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Date : 20031222

Dossier : T-2368-00

Référence : 2003 CF 1516

Halifax (Nouvelle-Écosse), le 22 décembre 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE           

ENTRE :

                                               GEORGE RAYMOND SUTHERLAND

                                                                                                                                                     demandeur

et

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                                                                                                               défenderesse

                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                 Dans la présente action, George Raymond Sutherland (le demandeur) réclame des dommages-intérêts en raison du traitement médical négligent qu'il aurait reçu par suite d'un ulcère veineux à la jambe droite qui s'est formé en 1999. En tout temps pertinent, le demandeur était détenu au pénitencier de Kingston, situé à Kingston (Ontario).

[2]                 Sa Majesté La Reine (la défenderesse) et ses préposés exploitent le pénitencier fédéral de Kingston, qui fait partie du Service correctionnel du Canada.

[3]                 Même si le demandeur a formulé, dans sa déclaration datée du 14 décembre 2000, des allégations au sujet d'un certain nombre d'événements survenus au pénitencier de Kingston, bon nombre de ces questions ont été réglées avant l'instruction. Les parties conviennent que la seule question que la Cour doit trancher concerne la responsabilité de la défenderesse quant à la gestion erronée du traitement médical que le demandeur a reçu relativement à l'ulcère susmentionné.

[4]                 Le demandeur reproche à la défenderesse de ne pas avoir respecté la norme applicable en ce qui a trait aux soins médicaux qu'elle devait lui fournir (i) en omettant d'assurer au demandeur un examen médical en temps opportun, malgré des demandes répétées formulées en ce sens, (ii) en omettant de prendre rapidement un rendez-vous avec un spécialiste, (iii) en omettant de lui donner les médicaments et fournitures médicales dont il avait besoin et (iv) en omettant d'assurer un suivi satisfaisant du problème médical dont il souffrait.


[5]                 Le demandeur allègue qu'il a subi des préjudices en raison de la négligence de la défenderesse, notamment (i) des douleurs et souffrances causées par la plaie ouverte; (ii) une enflure occasionnelle de la jambe par suite de laquelle il éprouvait du mal à marcher; (iii) une faiblesse générale et une sensation de fatigue constantes; (iv) une perte de poids; (v) une odeur désagréable provenant de sa jambe et (vi) un stress et une anxiété accrus.

[6]                 La défenderesse nie toute négligence de sa part, soutenant que le personnel concerné s'est constamment occupé du demandeur et que celui-ci a reçu tous les traitements raisonnables que son état nécessitait. La défenderesse ajoute que le demandeur a aggravé la plaie en négligeant de la nettoyer, en omettant de porter un bas de contention malgré les directives médicales qu'il avait reçues et en refusant de se faire traiter. De plus, la défenderesse fait valoir que le demandeur n'a pas prouvé qu'un traitement différent aurait accéléré sa guérison.

[7]                 Au cours de l'instruction, les parties ont produit un recueil conjoint de pièces composé de deux volumes et un document de dix pages dans lequel le Dr Alan McBride, médecin de l'établissement, présente un résumé chronologique des traitements que le demandeur a reçus à la jambe droite de juin 1999 à décembre 2002. Le recueil conjoint de pièces renferme les documents médicaux tenus au pénitencier au sujet du demandeur, y compris les notes d'évolution, les formules de renvoi à des spécialistes et les rapports connexes, les ordonnances médicales, les registres de traitement et d'administration des médicaments, les demandes d'examen médical et différentes lettres concernant les traitements que le demandeur a reçus.


Les faits à l'origine du litige

[8]                 Le demandeur a été transféré au pénitencier de Kingston à l'automne de 1998. Après avoir passé quelques mois au sein de la population carcérale générale, il a ensuite été placé dans une cellule d'isolement, où il a purgé le reste de sa peine à cet établissement jusqu'à son transfert à l'établissement Kent, en Colombie-Britannique, en janvier 2002.

Services médicaux offerts au pénitencier de Kingston

[9]                 Les services médicaux auxquels les détenus du pénitencier de Kingston ont accès sont offerts dans une infirmerie de l'établissement et il incombe d'abord au détenu lui-même d'en faire la demande. Les détenus qui soumettent une formule de demande de services médicaux, appelée à l'interne « KITE » , sont inscrits pour être examinés par le professionnel concerné, qu'il s'agisse d'une infirmière ou diététiste ou d'un médecin, psychiatre, dentiste, et ainsi de suite. De plus, des infirmières visitent les unités d'isolement tous les jours dans le cadre d'une vérification quotidienne afin de s'assurer que les détenus peuvent supporter les contraintes physiques et émotives de l'isolement.


[10]            Les médicaments et fournitures sont remis aux détenus lors de la vérification quotidienne des unités d'isolement ou au cours d'une visite distincte appelée « distribution des médicaments » . Les détenus peuvent acheter des produits sans ordonnance comme du tylenol régulier à la cantine du pénitencier. Ils peuvent aussi obtenir des services médicaux en se rendant à l'infirmerie du pénitencier au cours de la « tournée de l'infirmière » et de la « tournée du médecin » .

[11]            Une procédure de grief à plusieurs niveaux existe à l'intention des détenus qui sont insatisfaits des traitements médicaux qu'ils reçoivent.

[12]            Dans le cadre de ses activités régulières, le pénitencier tient des dossiers médicaux à l'égard de chaque détenu. Selon la Directive du commissaire numéro 835, datée du 1er mai 1995,

[t]oute interaction significative entre un détenu et un membre de l'équipe des services de santé est consignée dans le dossier médical du délinquant, notamment un résumé de la nature de l'interaction, l'heure de celle-ci et une description de la mesure prise par le personnel des services de santé.

À mon avis, compte tenu de cette politique et du témoignage de Ian Irving, chef des services de santé du pénitencier de Kingston, le dossier médical du demandeur est admissible non seulement au plan de son authenticité, mais également au plan de la véracité de son contenu, conformément à l'article 26 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5.

La preuve médicale concernant la blessure à la jambe du demandeur


[13]            Il appert des dossiers que d'octobre 1999 à décembre 2001, alors qu'il était incarcéré au pénitencier de Kingston, le demandeur a été examiné plus de quatre-vingts fois par un professionnel relativement à son ulcère à la jambe. Je présente ci-dessous un aperçu du traitement qu'il a reçu.

[14]            Le problème dont le demandeur souffrait à la jambe a été porté à l'attention du personnel médical pour la première fois le 20 octobre 1999, lorsque le demandeur a été évalué au centre de santé du pénitencier relativement à une plaie non cicatrisée au péroné de la jambe droite. Le demandeur a reçu une ordonnance d'antibiotiques pour une semaine et a été revu le 27 octobre 1999. Le personnel infirmier a alors constaté que la blessure était galeuse et a ordonné au demandeur de nettoyer la plaie avec du savodil, d'utiliser un onguent antibiotique topique, de couvrir la région infectée d'un bandage en cas d'écoulement et de communiquer avec une infirmière s'il constatait que la jambe devenait enflée ou rouge.

[15]            Le 27 octobre 1999, la jambe du demandeur a été examinée à nouveau au centre de santé. Une croûte s'était maintenant formée sur la plaie. Le demandeur s'est fait dire de nettoyer la région et de la recouvrir d'un bandage s'il constatait un écoulement. Un antibiotique topique a été prescrit et le demandeur s'est fait dire encore une fois de communiquer avec une infirmière si sa jambe droite devenait rouge ou enflée.


[16]            Le 30 octobre 1999, un membre du personnel infirmier a constaté que la plaie coulait et était rouge et croûteuse et a conseillé au demandeur de faire tremper la région pendant vingt minutes trois fois par jour. Le demandeur a été inscrit en vue d'un autre examen par le personnel infirmier quelques jours plus tard.

[17]            Le 3 novembre 1999, la plaie était encore galeuse et comportait un orifice de la grosseur d'une pointe d'épingle. Le demandeur s'est fait dire qu'il devait continuer à utiliser l'antibiotique et à nettoyer la plaie et que, si aucune amélioration n'était constatée d'ici une semaine, il verrait un médecin.

[18]            Trois semaines plus tard, le 24 novembre 1999, le demandeur a été examiné par le Dr Standly, qui lui a demandé de passer une radiographie afin de vérifier si les os étaient atteints, un test du diabète et une culture de prélèvement pour déterminer la nature de l'infection en plus de prescrire d'autres antibiotiques. Le Dr Standly a indiqué dans ses notes que le demandeur devait être réévalué une semaine plus tard.

[19]            Il appert du dossier médical du demandeur qu'au cours des mois suivants, l'ulcère dont il souffrait à la jambe est demeuré problématique. Une panoplie d'antibiotiques, d'onguents topiques, de changements de pansement et de médicaments lui ont été prescrits. En décembre 1999, le Dr Shoemaker, plasticien, a été consulté.


[20]            Au début de l'année 2000, le demandeur a omis à plusieurs reprises de se présenter pour faire changer son pansement. En avril, le Dr Standly a constaté une certaine amélioration depuis la dernière prescription d'antibiotiques et a demandé que le pansement soit changé tous les jours jusqu'à ce que la plaie soit cicatrisée. Il appert de certaines notes inscrites en avril que le demandeur ne s'est pas présenté pour faire changer son pansement.

[21]            Au cours des quelques mois qui ont suivi, la lésion est devenue infectée et des bas de contention visant à favoriser la circulation du sang ont été prescrits; cependant, étant donné qu'un certain temps s'est écoulé avant l'arrivée des bas, la lésion a été infectée à nouveau et un rendez-vous avec le Dr Henson, chirurgien, a été pris. En octobre 2000, le Dr McBride, qui a remplacé le Dr Standly, a constaté une certaine amélioration. Il appert du dossier que le demandeur s'est fait expliquer comment changer lui-même son pansement et que des fournitures lui ont été données à cette fin. En novembre 2000, l'ulcère semblait en bonne voie de guérison, mais l'infection est de nouveau apparue. Le demandeur a continué à refuser de porter les bas de contention, parce qu'ils n'étaient pas confortables. Le Dr McBride a insisté pour que le demandeur voie un chirurgien.


[22]            En janvier 2001, le demandeur a déclaré au personnel médical que sa jambe le faisait terriblement souffrir et que, si aucune mesure n'était prise, il ouvrirait la plaie. Des antibiotiques et un analgésique lui ont été prescrits. En février, le demandeur a sollicité d'autres analgésiques ainsi qu'une canne pour l'aider à marcher. Le Dr John Blakeman, qui est dermatologue, a été consulté et a accepté le mode de traitement administré par le Dr McBride. Le demandeur a obtenu une béquille et de la morphine lui a été prescrite. Il éprouvait encore de la difficulté à se déplacer. Le personnel du bureau du Dr Henderson a annulé le rendez-vous du demandeur, qui a dû être fixé à une date ultérieure. Le demandeur a refusé de passer une radiographie, malgré l'ordre du Dr McBride. À la mi-février, il a été vu par le Dr MacSween, dermatologue, qui a appuyé le traitement en cours et recommandé qu'une infirmière applique un bandage de contention tous les jours afin de comprimer la jambe infectée.

[23]            En février 2001, le demandeur a été transféré au centre de traitement régional pour le traitement d'un autre problème médical et, pendant qu'il se trouvait là-bas, le Dr Standly a continué à examiner l'ulcère à la jambe, une évaluation ergothérapique a été menée et le Dr Shoemaker a été consulté. Le personnel a constaté que le demandeur était agressif, manipulateur et peu coopératif et qu'il refusait de porter les bas de contention malgré la recommandation du Dr Shoemaker.

[24]            À son retour à l'établissement principal du pénitencier de Kingston, le demandeur a continué à recevoir des antibiotiques et des analgésiques pour le traitement de son ulcère. En août 2001, l'état de la lésion s'était sensiblement amélioré.


[25]            Par la suite, le demandeur a été transféré du pénitencier de Kingston à l'établissement Kent, en Colombie-Britannique, où le traitement de son ulcère ainsi que d'autres problèmes médicaux dont il souffrait s'est poursuivi. Étant donné que le demandeur a limité sa demande de dommages-intérêts aux événements qui se sont produits à l'établissement de Kingston, il n'est pas nécessaire de s'attarder à ces événements subséquents et un résumé de ceux-ci suffira.

[26]            À la fin de mai 2002, la plaie du demandeur s'est rouverte. Pendant quelques semaines, il a été vu presque tous les jours par un membre du personnel médical pour des changements de pansement et l'application d'un antibiotique topique. À la mi-juin 2002, l'ulcère était à nouveau visiblement en bonne voie de guérison et le demandeur a reçu des fournitures pour se soigner lui-même. À la fin de juin, lorsque le demandeur s'est plaint de douleurs et que son pansement a été changé, des marques d'égratignure ont été observées autour de la plaie. Au début de juillet 2002, le demandeur a refusé de se rendre au centre de santé pour l'évaluation hebdomadaire de sa plaie.

[27]            Par suite du transfert du demandeur à l'établissement Mission en août 2002, une lente régression de l'ulcère a été observée. En décembre 2002, selon la dernière inscription figurant dans le résumé convenu des parties au sujet du traitement, la jambe du demandeur était plus enflée et des antibiotiques ont été prescrits.

[28]            À la date de l'instruction, le demandeur a déclaré que l'ulcère n'était pas encore complètement guéri.


La position du demandeur

[29]            Le demandeur a déclaré au cours de son témoignage que sa blessure à la jambe est apparue la première fois en juin 1999, lorsqu'il a été placé temporairement dans une cellule sale sans être autorisé à se laver par la suite. Il a commencé à ressentir des picotements à la jambe droite, une rougeur est apparue et une plaie ouverte s'est formée. D'après le demandeur, malgré les demandes répétées qu'il a formulées, la plaie n'a été examinée qu'un mois après son apparition.

[30]            Le demandeur a appris dans un premier temps que la plaie était une infection; plus tard, il s'est fait dire qu'il s'agissait d'un ulcère et, par la suite, certains membres du personnel médical lui ont donné à entendre que c'était une blessure qu'il s'était lui-même infligée. Le demandeur nie avoir provoqué la blessure et déclare qu'il a fait tout ce qu'il pouvait pour se soigner dans les circonstances.


[31]            Le demandeur admet qu'il ne se souvient pas très bien du nom des médecins qui l'ont soigné, des dates auxquelles certains événements sont survenus ou des médicaments qui lui ont été prescrits à différents moments. Il se rappelle avoir reçu de la gaze et du gel, des analgésiques et des antibiotiques, mais il soutient qu'il n'a pas reçu suffisamment de gaze et qu'on ne lui a pas montré comment s'en servir. Il a dit qu'à deux ou trois occasions, il a été contraint d'utiliser du papier hygiénique pour couvrir la plaie, même s'il demandait régulièrement de la gaze et des bandages supplémentaires aux infirmières qui faisaient leur ronde.

[32]            Selon le demandeur, la douleur qu'il a éprouvée à un certain moment à la jambe était telle qu'elle l'empêchait de marcher et qu'il devait rester dans sa cellule. Le demandeur a ajouté qu'on ne lui a pas donné de canne lorsqu'il en a demandé une, qu'une série de marches séparait sa cellule de l'endroit où était rangé le fauteuil roulant qui a finalement été mis à sa disposition, que le personnel ne l'aidait pas à se déplacer, que les bas commandés par son médecin n'ont été reçus que des mois plus tard et qu'il n'a pas vu de spécialiste suffisamment rapidement.

[33]            Le demandeur allègue également qu'il arrivait souvent que les changements de pansement ordonnés par le médecin ne soient pas faits, par exemple lorsqu'il n'y avait pas suffisamment de personnel, que l'infirmerie était fermée pour des raisons de sécurité, que le médecin arrivait en retard ou que le personnel du centre de santé était tout simplement débordé.

[34]            Le demandeur nie avoir souvent refusé de se faire traiter. Bien qu'il admette avoir raté quelques rendez-vous vers la fin de la peine qu'il purgeait au pénitencier de Kingston, il déclare qu'il ne s'est pas présenté uniquement parce que sa jambe le faisait tellement souffrir qu'il ne pouvait quitter facilement sa cellule. Il nie avoir refusé un traitement à d'autres moments et déclare que le personnel du pénitencier a dit au centre de santé qu'il refusait de se faire soigner alors que c'était faux.


[35]            Selon le demandeur, lorsque le personnel s'occupait régulièrement de lui, la plaie de sa jambe commençait à se cicatriser, mais la situation se détériorait lorsqu'il était ignoré. Le demandeur a déclaré que sa plaie aurait été cicatrisée depuis longtemps s'il avait été traité comme il aurait dû l'être.

[36]            Le demandeur reconnaît également qu'il n'a pas toujours coopéré. Il a admis avoir réagi violemment lorsqu'il se sentait ignoré par le personnel médical, allumé des incendies devant sa cellule, lancé des objets en direction des gardiens afin de les forcer à faire venir une infirmière et proféré des injures à l'endroit du personnel infirmier lorsqu'il souffrait et était frustré.

[37]            Au cours de son contre-interrogatoire, le demandeur s'est fait poser des questions au sujet de sa déclaration selon laquelle, de juin à octobre 1999, ses demandes d'examen médical ont été ignorées. Il a expliqué l'absence de formulaire de demande d'examen dans le recueil conjoint de pièces pour cette période par le fait qu'aucun des formulaires pertinents ne lui avait été retourné. Il a précisé qu'il n'a jamais rempli de formulaire pour se plaindre du manque de bandages parce qu'il croyait que les demandes qu'il adressait verbalement au personnel infirmier étaient suffisantes. Il a ajouté qu'il n'a jamais déposé de grief parce que cette démarche demande du temps et n'a rien à voir avec le service médical et qu'il se serait retrouvé entre les mains de gardiens qui ne l'aimaient pas et se liguaient contre lui.


Arguments juridiques du demandeur

[38]            Selon l'avocat du demandeur, la principale question à trancher en l'espèce est celle de savoir si la défenderesse a agi conformément à l'article 86 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, qui exige que chaque détenu reçoive les soins de santé essentiels et autres, conformément aux normes professionnelles reconnues.

[39]            Le demandeur admet que le traitement recommandé par les médecins du pénitencier était raisonnable et respectait probablement la norme de conduite exigée, mais soutient que les notes d'évolution du dossier indiquent des retards importants qui ont provoqué chez lui des souffrances prolongées.

[40]            Au soutien de son allégation de négligence, le demandeur se fonde en bonne partie sur les documents médicaux produits conjointement et fait valoir que les événements suivants indiquent des retards critiques touchant son traitement :

1.          Le 3 novembre 1999, le demandeur devait voir un médecin une semaine plus tard en cas d'absence d'amélioration. Aucune amélioration n'a été constatée, mais le demandeur n'a vu un médecin que trois semaines plus tard.

2.          D'après les notes consignées le 24 novembre 1999, le demandeur devait être réévalué une semaine plus tard, mais il n'a pas été examiné avant un mois.


3.          Le 29 décembre 1999, le Dr Shoemaker a déclaré qu'il avait l'intention d'évaluer lui-même le demandeur si aucune amélioration n'était observée d'ici un mois, mais il ne l'a pas fait avant un an.

4.          Le 1er mars 2000, le demandeur devait être examiné par un médecin une semaine plus tard, mais l'examen médical suivant a eu lieu le 6 avril 2000, plus d'un mois plus tard.

5.          Le 6 avril 2000, un médecin a ordonné que les infirmières changent les pansements tous les jours jusqu'à ce que la plaie soit entièrement cicatrisée, mais ces changements n'ont été faits que de façon sporadique.

6.          Le 17 avril 2000, même après qu'un médecin a ordonné qu'il soit réévalué toutes les semaines, le demandeur n'a été revu au sujet de sa jambe que le 30 juin 2000, plus d'un mois et demi plus tard.

7.          Le 4 août 2000, des bas de contention ont été commandés; ces bas n'ont pas été reçus et ont été commandés deux autres fois au cours des deux mois suivants.

8.          Le 25 septembre 2000, le Dr McBride a déclaré que la plaie du demandeur ne guérirait pas sans intervention chirurgicale, mais aucun rendez-vous avec un chirurgien n'a été pris avant que le Dr McBride en fasse à nouveau la demande en décembre 2000.

9.          Le 18 octobre 2000, un rendez-vous a été inscrit en vue d'un test du Doppler visant à évaluer la circulation sanguine, mais le rendez-vous n'a pas fait l'objet d'un suivi et aucun test de cette nature n'a été fait.

[41]            Un ou deux retards ne suffiraient pas à prouver qu'il y a eu négligence de la part de la défenderesse, mais le demandeur soutient néanmoins qu'examinés ensemble, les retards systématiques liés à l'exécution des ordres des médecins dans son cas ont été importants et constituent un manquement à la norme de conduite applicable.

[42]            Pour prouver que son état se serait amélioré si la défenderesse avait respecté la norme de conduite applicable, le demandeur souligne les périodes de traitement comme celles d'octobre 2000 au cours desquelles son pansement a été changé régulièrement. Pendant ces périodes, l'état du demandeur s'est amélioré et l'ulcère était en voie de guérison. Si la défenderesse avait fourni constamment des soins attentifs conformément aux ordres des médecins, le demandeur aurait beaucoup moins souffert et sa guérison aurait été plus rapide.

[43]            Invoquant la décision Lavoie c. Canada, [2002] A.C.F. n ° 310 (C.F. 1re inst.) (QL), 2002 CFPI 220, le demandeur allègue qu'un traitement médical insatisfaisant n'est pas une question de nature administrative qui doit faire l'objet d'un grief à l'interne avant d'être portée à l'attention des tribunaux.

[44]            À titre de réparation, le demandeur sollicite des dommages-intérêts généraux, spéciaux, punitifs et exemplaires ainsi que des intérêts avant et après jugement. Le demandeur réclame également des dépens avocat-client.


La position de la défenderesse

[45]            La seule personne qui a témoigné pour la défenderesse est Ian Irving, infirmier autorisé qui est le chef des services de santé au pénitencier de Kingston. Étant donné que M. Irving a commencé à travailler à cet endroit seulement après que le demandeur a été transféré à un autre établissement, il n'a jamais traité celui-ci.

[46]            Monsieur Irving n'a pas été présenté comme expert dans le domaine médical, mais il a plutôt donné un aperçu des services de santé offerts au pénitencier de Kingston et a aidé la Cour à interpréter une bonne partie des documents médicaux contenus dans le recueil conjoint de pièces.

[47]            Après avoir passé en revue le dossier médical du demandeur, M. Irving a expliqué l'approche générale que le personnel médical du pénitencier a suivie pour traiter la blessure. À l'origine, le problème semblait être une plaie; cependant, étant donné que le traitement régulier n'a donné aucun résultat en six mois, le personnel médical a dit qu'il s'agissait d'un ulcère de stase et a traité le problème en conséquence pendant les deux années suivantes. Le diabète et l'infection des os ont été éliminés comme causes possibles du fait que la lésion ne guérissait pas. Des consultations avec des spécialistes en dermatologie et en chirurgie vasculaire ont été obtenues et des efforts ont été déployés en vue d'encourager le demandeur à porter un bas de contention et à collaborer lors des traitements.


[48]            Monsieur Irving a expliqué que l'absence de suivi à l'égard de certains rendez-vous s'expliquait peut-être par le fait que la blessure était en voie de guérison, que le demandeur avait refusé d'aller à son rendez-vous ou qu'il n'y avait pas de place disponible au cours de la période prévue.

[49]            En contre-interrogatoire, M. Irving a convenu que toutes les interactions importantes entre le demandeur et le personnel médical devraient être consignées dans les registres du pénitencier. Il se peut que certaines rencontres régulières n'aient pas été consignées si le personnel a appliqué une politique de consignation dans les cas exceptionnels, mais les évaluations et les visites au centre de santé figureraient sans doute dans les notes d'évolution du dossier médical du demandeur.

[50]            Lorsqu'il a été interrogé au sujet des difficultés liées à l'obtention d'un rendez-vous avec le Dr Henson, le chirurgien, pour le demandeur, M. Irving a répondu que le Service correctionnel n'a aucun contrôle sur l'horaire des professionnels de l'extérieur dont l'emploi du temps est chargé. Les détenus n'ont aucune priorité par rapport aux autres patients du spécialiste et doivent parfois attendre longtemps avant d'obtenir un rendez-vous.


Les arguments juridiques de la défenderesse

[51]            La défenderesse soutient que, d'après la preuve documentaire, elle a fourni au demandeur des soins médicaux raisonnables sur une base régulière relativement à un problème éminemment difficile à traiter.

[52]            La défenderesse ajoute qu'elle ignore totalement comment la lésion est apparue, mais souligne qu'elle a été signalée pour la première fois à l'attention du personnel médical le 20 octobre 1999.

[53]            Selon la défenderesse, elle s'est acquittée du devoir de prudence qu'elle avait à l'endroit du demandeur en examinant régulièrement les plaintes d'ordre médical de celui-ci, en faisant un suivi régulier du problème dont il souffrait, en lui prescrivant les médicaments indiqués, en lui montrant comment se traiter lui-même et en le dirigeant vers un spécialiste médical au besoin.


[54]            Plus précisément, lorsque le personnel médical a cru à l'origine que la lésion était une plaie superficielle infectée, elle a été traitée au moyen d'un gel nettoyant topique, de bandages et d'un antibiotique. Des tests sanguins ont été faits et des radiographies ont été prises de façon à éliminer certaines causes possibles du fait que la plaie ne guérissait pas. Des douches médicales ont été prescrites pendant un certain temps, de même que certains types de médicament visant à soulager les symptômes dont le demandeur souffrait. Pendant le traitement, il est arrivé à plusieurs reprises que la plaie guérisse presque totalement, puis que l'infection réapparaisse. Selon la défenderesse, les améliorations périodiques de l'état du demandeur prouvent que le traitement était efficace et exempt de toute négligence.

[55]            La défenderesse ajoute que, selon le dossier du pénitencier, le demandeur a refusé un traitement au moins dix-neuf fois au cours de la période en question. Il a fréquemment refusé de permettre aux infirmières d'appliquer un bandage sur sa jambe, en plus de rater certains rendez-vous ou de se montrer peu coopératif avec le personnel médical lorsqu'il se présentait.

[56]            La défenderesse allègue que le témoignage du demandeur est imprécis, peu crédible et contradictoire en ce qui a trait aux contacts qu'il a eus avec le personnel médical alors qu'il était en cellule d'isolement. Selon la défenderesse, le demandeur affirme que le personnel médical l'a ignoré, mais cette déclaration est contredite par l'absence de grief, de registre indiquant qu'il aurait allumé des incendies ou harcelé les gardiens afin d'attirer l'attention des infirmières et de formulaire de demande d'examen médical dans lequel il aurait exprimé sa frustration du fait qu'il n'avait pas reçu les bandages commandés.


[57]            Invoquant la décision Oswald c. Canada, [1997] A.C.F. n ° 203 (C.F. 1re inst.) (QL), la défenderesse fait valoir que l'obligation qu'elle avait à l'endroit du demandeur consistait à prendre des mesures raisonnables pour assurer la santé et la sécurité de celui-ci pendant qu'il était détenu. La défenderesse affirme avoir rempli son devoir envers le demandeur en l'espèce, comme l'indiquent les documents médicaux détaillés portés à l'attention de la Cour.

[58]            Subsidiairement, la défenderesse fait valoir que le demandeur n'a pas prouvé qu'il avait subi un préjudice par suite d'un manquement qu'elle aurait commis à cette obligation. Selon la défenderesse, le demandeur n'a présenté aucun élément de preuve établissant un lien entre les retards relatifs aux traitements qu'il a reçus et la persistance de l'ulcère dont il souffrait. De plus, la preuve n'indique nullement que la situation du demandeur ne serait pas la même aujourd'hui s'il avait obtenu plus rapidement une consultation ou un renvoi. La question de savoir si la défenderesse a commandé le bas de contention plus tôt n'est pas pertinente, parce que le défendeur a généralement refusé de le porter.

[59]            De l'avis de la défenderesse, la preuve médicale indique que le fait que le demandeur souffre encore de son ulcère à la jambe s'explique par plusieurs raisons, dont aucune ne réside dans l'omission de la part de la défenderesse d'offrir au demandeur des soins médicaux raisonnables.

[60]            La défenderesse demande que l'action soit rejetée avec dépens.


Question en litige

[61]            La question à trancher en l'espèce est de savoir si la défenderesse est responsable envers le demandeur par suite de la façon négligente dont elle aurait traité l'ulcère dont celui-ci souffrait à la jambe.

Dispositions législatives pertinentes

[62]            La loi applicable au Service correctionnel du Canada est la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, qui traite des soins de santé à offrir aux détenus à l'article 86 :

86. (1) Le Service veille à ce que chaque détenu reçoive les soins de santé essentiels et qu'il ait accès, dans la mesure du possible, aux soins qui peuvent faciliter sa réadaptation et sa réinsertion sociale.

(2) La prestation des soins de santé doit satisfaire aux normes professionnelles reconnues.

86. (1) The Service shall provide every inmate with

(a) essential health care; and

. . .

(2) The provision of health care under subsection (1) shall conform to professionally accepted standards.

[63]            La responsabilité de la défenderesse en matière délictuelle, notamment dans le cas du délit de la négligence, est régie par la Loi sur la responsabilitécivile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, dont les articles 3 et 10 énoncent ce qui suit :


3. En matière de responsabilité, l'État est assimilé à une personne pour:

a) dans la province de Québec:

. . .

b) dans les autres provinces:

(i) les délits civils commis par ses préposés,

. . .

10. L'État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous-alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu'il y a lieu en l'occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.

3. The Crown is liable for the damages for which, if it were a person, it would be liable

(a) in the Province of Quebec, in respect of

. . .

(b) in any other province, in respect of

(i) a tort committed by a servant of the Crown, or

. . .

10. No proceedings lie against the Crown by virtue of subparagraph 3(a)(i) or (b)(i) in respect of any act or omission of a servant of the Crown unless the act or omission would, apart from the provisions of this Act, have given rise to a cause of action for liability against that servant or the servant's personal representative or succession.

Analyse

[64]            Pour que son action en dommages-intérêts pour cause de négligence soit accueillie, le demandeur doit établir, selon la prépondérance de la preuve, que la défenderesse avait un devoir de prudence à son endroit, qu'elle ne s'est pas conformée à ce devoir en raison d'un acte ou d'une omission empreint de négligence et que cet acte ou omission a causé un préjudice : voir G.H.L. Fridman, The Law of Torts in Canada, 2nd ed. (Toronto : Carswell, 2002), au chapitre 14.

[65]            Il est bien reconnu que Sa Majesté doit prendre des dispositions raisonnables pour assurer la santé et la sécurité des détenus : MacLean c. La Reine, [1973] R.C.S. 2, à la page 7. Dans la présente affaire, l'étendue de l'obligation de la défenderesse est indiquée au paragraphe 86(2) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ainsi que dans la Directive du commissaire numéro 800 (mise à jour le 17 mars 2003), dont voici le libellé :

OBJECTIF DE LA POLITIQUE

1. S'assurer que les détenus ont accès aux services médicaux, dentaires et de santéessentiels, conformément aux pratiques généralement admises dans la collectivité.

SERVICES DE SANTÉ ESSENTIELS

2. Les détenus ont accès à des services d'évaluation, d'aiguillage et de traitement. Les services essentiels comprennent :

a. les soins d'extrême urgence (le retard du service mettra en danger la vie du détenu);

b. les soins d'urgence (l'état du détenu se détériorera probablement au point d'exiger des soins d'extrême urgence ou le détenu pourra perdre la capacité d'exercer ses activités);

. . .

3. Les détenus auront un accès raisonnable aux autres services de santé (c'est-à -dire pour les problèmes non susmentionnés), qui peuvent être assurés selon les normes s'appliquant dans la collectivité. La prestation de ces services dépend de questions comme la période pendant laquelle le détenu restera dans l'établissement avant sa mise en liberté et les exigences opérationnelles.

[66]            Le demandeur soutient que ce qu'il décrit comme un retard systémique touchant l'exécution des ordres des médecins dans son cas constitue une gestion négligente du traitement de son état.

[67]            Il n'est pas nécessaire que je décide si les retards que le demandeur reproche à la défenderesse constituent un manquement à l'obligation de celle-ci de fournir des soins médicaux ou que je détermine le rôle que le demandeur a joué dans l'évolution de son état par sa propre conduite. Même si je présumais, sans conclure en ce sens, que la défenderesse a commis un manquement à son obligation de fournir des soins médicaux raisonnables, le demandeur n'a pas prouvé les préjudices ou dommages causés par ce manquement.

[68]            Le demandeur n'a présenté aucun élément de preuve médicale visant à établir un lien de cause à effet entre les retards relatifs aux traitements qu'il a reçus et la persistance de son ulcère à la jambe. Le demandeur a présenté lui-même, au cours de son interrogatoire direct, la totalité de la preuve concernant les autres préjudices que la conduite de la défenderesse a occasionnés (transcription de l'instruction, à la page 42) :

[traduction]

Q: Croyez-vous que l'état de votre jambe se serait amélioré plus rapidement si les choses avaient été faites différemment?

R. Si les choses avaient été faites correctement, par exemple, si j'avais reçu des traitements médicaux nécessaires semblables à ceux qui sont normalement offerts aux gens de la rue, ma jambe aurait été guérie depuis longtemps.

Q: Merci, George.


[69]            Même si je ne doute nullement du fait que son problème médical était très désagréable, le demandeur n'a pas prouvé à ma satisfaction que la conduite de la défenderesse a aggravé sa blessure. La preuve factuelle indique que, même pendant certaines périodes au cours desquelles le demandeur était suivi de près, l'infection a réapparu ou l'état de la plaie s'est par ailleurs dégradé. Cette question aurait pu être examinée au moyen de témoignages médicaux, mais aucune preuve de cette nature n'a été présentée à la Cour en l'espèce.

[70]            Étant donné que le demandeur n'a pas prouvé l'élément de causalité, son action en dommages-intérêts pour cause de négligence doit être rejetée.

                                           ORDONNANCE

[71]            LA COUR ORDONNE que l'action soit rejetée avec dépens.

                                                                                 « John A. O'Keefe »             

Juge                

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Le 22 décembre 2003

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                       AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                               T-2368-00

INTITULÉ DE LA CAUSE :                          George Sutherland

c.

Sa Majesté La Reine

                                                         

LIEU DE L'AUDIENCE :      Peterborough (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :    Le 23 juin 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :            Le juge O'Keefe

DATE DES MOTIFS :           Le lundi 22 décembre 2003

COMPARUTIONS :

Chad Carter                                                          POUR LE DEMANDEUR

Lynn Marchildon                                                  POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chad Carter

Kingston (Ontario)                                                POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg, c.r.

Sous-procureur général du Canada                     POUR LA DÉFENDERESSE


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