Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20200103


Dossier : IMM-6486-18

Référence : 2020 CF 12

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

YOUSSEF SOULTANI KANAWATI

MAYSAA SAAD

MALAKE SULTANI KANAWATI

YAACOUB SOULTANI KANAWATI

ROLA SULTANI KANAWATI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs sont des Libanais. Ils ont demandé l’asile au Canada parce qu’ils craignaient d’être persécutés par des membres de la résistance de Saraya, une faction du Hezbollah qui est active au Liban.

[2]  Monsieur Youssef Soultani Kanawati, le demandeur principal, affirme que, en avril 2016, il a fait l’objet de sollicitations de la part de Bilal Akar, un membre bien connu du groupe qui l’a encouragé à se joindre à ce dernier. M. Kanawati a refusé. Bilal a dit qu’il lui donnerait un certain temps pour qu’il revienne sur sa décision. Quelques semaines plus tard, Bilal et ses amis ont abordé l’épouse de M. Kanawati dans la rue et l’ont harcelée. Lorsque M. Kanawati les a affrontés, Bilal et ses amis les ont agressés, lui et son épouse. Bilal a sorti un couteau de poche et a menacé de casser les jambes de M. Kanawati si celui‑ci le dénonçait à la police. M. Kanawati a porté plainte à la police, malgré les menaces. Bilal et ses amis ont à nouveau abordé M. Kanawati quelques semaines plus tard et, une fois de plus, ont proféré des menaces à l’égard de sa famille et de lui s’il ne se joignait pas à la résistance de Saraya. Ils l’ont aussi agressé encore une fois. M. Kanawati a été emmené à l’hôpital et a signalé l’agression à la police. Il affirme que la police craint aussi la résistance de Saraya et qu’elle a donc refusé d’intenter des poursuites contre ses agresseurs. Craignant que ce groupe continue de les persécuter, M. Kanawati, son épouse et leurs enfants mineurs ont quitté le Liban pour le Canada. Le 17 août 2016, ils sont arrivés au Canada à l’aéroport international Pearson, munis de visas de visiteurs.

[3]  Les demandeurs ont présenté une demande d’asile sur place le 21 octobre 2016. Leur demande a été préparée grâce à l’aide d’un avocat (Me Kaminker) et d’un interprète parlant l’arabe.

[4]  L’audience des demandeurs à la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] s’est tenue le 6 décembre 2017. Les demandeurs étaient représentés par Me Kaminker à cette audience.

[5]  Dans des motifs datés du 19 décembre 2017, la SPR a rejeté les demandes d’asile. La commissaire a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité des demandeurs, en raison de différences importantes relevées entre l’exposé circonstancié initial fourni par M. Kanawati à l’appui de la demande d’asile et son témoignage à l’audience. En somme, [traduction« le témoignage concernant Bilal et les actes qu’il a commis à l’égard des demandeurs n’est pas crédible ». La commissaire de la SPR a reconnu que les demandeurs avaient produit un exemplaire d’un rapport de police pour corroborer leurs allégations. Toutefois, comme le rapport se fondait entièrement sur des renseignements fournis par M. Kanawati, la commissaire n’y a accordé aucun poids, parce que M. Kanawati avait été jugé non crédible relativement à des éléments importants de ses allégations.

[6]  Les demandeurs se sont représentés eux‑mêmes et ont interjeté appel de cette décision à la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR. Par une décision datée du 28 novembre 2018, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[7]  Par la suite, les demandeurs ont à nouveau eu recours aux services de Me Kaminker et sollicité, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], la présente demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR..

[8]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande sera rejetée.

[9]  Il est bien établi que le fond de la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au par. 35). Le fait qu’il s’agit là de la bonne norme de contrôle est confirmé par l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], dans lequel les juges majoritaires de la Cour suprême ont adopté un cadre d’analyse révisé permettant de déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative (au par. 10). Selon les enseignements de l’arrêt Vavilov, rien ne permet de déroger à la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable à la décision de la SAR.

[10]  Dans l’arrêt Vavilov, les juges majoritaires ont aussi tenu à préciser l’application judicieuse de la norme de la décision raisonnable (au par. 143). Les principes sur lesquels les juges majoritaires ont mis l’accent découlent dans une large mesure de la jurisprudence antérieure, notamment de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9. Bien que la présente demande ait été plaidée avant que l’arrêt Vavilov ne soit rendu, le fondement des arguments avancés par chacune des parties concernant le caractère raisonnable de la décision de la SAR s’accorde t avec ces principes.

[11]  Comme le mentionne l’arrêt Vavilov, l’exercice de tout pouvoir public « doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au par. 95). Pour cette raison, le décideur administratif a l’obligation « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée » (Vavilov, au par. 96). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

[12]  Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable que la SAR maintienne les conclusions défavorables tirées par la SPR quant à la crédibilité, et ils ajoutent que la SPR a omis d’examiner des documents potentiellement corroborants (c.‑à‑d. les rapports médicaux et le rapports de police). Je ne souscris à aucun de ces arguments.

[13]  Comme les juges majoritaires l’ont souligné dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit « interpréter les motifs du décideur en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus » (au par. 94). En l’espèce, une partie cruciale du contexte de la décision de la SAR porte sur la manière dont les demandeurs ont formulé leurs motifs d’appel.

[14]  Dans une lettre datée du 22 février 2018 que M. Kanawati a adressée à la SAR, les demandeurs ont soulevé trois erreurs connexes commises par la SPR. En référence à ces erreurs, les demandeurs ont mentionné ce qui suit; premièrement, les différences entre l’exposé circonstancié initial et le témoignage donné à la SPR n’étaient pas importantes; deuxièmement, M. Kanawati a affirmé qu’il subissait beaucoup de stress et qu’il était très anxieux quand il a fourni les renseignements nécessaires à l’exposé circonstancié initial; troisièmement, M. Kanawati a affirmé qu’il avait [traduction« peut‑être été mal conseillé quant au fait qu’il devait être le plus succinct et le plus direct possible dans [sa] demande ». Bien qu’il ne s’agisse pas exactement d’un motif d’appel, M. Kanawati a aussi affirmé dans sa lettre que les tactiques de la résistance de Saraya, notamment le recours aux espions, étaient bien connues.

[15]  Les erreurs alléguées par les demandeurs ont été réitérées, en substance et sans autre précision, dans le mémoire que les demandeurs ont présenté à la SAR et qui a été préparé conformément aux exigences de l’alinéa 3(3)g) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257.

[16]  La commissaire de la SAR a rejeté ces motifs d’appel. Elle a confirmé qu’elle avait examiné l’ensemble du dossier. Elle a conclu que les omissions dans l’exposé circonstancié de M. Kanawati étaient cruciales en ce qui concerne la demande d’asile et justifiaient qu’elle tire des conclusions défavorables quant à la crédibilité, en particulier parce que les demandeurs avaient reçu l’aide d’un avocat compétent et expérimenté dans le cadre de la préparation de leur formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA]. La commissaire a aussi fait observer que M. Kanawati n’a pas soulevé la question du stress ni celle de l’anxiété lors de l’audience de la SPR, et qu’il n’a fourni aucun élément de preuve d’ordre médical attestant d’une déficience cognitive qui l’aurait empêché de remplir adéquatement son formulaire FDA. Elle a fait remarquer qu’il ne suffit pas d’affirmer que « tout le monde sait » que la résistance de Saraya compte sur un réseau d’espions.

[17]  En outre, la commissaire a souligné que les demandeurs n’avaient pas nommé clairement la personne qui les aurait mal conseillés dans le cadre de la préparation de leur formulaire FDA. Elle a ajouté ceci : « Qu’il s’agisse du traducteur ou de l’avocat, aucun avis n’a été présenté dans l’un ou l’autre cas pour permettre à ces personnes de répondre aux allégations d’incompétence professionnelle ». La commissaire a donc conclu « qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer l’hypothèse des appelants voulant qu’ils aient [TRADUCTION] « peut‑être » été mal conseillés ».

[18]  Les demandeurs n’ont pas démontré que ces conclusions étaient déraisonnables. Le fait qu’il est important de fournir un récit complet dans un formulaire FDA a été souligné à de nombreuses reprises. Comme la juge McDonald l’a récemment affirmé dans la décision Ogaulu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 547 [Ogaulu], la Cour « a confirmé à plusieurs reprises que tous les faits et détails importants d’une demande d’asile doivent figurer dans le formulaire et que l’omission de les mentionner peut affecter la crédibilité d’une portion ou de la totalité d’un témoignage » (au par. 18). Lorsqu’un formulaire FDA ne fait pas mention de détails importants, de telles omissions constituent un fondement valable pour douter de la crédibilité d’un demandeur (Ogaulu, au par. 20; Jele c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 24, au par. 50).

[19]  En l’espèce, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle M. Kanawati avait omis des renseignements importants dans son formulaire FDA, et que cela avait eu une incidence défavorable quant à sa crédibilité. Cette conclusion est tout à fait raisonnable. En guise d’exemple, bien que M. Kanawati ait affirmé dans son formulaire FDA qu’il travaillait comme plombier et qu’il [traduction] « rencontrait beaucoup de gens » en raison de son métier, il a omis de mentionner qu’il travaillait souvent pour des fonctionnaires civils et des militaires hauts placés au Liban, et que c’est la raison pour laquelle Bilal essayait précisément de le recruter en tant qu’espion (comme il l’a affirmé à l’audience). La commissaire de la SPR a déclaré que [traduction« s’il était vrai que cela [être plombier] le mettait en présence de fonctionnaires du gouvernement, il est raisonnable de s’attendre à ce que cela ait été mentionné ». La commissaire de la SPR a conclu que M. Kanawati avait [traduction« ajouté ce détail à l’audience pour donner plus de force à son témoignage ».

[20]  Il n’était pas déraisonnable que la commissaire de la SAR estime que les conclusions de la SPR relatives aux omissions dans le formulaire FDA « étaient bien fondées et essentielles aux principales allégations selon lesquelles les appelants risquent d’être persécutés ». Rien ne justifie que j’intervienne.

[21]  À juste titre, les demandeurs ne contestent pas la décision de la SAR portant sur leur allégation selon laquelle ils ont été mal conseillés dans le cadre de la préparation de leur formulaire FDA.

[22]  Toutefois, les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable que la SAR n’examine ni les documents potentiellement corroborants ni la question de savoir si la SPR a commis une erreur à cet égard. Je ne souscris pas à cet argument.

[23]  Encore une fois, la décision de la SAR doit être examinée dans le contexte de la manière dont les demandeurs ont formulé leurs motifs d’appel. Les demandeurs n’ont soulevé aucune erreur relativement à l’évaluation faite par la SPR des rapports médicaux ou de police. Il est bien établi que la SAR n’est pas tenue d’examiner les erreurs potentielles qu’un appelant n’a pas soulevées : voir les décisions Dhillon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 321, aux par. 18 à 20; Ilias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 661, au par. 39; Broni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 365, au par. 15; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Chamanpreet Kaur Kaler, 2019 CF 883, aux par. 11 à 13 (IMM‑57‑19).

[24]  La commissaire de la SAR était tenue de se pencher sur les erreurs particulières alléguées par les demandeurs (Dahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1102, au par. 30). C’est exactement ce qu’elle a fait. Elle n’avait pas l’obligation d’aller au‑delà du cadre des motifs d’appel avancés par les demandeurs et d’examiner d’autres erreurs potentielles. Par conséquent, il n’était pas déraisonnable qu’elle statue sur l’appel comme elle l’a fait.

[25]  Pour les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[26]  Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74 d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6486-18

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de janvier 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6486-18

 

INTITULÉ :

YOUSSEF SOULTANI KANAWATI ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 juillet 2019

 

Jugement et motifs :

Le juge NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 3 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Hart A. Kaminker 

 

Pour les demandeurs

 

Laoura Christodoulides

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker et Associés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.