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Date : 20031203

Dossier : T-685-02

Référence : 2003 CF 1417

ENTRE :

                                                          YVELAINE MARIE MOSES

                                                                                                                                          demanderesse

                                                                                  et

                                                            SA MAJESTÉLA REINE

                                                                                                                                            défenderesse

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

[1]                  À l'origine de cette requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire présentée par Mme Moses, requête à laquelle il est fait droit, il y a une suite d'incidents qu'il convient de rappeler.

LES FAITS


[2]                  Dans sa demande de contrôle judiciaire du 26 avril 2002, la demande qui avait été déposée à l'origine, Mme Moses, de la bande indienne Lower Licola de Colombie-Britannique, se plaignait que son frère illégitime, un frère germain, fût inscrit comme Indien conformément à l'alinéa 6(1)a) de la Loi sur les Indiens (la Loi), alors qu'elle-même n'avait obtenu son inscription qu'en application du paragraphe 6(2) de la Loi. Vu l'inscription de Mme Moses conformément au paragraphe 6(2) de la Loi, par opposition à l'inscription de son frère selon l'alinéa 6(1)a), elle ne disposait pas d'une inscription qu'elle pût transmettre à ses enfants. Mme Moses demandait donc un jugement déclaratoire affirmant que son inscription contrevenait aux articles 15 et 28 de la Charte canadienne des droits et libertés.


[3]                  La requête initiale en radiation de la demande du 26 avril 2002 reposait sur une exception d'incompétence. Comme je l'ai fait observer dans les motifs du 17 octobre 2002, l'ajout du nom de Mme Moses au registre par la registraire du ministère des Affaires indiennes (la registraire), en application du paragraphe 5(3) de la Loi, ne constituait pas une décision, mais simplement l'ajout d'un nom au registre. Comme il n'y avait aucune décision, la Cour fédérale ne pouvait procéder à aucun contrôle judiciaire. En conséquence, j'ai radié le fond de la demande de contrôle judiciaire du 26 avril 2002. Cependant, pour que Mme Moses ne soit pas indûment lésée dans sa quête d'un traitement égal à celui de son frère, je lui ai donné la liberté de demander, par protestation selon l'article 14.2 de la Loi, une enquête de la registraire et une décision définitive. En cette circonstance, la registraire s'est offerte à accélérer la décision définitive. Ici, je ferais observer que la procédure de protestation exposée dans l'article 14.2 de la Loi entraîne, par l'effet du paragraphe (7), une décision de la registraire qui est définitive et sans appel, à l'exception d'un appel interjeté en vertu de l'article 14.3. Cependant, lorsque la protestation se rapporte au registre des Indiens, un tel appel ne peut être interjeté que par la personne qui a formulé la protestation ou par son représentant, et un tel appel, de par le paragraphe 14.3(1), doit être interjeté dans un délai de six mois. En l'espèce, le délai d'appel est expiré.

[4]                  Pour tenir compte de la possibilité que la registraire refuse l'inscription à Mme Moses selon l'une des dispositions du paragraphe 6(1) de la Loi, empêchant de ce fait la transmission de l'inscription à ses enfants, j'ai disposé que la demande du 26 avril 2002 pouvait être modifiée afin de refléter l'éventuelle décision de la registraire, plaçant ainsi sur un terrain adéquat le cas de Mme Moses, à titre de cas d'espèce mais non à titre de procédure catégorielle.

[5]                  En octobre 2002, Mme Moses protestait contre la décision préliminaire de la registraire et la désignation selon le paragraphe 6(2), en recourant à la procédure de protestation exposée dans l'article 14.2 de la Loi.

[6]                  Contrairement aux attentes qui avaient été exprimées par l'avocate de Mme Moses, la registraire, à la fin de sa procédure d'enquête et d'examen selon l'article 14, a inscrit le 7 mai 2003 Mme Moses comme Indienne conformément à l'alinéa 6(1)f) de la Loi. L'alinéa 6(1)f) confère l'inscription à une personne dont les deux parents étaient inscrits ou avaient le droit d'être inscrits comme Indiens. La registraire semble en effet avoir accordé l'inscription parce que la mère de Mme Moses aurait le droit d'être inscrite comme Indienne. Le père de Mme Moses était quant à lui inscrit comme Indien.

[7]                  Finalement, Mme Moses obtenait une décision définitive confirmant son inscription comme Indienne, un statut qu'elle pourra transmettre à ses enfants. Je retiendrai ici, comme l'indiquent les présents motifs, que l'actuelle inscription de Mme Moses comme Indienne n'est nullement subordonnée à la question de savoir si sa mère deviendra ou non un jour une Indienne inscrite.

[8]                  L'incident suivant fut le dépôt d'une demande modifiée, ainsi que l'autorisait mon ordonnance du 17 octobre 2002, pour qu'il soit déclaré que Mme Moses avait droit à l'inscription selon l'alinéa 6(1)a) de la Loi, plutôt que selon l'alinéa 6(1)f). Ces deux dispositions conduisent à l'inscription, assortie des mêmes droits, mais selon une méthode différente. Plus exactement, selon la méthode prévue par l'alinéa 6(1)a), l'inscription est accordée à quiconque était inscrit ou avait le droit de l'être avant le 17 avril 1985 : le frère de Mme Moses, fils illégitime d'un Indien inscrit, entrait dans cette catégorie, mais c'est une catégorie qui ne comprend pas la fille illégitime d'un Indien inscrit, ni d'ailleurs celle des mêmes parents, comme c'est le cas ici. L'alinéa 6(1)f) prévoit qu'une personne a le droit d'être inscrite si ses deux parents ont (ou avaient, s'ils sont décédés) le droit d'être inscrits. C'est là la situation constatée par la registraire dans le cas de Mme Moses.

[9]                  Dans la demande modifiée datée du 28 mai 2003, Mme Moses soutient néanmoins qu'elle a obtenu une catégorie d'inscription moindre que celle de son frère germain, ce qui l'a conduite à formuler l'unique objection suivante : si la mère de Mme Moses n'est pas inscrite ou fondée à l'être, l'inscription de Mme Moses pourrait être rouverte et son statut révoqué.

[10]            La Couronne répond en affirmant que, selon les affidavits de la registraire et selon la jurisprudence, une inscription conférée à la suite d'une protestation et d'une décision en application de l'article 14 de la Loi, et sous réserve d'un appel de Mme Moses elle-même, ce qui n'est pas possible ici puisque le délai d'appel est expiré, est inattaquable. Cependant, avant d'exposer certaines des règles invoquées, j'examinerai l'approche observée par la Cour pour radier une demande de contrôle judiciaire.

EXAMEN

Radiation d'une demande de contrôle judiciaire pour cause d'absence d'utilité pratique


[11]            Dans l'arrêt David Bull Laboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., [1995] 1 C.F. 588, la Cour d'appel faisait une mise en garde contre la radiation d'une demande de contrôle judiciaire, sauf cas très exceptionnels. La jurisprudence qui explicite cette notion comprend les jugements suivants : Garcia c. Canada (Ministre de la Justice) (1997), 129 F.T.R. 174 (C.F. 1re inst.), Bouchard c. Canada (Ministre de la Défense nationale) (1998), 158 F.T.R. 232 (C.F. 1re inst.) et Wheaton c. Société canadienne des postes (2000), 186 F.T.R. 108 (C.F. 1re inst.) : en règle générale, ces précédents montrent que le critère des circonstances exceptionnelles est rempli lorsqu'il convient de radier une procédure afin d'éviter une perte de temps pour tout le monde. Le critère des circonstances exceptionnelles englobe les cas où le redressement est devenu théorique : voir par exemple les jugements suivants : Labbé c. Canada (la Commission Létourneau) (1997) 128 F.T.R. 291 (C.F. 1re inst.); Narvey c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 140 F.T.R. 1 (C.F. 1re inst.); Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997) 126 F.T.R. 229 (C.F. 1re inst.) et Association Pauktuutit des femmes inuit c. Canada (2003), 229 F.T.R. 8 (C.F. 1re inst.). Cependant, pour qu'une procédure faisant intervenir la Charte puisse être radiée en raison de son caractère théorique, il faut s'en rapporter au critère du caractère théorique tel qu'il est exposé dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. Monsieur le juge Sopinka écrivait, à la page 353 :

15       La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.

L'analyse dont parle le juge Sopinka est une analyse en deux étapes :

16       La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s'il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l'affaire. La jurisprudence n'indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s'applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s'il s'applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d'entendre. Pour être précis, je considère qu'une affaire est "théorique" si elle ne répond pas au critère du "litige actuel". Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s'il estime que les circonstances le justifient. (loc.cit.)

[12]            Le juge Sopinka expliquait, aux pages 359 à 362 de l'arrêt Borowski le raisonnement à l'origine du principe du caractère théorique, pour conclure qu'il y a trois aspects à considérer :

(i)                   l'existence d'un contexte contradictoire;

(ii)                 l'économie et la conservation des ressources judiciaires; et

(iii)              la nécessité pour les tribunaux d'être conscients de leur fonction juridictionnelle.

[13]            Il existe un principe général, mentionné dans l'arrêt Borowski, selon lequel le tribunal refusera de statuer sur un cas qui soulève des questions hypothétiques ou abstraites. Ce principe a un parallèle dans le contrôle judiciaire, car un tribunal n'accordera pas un jugement déclaratoire lorsque le différend est hypothétique, c'est-à-dire complètement dépourvu d'éléments pratiques : voir Pauktuutit (précité), à la page 13. J'évoquerais ici l'arrêt Solosky c. La Reine, [1980] 1 R.C.S. 821, à la page 832, où monsieur le juge Dickson faisait état de deux facteurs à prendre en compte pour savoir si un litige est resté suffisamment actuel pour justifier un jugement déclaratoire :

Le premier facteur vise la « réalité du litige » . Il est clair qu'un jugement déclaratoire n'est normalement pas accordé lorsque le litige est passé et est devenu théorique ou lorsque le litige n'est pas encore né et ne naîtra probablement pas.

Puis le juge Dickson faisait observer :

... Une fois admis qu'il existe un litige réel et qu'accorder un jugement est discrétionnaire, alors la seule autre question à résoudre est de savoir si le jugement déclaratoire est à même de régler, de façon pratique, les questions en l'espèce.


Le facteur de la réalité du litige et celui de l'effet pratique, le cas échéant, d'un jugement déclaratoire doivent aussi être circonscrits, dans les affaires constitutionnelles, par la nécessité de ne statuer que sur ce qui est nécessaire pour arriver à une solution. Je mentionnerai ici d'abord l'arrêt Phillips c. Nouvelle-Écosse (Commission d'enquête sur la tragédie de la mine Westray), [1995] 2 R.C.S. 97, où le juge Sopinka écrivait, à la page 111 :

      La Cour a dit à maintes reprises qu'elle ne devait pas se prononcer sur des points de droit lorsqu'il n'est pas nécessaire de le faire pour régler un pourvoi. Cela est particulièrement vrai quand il s'agit de questions constitutionnelles et le principe s'applique avec encore plus de force si le fondement de la procédure qui a été engagée a cessé d'exister.

Ces propos s'accordent avec une observation antérieure de monsieur le juge Estey dans l'arrêt The Law Society of Upper Canada c. Skapinker, [1984] 1 R.C.S. 357, à la page 383 :

L'évolution de la Charte dans notre droit constitutionnel doit nécessairement se faire avec prudence. Lorsque les questions soulevées n'exigent pas de commentaires sur ces nouvelles dispositions de la Charte, il vaut mieux ne pas en faire...

Dans l'arrêt Phillips, précité, le juge Sopinka tenait quant à lui les propos suivants, à la page 113 :

      Cette pratique s'applique à plus forte raison quand le fondement de la cause a cessé d'exister. En pareil cas, la Cour doit se prononcer sur une situation hypothétique et non sur un litige réel...

J'exposais ainsi le fondement de cette circonspection des juges dans l'affaire Pauktuutit, à la page 14 :


Il y a une bonne raison pour ne pas décider un point qui a cessé d'exister ou qui ne se présentera probablement pas dans un avenir prévisible : un principe qui dicte la retenue dans les affaires constitutionnelles est un bon principe. Il repose sur l'idée selon laquelle des prononcés constitutionnels inutiles peuvent nuire à des affaires futures dont les conséquences n'ont pas été prévues.

Le caractère théorique de la présente affaire

[14]            Le point que j'aborderai maintenant est celui de savoir si la demande modifiée de Mme Moses est manifestement théorique au point qu'elle ne devrait pas aller plus loin. Pour l'instant, l'inscription de Mme Moses à la faveur de l'article 14 et de l'alinéa 6(1)f) lui donne tout ce qu'a son frère, sauf, d'affirmer l'avocate de Mme Moses, la sécurité. De l'avis de l'avocate, la nouvelle inscription pourrait être révoquée. Je ferais observer ici que Mme Moses ne cherche pas à faire invalider la loi, mais cherche plutôt une forme ou une autre de réparation individuelle fondée sur l'insécurité, eu égard au sentiment qu'elle a que son inscription comme Indienne est de quelque façon provisoire ou conditionnelle.

[15]            À l'évidence, l'inscription selon l'alinéa 6(1)f) porte un coup fatal à l'existence d'un litige réel et actuel entre les parties car, abstraction faite du sentiment qu'elle a que son inscription est fragile, Mme Moses ne pourrait obtenir plus d'avantages s'il lui était possible de s'inscrire, par exemple, en vertu de l'alinéa 6(1)a).

[16]            L'avocat de la Couronne dit, avec raison, que l'affaire est devenue hypothétique. Puis il fait observer que, quand bien même la Loi actuelle serait-elle modifiée pour lui permettre de s'inscrire selon l'alinéa 6(1)a), les circonstances de Mme Moses et les avantages de son inscription demeureront les mêmes. Un jugement de la Cour fédérale dans cette demande de contrôle judiciaire n'aurait donc pas d'effet pratique sur le droit dont jouit Mme Moses, et il ne lui apporterait pas non plus des avantages additionnels.

[17]            À ce stade de l'analyse, il convient d'examiner les trois facteurs énumérés par le juge Sopinka dans l'arrêt Borowski, à savoir l'existence d'un contexte contradictoire, l'économie des ressources judiciaires, et la nécessité pour les tribunaux d'être conscients de leur fonction juridictionnelle. S'agissant du premier point, l'existence d'un contexte contradictoire, j'ai déjà fait observer que la substance de l'inscription que détient maintenant Mme Moses ne changerait pas, quelle que soit l'issue de la demande. D'aucuns pourraient s'interroger sur la constitutionnalité de l'alinéa 6(1)a) de la Loi, tel qu'il est appliqué aux personnes pouvant se trouver dans la même situation que celle qui avait préoccupé Mme Moses, mais elle-même n'a aucun intérêt pratique dans l'issue de la demande. Par ailleurs, comme nous le verrons dans l'examen de la permanence de l'inscription, aucune conséquence secondaire n'est de nature à offrir le contexte contradictoire requis.


[18]            Le deuxième facteur exposé dans l'arrêt Borowski, précité, concerne le bon emploi de ressources judiciaires comptées. Selon l'avocate de Mme Moses, la présente affaire est simple et il faudrait peu de temps à la Cour pour disposer de la contestation constitutionnelle. L'avocat de la Couronne exprime un point de vue tout à fait opposé, en affirmant que les questions constitutionnelles nécessiteraient un grand nombre de documents et plusieurs jours d'audience, car il faudrait alors que la Cour examine tout le système d'inscription des Indiens, ainsi que les modifications apportées à ce système à la faveur de ce qui fut le projet de loi C-31, Loi modifiant la Loi sur les Indiens. Cependant, ces deux points de vue diamétralement opposés, qui concernent le temps que nécessiterait un tel examen, sont fallacieux. Lorsque la dépense de ressources judiciaires n'entraînera pour ainsi dire aucun effet pratique sur les parties, alors cette dépense doit être évitée. Je relèverais ici un point soulevé par l'avocat de la Couronne, pour qui un contrôle judiciaire se distingue nettement d'une action : contrairement à une action dans laquelle la validité d'une loi est contestée, il n'y a aucune raison de décider d'instruire une demande de contrôle judiciaire lorsque le différend entre les parties à la demande de contrôle est théorique. Qui plus est, dire que Mme Moses soulève la question de la constitutionnalité générale du régime d'inscription des Indiens en tant que question d'importance publique, qui justifie la dépense de ressources judiciaires comptées, c'est mal comprendre la nature de sa demande, car Mme Moses sollicite une réparation individuelle. Même si l'on adopte l'approche la plus large possible, la déclaration que sollicite Mme Moses ne pourrait présenter de l'intérêt que pour les autres femmes dans la même situation qu'elle, c'est-à-dire inscrites d'après l'alinéa 6(1)f) de la Loi, qui sont nées hors du mariage avant 1985 d'un père indien, mais, même si l'on adopte une telle approche, la déclaration que demande Mme Moses n'aurait aucun effet pratique sur ce groupe de femmes.

[19]            Toutes ces considérations, et en particulier les circonstances du cas de Mme Moses, trouvent un parallèle intéressant dans l'affaire Lee (précitée), décidée par monsieur le juge Muldoon. Dans cette affaire, les demandeurs voulaient obtenir un certiorari, un mandamus et un jugement déclaratoire en rapport avec la révocation de leurs visas d'immigrants par un agent des visas posté à Hong Kong. Cependant, avant l'instruction de l'affaire, les visas avaient été délivrés de nouveau. La Cour devait donc se demander si le contrôle judiciaire sollicité par les demandeurs était devenu théorique, ou si les demandeurs étaient encore fondés à tout le moins à un jugement déclaratoire, car tel pouvait être le cas si les circonstances le justifiaient. Cependant, tout bien considéré, le juge Muldoon avait rejeté la demande, en faisant observer ce qui suit :

La Cour n'a pas pour rôle de décider des questions purement abstraites et académiques, en particulier lorsqu'il ne sert visiblement à rien de rendre le jugement déclaratoire demandé par les requérants...

(Page 223)

puis :

13       Malgré l'argument des requérants qu'il s'agit en l'espèce d'un cas appelé à faire jurisprudence, l'absence d'un contexte antagonique et le principe d'économie des ressources judiciaires s'opposent à la poursuite de ces recours en contrôle judiciaire du moment que la plainte sous-jacente des requérants a été résolue en leur faveur.

(Page 234)


Tout comme dans l'affaire Lee, la plainte initiale de Mme Moses a été résolue en sa faveur et par conséquent, vu l'absence d'un contexte contradictoire et vu la nécessité de préserver les ressources judiciaires, le contrôle judiciaire ne devrait pas aller de l'avant, car, après l'analyse coûts-avantages évoquée par le juge Sopinka dans l'arrêt Borowski, précité, à la page 361, il n'existe pas un réel intérêt public qui puisse l'emporter sur le coût du déploiement de ressources judiciaires comptées.

[20]            S'agissant du troisième facteur dont parle le juge Sopinka dans l'arrêt Borowski, précité, il concerne la nécessité pour le tribunal de « se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle » (page 362). À mon avis, juger la présente affaire malgré l'absence d'un différend ayant un effet sur les droits des parties serait empiéter sur le rôle du pouvoir législatif.

[21]            La position que j'ai adoptée sur la question du caractère théorique, et notamment sur les trois facteurs exposés par le juge Sopinka, ne laisse aucune place à une décision discrétionnaire de laisser la présente affaire suivre son cours. Une telle procédure serait dépourvue d'un contexte contradictoire adéquat, mettrait inutilement à contribution des ressources judiciaires comptées et empiéterait vainement sur le champ du pouvoir législatif. Cependant, mon appréciation de la situation ne dispose pas pour autant de la question.

Caractère définitif de la décision


[22]            Il reste un point à décider, celui de savoir si la présente affaire devrait être jugée bien que, selon tous les critères, elle soit de nature théorique. L'avocate de Mme Moses exprime des doutes à propos du fondement sur lequel la registraire est arrivée à sa décision, c'est-à-dire que, la mère de Mme Moses ayant droit à l'inscription, Mme Moses entrait dans la catégorie des personnes ayant droit à l'inscription en vertu de l'alinéa 6(1)f) : l'avocate doute que la mère de Mme Moses soit d'ascendance indienne.

[23]            La réponse toute simple à cela, c'est qu'une décision de la registraire, rendue à la suite d'une protestation selon l'article 14 de la Loi, dont il n'a pas été fait appel, et qui plus est, dont il ne peut être fait appel maintenant, est, par l'effet du paragraphe 14.2(7) de la Loi, définitive et sans appel. C'est également l'avis de la registraire, exprimé dans son affidavit déposé sous serment le 21 novembre 2003. Dans cet affidavit, la registraire fait savoir ensuite que « la registraire ne peut modifier et ne modifie pas l'inscription du demandeur après qu'elle a rendu une décision définitive à la suite d'une protestation » (paragraphe 8). La registraire fait remarquer que, lorsqu'il y a eu dans le passé modification ou révocation d'une inscription, cela ne s'est produit que lorsque le registraire n'avait pas rendu une décision définitive à la suite d'une protestation.


[24]            Cette dernière observation nous conduit à un précédent invoqué par l'avocate de la demanderesse, Landry c. Canada, (1996) 118 F.T.R. 184, décidé par le juge Nadon (son titre à l'époque). Dans cette affaire, les demandeurs priaient la Cour d'interdire au registraire de retrancher leurs noms du registre des Indiens. La demande de contrôle judiciaire fut rejetée parce qu'il n'y avait aucune décision du registraire à réformer. En effet, aucune protestation selon l'article 14.2 de la Loi n'était en cause. Ce qui s'était produit en réalité, c'était une modification apportée au registre en vertu de l'article 5.3, c'est-à-dire la suppression du nom d'une personne qui n'avait pas droit à l'inscription, une étape préliminaire qui pouvait conduire à une protestation et à une décision définitive selon l'article 14 de la Loi. Le jugement Landry ne permet pas à la demanderesse d'agiter le spectre d'une éventuelle annulation de son inscription, car il n'y avait dans cette affaire aucune décision définitive que la Cour pût réformer. Le juge Nadon faisait ensuite observer que, si le registraire retranchait effectivement les noms des demandeurs, ils pouvaient alors protester en application de l'article 14.2 et, après une décision rendue à la suite de cette protestation, les demandeurs pouvaient s'adresser à la Cour. Cependant, à l'époque précise où le juge Nadon instruisait cette affaire, les droits des demandeurs n'étaient en aucune façon lésés. Ce scénario contraste avec la situation actuelle, dans laquelle une décision définitive, qui disposait des droits de Mme Moses, a été rendue conformément à l'article 14.2. Les circonstances de l'affaire Landry, où il n'y avait aucune décision définitive, et les circonstances de la présente affaire, dans laquelle il y a eu décision définitive et favorable, à la suite d'une protestation, ne sont pas comparables.


[25]            Outre que la décision présente d'inscription est, par l'effet du paragraphe 14.2(7) de la Loi, définitive et sans appel, il y a aussi l'application du principe de dessaisissement, après que la registraire a rendu une décision à la suite d'une protestation. À titre d'explication, après qu'un tribunal administratif a rendu, en application de sa loi organique, une décision définitive sur une affaire dont il a été saisi, il ne peut revenir sur sa décision pour cause de changement d'avis, d'erreur de compétence ou d'évolution des circonstances : voir ici l'arrêt Chandler c. Alberta Association of Architects, [1989] 2 R.C.S. 848, à la page 861. Dans cette affaire, le juge Sopinka, qui avait rédigé l'arrêt majoritaire, disait ensuite qu'un tribunal administratif ne peut rouvrir un dossier que si la loi l'y autorise ou si une erreur s'est glissée dans la rédaction de sa décision ou dans l'expression de l'intention manifeste du tribunal. Certes, le juge Sopinka affirmait aussi, à la page 862, qu'il convenait de montrer de la souplesse dans l'application du principe de dessaisissement aux tribunaux administratifs, mais il ajoutait que tout assouplissement conduisant à la réouverture d'une affaire dépendait des conséquences, dans la loi organique, susceptibles de justifier la modification de la décision. Le principe ne doit pas non plus être appliqué servilement dans un cas où le tribunal néglige de disposer d'une question, validement soulevée dans la procédure et relevant de la compétence du tribunal, car alors le tribunal doit être autorisé à terminer son travail : voir la page 862.

[26]            En l'espèce, la registraire avait disposé de la question qui avait été soulevée et elle n'avait rien d'autre à faire pour terminer son travail. D'ailleurs, il n'y a rien dans la loi habilitante, à savoir la Loi sur les Indiens, qui permettrait à la registraire de revoir, au titre de l'article 14 de la Loi, sa décision selon laquelle Mme Moses avait effectivement le droit d'être inscrite conformément à l'alinéa 6(1)f) de la Loi et selon laquelle elle était effectivement inscrite.

CONCLUSION


[27]            L'avocate de Mme Moses ne m'a pas convaincu des raisons pour lesquelles la Cour devrait consacrer des ressources à l'examen de la décision définitive de la registraire, décision qui conférait à Mme Moses le statut et les droits qu'elle demandait. Mme Moses a obtenu ce statut et ces droits d'une manière sans doute inattendue, mais cela ne rend pas moins applicable le principe du caractère théorique ni ne donne à la Cour une raison de réformer la décision de la registraire.

[28]            La demande de Mme Moses est radiée, pour absence d'utilité pratique, avec dépens en faveur de la défenderesse.

          « John A. Hargrave »          

      Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

le 3 décembre 2003

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                                 COUR FÉDÉRALE

                                                AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                           T-685-02

INTITULÉ:                                           YVELAINE MARIE MOSES c. SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                 VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :              LE 26 NOVEMBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE: LE PROTONOTAIRE HARGRAVE

DATE DES MOTIFS :                      LE 5 DÉCEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Teressa Nahanee                                                                       POUR LA DEMANDERESSE

Craig Cameron                                                                           POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Teressa Nahanee                                                                       POUR LA DEMANDERESSE

Avocate

Merritt (Colombie-Britannique)

Morris Rosenberg                                                                       POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Vancouver (Colombie-Britannique)


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