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Date : 20191209


Dossier : IMM‑981‑19

Référence : 2019 CF 1570

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 9 décembre 2019

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

HAFIZ OLAYINKA YAHAYA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La question fondamentale en l’espèce est d’établir si le demandeur a fourni suffisamment d’éléments de preuve concernant sa crainte de persécution en raison de son orientation sexuelle.

[2]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] qui a jugé que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention selon l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] ni une personne à protéger selon l’article 97 de la LIPR. Le demandeur soutient que les conclusions de la SAR quant à la crédibilité étaient déraisonnables et qu’elle n’a pas accordé suffisamment de poids à la preuve se rapportant à sa relation avec un autre homme.

[3]  Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande.

II.  Contexte

[4]  Le demandeur est un citoyen du Nigéria, qui prétend avoir été persécuté en raison de son identité bisexuelle. Selon le demandeur, quand il vivait au Nigéria, il entretenait depuis 2006 une relation homosexuelle durable avec un homme du nom de Dapo Ogunrinde. Le 14 octobre 2016, le demandeur a épousé sa femme, tout en poursuivant sa relation avec Dapo.

[5]  Le 20 décembre 2016, des voisins du demandeur ont déposé une plainte à la police au sujet de sa relation homosexuelle. Les voisins ont également fourni à la police une photo du demandeur et de son ami qui s’embrassaient en public. Le demandeur prétend que la police s’est rendue chez lui pendant son absence. Peu après, un ami et voisin du demandeur a avisé le demandeur que la police était venue chez lui pour le chercher et qu’elle voulait lui poser des questions. Au Nigéria, les relations homosexuelles sont illégales et peuvent mener à l’incarcération.

[6]  Après la visite de la police, le demandeur a déménagé. Il a quitté Lagos pour aller chez ses parents, à Ilorin (Nigéria), où il est resté pendant environ deux mois et demi. Après avoir dûment obtenu un visa auprès du consulat général des États‑Unis à Lagos, le 10 mars 2017, le demandeur a quitté le Nigéria et s’est enfui aux États‑Unis. Le 21 juillet 2017, le demandeur a fui les États‑Unis en raison des politiques d’immigration de l’administration présidentielle actuelle, est entré au Canada et a demandé l’asile.

[7]  Le 11 avril 2018 et le 24 avril 2018, la demande d’asile du demandeur a été entendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Pendant l’audience, la SPR a posé des questions inappropriées sur les pratiques sexuelles du demandeur. Par exemple, la SPR lui a demandé s’il préférait avoir des relations sexuelles avec des hommes ou avec des femmes. Le 29 mai 2018, la SPR a rejeté la demande du demandeur au motif qu’il n’était pas crédible, citant des incohérences dans son témoignage et ses formulaires. La SPR a également conclu que le demandeur n’avait pas établi les faits sous‑jacents à sa demande. Le demandeur a interjeté appel de cette décision devant la SAR.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[8]  Le 15 janvier 2019, la SAR a rejeté l’appel du demandeur. La SAR a établi, avec raison, devrais‑je ajouter, que les questions de la SPR concernant ses pratiques sexuelles étaient inappropriées. Bien que la SAR ait conclu que la SPR avait commis une erreur à cet égard, elle n’a pas trouvé d’erreur dans les principales conclusions de la SPR ayant entraîné la décision que le demandeur n’était pas crédible. Essentiellement, la SAR a conclu que les lacunes relatives à la preuve relevées par la SPR étaient importantes et suffisamment graves pour conclure que le demandeur ne risquait pas d’être persécuté en raison de sa bisexualité. La décision de la SAR était fondée sur quatre facteurs :

  1. Premièrement, la SAR a établi que l’incapacité du demandeur de se souvenir de la date à laquelle la police s’est rendue à son domicile jette un doute sur la prétention que la police se serait même rendue chez lui.

  2. Deuxièmement, la SAR a conclu que le demandeur ne s’est pas caché chez ses parents, car il n’a pas mentionné qu’il était déjà allé à Lagos depuis la maison de ses parents à Ilorin pour se rendre à un entretien de demande de visa aux États‑Unis.

  3. Troisièmement, la SAR a conclu que le demandeur n’avait pas établi qu’il entretenait une relation sexuelle avec son petit ami, en raison de son témoignage incohérent quant à la durée de leur relation.

  4. Quatrièmement, la SAR a conclu qu’il ne fallait pas accorder de poids aux affidavits de l’ami du demandeur qui avait averti le demandeur au sujet de la visite de la police chez lui, car ils étaient brefs et contredisaient les déclarations du demandeur.

IV.  Questions en litige

[9]  Le demandeur conteste chacune de ces décisions devant la Cour. Par conséquent, la principale question en l’espèce consiste à établir si la SAR a commis une erreur en concluant que le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve concernant sa relation homosexuelle.

V.  Norme de contrôle

[10]  La présente affaire repose sur l’appréciation par la SAR de la preuve et les motifs fournis à l’appui de ses décisions en matière de preuve. Il s’agit de questions qui relèvent du domaine d’expertise spécialisé de la SAR et qui doivent donc être examinées selon la norme de contrôle de la décision raisonnable (Yan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 146, au paragraphe 18 [Yan]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au paragraphe 29). Suivant la norme de la décision raisonnable, les décisions doivent être justifiées, transparentes et intelligibles, et appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]).

VI.  Analyse

[11]  La SAR et la SPR disposent d’un vaste pouvoir discrétionnaire qui leur permet de déterminer l’importance à accorder aux éléments de preuve qu’elles acceptent (Medarovik c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 61, au paragraphe 16; Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 867, au paragraphe 68. Il convient d’accorder un pouvoir discrétionnaire étendu, car ces tribunaux ont l’expertise nécessaire pour tirer des conclusions de fait et rendre des décisions quant à la crédibilité des demandes d’asile (Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 NR 238 (CAF); Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 805, au paragraphe 10; Siad c Canada (Secrétaire d’État) (1996), [1997] 1 CF 608, 1996 CanLII 4099 (CAF), au paragraphe 24).

[12]  Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal peut tirer des conclusions sur la crédibilité en tenant compte des invraisemblances, du bon sens et de la raison (Yan, au paragraphe 18). Si une décision repose sur la crédibilité, le tribunal doit exposer les motifs de sa conclusion, vu l’importance des questions qui sont en jeu dans une demande d’asile (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au paragraphe 46; Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2D) 199, [1991] ACF no 228 (CAF) (QL)). Les motifs doivent établir le fondement de sa conclusion quant à la crédibilité en des termes clairs et explicites (Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 9 [Lubana]). Si le témoignage d’un demandeur d’asile est rejeté, le tribunal doit tout de même tenir compte de toute preuve objective non entachée par la conclusion défavorable relative à la crédibilité (Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238, aux paragraphes 7 et 8).

[13]  La Cour doit toutefois éviter dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de faire des inférences négatives quant à la crédibilité par suite d’un examen à la loupe de questions secondaires ou non pertinentes à une affaire pour refuser une demande d’asile (Haramicheal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1197, au paragraphe 15; Lubana, aux paragraphes 10 et 11; Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 NR 168, [1989] ACF no 444 (QL), au paragraphe 9). Un tribunal ne doit pas non plus transformer une demande d’asile en un test de mémoire (Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), 190 FTR 225, 2000 CanLII 15200 (CF), au paragraphe 28).

[14]  Bien que le demandeur d’asile ait la charge de la preuve de démontrer son appartenance au groupe social reconnu de l’« orientation sexuelle » (Zamanibakhsh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1137, au paragraphe 16; Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 739), les tribunaux doivent se montrer attentifs aux éléments de preuve liés aux réalités sociales et juridiques des minorités sexuelles. Comme la Cour l’a affirmé dans la décision Odetoyinbo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 501, au paragraphe 8, les tribunaux de l’immigration et du statut de réfugié doivent évaluer la crainte de persécution du demandeur ou le risque individuel compte tenu « de ce qui est généralement connu quant aux conditions et aux lois dans le pays d’origine du demandeur, et des expériences de personnes se trouvant dans des situations semblables dans ce pays ». Par conséquent, avant de procéder à une évaluation de la crédibilité sur l’orientation sexuelle d’un demandeur, les tribunaux doivent tenir compte des réalités des gens appartenant à cette orientation sexuelle.

[15]  De plus, le tribunal doit être conscient de la nature personnelle et privée de l’orientation sexuelle. Comme le juge Russell l’a fait remarquer dans la décision Ogunrinde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CF 760, au paragraphe 42, « les actes et les comportements permettant d’établir l’homosexualité d’un demandeur sont de nature intrinsèquement privée ». Par conséquent, les décideurs doivent être conscients que la démonstration qu’un demandeur d’asile a une orientation sexuelle différente comporte des difficultés inhérentes (Gergedava c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 957, au paragraphe 10). Ce type d’attention est calibré en fonction de la caractéristique « profondément personnelle » de l’orientation sexuelle (Egan c Canada, [1995] 2 RCS 513, 1995 CanLII 98 (CSC), à la page 528; Vriend c Alberta, [1998] 1 RCS 493, 1998 CanLII 816 (CSC), au paragraphe 90).

[16]  Cela dit, le demandeur doit quand même s’acquitter du fardeau qui lui incombe d’établir l’existence de sa relation homosexuelle. Les affidavits et autres éléments de preuve peuvent établir une base de connaissance des caractéristiques personnelles du demandeur et les conditions dans le pays pour certains groupes d’orientation sexuelle (Ojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 342, au paragraphe 40). Toutefois, les décisions factuelles calibrées quant à l’orientation sexuelle d’une personne doivent être conformes aux principes généraux de la preuve relatifs à la crédibilité, à la valeur probante, au poids et à la suffisance. (Voir plus généralement la décision Magonza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 aux paragraphes 12 à 35.)

[17]  La question dont était saisie la SAR était de trancher la question de savoir si le demandeur avait fourni suffisamment d’éléments de preuve concernant sa relation homosexuelle. Dans son formulaire Fondement de la demande [FDA] et lors de sa comparution devant la SPR, le demandeur a soutenu que sa crainte de persécution découlait du fait que la police nigériane le ciblait personnellement en raison de sa relation homosexuelle avec son petit ami. La SPR et la SAR ont toutes deux conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir cette relation.

[18]  La SPR a conclu que les réponses du demandeur aux questions concernant l’existence de la relation étaient vagues et évasives. La SAR a également conclu qu’il y avait peu d’éléments de preuve permettant d’établir qu’il s’était rendu à Ilorin pour demeurer avec ses parents à la suite de la visite de la police. La SPR et la SAR ont également accordé peu de poids aux affidavits de l’ami et voisin du demandeur, lesquels semblent corroborer la déclaration du demandeur au sujet d’une relation homosexuelle.

[19]  Toutefois, je n’ai pas à tirer de conclusion sur cette question en raison de la façon dont je perçois l’évaluation par la SPR et la SAR quant à la preuve présentée par le demandeur relativement à la visite de la police chez lui.

[20]  Le facteur déterminant en l’espèce a trait à la façon dont la SPR et la SAR ont traité l’incident de la visite de la police chez le demandeur. Dans sa décision, la SAR a souligné la contradiction apparente concernant la date à laquelle la police nigériane se serait rendue chez le demandeur.

[21]  La SAR et la SPR interprètent le formulaire FDA du demandeur comme signifiant que, le 20 décembre 2016, ses voisins ont informé la police de sa relation homosexuelle et que la police lui a rendu visite le 21 décembre 2016, et ce, malgré les affidavits indiquant que la police s’est rendue au domicile du demandeur le 20 décembre 2016.

[22]  Lorsqu’il a été mis face à cette incohérence lors de son entrevue devant la SPR, le demandeur est devenu troublé et a déclaré qu’il avait confondu les dates de la chronologie. Le demandeur a ensuite affirmé que la visite de la police a eu lieu le 21 décembre 2016, pour ensuite réitérer que, si les affidavits indiquent que la visite de la police a eu lieu le 20 décembre 2016, que cela doit être la bonne date.

[23]  En raison de ces rapports apparemment contradictoires au sujet de la date de la visite de la police, ainsi que de la façon dont le demandeur a tenté d’expliquer la supposée incohérence, les deux tribunaux ont accordé peu de crédibilité au récit du demandeur quant à cet événement et quant aux événements qui ont suivi.

[24]  Je dis « apparemment contradictoire », car une lecture claire du formulaire FDA du demandeur qui faisait partie de sa demande d’asile me porte à croire que la source de la confusion ne réside pas dans la preuve du demandeur, mais plutôt dans l’interprétation que la SPR fait du formulaire FDA.

[25]  Dans son formulaire FDA, le demandeur a écrit ce qui suit :

[traduction]
Ma Vie [sic] a été menacée par mes voisains [sic] quand j’habitais au no 11, rue Ogunlesi, Onipanu Lagos, parce qu’ils ont vu que j’étais bi‑sexuelle [sic] que j’avais un petit ami du nom de Dapo Ogunrinde. Ils en ont informé la police vers le 20 Décembre [sic2016 et ont même montré des photos de moi et de lui à la police. Ils ont dit à la police que je suis une honte pour toute la collectivité et qu’ils voulaient que je sois poursuivi pour que la police vienne chez moi ce jour‑là, mais heureusement pour moi, je n’étais pas là. Mon ami m’a appelé pour me dire qu’ils sont venus chez moi vers 16 h le 21 Décembre [sic] et qu’ils voulaient me poser des questions. J’avais tellement peur lorsqu’il m’a dit cela et je ne pouvais pas rentrer chez moi immédiatement parce que je croyais qu’ils pourraient revenir. J’ai dû me promener jusqu’à minuit avant de me faufiler à l’intérieur pour prendre quelques‑unes de mes choses, puis, le lendemain, je me suis rendu dans l’Ilorin Kwara pour trouver refuge chez mon [sic] parents, où je suis resté pendant environ deux mois demi [sic], avant de me rendre enfin aux États‑Unis d’Amérique.

[Non souligné dans l’original.]

[26]  Il est clair que le tribunal a mal interprété le formulaire FDA du demandeur. La déclaration qu’a faite le demandeur dans le formulaire FDA indique que la visite de la police a eu lieu le 20 décembre 2016; des voisins ont informé la police de leurs soupçons le 20 décembre et la police a visité la maison du demandeur le même jour. La date du 21 décembre 2016 n’est pas liée à la visite de la police, mais à la date à laquelle l’ami a téléphoné au demandeur pour l’informer que la police était allée chez lui.

[27]  D’autres éléments de preuve dans le dossier du tribunal appuient cette interprétation du formulaire FDA du demandeur. Mentionnons notamment l’affidavit de l’ami du demandeur, qui l’a appelé pour l’aviser de l’incident concernant la police, et le témoignage du demandeur devant la SPR. Ces deux éléments confirment tous deux que la police s’est rendue chez lui le 20 décembre 2016.

[28]  Il me semble que les deux tribunaux se sont fondés sur une prémisse erronée concernant la date de la visite de la police au domicile du demandeur. Je dois convenir que le libellé du formulaire FDA aurait pu être plus clair. En fait, les observations écrites des avocats du demandeur et du défendeur, ainsi que leurs arguments de vive voix, reposaient également sur la même incompréhension de ce qu’affirmait le formulaire FDA.

[29]  Lorsque j’ai soulevé le fait que je ne voyais aucune incohérence quant à la date de la visite de la police, l’avocate du défendeur a déclaré que seul le demandeur sait avec certitude si la visite de la police a eu lieu le 20 ou le 21 décembre.

[30]  Toutefois, le fait d’accepter la déclaration du demandeur figurant dans son formulaire FDA, selon laquelle la visite de la police a eu lieu le 21 signifierait que la police a visité le domicile du demandeur à deux reprises, soit une fois le 20 (« ce jour‑là ») et une fois le 21. Toutefois, les avocats des deux parties conviennent, ce dont je conviens aussi d’après tous les éléments de preuve au dossier, qu’il n’y a eu qu’une seule visite de la police au domicile du demandeur.

[31]  Par conséquent, la seule interprétation raisonnable de la déclaration du demandeur dans son formulaire FDA est que la mention du 21 ne représente pas la date de la visite de la police à son domicile, mais plutôt le lendemain, lorsque son ami l’a informé de la visite de la police.

[32]  Pourquoi est‑ce important?

[33]  C’est important parce que l’interrogatoire du commissaire de la SPR sur cette question a ajouté à la confusion, car il découlait de la mauvaise interprétation initiale de la déclaration du demandeur. Lors de l’audience, le commissaire de la SPR a présenté une fausse prémisse au demandeur, à savoir que la visite de la police a eu lieu le 21 décembre 2016, puis il a pris note de la façon dont le demandeur a réagi, alors qu’il n’avait pas compris que cela était une incohérence.

[34]  En fait, le demandeur s’est vu tenu d’expliquer une incohérence qui n’existait pas.

[35]  Il est donc compréhensible que quelqu’un puisse se sentir agité et tenter de concilier son propre récit des faits avec ce que l’agent d’immigration affirme être la vérité, mais qui est en fait fondé sur une interprétation erronée du formulaire FDA. Cela est particulièrement vrai lorsque le témoignage se produit dans une situation stressante au départ (c.‑à‑d. une audience de la SPR), et que la personne qui pose les questions a le pouvoir de trancher une question ayant des conséquences graves pour le demandeur.

[36]  Je n’estime pas que la SPR l’a fait délibérément ni que la SAR a délibérément suivi ce qu’elle savait être une prémisse erronée. Comme je l’ai mentionné, les deux avocats ont utilisé la même prémisse à partir de là. Tout ce que je dis, c’est que le déroulement a mis le demandeur dans une position compromettante et injuste.

[37]  J’ai examiné la question pour établir si le fait de présenter une fausse prémisse au demandeur, un manquement non intentionnel, mais évident à l’égard de l’équité procédurale, était déterminant quant à l’issue des décisions de la SPR et de la SAR, tout particulièrement compte tenu des deux autres facteurs à prendre en considération pour la décision de la SPR, à savoir que le demandeur n’a pas établi qu’il avait une relation sexuelle avec son petit ami et que les affidavits de son ami ne devraient pas avoir de poids parce qu’ils étaient brefs et contredisaient les déclarations du demandeur; entre autres, en ce qui concerne la date de la visite de la police chez lui.

[38]  La réponse est oui. Dans sa décision, la SAR a conclu que l’incohérence quant à la date de la visite de la police était essentielle à l’évaluation de la crédibilité du demandeur. Voici comment la SAR s’exprime à ce sujet aux paragraphes 10 et 11 de sa décision :

[10] […] L’incapacité de l’appelant à se souvenir du moment où la police est allée chez lui remet en question tous les autres événements qui se sont produits vers ce moment‑là. Il est d’autant plus improbable que l’appelant ait simplement oublié la date de la visite de la police, car il a vécu trois autres événements à peu près au même moment qui peuvent le situer dans le temps.

 

 [11] De plus, j’estime que la description générale du témoignage changeant de l’appelant sur la date de l’événement susmentionné qu’a présentée la SPR m’aide à tirer ma conclusion. L’appelant n’a pas simplement déclaré au début qu’il n’était pas certain de la date de la visite de la police; il a d’abord affirmé qu’Ola avait commis une erreur et a soutenu qu’il s’agissait du 21 décembre 2018 [sic]. Lorsqu’il lui a été signalé que, plus tôt au cours de l’audience, il avait dit le 20 décembre 2018 [sic], il a affirmé qu’Ola devait avoir raison. Enfin, il a dit qu’il ne s’en souvenait pas. Je suis d’accord avec la SPR pour dire que ce témoignage est changeant et que l’appelant essayait d’expliquer les contradictions au fur et à mesure qu’elles se présentaient plutôt que d’être franc sur ce dont il pouvait se souvenir ou non. Je juge que, compte tenu de cette incohérence, l’appelant n’a pas établi que la police s’était rendue chez lui comme il est prétendu.

 

[Non souligné dans l’original.]

[39]  En examinant les décisions de la SPR et de la SAR, j’estime que le manquement involontaire à l’équité procédurale s’est avéré clairement déterminant quant à l’issue des décisions.

[40]  En réponse, l’avocate du défendeur a soulevé un autre point très pertinent. Le défendeur a affirmé qu’il s’agissait d’une question nouvelle, qui n’avait pas été soulevée devant la SAR et qui ne pouvait donc pas être soulevée devant moi.

[41]  En règle générale, les tribunaux devraient hésiter à examiner en contrôle judiciaire une question qui n’a pas été soulevée devant le décideur (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, aux paragraphes 23 à 26 [Alberta Teachers]). Cette règle vise à faire en sorte que les tribunaux administratifs soient les décideurs de première instance sur une question donnée et qu’ils aient la possibilité de prendre des décisions (Alberta Teachers, aux paragraphes 24 et 25; Dunsmuir, au paragraphe 27). La règle aide également à garantir que le tribunal a accès à un dossier adéquat ainsi qu’aux observations des parties sur la question (Alberta Teachers, au paragraphe 26).

[42]  À titre d’exception à cette règle, les tribunaux accordent un contrôle judiciaire si le décideur avait la possibilité de trancher la question ou si le décideur s’est implicitement prononcé sur la question (Alberta Teachers, aux paragraphes 28 et 29).

[43]  En l’espèce, la question de la date de la visite de la police était au cœur de l’affaire. Dans ses observations à la SAR, le demandeur a fait valoir que sa réaction lorsqu’il a été interrogé au sujet de l’incohérence provenait d’une [traduction« confusion » de sa part (dossier certifié du tribunal, aux pages 39‑40). Cela aurait dû permettre à la SAR d’examiner la question. En fin de compte, la SAR a suivi à tort l’interprétation de la SPR, la rendant ainsi nécessairement implicite dans sa décision finale.

[44]  Toutefois, ce qui compte le plus en l’espèce, c’est que la source de la confusion ne réside pas dans la preuve du demandeur, mais dans l’interprétation de cette preuve par les tribunaux.

[45]  De plus, il me semble que cette « nouvelle » interprétation des faits est justifiée par la nature discrétionnaire du contrôle judiciaire. Comme la Cour suprême en a convenu dans l’arrêt Canadian Pacifique Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, 1995 CanLII 145 (CSC), aux paragraphes 30 et 31, le contrôle judiciaire est en fin de compte un recours discrétionnaire (se reporter à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales). Conformément à ce principe, la Cour a exercé son pouvoir discrétionnaire afin de corriger un défaut de procédure sur une question qui était au cœur de l’affaire.

[46]  Par conséquent, la décision de la SAR doit être annulée.

VII.  Conclusion

[47]  Je suis donc d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire. Il y a eu un manquement à l’équité procédurale qui s’est avéré déterminant en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑981‑19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire doit être renvoyée au même tribunal de la Section d’appel des réfugiés pour réexamen en fonction de l’interprétation appropriée à donner à la preuve du demandeur. Les parties n’ont proposé aucune question à des fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 16e jour de janvier 2020

Caroline Tardif, traductrice.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑981‑19

 

INTITULÉ :

HAFIZ OLAYINKA YAHAYA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 septembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 9 décembre 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Jeffrey Platt

 

Pour le demandeur

Me Erin Morgan

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Jeffrey Platt

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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