’existence d’une incohérence avec le témoignage de la demanderesse, comme l’a conclu la SPR.

[50]  La SPR a également souligné que, lorsqu’elle a été questionnée au PE pour savoir si elle souhaitait ajouter quelque chose avant que l’entrevue ne prenne fin, la demanderesse a évoqué un incident public connu de sa famille. Voici la déclaration pertinente fournie au PE :

[traduction


Peut-être quelques détails sur ce qui s’est passé en Ouganda. Lorsque je travaillais comme agente de liaison communautaire, mon travail consistait à interviewer des gais, des lesbiennes, des bisexuels et des transgenres. Je devais aller sur le terrain et rencontrer des agents d’exécution de la loi pour m’assurer que les gens de ces communautés obtenaient la justice qu’ils méritaient, ce qui m’exposait à beaucoup de gens qui m’insultaient, me faisaient du mal, me jetaient des pierres et m’humiliaient en public. Le tabloïde local a publié une photo en disant que j’étais avec ces deux femmes sorties de nulle part, que nous étions des lesbiennes aux seins nus dans le pays et que nous forcions d’autres jeunes femmes à devenir lesbiennes. Ce n’était pas vrai du tout. D’une manière ou d’une autre, cette nouvelle est parvenue à ma famille, mon père était très en colère contre moi et m’a dit que je n’étais plus sa fille, toute ma famille m’a reniée. Ma vie était alors en danger, j’ai perdu mon travail à cause de cela et j’ai dû constamment déménager. C’est alors que mon patron m’a recommandé de demander un visa, parce qu’au Canada, on est libre d’être soi-même.

[51]  Cela paraît donner à penser que toute sa famille l’a reniée à cause de son identité sexuelle insinuée par le tabloïde. Si tel est le cas, il peut être inféré de cette preuve que sa sœur connaissait son identité sexuelle, ce qui, d’après la conclusion de la SPR, était incompatible avec le témoignage de la demanderesse portant que sa sœur ne connaissait pas son identité sexuelle.

[52]  La SPR a également souligné que rien de cela n’était mentionné dans le FDA de la demanderesse et elle a déclaré que lorsque la demanderesse a été priée d’expliquer cette omission, elle a affirmé qu’elle ignorait que tous les renseignements devaient être inscrits dans son FDA. La SPR a rejeté cette explication.

[53]  Comme l’exposé circonstancié contenu dans le FDA de la demanderesse est un document détaillé de dix pages, il n’était pas déraisonnable que la SPR tire une inférence défavorable de son défaut de mentionner les jets de pierre, l’article du tabloïde, et l’impact allégué qu’il a eu sur sa vie, alors que ces éléments figurent dans sa déclaration faite au PE. Cependant, après avoir examiné la transcription, je n’arrive pas à déterminer à quel moment cette omission a été signalée à la demanderesse ni à trouver le témoignage qu’elle a fourni en réponse et d’après lequel, selon ce qu’a écrit la SPR, elle ignorait qu’elle devait fournir ces renseignements. La transcription indique uniquement que, lorsque son conseil lui a demandé pourquoi l’incident des jets de pierre ne figurait pas dans son FDA, la demanderesse a répondu qu’elle ne pouvait pas vraiment expliquer l’omission, sauf pour dire qu’elle était émotive et qu’elle avait simplement écrit ce qui lui était venu à l’esprit à ce moment-là.

[54]  En outre, la SPR n’a pas rejeté l’explication de la demanderesse au motif qu’elle n’était pas raisonnable, eu égard aux détails figurant dans son FDA, ou parce que les renseignements obtenus au PE étaient si importants qu’il était déraisonnable de ne pas les avoir mentionnés. La SPR a plutôt déclaré qu’elle rejetait son explication, car, au moment de son témoignage, la demanderesse avait affirmé que sa sœur n’était pas au courant de son identité sexuelle et que son père avait uniquement des soupçons à ce sujet. Cependant, je conclus que cela n’est pas intelligible, puisque je n’arrive pas à déterminer en quoi ce motif est lié aux explications offertes pour justifier le fait que les incidents mentionnés au PE ne figuraient pas dans son FDA. Pour ce qui est de la conclusion de la SPR relativement à la preuve obtenue au PE, [TRADUCTION] « [e]n outre, les documents qu’elle a présentés remettent aussi en cause son allégation », je suis incapable d’établir à quels documents la SPR pouvait bien faire référence ici, alors qu’elle se demandait qui, en Ouganda, était au courant de son identité sexuelle.

[55]  Enfin, la demanderesse soutient que la SPR a commis une erreur en faisant abstraction d’éléments de preuve documentaires significatifs qui corroboraient son orientation sexuelle, un aspect crucial de sa demande d’asile (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF 1re inst)).

[56]  À mon avis, en ce qui concerne le certificat attestant que la demanderesse a participé à la parade de la fierté de Toronto, bien que la SPR n’ait pas explicitement mentionné cet élément dans ses motifs, plusieurs milliers de personnes prennent part à cette parade, ce qui n’établit pas leur orientation sexuelle. Le défaut de le mentionner n’entraîne pas une erreur susceptible de contrôle. De même, la SPR a pris note des documents établissant que la demanderesse avait fait du bénévolat au 519 Community Center, mais a conclu que cela n’établissait pas qu’elle était lesbienne; elle a aussi relevé que la demanderesse avait confirmé durant son témoignage qu’il n’était pas nécessaire d’être issue de la communauté LGBTQ pour fréquenter le centre ou y faire du bénévolat.

[57]  Mais la SPR n’a pas précisément mentionné d’autres documents à l’appui, parmi lesquels figurait une lettre de soutien de la Metropolitan Community Church of Toronto (la MCC), datée du 18 avril 2018. Cette lettre indique que la demanderesse assiste, depuis le 3 décembre 2017, à des réunions de soutien mensuelles à la MCC, qu’elle sollicite de l’aide pour sa demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle et qu’elle fait du bénévolat dans le cadre du Programme du mercredi et du Café Connection. La lettre mentionne qu’en prenant part aux activités de la MCC, la demanderesse a manifesté sa volonté et sa disposition à intégrer la communauté de la MCC en tant que lesbienne. En outre, elle a confié aux responsables de la MCC ses expériences en matière d’homophobie en Ouganda. En particulier que, lorsque M. Swabur avait découvert qu’elle était lesbienne et qu’elle travaillait pour une organisation secrète de défense des LGBTQ, il avait infligé des violences physiques à elle et à son fils, en les brûlant tous les deux. Il est vrai que la SPR n’a pas mentionné cette lettre de soutien ni ne l’a appréciée dans le contexte de l’identité sexuelle alléguée par la demanderesse. Si elle l’avait fait, elle aurait pu toutefois aussi souligner que cette lettre de soutien était incompatible avec la version des faits se trouvant dans le FDA de la demanderesse.

[58]  La SPR n’a pas non plus considéré la lettre de soutien d’iFreedom, dans laquelle le directeur général identifie la demanderesse comme une lesbienne, ni les douze courriels explicites, datés du 7 décembre 2017 au 30 janvier 2019, qu’elle aurait échangés avec Mme Nasimbwa. Ces éléments de preuve corroboraient potentiellement sa preuve et son témoignage quant à son orientation sexuelle. Le défaut de les mentionner est problématique, surtout que la SPR a déclaré, de manière générale, que les documents fournis par la demanderesse ne corroboraient ni sa preuve ni son témoignage. Il lui était peut-être loisible, pour différentes raisons, d’écarter ces éléments de preuve ou de ne leur accorder que peu de poids, mais la SPR ne les a tout simplement pas abordés, ce qui était une erreur.

[59]  Pris dans leur ensemble, les motifs de la SPR concernant l’identité sexuelle de la demanderesse, l’aspect crucial de sa demande d’asile, et qui est en lien avec ses allégations de violence familiale, sont fragmentés, incomplets, disjoints, dépourvus de conclusions claires, d’inférences étayées par la preuve citée ou de conclusions cohérentes. Il était tout à fait possible que la SPR tire la conclusion à laquelle elle est parvenue, à savoir que l’orientation sexuelle alléguée par la demanderesse n’était pas crédible, mais son raisonnement global est suffisamment vicié pour ne pas être maintenu.

[60]  Je conviens avec la SPR que le dossier révèle de nombreuses incohérences et omissions, qui ne se limitent pas à l’orientation sexuelle de la demanderesse. La SPR aurait pu également accorder une valeur probante limitée à la preuve documentaire de la demanderesse, compte tenu de ses conclusions en matière de crédibilité, si elle avait clairement signalé que c’est ce qu’elle faisait et pourquoi. En effet, une fois que la SPR conclut qu’un demandeur n’est pas crédible, dans la plupart des cas, il s’ensuivra nécessairement qu’elle n’accordera pas beaucoup de force probante à ses documents, à moins qu’il n’arrive à prouver, de manière satisfaisante, qu’ils sont véritablement authentiques (Hamid c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] ACF no 1293, au par. 21 (QL) (CF 1re inst); Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1343, au par. 10; Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 425, aux par. 17 et 18)). Et il est bien entendu loisible à la Cour d’examiner le dossier pour déterminer s’il explique pourquoi la SPR a tiré la conclusion à laquelle elle est parvenue (Newfoundland et Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au par. 15). Cependant, eu égard en l’espèce à l’approche fragmentée adoptée par la SPR, combinée à l’absence de conclusions ou d’inférences complètes, cohérentes et étayées, ainsi qu’aux inexactitudes ou erreurs factuelles fondant certaines des conclusions en matière de crédibilité, la Cour devrait essentiellement reprendre la décision, ce qui n’est pas son rôle (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Matar, 2015 CF 669, au par. 29). Pour les mêmes raisons, quant au caractère raisonnable de la décision, je suis tout simplement incapable de conclure que le processus décisionnel était justifié, transparent et intelligible, ou de déterminer si la décision appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[61]  Ainsi, bien que je reconnaisse qu’un nouvel examen par un autre commissaire de la SPR pourrait aboutir à la même issue, l’affaire doit être renvoyée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2074-19

LA COUR STATUE :

  1. que l’intitulé de la cause est modifié afin de corriger le nom de l’un des demandeurs mineurs qui est « Navid Bakr Imtiyaz »;

  2. qu’il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire;

  3. que l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la SPR pour nouvel examen;

  4. qu’aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée par les parties et qu’aucune ne se pose.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de janvier 2020

Christian Laroche, LL.B., juriste-traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2074-19

INTITULÉ :

RASHIDAH LWANYAGA NANYANZI ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 NOVEMBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 29 NOVEMBRE 2019

COMPARUTIONS :

Liyusew Kidane

POUR LES demandeurS

Asha Gafar

POUR Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Teklemichael Ab Sahlemariam

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES demandeurS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR Le défendeur

 

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