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Date : 20200204


Dossier : IMM-1136-19

Référence : 2020 CF 192

Ottawa (Ontario), le 4 février 2020

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

WOUDELINE REGALA

ANN WOUBINA RAYMOND

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  La demanderesse principale, Woudeline Regala, qui agit aussi comme représentante désignée de sa fille mineure, Ann Woubina Raymond, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) rejetant leur demande d’asile. La SPR a conclu qu’elles n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2]  La demanderesse principale est citoyenne de Haïti. Sa fille est citoyenne américaine. La demanderesse principale demande l’asile en raison de menaces suite à un incident au travail. Elle prétend qu’un collègue lui aurait proposé de coopérer avec lui pour voler de l’argent et de l’équipement de leur employeur. Elle aurait refusé, et son collègue se serait fait renvoyer parce qu’elle l’a dénoncé auprès de leur employeur. Suite à son congédiement, le collègue lui aurait fait des menaces en personne, et elle a ensuite commencé à recevoir des menaces téléphoniques ainsi que des tirs vers sa maison. La demanderesse principale aurait porté plainte à la police. Elle a déménagé, et a ensuite fui Haïti pour les États-Unis, avant d’arriver au Canada.

[3]  La SPR a conclu à l’absence de crédibilité de la demanderesse principale sur les points clés de sa demande d’asile. Elle a également conclu à l’absence d’un risque prospectif advenant son retour à Haïti. Finalement, la SPR a conclu à l’absence de minimum de fondement de la revendication des demanderesses conformément à l’article 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [LIPR].

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[4]  Les questions en litige sont les suivantes :

  1. Est-ce que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité de la demanderesse sont raisonnables?
  2. Est-ce que les conclusions de la SPR quant au risque au retour à Haïti sont raisonnables?
  3. Est-ce que la conclusion de la SPR quant à l’absence minimum de fondement est raisonnable?

[5]  La norme de contrôle applicable aux trois questions est celle de la décision raisonnable (Aboubeck c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 370 au para 9; Kipre c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 92 aux paras 20-21). La décision récente de la Cour suprême dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] ne change pas cette conclusion. Dans les circonstances de l’affaire en l’instance, et considérant le paragraphe 144 de cette décision, il n’est pas nécessaire de demander aux parties de présenter leurs observations sur la norme de contrôle ou sur l’application de celle-ci. Comme dans l’arrêt de la Cour suprême, Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 24, l’application du cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov en l’instance ne « résulte [en] aucune injustice, car la norme de contrôle applicable et le résultat auraient été les mêmes selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Dunsmuir ».

[6]  La question clé dans un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable est résumée dans l’arrêt Vavilov au para 101 :

[101]  Qu’est‑ce qui rend une décision déraisonnable? Il nous semble utile ici, d’un point de vue conceptuel, de nous arrêter à deux catégories de lacunes fondamentales. La première est le manque de logique interne du raisonnement. La seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision. Il n’est toutefois pas nécessaire que les cours de révision déterminent si les problèmes qui rendent la décision déraisonnable appartiennent à l’une ou à l’autre catégorie. Ces désignations offrent plutôt un moyen pratique d’analyser les types de questions qui peuvent révéler qu’une décision est déraisonnable.

[7]  En d’autres termes, dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme déférente de la raisonnabilité, il s’agit notamment de déterminer si le processus et la décision indiquent que le décideur a réellement « analysé » la preuve, en appliquant le critère juridique approprié, et que l’analyse dans la décision « est fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique » (Vavilov, au para 102).

[8]  La norme ne commande pas la perfection. Il faut se rappeler que le législateur a confié à l’agent la tâche de réaliser une enquête initiale sur les faits. Il faut faire preuve d’une certaine retenue à l’égard d’un décideur, particulièrement dans un contexte où l’enquête est principalement factuelle et qu’elle relève du champ d’expertise du décideur, lorsqu’une plus grande exposition aux subtilités de la preuve ou une meilleure connaissance du contexte des politiques peut procurer un avantage. Si le raisonnement du décideur peut être compris, et s’il démontre que ce type d’analyse a eu lieu, la décision sera généralement jugée raisonnable : voir Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 aux paras 10-11.

III.  Analyse

A.  Est-ce que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité de la demanderesse sont raisonnables?

[9]  La SPR a conclu que la demanderesse principale manque de la crédibilité parce qu’elle a eu de la difficulté avec les dates clés des évènements au cœur de sa demande d’asile, et la SPR a trouvé des contradictions entre le témoignage de la demanderesse principale et les documents au dossier. En particulier, la SPR a noté des difficultés avec la date du début des menaces, la date de début de son emploi, et au sujet des procès-verbaux des plaintes à la police en Haïti.

[10]  La SPR a noté ses préoccupations dans la décision :

Le témoignage de la demandeure a été ardu et confus. Les réponses ont dû être répétées à plusieurs reprises, notamment lorsque la demandeure tentait de réciter son histoire plutôt que de répondre aux questions précises qui lui étaient posées. De plus, le tribunal a relevé plusieurs contradictions entre le témoignage de la demandeure et les documents au dossier, ainsi qu’à l’intérieur du témoignage de cette dernière et entre les divers documents, plus particulièrement concernant la date du début des menaces, à son emploi et au sujet des procès-verbaux de plaintes; éléments centraux à sa demande. Ces problèmes ont amené le tribunal à ne pas croire les allégations de la demandeure pour les raisons suivantes.

[11]  La demanderesse principale prétend que cette conclusion est déraisonnable. Elle admet qu’elle a eu des difficultés à se souvenir de certaines dates, mais elle soutient que les difficultés avec les dates ne sont qu’une « confusion » qui ne devrait donc pas miner sa crédibilité.

[12]  En ce qui concerne la date du début des menaces, la demanderesse principale a témoigné à l’audience que les menaces téléphoniques de viol et de mort auraient commencé le 9 avril 2017. Mais elle a aussi témoigné que le vol de matériel aurait eu lieu le 14 avril 2017, et la dénonciation du collègue auprès de l’employeur aurait eu lieu le 17 avril 2017. Elle a témoigné que son collègue a été congédié le même jour. Ainsi, les menaces n’auraient pas pu commencer le 9 avril.

[13]  Après avoir été confrontée avec cette contradiction dans son témoignage, la demanderesse principale a changé la date : elle s’est excusée de la confusion, et a indiqué que les menaces auraient commencé le 19 avril, lors du face-à-face avec son collègue, le jour de son renvoi. Plus tard dans son témoignage, la demanderesse principale a changé la date du début des menaces, en déclarant que celles-ci auraient débuté le 25 avril. Cette fois-ci, elle a témoigné qu’elle a dénoncé son collègue à l’employeur le 17 avril 2017, et qu’il a été congédié le 20 avril 2017. Après un autre échange avec la SPR, elle a déclaré que le collègue aurait été renvoyé de son emploi le jour même de la dénonciation, donc le 17 avril 2017. La SPR a conclu que ceci minait la crédibilité de la demanderesse principale.

[14]  La demanderesse principale a aussi eu des difficultés avec la date du début de son emploi chez Echo Med en Haïti, l’employeur en question. Elle a déclaré qu’elle travaillait pour Echo Med depuis 2008, mais elle a été confrontée pendant l’audience avec les formulaires qu’elle avait remplis, ainsi que de la preuve documentaire de son employeur qu’elle avait soumis, le tout indiquant qu’elle travaillait chez Echo Med depuis 2014 ou octobre 2015. La demanderesse principale a répondu que ce sont des erreurs, et elle a déclaré encore une fois qu’elle a commencé en 2008. En notant que la demanderesse principale a fourni trois dates différentes de début d’emploi chez Echo Med, la SPR a conclu que ceci mine sa crédibilité, et l’a mené à « remettre en doute l’emploi même de la [demanderesse principale] dans ce laboratoire » (au para 20).

[15]  En ce qui concerne l’allégation de la demanderesse principale que son collègue aurait envoyé des bandits qui auraient tiré contre sa maison à deux reprises, la SPR a noté deux difficultés. Premièrement, la demanderesse principale a témoigné à l’effet qu’il y a deux incidents qui auraient eu lieu à deux semaines et demie d’intervalle, et que les attaques ont commencé le 17 avril 2017. La SPR a noté que ce n’est pas possible que les deux incidents aient eu lieu en avril 2017, s’ils étaient espacés de deux semaines et demie. La demanderesse principale a ensuite changé son témoignage, indiquant que les tirs aient eu lieu en mai 2017.

[16]  Deuxièmement, la SPR a noté que la demanderesse principale a déclaré qu’elle aurait fait part de ces incidents à la police, mais les procès-verbaux de plaintes ne les mentionnent pas. Ceci mine sa crédibilité.

[17]  La partie demanderesse soutient que la demanderesse principale a eu de la difficulté à se souvenir de certaines dates, mais que ceci n’est pas nécessairement une question de crédibilité, mais de compréhension. Elle soutient que la décision de la SPR est déraisonnable et qu’elle n’aurait pas dû être considérée comme non crédible.

[18]  Je ne suis pas persuadé. Il était raisonnable pour la SPR de douter de la crédibilité de la demanderesse à la lumière des nombreuses contradictions qui ont été relevées, malgré la présomption que les allégations de la demanderesse sont véridiques (Maldonado c Emploi et Immigration), [1980] 2 CF 302 à la p 305). De plus, comme la SPR est bien placée pour arriver aux conclusions de crédibilité, ayant l’occasion d’écouter le témoignage et d’observer les témoins, une certaine déférence lui est accordée (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 aux paras 42-43 [Rahal]).

[19]  La décision de la SPR concernant l’évaluation de la crédibilité de la demanderesse principale est claire, et la logique de l’analyse est évidente. Je conviens qu’il n’y a pas lieu d’intervenir sur ce point.

B.  Est-ce que les conclusions de la SPR quant au risque au retour à Haïti sont raisonnables?

[20]  Les demandeurs affirment que la conclusion de la SPR que la demanderesse n’a pas démontré une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée en raison de son appartenance au groupe social des femmes est déraisonnable. La preuve documentaire démontre le niveau de violence en Haïti envers les femmes, et il n’y a pas de preuve que les demandeurs pourraient vivre avec leur famille immédiate. La preuve documentaire indique aussi que les Haïtiens de la classe moyenne et riche, y compris les membres de la diaspora, courent davantage le risque d’être personnellement victimes de criminels en Haïti. Les Haïtiens ayant vécu à l’étranger sont considérés comme ayant accès à un plus grand nombre de ressources et sont plus souvent ciblés.

[21]  Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs. La SPR a indiqué les facteurs à considérer conformément à la jurisprudence. Tel qu’indiqué dans la jurisprudence, il faut plus que l’appartenance à un groupe femme (Josile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 39 au para 22; Desir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1164 aux paras 22-24). De plus, la SPR a conclu qu’il « ressort du récit écrit de la demandeure ainsi que de son témoignage que ceci ne constituait pas le fondement de sa demande » (au para 30, voir Ocean c Canada, 2011 CF 796 au para 18), ce qui ne semble pas déraisonnable.

[22]  Par rapport au retour de la demanderesse alors qu’elle a vécu à l’étranger, je ne suis pas d’accord avec le demandeur. Tel qu’indiqué par la SPR, il est reconnu dans la jurisprudence que les victimes de criminalité, et les personnes plus riches, ne sont pas un groupe au sens de la Convention, aux fins de l’analyse de l’article 96 de la LIPR (Lozandier c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 770 au para 15; Cius c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1 aux paras 18-19). Sous l’article 97, la demanderesse n’a pas montré qu’elle fait face à un risque plus élevé que le reste de la population. L’analyse de la SPR est cohérente et justifiée au regard de l’ensemble des faits pertinents.

C.  Est-ce que la conclusion de la SPR quant à l’absence minimum de fondement est raisonnable?

[23]  Les demandeurs soutiennent que la SPR a erré en ne respectant pas la démarcation importante entre le manque de crédibilité et l’absence de minimum de fondement, citant Ouedraogo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 21 au para 1. Compte tenu de la preuve sur la situation des femmes et des membres de la diaspora dans le cartable national de documentation sur Haïti, la SPR n’aurait pas pu conclure qu’il y a absence minimum de fondement.

[24]  Je ne suis pas persuadé. Les demandeurs se fondent sur la preuve dans le cartable national, pour indiquer qu’il y avait un élément de preuve crédible, mais la jurisprudence indique que la preuve documentaire ne répond pas à ce critère (Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 740 aux paras 10-12; Gomez Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 136 au para 15; Rahaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2002 CAF 89 aux paras 28-29, 51).

[25]  La SPR n’a accordé « aucune valeur probante » aux deux documents étayant le témoignage de la demanderesse, l’attestation de travail et les procès-verbaux des plaintes, et les demandeurs n’ont pas directement contesté cette conclusion. C’est une situation différente de Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 FC 598, puisque la SPR a écarté la preuve en ne leur donnant aucune valeur probante et effectué l’analyse de l’absence de minimum de fondement (aux paras 31-34). En considérant que la décision de la SPR indique qu’aucune valeur probante n’est accordée à ces éléments, et que le raisonnement semble logique, la décision de la SPR quant à l’absence de fondement est raisonnable.

IV.  Conclusion

[26]  Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Compte tenu du degré de retenu que je dois accorder à l’analyse de la preuve par la SPR, et en particulier de l’évaluation de la crédibilité des témoins (voir Rahal), et considérant que la décision de la SPR est fondée sur un raisonnement « intrinsèquement cohérent » qui respecte les « contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur la décision » (Vavilov, aux paras 102 et 105), il n’y a pas lieu d’intervenir.

[27]  Il n’y a pas question d’importance pour la certification.


JUGEMENT au dossier IMM-1136-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1136-19

INTITULÉ :

WOUDELINE REGALA, ANN WOUBINA RAYMOND c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, QUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 OCTOBRE 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

PENTNEY J.

DATE DES MOTIFS :

LE 4 FÉVRIER 2020

COMPARUTIONS :

Me Luciano Mascaro

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Philippe Proulx

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Arpin, Mascaro et Associés

Avocats

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal, Québec

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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