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Date : 20200108


Dossier : IMM‑3146‑18

Référence : 2020 CF 20

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 janvier 2020

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

1397280 ONTARIO LTD.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’EMPLOI ET DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL DU CANADA/SERVICE CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le 6 mai 2019, le défendeur a présenté une requête écrite conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, (les Règles) en vue de faire radier la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire déposée par la demanderesse à l’encontre d’une décision rendue par un agent de programme d’Emploi et Développement social Canada. L’agent a refusé de fournir à la demanderesse une étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) favorable qui lui aurait permis d’embaucher M. Nakamura, un travailleur étranger temporaire. Le défendeur soutient que la demande est maintenant théorique.

[2]  Pour les motifs énoncés ci‑après, la requête du défendeur sera accueillie et la demande sera radiée.

I.  Contexte

[3]  La demanderesse exploite un établissement privé d’enseignement de l’anglais langue seconde. Le 3 mai 2018, elle a présenté une demande d’EIMT dans le but d’embaucher M. Nakamura. Le 15 juin 2018, l’agent de programme a rejeté sa demande d’EIMT (la décision initiale).

[4]  Le 6 juillet 2018, la demanderesse a déposé la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire et a demandé que la décision initiale soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent de programme pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[5]  Le 7 novembre 2018, la demanderesse a présenté une deuxième demande d’EIMT dans le but d’embaucher M. Nakamura pour qu’il occupe un poste très similaire au poste qu’il aurait dû occuper au départ. Dans cette deuxième demande, la demanderesse remédiait aux lacunes qui avaient été soulevées par l’agent de programme dans la décision initiale. La deuxième demande d’EIMT a été approuvée et une EIMT favorable a été fournie à la demanderesse le 31 janvier 2019 (la décision de janvier 2019).

[6]  Le défendeur soutient que la décision de janvier 2019 rend théorique la réparation sollicitée par la demanderesse dans le cadre de la demande et que la Cour ne devrait pas examiner la demande.

II.  La norme applicable aux requêtes en radiation d’une demande de contrôle judiciaire

[7]  Je souligne d’abord que la requête du défendeur est fondée sur l’article 221 des Règles. Le paragraphe 221(1) permet à la Cour de radier une déclaration au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable. L’article 221 se trouve dans la partie 4 des Règles, qui s’applique aux instances autres que les demandes et les appels (article 169). Il n’existe aucune règle correspondante dans la partie 5 des Règles, qui s’applique aux instances engagées par voie de demande. Par conséquent, la requête en radiation du défendeur ne peut pas être examinée au titre de l’article 221 des Règles.

[8]  Bien qu’il n’existe aucune règle analogue à l’article 221 dans la partie 5 des Règles, la Cour d’appel fédérale a statué dans l’arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c Pharmacia Inc., [1995] 1 CF 588 (CA) (David Bull), que la Cour a compétence pour radier un avis d’appel qui est « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli » (David Bull, à la page 600).

[9]  Récemment, le juge Stratas a confirmé que le seuil requis pour radier une demande est le même que le seuil requis pour radier une action (Wenham c Canada, 2018 CAF 199, au par. 33 (Wenham)) :

[33]  […] Dans les requêtes en radiation de demandes de contrôle judiciaire, notre Cour utilise le même seuil. Elle utilise le critère « manifeste et évident » appliqué dans les requêtes en radiation des actions, parfois appelé la norme du caractère « voué à l’échec ». En tenant pour avérés les faits allégués, la Cour examine si l’avis de demande est :

[...] « manifestement irrégulier au point de n’avoir aucun [sic] chance d’être accueilli » : David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. [La Cour] doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7;  Donaldson c. Western Grain Storage By‑Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959.

(JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 RCF 557, au paragraphe 47.)

[10]  Pour déterminer si une demande de contrôle judiciaire révèle une cause d’action, la Cour doit d’abord examiner l’avis de demande de manière à en trouver la nature essentielle (Wenham, au par. 34).

III.  La demande est‑elle théorique?

[11]  Le défendeur fonde sa requête en radiation sur la prémisse que la demande est théorique et fait valoir que le caractère théorique constitue un motif permettant de [traduction] « conclure que la demande n’a aucune chance d’être accueillie ». L’argument du défendeur est étayé par la jurisprudence. Dans l’arrêt Wenham, le juge Stratas a déclaré que le caractère théorique s’apparente à une objection préliminaire qui peut être déterminante quant à la possibilité qu’une demande soit accueillie (Wenham, au par. 36; voir aussi Rahman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 137, aux par. 9‑10). Dans la décision Lukács c Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada, 2015 CF 267 (Lukács), la juge MacTavish, qui siégeait alors à la Cour, a déclaré que la compétence de la Cour pour radier une procédure en raison de son caractère théorique découle de la compétence inhérente du tribunal de contrôler sa propre procédure (Lukács, au par. 24).

[12]  La détermination du caractère théorique d’une demande soumise à la Cour se fait en deux étapes (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 (Borowski)). La première étape va de soi : la Cour doit d’abord déterminer s’il existe un litige actuel qui puisse modifier les droits des parties. S’il n’existe aucun litige actuel, la Cour refusera généralement d’instruire l’affaire, du fait de son caractère théorique. Toutefois, la Cour a toujours le pouvoir discrétionnaire d’instruire l’affaire et doit envisager d’exercer ce pouvoir avant de juger s’il y a lieu ou non de poursuivre l’instance. Cette procédure en deux étapes a été décrite ainsi par la Cour suprême du Canada (la CSC) (Borowski, à la page 353) :

La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot "théorique" (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est "théorique" si elle ne répond pas au critère du "litige actuel". Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.

[13]  La CSC a relevé trois facteurs dont un tribunal doit tenir compte lorsqu’il décide d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire d’instruire une affaire sur le fond même si elle est théorique : le système contradictoire, l’économie des ressources judiciaires et le rôle véritable que joue la Cour dans l’élaboration du droit (Borowski, aux pages 358 à 363). La CSC a déclaré que ces facteurs ne devraient pas être pris en compte selon un processus mécanique et a reconnu qu’ils peuvent être évalués différemment dans une affaire donnée.

[14]  La demanderesse soutient que la demande n’est pas théorique et qu’elle devrait être examinée par la Cour pour les trois raisons suivantes : (1) l’affaire soulève des questions nouvelles dans un domaine où la jurisprudence est limitée; (2) le défendeur n’a pas [traduction] « établi hors de tout doute que la décision initiale était correcte ou raisonnable »; (3) la demanderesse a dépensé 1 000,00 $ pour demander une deuxième EIMT.

[15]  Pour déterminer si le différend concret et tangible entre les parties a disparu, je reviens à l’avis de demande de la demanderesse, dans lequel elle avait demandé :

[traduction]
[q]ue la décision de l’agent de programme soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision conformément aux instructions que la Cour estime appropriées.

[16]  Compte tenu de la décision rendue en janvier 2019, je suis d’avis que la demande est théorique. La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de la décision initiale afin de faire examiner de nouveau sa première demande d’EIMT et d’obtenir une EIMT favorable. La deuxième demande d’EIMT de la demanderesse a été approuvée dans la décision de janvier 2019, ce qui lui permettait d’embaucher la même personne qu’elle souhaitait embaucher au départ pour occuper un poste similaire. La demanderesse a donc obtenu la réparation même qu’elle cherche à obtenir auprès de la Cour dans le cadre de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Il n’existe plus de différend concret et tangible ni de « litige actuel » entre les parties. Tout examen de la décision initiale serait théorique.

[17]  En ce qui concerne la deuxième étape de la procédure établie dans l’arrêt Borowski, j’estime que les circonstances de l’espèce ne justifient pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Les parties ne sont manifestement plus dans un contexte contradictoire. La principale question en litige entre les parties, soit l’obtention d’une EIMT favorable qui permettrait à la demanderesse d’embaucher M. Nakamura, a été réglée. Il ne serait pas utile d’examiner la décision initiale dans le but de trancher la question de savoir si elle est raisonnable. Il y aurait également redondance si la Cour rendait une ordonnance accordant la réparation demandée, soit le renvoi de l’affaire afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

[18]  Bien que la demanderesse ait brièvement fait référence à l’existence de questions nouvelles et à la rareté de la jurisprudence dans ses arguments relatifs à la requête, elle a mentionné, dans son mémoire des faits et du droit déposé à l’appui de sa demande, que la Cour avait rendu de [traduction] « nombreuses » décisions sur les lacunes qui ont été relevées dans la décision initiale. De plus, les arguments soulevés par la demanderesse pour appuyer la demande ne concernent que les faits particuliers de l’espèce. La demande ne soulève aucune question juridique de portée générale qui l’emporterait sur le principe d’économie des ressources judiciaires.

[19]  Enfin, la demanderesse soutient que la Cour devrait exercer sa compétence pour instruire la demande, parce qu’elle a dû payer des frais pour présenter une deuxième demande d’EIMT afin d’obtenir la décision qui a été rendue en janvier 2019. Je ne suis pas d’accord. La demanderesse a choisi de présenter une deuxième demande d’EIMT et de payer des frais de demande supplémentaires au lieu d’attendre qu’une décision soit rendue à l’égard de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Le fait que la demanderesse a décidé de procéder de cette manière ne justifie pas l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour d’examiner le fond des arguments soulevés dans le cadre de la demande.

IV.  Conclusion

[20]  La requête est accueillie.

[21]  Aucuns dépens ne sont adjugés en l’espèce.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑3146‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La requête en radiation présentée par le défendeur est accueillie et que la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est radiée;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de janvier 2020

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3146‑18

 

INTITULÉ :

1397280 ONTARIO LTD. c LE MINISTRE DE L’EMPLOI ET DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL/SERVICE CANADA

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge WALKER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

le 8 janvier 2020

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

Matthew Wang

 

pour la demanderesse

 

Wendy Wright

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Orange LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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