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Date : 20200127


Dossier : IMM-1433-19

Référence : 2020 CF 142

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

STEEVENS JANVIER

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

  1. Aperçu

[1]  Le demandeur, Monsieur Steevens Janvier, est citoyen d’Haïti. Il demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] datée du 22 janvier 2019 [Décision]. La SAR avait alors confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejetant la demande d’asile de M. Janvier et lui refusant le statut de réfugié ou de personne à protéger en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], au motif que sa demande n’était pas crédible.

[2]  M. Janvier sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la Décision de la SAR. Il allègue que la SAR a commis une erreur en rejetant sa demande d’asile et soumet que la Décision est déraisonnable pour trois raisons : 1) la SAR s’est fondée sur des preuves conjecturales, n’a pas respecté la présomption de véracité des témoignages et a erronément tiré des inférences négatives sur sa crédibilité; 2) la SAR a accordé trop de poids aux incohérences entre le compte rendu décrit dans son formulaire « Fondement de la demande d’asile » [formulaire FDA], son témoignage devant la SPR et le procès-verbal du tribunal de paix; et 3) la SAR aurait dû casser la décision de la SPR en raison des erreurs qu’elle a elle-même identifiées. M. Janvier demande à la Cour d’annuler la Décision et de renvoyer l’affaire devant la SAR, afin que sa demande puisse être examinée à nouveau par un tribunal différemment constitué.

[3]  La seule question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité de M. Janvier étaient raisonnables. Pour les motifs exposés ci‑après, je vais rejeter la demande. Après avoir examiné les motifs et les conclusions de la SAR, la preuve dont elle disposait et le droit applicable, je ne vois aucun motif d’infirmer la Décision. Les lacunes dans la preuve soumise par M. Janvier et les contradictions dans son témoignage soutiennent raisonnablement les conclusions défavorables de la SAR quant à sa crédibilité, et les motifs de la SAR possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’y a donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

  1. Contexte

    1. Les faits

  • [4] M. Janvier a travaillé comme comptable pour une entreprise en Haïti de septembre 2009 à novembre 2015. Il a ensuite quitté l’entreprise pendant neuf mois pour voyager. À son retour en Haïti en juillet 2016, il aurait été réembauché par son employeur.

[5]  M. Janvier allègue avoir subi des menaces de mort en raison de sa participation au licenciement de cinq employés de l’entreprise en août 2016. Les cinq employés étaient prétendument furieux contre M. Janvier, puisque celui-ci était l’auteur allégué d’un rapport ayant mené à leur licenciement. M. Janvier décrit comme suit les gestes qui auraient été posés par ces cinq employés : 1) des pierres auraient été lancées sur sa voiture; 2) des bandits se seraient rassemblés à l’extérieur de son lieu de travail et auraient tiré des coups de feu en criant son nom; et 3) un groupe d’inconnus serait entré par effraction dans sa maison, aurait tué son chien et lui aurait proféré des menaces de mort.

[6]  En octobre 2016, M. Janvier a quitté Haïti en raison de ces menaces. Le 6 octobre 2016, il est entré au Canada, et il a formulé sa demande d’asile le 21 novembre 2016.

[7]  Le 10 novembre 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Janvier, concluant qu’il n’était pas crédible en raison des contradictions et des incohérences dans son compte rendu des événements. De plus, la SPR a déterminé que M. Janvier n’avait pas présenté les éléments de preuve supplémentaires demandés pour démontrer sa relation avec son employeur (c.-à-d., talons de paye et relevés bancaires) et pour corroborer son témoignage.

[8]  M. Janvier a porté la décision de la SPR en appel mais, aux termes de sa Décision, la SAR a rejeté l’appel de M. Janvier et confirmé les conclusions de la SPR. C’est cette Décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

  1. La Décision de la SAR

[9]  Dans sa Décision, la SAR a d’abord établi que la question déterminante était celle de la crédibilité. Suite à un examen indépendant de l’ensemble de la preuve, incluant l’écoute de l’enregistrement audio de l’audience devant la SPR, la SAR a conclu, à l’instar de la SPR, que M. Janvier n’était pas crédible en raison d’incohérences et d’omissions importantes dans son compte rendu des événements ainsi qu’en raison de l’absence d’éléments de preuve documentaire qu’il aurait normalement pu obtenir.

[10]  Selon la SAR, M. Janvier ne s’est pas déchargé de son fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était une personne à protéger. À cet égard, la SAR a notamment déterminé que la crédibilité de M. Janvier avait été minée par deux principaux facteurs : 1) son défaut de fournir des éléments de preuve documentaire sur son emploi, que la SPR lui avait précisément demandé de soumettre avant l’audience; et 2) son défaut de transmettre la preuve nécessaire pour corroborer les allégations à la source de son récit.

[11]  La SAR a d’abord relevé le défaut de M. Janvier de fournir des documents clés en lien avec son emploi, notamment les relevés bancaires et les talons de paye relatifs à la période où il aurait été réembauché. Ayant noté que M. Janvier était le comptable de l’entreprise, la SAR n’a pas trouvé crédible qu’il lui était impossible de fournir une sorte de dossier de paye concernant les chèques apparemment émis à son nom. M. Janvier avait transmis une copie d’une lettre de son employeur confirmant sa réembauche en juillet 2016, mais la SAR s’est dite d’accord avec la décision de la SPR de n’attribuer aucun poids à ce document. En effet, M. Janvier n’avait pas soumis la lettre originale et ce, sans aucune explication crédible et raisonnable. M. Janvier avait simplement indiqué à la SPR que son frère en Haïti détenait la lettre originale et que ce dernier ne pouvait la fournir parce qu’il était menacé et vivait caché.

[12]  D’autre part, la SAR a aussi conclu que la crédibilité de M. Janvier était minée en raison de son défaut de fournir une déclaration de son employeur corroborant les gestes de menaces qu’il allègue avoir vécus, lesquels découlaient de son travail. Sur ce point, M. Janvier avait témoigné devant la SPR qu’il n’avait pas demandé une déclaration à son directeur, pensant que ce n’était pas nécessaire. Toutefois, devant la SAR, il a changé sa version des faits pour expliquer qu’il avait tenté d’obtenir une telle lettre, mais sans succès. La SAR a notamment estimé qu’il aurait été possible pour M. Janvier de fournir une déclaration de son employeur, considérant notamment que M. Janvier avait déclaré à la SPR être toujours en contact avec le directeur de l’entreprise. La SAR n’a donc pas compris les raisons pour lesquelles, dans ces circonstances, une déclaration provenant de son employeur était impossible à obtenir.

[13]  Par ailleurs, la SAR a aussi relevé plusieurs incohérences dans la preuve de M. Janvier, lesquelles ont également contribué à plomber sa crédibilité :

1) Au sujet des menaces reçues par téléphone le 10 septembre 2016, M. Janvier a expliqué, lors de son témoignage, qu’un inconnu lui aurait dit qu’il serait enlevé et torturé et qu’ils « allaient en finir avec lui ». Pourtant, dans son formulaire FDA, M. Janvier avait plutôt déclaré que l’interlocuteur lui aurait dit que, s’il travaillait sur la comptabilité des payes une autre fois, il serait assassiné en guise de paiement pour les cinq licenciements. Lorsque la SPR lui a demandé d’expliquer cette incohérence dans la preuve, il a simplement répondu qu’il voulait dire la même chose. La SAR a noté que, bien que cette contradiction ne soit pas suffisante à elle seule pour rejeter la demande d’asile de M. Janvier, elle lui accordait tout de même une certaine force probante dans l’ensemble de la preuve car elle était liée à une allégation clé de la demande.

2) Eu égard au rassemblement des bandits à l’extérieur du lieu de travail de M. Janvier le 20 septembre 2016, M. Janvier avait déclaré, lors de l’audience devant la SPR, que des gardes de sécurité l’auraient avisé avoir échangé des coups de feu avec les bandits. Or, selon la SAR, le formulaire FDA de M. Janvier n’en faisait aucunement mention.

3) En ce qui concerne le procès-verbal du tribunal de paix sur l’introduction par effraction durant la nuit du 22 septembre 2016, la SAR a conclu que la SPR avait raison de ne lui accorder aucun poids pour corroborer l’allégation de M. Janvier voulant que sa maison ait été envahie par des bandits ayant des liens avec les cinq employés licenciés. La SAR a noté que M. Janvier avait en effet témoigné ne pas être retourné à son domicile après le 20 septembre 2016. Or, le procès-verbal précisait plutôt que M. Janvier était chez lui pour fournir une déclaration au sujet de l’introduction par effraction, et référait précisément à M. Janvier et à son numéro d’identification. La SAR a rejeté l’argument de M. Janvier selon lequel cette incohérence était due à la corruption et au manque de ressources et de formation des policiers et des membres du système de justice en Haïti. La SAR a également noté que le procès-verbal du tribunal de paix ne faisait aucunement mention des problèmes que M. Janvier aurait vécus sur son lieu de travail.

[14]  La SAR a donc considéré que la SPR avait raison de s’appuyer sur ces incohérences minant la crédibilité de M. Janvier pour fonder sa décision. La SAR a par ailleurs rejeté l’explication de M. Janvier voulant que les incohérences soient attribuables au stress inhérent à l’audience. En effet, après l’écoute de l’enregistrement audio de l’audience devant la SPR, la SAR a plutôt noté que M. Janvier était remarquablement calme, éloquent et préparé.

[15]  En marge de ces conclusions défavorables eu égard à la crédibilité de M. Janvier, la SAR a tout de même reconnu que la SPR avait erronément tiré une conclusion d’invraisemblance en présumant qu’il était peu probable que l’employeur de M. Janvier le réembauche après une absence de plusieurs mois. La SAR a également reproché à la SPR d’avoir tiré une conclusion suite à une analyse microscopique de certains éléments de preuve. Malgré ces deux erreurs relevées dans la décision de la SPR, la SAR a tout de même conclu que la SPR avait correctement déterminé que, dans l’ensemble, les éléments de preuve de M. Janvier, selon lesquels il était menacé de mort par des bandits ayant des liens avec les cinq employés licenciés, n’étaient pas crédibles. La SAR a donc rejeté l’appel de M. Janvier et conclu qu’il n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger, au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

  1. La norme de contrôle

[16]  Le cadre d’analyse relatif au contrôle judiciaire d’une décision administrative a été récemment revu par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Ce cadre d’analyse repose désormais sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas. Cette présomption ne peut être réfutée que dans deux types de situations. La première est celle où le législateur a prescrit la norme de contrôle applicable ou a prévu un mécanisme d’appel de la décision administrative devant une cour de justice; la seconde est celle où la question faisant l’objet du contrôle tombe dans l’une des catégories de questions à l’égard desquelles la primauté du droit commande un contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov aux para 10, 17; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] au para 27). C’est le cas pour les questions constitutionnelles, les questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et les questions liées aux délimitations des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov aux para 17, 53).

[17]  Aucune des situations justifiant de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce. La Décision de la SAR est donc assujettie au contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les parties ne le contestent pas.

[18]  Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85; Société canadienne des postes aux para 2, 31). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] aux para 47, 74 et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13).

[19]  Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (en italiques dans l’original) (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87). J’observe que cette façon de voir s’inscrit dans la foulée de la directive de l’arrêt Dunsmuir voulant que le contrôle judiciaire porte à la fois sur le résultat et sur le processus (Dunsmuir aux para 27, 47-49).

[20]  Cela dit, la cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait elle-même parvenue si elle s’était trouvée dans les souliers du décideur.

[21]  L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse », et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur administratif pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). Il importe de rappeler que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable tire toujours son origine du principe de la retenue judiciaire et doit encore témoigner d’un respect envers le rôle distinct conféré aux décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75). La présomption d’application de la norme de la décision raisonnable repose sur le « respect du choix d’organisation institutionnelle de la part du législateur qui a préféré confier le pouvoir décisionnel à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice » (Vavilov au para 46). En d’autres mots, selon la majorité de la Cour suprême, Vavilov ne sonne pas le glas de la déférence envers les décideurs administratifs.

  1. Analyse

  • [22] M. Janvier prétend que les conclusions de la SAR quant à sa crédibilité contiennent des erreurs révisables et sont déraisonnables. Je ne partage pas cet avis. Dans la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 [Lawani], j’ai résumé les principes régissant la façon dont un décideur administratif comme la SPR ou la SAR doit apprécier la crédibilité des demandeurs d’asile (Lawani aux para 20-26). En appliquant ces principes, je conclus qu’à tous égards, la Décision de la SAR est raisonnable. Dans le cas de M. Janvier, les lacunes dans la preuve soumise et l’accumulation de contradictions et d’incohérences concernant des éléments cruciaux de sa demande d’asile appuient amplement la conclusion défavorable tirée par la SAR au sujet de la crédibilité de M. Janvier (Lawani au para 21). J’ajoute que les conclusions défavorables quant à la crédibilité ne découlaient pas de contradictions mineures qui étaient secondaires ou périphériques à la demande d’asile de M. Janvier, mais touchaient plutôt au cœur même du récit avancé par ce dernier, soit des représailles découlant de l’exercice de ses fonctions chez son employeur.

[23]  Suite à l’arrêt Vavilov, les motifs donnés par les décideurs administratifs revêtent une plus grande importance et s’affichent comme le point de départ de l’analyse. Ils constituent le mécanisme principal par lequel les décideurs administratifs démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En somme, ce sont les motifs qui permettent d’établir la justification de la décision.

[24]  Or, dans le cas de M. Janvier, je suis satisfait que les motifs de la Décision de la SAR justifient la décision de manière transparente et intelligible (Vavilov aux paras 81, 136; Société canadienne des postes aux para 28-29; Dunsmuir au para 48). Ils démontrent que la SAR a suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse et que la Décision est conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur la SAR et sur la question en litige (Société canadienne des postes au para 30, citant Vavilov aux paras 105-107). En bout de piste, les omissions et autres erreurs alléguées par M. Janvier ne m’amènent pas « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 123).

A.  La question des preuves documentaires

[25]  M. Janvier soumet d’abord que la SAR a erré dans le traitement de son défaut de fournir des preuves documentaires permettant d’établir sa réembauche entre juillet et septembre 2016 ou de corroborer les événements menant à sa demande d’asile. M. Janvier prétend que la SAR s’est basée sur des preuves conjecturales et théoriques pour rejeter ses explications, et qu’elle a au surplus ignoré la présomption de véracité de son témoignage étant donné l’absence de motifs permettant d’en douter (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) [Maldonado] au para 5; Ismaili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 84 au para 38; Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452 [Ndjavera] au para 6). M. Janvier ajoute que la SAR a appliqué une conception nord-américaine, ou occidentale, à ses explications quant aux raisons pour lesquelles il ne pouvait pas fournir de documents prouvant l’existence de chèques et de talons de paye, et lorsqu’elle a conclu qu’il devrait exister des documents démontrant que des chèques avaient été émis à son nom par l’employeur.

[26]  Je ne suis pas d’accord.

  • [27] Je note tout d’abord que la SAR a procédé à une analyse indépendante de l’ensemble de la preuve, incluant une écoute complète de l’enregistrement de l’audience devant la SPR. Ce faisant, elle a suivi à la lettre les enseignements de la Cour d’appel fédérale dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica]. Il ressort clairement des motifs de la Décision que la SAR a conduit sa propre évaluation indépendante, complète et approfondie des éléments de preuve pour déterminer si M. Janvier était crédible. C’est exactement ce que prescrit le critère d’intervention établi par l’arrêt Huruglica (Huruglica au para 103). Le fait que la SAR ait abouti à la même conclusion que la SPR sur le manque de crédibilité de M. Janvier ne signifie pas pour autant qu’elle n’ait pas fait son travail de tribunal d’appel.

[28]  Dans ses soumissions, M. Janvier a longuement insisté sur la présomption de véracité des témoignages consacrée par l’arrêt Maldonado. Cependant, il faut préciser que cette présomption de véracité n’est pas irréfragable. La décision Maldonado établit simplement le principe que, « [q]uand un [demandeur] jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter » (soulignement ajouté) (Maldonado au para 5).

[29]  La raison sous-jacente à la présomption de vérité édictée dans Maldonado est qu’on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que les demandeurs d’asile ayant vécu certains types de situations d’urgence disposent de documents ou d’autres éléments de preuve pour corroborer leurs demandes. Ces circonstances peuvent notamment inclure des camps de réfugiés, des situations de pays déchirés par la guerre, des cas de discrimination et des situations dans lesquelles le demandeur d’asile ne dispose que d’un très court délai pour échapper à son ou ses persécuteurs et ne peut par la suite accéder à des documents ou à d’autres éléments de preuve depuis le Canada.

[30]  Toutefois, dans les cas où un demandeur d’asile semble avoir eu la possibilité de rassembler les éléments de preuve corroborant sa demande avant ou après son arrivée au Canada, la force de la présomption de vérité peut dépendre directement de la mesure dans laquelle une preuve corroborative est fournie. Il en résulte que, s’il y a une raison quelconque de douter de la véracité des allégations formulées dans l’affidavit ou le témoignage sous serment d’un demandeur d’asile, la présomption de vérité disparaît. En d’autres termes, lorsqu’il y a une raison valable de remettre en question la crédibilité d’un demandeur d’asile, des conclusions défavorables peuvent être tirées à l’égard de la crédibilité si le demandeur d’asile est incapable de fournir une explication pour l’absence de preuve corroborante raisonnablement attendue (Ndjavera au para 7). Dans la même veine, lorsque des éléments de preuve corroborants devraient raisonnablement être disponibles pour établir les éléments essentiels d’une demande d’asile et qu’il n’y a pas d’explication raisonnable de leur absence, le décideur administratif peut tirer une conclusion défavorable à l’égard de la crédibilité en se fondant sur l'absence d’effort de la part du demandeur pour obtenir ces éléments de preuve (Ismaili aux para 33, 35).

[31]  Dans le cas de M. Janvier, il avait lui-même déclaré être payé au moyen de chèques de son employeur et avait fait référence, dans son récit, à des chèques de paye qu’il devait encaisser directement au travail en raison des risques présents en Haïti. De plus, il était comptable dans l’entreprise. Au surplus, tout le risque de persécution qu’il invoquait découlait de ses activités auprès de son employeur, avec qui il demeurait en contact. Dans les circonstances, l’incapacité de M. Janvier à obtenir les documents liés à son travail demandés par la SPR est incompréhensible, et il n’était pas déraisonnable pour la SPR et la SAR de considérer que cela minait sa crédibilité. Il s’agissait d’éléments de preuve auxquels M. Janvier pouvait avoir accès, et il n’était certainement pas incongru de les demander dans les circonstances. De la même manière, M. Janvier a déclaré être toujours en contact avec le directeur de l’entreprise et, devant l’absence d’explications pour justifier le défaut de fournir un document de l’entreprise corroborant son témoignage sur les événements s’étant déroulés sur son lieu de travail et attribuables à son travail, il n’était pas déraisonnable pour la SAR de conclure que cela entachait sa crédibilité.

[32]  Je rappelle que le fardeau d’établir les éléments d’une demande d’asile repose sur le demandeur (Morales Esquivel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 468 au para 16). Aux termes de l’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, le demandeur d’asile a d’ailleurs l’obligation de transmettre les documents permettant d’établir les éléments de sa demande. La SAR pouvait donc logiquement retenir dans son analyse que le défaut de M. Janvier de présenter des documents auxquels on peut raisonnablement s’attendre à recevoir pouvait avoir une incidence défavorable sur sa crédibilité.

B.  Les incohérences

[33]  Dans un deuxième temps, M. Janvier soumet que la Décision de la SAR est déraisonnable car la SAR aurait accordé trop de poids aux incohérences entre son compte rendu des événements contenu dans son formulaire FDA, son témoignage devant la SPR et le procès-verbal du tribunal de paix. Encore une fois, je ne suis pas convaincu par les arguments de M. Janvier à ce chapitre.

[34]  Je reconnais que certaines observations faites par la SAR, par exemple sur la question des coups de feu lors du rassemblement des bandits à l’extérieur du lieu de travail de M. Janvier le 20 septembre 2016, ne semblent pas trouver appui dans la preuve. En revanche, je suis satisfait que la preuve au dossier confirme les incohérences relevées par la SAR quant aux menaces reçues par téléphone le 10 septembre 2016 et au procès-verbal du tribunal de paix relatif à l’introduction par l’effraction ayant eu lieu dans la nuit du 22 au 23 septembre 2016. Même si elles peuvent être insuffisantes lorsqu’elles sont examinées une à une ou isolément, l’accumulation de contradictions, d’incohérences et d’omissions concernant des éléments cruciaux d'une demande d’asile peut appuyer une conclusion négative sur la crédibilité d’un demandeur (Sary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 178 au para 19; Quintero Cienfuegos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1262 au para 1).

[35]  La cour de révision doit examiner le dossier dans son ensemble pour comprendre la décision (Vavilov au para 91). Les motifs doivent être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov au para 97; Société canadienne des postes au para 31). J’ajoute qu’il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision soient parfaits ou même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles. La norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91; Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 au para 29). Cette norme exige que la cour de révision commence par la décision et la reconnaissance du fait que le décideur administratif a la responsabilité première d’effectuer les déterminations factuelles. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat et, s’il existe une explication logique et cohérente justifiant le résultat obtenu, elle s’abstient d’intervenir. Dans le cas de M. Janvier, je suis satisfait que les explications contenues dans la Décision permettent de comprendre pourquoi la SAR a conclu au manque de crédibilité du récit de M. Janvier. Cela n’exige pas l’intervention de la Cour.

C.  Les erreurs commises par la SPR

[36]  M. Janvier soutient enfin que la SAR a erré dans son analyse, car elle aurait dû casser la décision de la SPR en raison des erreurs qu’elle a elle-même identifiées au niveau des conclusions de la SPR sur l’invraisemblance du retour de M. Janvier chez son employeur et de l’analyse trop microscopique d’une de ses conclusions. Selon M. Janvier, le raisonnement de la SAR est contradictoire, puisque la SAR ne peut à la fois reconnaître des erreurs dans la décision de la SPR et valider du même souffle cette décision.

[37]  Encore une fois, je ne suis pas convaincu par les arguments de M. Janvier. Un contrôle judiciaire n’est pas une « une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur », et une cour de révision doit plutôt considérer les motifs et l’issue de la décision d’un tribunal comme un tout (Vavilov au para 102; Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 54; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53). Dans la Décision, la SAR mentionne plusieurs éléments qui l’ont conduit à ne pas croire au récit de M. Janvier, et c’est en regard de l’ensemble des motifs que doit s’apprécier le caractère raisonnable d’une décision. Il est bien établi que la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de l’appréciation que font la SPR et la SAR de la crédibilité d’un demandeur d’asile (Dunsmuir au para 53; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315 (CAF) au para 4). Les questions de crédibilité sont au cœur même de leur compétence et de leur expertise (Pepaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 938 au para 13). Les arguments avancés par M. Janvier expriment simplement son désaccord sur l’appréciation de la preuve effectuée par la SAR et invitent en fait la Cour à préférer son opinion et sa lecture à celle de la SAR. Or, ce n’est pas là le rôle d’une cour de révision en matière de contrôle judiciaire.

[38]  En résumé, la SAR a fourni des motifs détaillés et bien réfléchis expliquant pourquoi M. Janvier n’a pas été jugé crédible. Le manque de documents et l’accumulation d’incohérences ont amené la SAR à tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité. La lecture de la Décision de la SAR dans son ensemble, en corrélation avec le dossier, me convainc que la SAR a procédé à une appréciation approfondie et détaillée de la preuve et que ses conclusions reflètent une analyse rationnelle et cohérente (Vavilov aux para 103-104).

[39]  Le contrôle sous la norme de la décision raisonnable vise à comprendre le fondement sur lequel repose la décision et identifier si elle comporte une lacune suffisamment grave ou révèle une analyse déraisonnable (Vavilov aux paras 96-97, 101). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de révision que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov au para 100). Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême identifie deux catégories de lacunes fondamentales : le manque de logique interne du raisonnement, et le fait que la décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes ayant une incidence sur la décision (Vavilov au para 101). En l’espèce, je suis satisfait que l’on peut suivre le raisonnement de la SAR sans buter sur une faille décisive dans la logique globale, et que les motifs contiennent un mode d’analyse qui pouvait raisonnablement amener le décideur administratif, en regard de la preuve, à conclure comme il l’a fait (Vavilov au para 102; Société canadienne des postes au para 31).

  1. Conclusion

  • [40] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Janvier est rejetée. Je ne décèle rien d’irrationnel dans le processus décisionnel suivi par la SAR et dans ses conclusions. J’estime plutôt que l’analyse faite par la SAR sur le manque de crédibilité de M. Janvier possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la Décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la Décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce.

  • [41] Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-1433-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge



COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1433-19

 

INTITULÉ :

STEEVENS JANVIER c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 janvier 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 janvier 2020

 

COMPARUTIONS :

Mohamed Diaré

 

Pour le demandeur

 

Patricia Nobl

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Mohamed Diaré

Saint-Laurent (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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