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Date : 20030529

Dossier : T-59-01

Référence : 2003 CFPI 683

Toronto (Ontario), le 29 mai 2003

En présence de :         Me Roger R. Lafrenière, protonotaire

ENTRE :                                                            

                                                                JEAN-GUY SAVARD

                                                                                                                                  Partie demanderesse

                                                                              - et -

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                   

                                                                                                                                     Partie défenderesse

                                            MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                 Il s'agit ici d'une action en responsabilité civile intentée par la partie demanderesse qui reproche à la partie défenderesse de l'avoir exposée par la négligence et l'incurie de ses préposés à l'hépatite C et au virus du VIH. Les faits sont les suivants.


[2]                 La partie demanderesse était au moment de cette action un détenu incarcéré au pénitencier de Port-Cartier au Québec. Au cours du mois de février 2000, la partie demanderesse a été sommée de se rendre dans le district judiciaire de Montréal pour comparaître devant la Cour du Québec. Suivant une entente intervenue entre les autorités carcérales fédérale et provinciale, la partie demanderesse a été détenue temporairement au centre régional de réception ("CRR") de Ste-Anne-des-Plaines. Le CRR est un établissement fédéral sous la juridiction du Service correctionnel canadien ("SCC").

[3]                 La partie demanderesse a séjourné au CRR à partir du moi de février jusqu'au 18 mai 2000. Pendant une partie de cette période, un pavillon du CRR où se trouve des cellules individuelles a été fermé pour des raisons budgétaires. La partie demanderesse a donc été avisée par les autorités carcérales qu'elle ne pouvait pas être placée en cellule individuelle pour le moment, même si elle en avait fait la demande dès son arrivée au CRR, à cause de la fermeture temporaire du pavillon "A". La partie demanderesse a entre autres occupé la même cellule que le détenu JPG, soit entre le 24 février et le 31 mars 2000, et le détenu TB les 13 et 14 avril 2000.

[4]                 Le 13 avril 2000, la partie demanderesse a demandé à nouveau à être placée en occupation individuelle. Cette demande lui a été accordée par les autorités carcérales du CRR le 15 avril 2000.

[5]                 La partie demanderesse allègue avoir découvert au moment de son transfert en cellule individuelle des papiers et documents appartenant au détenu TB. Parmi ces documents se trouvait une fiche médicale du détenu TB indiquant que ce dernier était atteint de l'hépatite C.


[6]                 Il est admis que certains détenus étaient temporairement 'logés' par groupe de deux dans des cellules normalement prévues pour une seule personne et qu'ils devaient partager le même lavabo, la même toilette et le même bureau. Il est également admis que les détenus recevaient des articles d'hygiène personnels et ustensiles identiques et de la même couleur pour tous.

[7]                    Le 10 mai 2000, la partie demanderesse a exigé un test de dépistage de l'hépatite C puisqu'il a affirmé avoir utilisé par mégarde ou erreur le rasoir et la brosse à dents du détenu TB. Le résultat de ce test s'est avéré négatif. Le 27 octobre 2000, la partie demanderesse, disant s'être coupée avec le rasoir d'un codétenu six mois auparavant (ce qui nous ramène à la période de son incarcération temporaire au CRR), a demandé un test de dépistage du VIH, qui s'est avéré également négatif.

[8]                 La partie demanderesse affirme avoir vécu depuis son séjour au CRR dans la crainte d'avoir été contaminé par un codétenu. Plus particulièrement la partie demanderesse allègue que la partie défenderesse est responsable des dommages moraux et de l'atteinte à sa santé et sécurité causés par l'incurie de ses préposés lors de son séjour au CRR. La partie demanderesse réclame la somme de 30 000 $ en dommages et intérêts.

Analyse et conclusion


[9]                 L'action en responsabilité civile de la partie demanderesse est basée sur l'article 1457 du Code civil du Québec. La Couronne fédérale est assujettie au droit de la responsabilité civile édicté par ledit l'article du Code par le truchement de la Loi sur la responsabilité de le Couronne et le contentieux administratif. La partie demanderesse doit donc démonter trois choses : la faute de la partie défenderesse ou de ses préposés, le dommage qu'elle a subi et un lien de causalité entre la faute reprochée et le dommage subi. Le fardeau de la preuve dans une telle action incombe à la partie demanderesse.

[10]            Au niveau de la faute, la partie demanderesse reproche quatre manquements au SCC. Premièrement, la partie demanderesse reproche au SCC de l'avoir détenu en double occupation cellulaire contre son gré et en contravention à la directive du Commissaire au Service correctionnel sur le logement des détenus; deuxièmement de ne pas l'avoir informé de l'état de santé de son codétenu TB; troisièmement d'avoir donné des articles personnels identiques à chacun des détenus; et quatrièmement de ne pas lui avoir offert des soins de qualités durant son séjour au CRR.

[11]            En ce qui a trait à la double occupation cellulaire, la preuve a démontré que le CRR est un établissement de réception de tous les individus condamnés par les tribunaux de juridiction criminelle au Québec. Y séjournent également la plupart des détenus provenant de transferts internationaux. La capacité cellulaire du CRR est donc tributaire du nombre de détenus en mode 'réception' qui y sont destinés tous les jours. Cet état de fait a été confirmé par le seul témoin appelé à la barre, soit M. Pierre Lachappelle, gérant d'unité et directeur adjoint intérimaire du CRR.


[12]            Il est admis que la partie demanderesse avait demandé à être placée seul en cellule, mais que le SCC et le CRR n'avaient d'autre choix que de placer la partie demanderesse en double occupation cellulaire étant donné qu'un pavillon du CRR était fermé pour des raisons budgétaires. De nombreux autres détenus ont dû à cause de cette fermeture temporaire partager leur cellule. La partie demanderesse, suivant la preuve, a entre autre occupé la même cellule que le détenu JPG entre le 24 février et le 31 mars et le détenu TB les 13 et 14 avril 2000.

[13]            Bien que la cellule individuelle soit la forme la plus souhaitable et la plus appropriée de détention, la double occupation cellulaire est une réalité temporaire pour certains détenus au sein des institutions carcérales. La Directive 550 du Commissaire au Service correctionnel intitulé "Logement des détenus" prévoit au paragraphe 19 (Directive en date du 29 mars 1999) certains critères à prendre en compte lors du placement de détenus en occupation double. Ces critères sont:

a)          Compatibilité

b)          Vulnérabilité

c)          Comportement agressif ou permissif

d)          Considérations liées à la sécurité préventive

e)          Renseignements à caractère médical

f)           Profil criminel

g)          Renseignements à caractères psychologique

[14]            La partie demanderesse est d'avis que le SCC n'a pas évalué correctement ces critères, et plus particulièrement le critère e) relatif aux renseignements médicaux, et qu'en plus aucune exception n'avait été approuvée par le Commissaire, conformément au paragraphe 27 de la Directive 550.


[15]            La preuve a démontré plutôt que le Commissaire avait bel et bien autorisé une exception à l'application de la Directive 550. Cette exception est d'ailleurs consigné dans les documents fournis par la partie demanderesse elle-même, c'est-à-dire la pièce AJGS-13 de son l'affidavit où il est clairement indiqué que le Commissaire avait pré-autorisé une série d'établissements carcéraux à déroger à la politique sur le logement des détenus (Directive 550) et, plus spécifiquement, avait autorisé le CRR de Ste-Anne-des-Plaines à avoir recours à l'occupation cellulaire double au besoin. Il est clair que le CRR n'avait pas besoin d'une situation d'urgence, ni d'approbation supplémentaire du Commissaire pour permettre la double occupation.

[16]            Quant aux critères énumérés au paragraphe 19 de la Directive, la partie demanderesse n'a pas réussi à démontrer que la partie défenderesse avait commis une faute dans leur application à son cas. La partie demanderesse a beaucoup insisté sur le critère e) portant sur les renseignements à caractère médical et sur le fait que la partie défenderesse aurait eu, suivant ce critère, l'obligation de l'aviser de la condition médicale de son codétenu. En regard du critère e) portant sur les renseignements à caractère médical, je suis d'avis que le SCC n'avait aucune obligation d'informer la partie demanderesse de la condition médicale du détenu TB, qui plus est l'avoir fait aurait constitué une entorse au secret médical et à la protection de renseignements personnels se rapportant au détenu TB. La preuve a révélé qu'au sein du SCC seul le détenu concerné est avisé de sa condition médicale. Il incombe alors au détenu ainsi avisé, s'il le désire, d'informer ses codétenus de sa condition.


[17]            Le procureur de la partie défenderesse a fait allusion à un jugement récent de la Section de première instance de la Cour du Banc de la Reine du Nouveau-Brunswick, en date du 29 octobre 2002, dans l'affaire R. c. Jones[1] suivant lequel il a été jugé qu'une personne atteinte de l'hépatite C et accusée d'agression sexuelle grave n'a pas l'obligation de dévoiler sa condition médicale étant donné que les risques de transmission de la maladie au moyen de relations sexuelles étaient minimes. Dans le cas qui nous occupe, il n'est pas question de rapports sexuels entre la partie demanderesse et le codétenu TB, mais plutôt d'une crainte d'infection par l'utilisation d'une brosse à dents ou d'un rasoir appartenant au codétenu TB. La preuve a démontré que les détenus atteints de l'hépatite C ne sont pas considérés comme une menace pour leur entourage et que, comme tout citoyen, un détenu doit prendre les précautions nécessaires pour éviter de contracter des maladies, telle l'hépatite C ou le VIH.

[18]            On ne peut reprocher à la partie défenderesse ce qu'on ne pourrait reprocher en fait et en droit à tout autre citoyen en liberté faisant preuve de la même erreur que la partie demanderesse, à savoir d'utiliser par erreur le rasoir de son colocataire, ou de son frère, ou de son conjoint, ou de sa conjointe. La partie demanderesse doit assumer des risques comme tous les autres membres de la société et ce, même en contexte correctionnel.


[19]            La partie demanderesse reproche aussi à la partie défenderesse et à ses préposés de lui avoir donné des articles d'hygiène personnels (rasoir, brosse à dents, etc.) et des ustensiles de la même couleur et identiques à ceux de ces codétenus. Or la preuve a démontré qu'effectivement tous les détenus au sein de l'établissement carcéral en question, qu'ils soient placés en occupation double ou non, reçoivent des articles d'hygiène personnels et des ustensiles identiques et de la même couleur. De plus, nonobstant les réfutations faibles de la partie demanderesse, il a été démontré que les détenus avaient accès à de la documentation écrite sur les maladies infectieuses comme l'hépatite C et le VIH. L'utilisation et le rangement de ces articles était donc à la charge de chaque détenu et on ne peut imputer le blâme à la partie défenderesse en cas d'erreur de rangement ou d'utilisation par un détenu. Le témoin Lachapelle a également déposé que le CRR mettait à la disposition des détenus de l'eau de javel pour nettoyer et aseptiser tous les articles personnels. Bien qu'on ne puisse reprocher quoique ce soit à ce chapitre à la partie défenderesse au niveau de la responsabilité civile, j'estime cependant, en toute déférence, que cette pratique par les autorités carcérales de remettre aux codétenus partageant une même cellule des articles de la même couleur devrait être réévaluée.

[20]            Finalement, la partie demanderesse reproche aux autorités carcérales de ne pas lui avoir prodigué des soins de qualité durant son séjour au CRR. Aucune preuve d'acte fautif ou d'omission de la part de la partie défenderesse n'a été démontré cependant par la partie demanderesse quant aux soins médicaux qu'il a reçu suite à ses demandes de tests pour vérifier son état.

[21]            Ainsi donc, compte tenu de la nature même du CRR, de son caractère temporaire et de sa capacité cellulaire tributaire des condamnations et des transferts au jour le jour, je suis d'avis que la double occupation était parfaitement légale et justifiée et que ni le SCC, ni le CRR n'ont commis de faute à l'endroit de la partie demanderesse.    Subsidiairement, la partie demanderesse a tenté de prouver que la faute du SCC résidait dans le fait de placer deux détenus dans des cellules trop petites pour répondre aux normes édictées par le SCC lui-même. Des photos de la cellule où était détenu la partie demanderesse ont été produite en preuve par le témoin Lachapelle et celles-ci démontrent clairement que la cellule pouvait accommoder deux lits superposés. Au niveau de la grandeur des cellules, les normes actuelles dont fait référence la partie demanderesse dans sa plaidoirie sont celles pour les nouveaux bâtiments alors que le CRR a été construit en 1969 et donc ne s'appliquent pas au cas en l'espèce.

[22]            Comme la partie demanderesse ne s'est pas déchargé de son fardeau de prouver une faute quelconque de la part de la partie défenderesse ou de ses préposés, il n'est donc pas nécessaire de traiter du lien de causalité entre les fautes reprochées et le dommage subi. De toute façon, la partie demanderesse n'a pas établi des séquelles qui justifieraient l'octroi de dommages. Sa crainte concernant le dépistage du VIH et de l'hépatite C était sans doute éprouvante. Cependant, le simple fait qu'elle craignait d'être atteinte d'une maladie, sans plus, n'est pas suffisant. Je me vois donc dans l'obligation de rejeter l'action de la partie demanderesse.

                                                                        JUGEMENT

L'action est rejetée, avec dépens.

                                                                                                                                    "Roger R. Lafrenière"                 

                                                                                                                                                    Protonotaire                      


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-59-01

INTITULÉ :                                        JEAN-GUY SAVARD

                                                                                                                                       Partie demanderesse

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                         Partie défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Montréal, Québec

DATE DE L'AUDIENCE :              Le 1er novembre, 2002

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT PAR :                           Me Roger R. Lafrenière, protonotaire

DATE DES MOTIFS :                      Le 29 mai 2003

COMPARUTIONS :

                                                                Jean-Guy Savard

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

(Représentant lui-même)

Me Dominique Guimond

Me Michelle Lavergne

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jean-Guy Savard

Port-Cartier, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Ministère de la Justice

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

Date : 20030529

Dossier : T-59-01

ENTRE :

JEAN-GUY SAVARD

                                                                 Partie demanderesse

- et -

SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                    Partie défenderesse

                                                                           

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT

                                                                           



[1]            [2002] N.B.J. No. 375, Garnett J.

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