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Date : 20200219


Dossier : IMM-2107-19

Référence : 2020 CF 268

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 février 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

QAMAR UL ZAMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  Le demandeur, originaire du Pakistan, est un confiseur chevronné qui compte 13 ans d’expérience. Il a demandé un permis de travail temporaire afin de gagner plus d’argent en exerçant le même métier au Canada. L’agent des visas a rejeté la demande de permis de travail parce qu’il a jugé que des raisons économiques incitaient fortement le demandeur à rester au Canada et que le demandeur n’a pas les compétences linguistiques en anglais requises dans l’Étude d’impact sur le marché du travail [l’EIMT].

[2]  Le demandeur affirme que l’agent des visas a commis une erreur parce qu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui militent en faveur de la délivrance du permis de travail et parce qu’il a mal interprété la nature du poste. Le défendeur estime que le demandeur voudrait que la Cour reprenne, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, l’appréciation des éléments de preuve de manière à ce qu’elle en arrive à une conclusion qui lui soit plus favorable.

[3]  Je ne suis pas d’accord avec le défendeur et, pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire. En deux mots, j’estime que l’agent des visas ne s’est pas livré à une appréciation exhaustive et appropriée des éléments de preuve.

II.  Les faits

[4]  Le demandeur est un citoyen du Pakistan. Il vit au Pakistan avec son épouse et ses deux enfants mineurs. Le père du demandeur est décédé, mais sa mère et ses sept frères et sœurs résident au Pakistan.

[5]  Le demandeur ne parle que l’ourdou; il ne parle ni l’anglais ni le français, si ce n’est pour dire « oui » ou « non ».

[6]  Le demandeur travaille depuis plus de huit ans à temps plein à titre de confiseur principal à la Rafiq Sweet House à Lahore, au Pakistan. Avant d’occuper cet emploi, le demandeur a travaillé pendant cinq ans à titre de confiseur pour Gourmet Bakers & Sweets à Lahore.

[7]  Shirin Mahal Bakery & Sweets, pâtisserie pakistanaise spécialisée ayant plusieurs succursales dans la région métropolitaine de Toronto, a affiché une offre d’emploi pour un confiseur principal. Il s’agissait d’un poste à temps plein (37,5 heures par semaine) rémunéré au taux horaire de 22,50 $.

[8]  Cette offre a intéressé particulièrement le demandeur en raison de la nature de l’emploi. Le candidat devait avoir des compétences spécialisées dans la confection de confiseries asiatiques et pakistanaises, et l’employeur était ouvert à la possibilité d’embaucher un employé parlant l’ourdou. Selon l’annonce pour le poste à pourvoir, les exigences étaient les suivantes :

[traduction]

[…] [d]oit avoir au moins cinq ans d’expérience dans la confection d’un large éventail de confiseries asiatiques/pakistanaises, comme les burfi, gulaab jamun, amriti, jalebi, patisa, kalakand, balushani, laddu (laddoo), rasgulla, halwa (halva), petha (peda), etc. Les tâches à accomplir sont les suivantes : préparer les confiseries mentionnées plus haut, ainsi que superviser le personnel de la cuisine et de la confiserie, former le personnel et assurer le respect des normes de qualité. Langue de travail : anglais. Toutefois, l’employeur est prêt à tenir compte des candidats parlant l’ourdou.

[Non souligné dans l’original.]

Cette annonce a paru deux fois dans Jang Canada (un hebdomadaire en ourdou) et à quelques reprises sur deux ou trois babillards d’offres d’emploi en ligne en septembre et en octobre 2018.

[9]  Le demandeur a posé sa candidature au poste et a signé un contrat de travail le 29 octobre 2018. Il s’agissait d’un emploi associé à la production, ne supposant pas de contacts avec les clients. Le contrat précisait que le demandeur devait faire office de confiseur de pâtisseries et de sucreries pakistanaises pendant une période de deux ans. L’offre d’emploi était conditionnelle à l’obtention d’un permis de travail pour lequel une EIMT valide a été délivrée et d’une autorisation d’entrer au Canada. Le contrat ne précisait pas d’exigence linguistique.

[10]  Le 15 janvier 2019, le demandeur a reçu une EIMT favorable pour le poste de [traduction] « pâtissier spécialisé » pour Shirin Mahal Bakery & Sweets. L’EIMT précisait les « exigences linguistiques » suivantes sous la rubrique « Renseignements relatifs à l’offre d’emploi » :

Capacités de communiquer oralement en : Anglais

Capacités de communiquer par écrit en : Anglais

[11]  Selon Shirin Mahal Bakery & Sweets, l’exigence linguistique de parler anglais était précisée dans l’EIMT parce que l’entreprise ne pouvait pas s’abstenir d’indiquer l’une ou l’autre des deux langues officielles du Canada pour l’emploi.

[12]  À la faveur de l’EIMT favorable, le demandeur a présenté une demande de permis de travail le 1er février 2019. La demande de permis de travail a été présentée en ligne et examinée par un agent des visas à Abu Dhabi. Dans la demande, le demandeur a précisé qu’il avait 13 ans d’expérience à titre de confiseur au Pakistan et qu’il ne parlait que l’ourdou. Il a aussi précisé que sa famille ne l’accompagnerait pas au Canada.

[13]  Le 11 février 2019, Rafiq Sweet House (son employeur actuel) a envoyé une lettre confirmant l’emploi occupé par le demandeur à titre de confiseur principal pour l’entreprise depuis janvier 2011. La lettre précisait que le salaire mensuel du demandeur s’établissait à 45 000 roupies pakistanaises (environ 833 $CAN selon l’actuel taux de change). La lettre de Rafiq Sweet House disait aussi : [traduction] « Au retour [du demandeur] au Pakistan, nous serons heureux qu’il reprenne ses fonctions à titre de confiseur principal dans notre entreprise. »

[14]  Shirin Mahal Bakery & Sweets a produit une lettre confirmant que la connaissance de l’anglais n’était pas une exigence pour le poste :

[traduction]

L’ourdou est la langue usuelle parlée à notre lieu de travail, et il n’est absolument pas nécessaire qu’un candidat s’exprime couramment en anglais pour s’acquitter des tâches liées à l’emploi.

[15]  La même lettre précise que la connaissance de l’anglais n’était pas requise pour trois raisons. Premièrement, Shirin Mahal Bakery & Sweets a souligné que le demandeur serait affecté à la production et ne traiterait pas avec les clients. Deuxièmement, l’ourdou est en réalité la langue de relation à Shirin Mahal Bakery & Sweets. Sur les 14 employés affectés à la production, douze sont bilingues, parlant l’ourdou et l’anglais. Le chef confiseur ne parle que l’ourdou. Par conséquent, les instructions sont habituellement données en ourdou, puis traduites en anglais pour les quelques employés qui ne parlent pas cette langue au travail. Troisièmement, Shirin Mahal Bakery & Sweets a souligné qu’elle peut traduire en ourdou les instructions données en anglais, puisque la grande majorité de ses employés affectés à la production sont bilingues.

[16]  Le 15 février 2019, l’avocat du demandeur a envoyé une lettre au Haut-Commissariat du Canada. Dans la lettre, l’avocat du demandeur a soutenu que le demandeur n’avait guère d’incitation à rester au Canada au-delà de la période autorisée par le visa parce qu’il souhaitait demander un jour le statut de résident permanent et qu’il avait de solides attaches familiales et d’emploi au Pakistan.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[17]  Le 21 mars 2019, le demandeur s’est présenté à une entrevue avec un agent d’immigration à Islamabad, au Pakistan. Lors de l’entrevue, le demandeur a expliqué qu’il voulait travailler au Canada pour envoyer de l’argent qui permettrait de subvenir aux besoins de sa famille au Pakistan. Il a ajouté qu’il ne chercherait à faire prolonger son permis de travail pour une autre période de deux ans que s’il était autorisé à faire venir ses enfants au Canada, faute de quoi il rentrerait au Pakistan à l’expiration de son visa.

[18]  Selon les notes inscrites dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], l’agent des visas a interrogé le demandeur au sujet de sa connaissance du français et de l’anglais afin de vérifier s’il était en mesure de répondre aux exigences linguistiques précisées dans l’EIMT. Sur la foi des réponses du demandeur, l’agent des visas a conclu que le demandeur ne répondait pas [traduction] « aux exigences de l’EIMT pour ce poste ». Selon les notes du SMGC, l’agent des visas doutait aussi que le demandeur fût un visiteur authentique au Canada étant donné la [traduction] « situation financière [du demandeur] au Pakistan » et son intention de demander la résidence permanente afin de faire venir ses enfants au Canada après la période de deux ans de son permis de séjour temporaire.

[19]  La demande de permis de travail du demandeur a été rejetée le 28 mars 2019. Dans sa lettre, l’agent des visas a souligné qu’il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à la fin de la période de séjour autorisée, comme le prévoit l’alinéa 179b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, et qu’il n’était pas convaincu que le demandeur [traduction] était « capable de bien s’acquitter des fonctions du poste ».

IV.  Les questions en litige

[20]  La présente affaire soulève deux questions :

  • (1) L’agent des visas a-t-il commis une erreur parce qu’il n’a pas tenu compte d’éléments de preuve ou parce qu’il a rendu une décision inintelligible du fait qu’il a limité son évaluation des compétences linguistiques uniquement aux critères décrits dans l’EIMT?

  • (2) L’agent des visas a-t-il commis une erreur parce qu’il n’a pas tenu compte d’éléments de preuve établissant les solides attaches du demandeur à son pays de résidence (le Pakistan) et parce qu’il en s’en est tenu presque exclusivement à la situation financière du demandeur?

V.  La norme de contrôle

[21]  Ces questions sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, par. 25 [Vavilov]). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, « [l]a cour de révision n’est plutôt appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu » (Vavilov, par. 83).

[22]  Il est clair que les décisions des agents des visas liées à leur appréciation de la preuve et au poids à accorder aux éléments utiles pour les permis de travail temporaires appellent une grande déférence (Chhetri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 872, par. 9 [Chhetri]). Le juge Rennie a fait les remarques suivantes, au paragraphe 10:

Les étrangers ont droit à un degré minimal d’équité procédurale. L’agent des visas n’est pas tenu d’informer le demandeur des doutes que suscite sa demande ou des lacunes qu’elle comporte, ni de lui offrir un entretien. Par ailleurs, comme l’a déclaré le juge d’appel Rothstein (ex officio) dans la décision Qin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 815, il n’incombe pas non plus à l’agent des visas de prendre des mesures additionnelles pour traiter des préoccupations non réglées. L’étranger n’a aucun droit ou intérêt en jeu. C’est pour ces raisons qu’il est souvent difficile d’infirmer, au stade du contrôle judiciaire, la décision d’un agent des visas.

[23]  Toutefois, comme je l’ai expliqué dans Ekpenyong c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1245, aux paragraphes 12 et 13 [Ekpenyong], l’évaluation que l’agent des visas effectue en vue de la délivrance d’un permis de travail temporaire exige la pondération de nombreux facteurs, mais l’agent doit néanmoins fournir des motifs adéquats à l’appui de sa décision, et traiter des éléments de preuve pouvant contredire d’importantes conclusions factuelles.

VI.  Analyse

(1)  L’agent des visas a-t-il commis une erreur parce qu’il n’a pas tenu compte d’éléments de preuve ou parce qu’il a rendu une décision inintelligible du fait qu’il a limité son évaluation des compétences linguistiques uniquement aux critères décrits dans l’EIMT?

[24]  Le demandeur soutient que la décision de l’agent des visas révèle une omission de prendre en compte comme il se devait les éléments de preuve se rapportant aux mesures que proposait de prendre l’employeur prospectif en matière linguistique, plus particulièrement ceux établissant que la connaissance de l’anglais n’était pas une condition préalable à l’emploi. Cette dernière conclusion contredit les lignes directrices opérationnelles des agents des visas se rapportant aux « Travailleurs étrangers : Évaluation du respect des exigences linguistiques » [les lignes directrices opérationnelles], qui précisent que les agents ne doivent pas limiter leur évaluation des compétences linguistiques aux critères décrits dans l’EIMT. Le demandeur souligne que l’employeur a inscrit la connaissance de l’anglais comme exigence linguistique dans l’EIMT uniquement parce qu’il ne pouvait pas s’en abstenir. Il soutient que l’agent aurait plutôt dû analyser l’incapacité du demandeur de parler l’anglais en fonction de la nature du travail.

[25]  Le défendeur affirme que l’évaluation de l’agent des visas qui a mené celui-ci à conclure que le demandeur n’avait pas une connaissance suffisante de l’anglais était raisonnable parce qu’elle était fondée sur l’ensemble des éléments de preuve, dont le témoignage du demandeur, la lettre de l’employeur prospectif et la compétence linguistique exigée dans l’EIMT. Il soutient que le demandeur s’oppose simplement à la façon dont l’agent a évalué la preuve.

[26]  Le demandeur s’appuie sur Chhetri pour affirmer que l’analyse des agents des visas doit porter sur la question de savoir si le candidat a les compétences voulues en anglais pour occuper un emploi dont les tâches n’exigent pas une interaction importante avec le public.

[27]  Je ne crois pas que la Cour, dans Chhetri, soit allée aussi loin que l’affirme le demandeur; toutefois, cette affaire devrait nous guider quant à la façon dont l’agent des visas en l’espèce aurait dû examiner la question de la compétence linguistique.

[28]  Dans Chhetri, l’agent des visas a rejeté les demandes de permis de travail temporaires des demandeurs pour des emplois de « domestiques » parce que les demandeurs ne parlaient pas l’anglais. Le juge Rennie a conclu que la décision de l’agent des visas était déraisonnable notamment parce que celui-ci n’avait pas pris en compte une lettre de l’employeur qui confirmait que les demandeurs étaient en mesure de remplir toutes les exigences du poste.

[29]  L’EIMT en cause dans Chhetri confirmait que le poste n’exigeait pas la capacité de s’exprimer couramment en anglais comme condition de travail. En l’espèce, le degré de connaissance de l’anglais n’est pas défini dans l’EIMT.

[30]  Or, il ressort clairement de Chhetri que dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, l’agent des visas n’est pas limité par l’EIMT et peut prendre en compte tout facteur se rapportant à l’authenticité de l’offre d’emploi et la bonne foi de l’employé en ce qui concerne les exigences linguistiques. J’ajouterais que, ce faisant, l’agent des visas doit aussi examiner les éléments de preuve susceptibles de contredire ses importantes conclusions factuelles.

[31]  En l’espèce, c’est exactement ce que l’agent des visas a omis de faire.

[32]  Comme le souligne le demandeur, l’agent des visas s’en est tenu uniquement à l’incapacité du demandeur de parler anglais et à la compétence linguistique prévue dans l’EIMT. Selon les notes dans le SMGC, l’agent des visas a interrogé le demandeur sur ses capacités linguistiques (l’extrait ci-dessous est repris intégralement) :

[traduction]

Parlez-vous l’anglais ou le français? Non. Vous ne connaissez pas du tout l’anglais? Non. Votre offre d’emploi exige la connaissance de l’anglais; vous le savez? Ce n’est pas un problème; tout le monde parle ourdou à mon lieu de travail. Toutefois, l’EIMT exige la connaissance de l’anglais. Je peux dire oui ou non. Je suivrai une formation.

[33]  L’agent des visas a conclu que le demandeur ne satisfaisait pas aux exigences linguistiques du poste (l’extrait ci-dessous est repris intégralement) :

[traduction]

J’ai des préoccupations concernant la demande du DP, qui sont les suivantes : Le DP n’a pas de connaissances en anglais, qui sont exigées dans l’EIMT. J’ai pris en compte l’information fournie dans les observations du représentant, mais l’EIMT exige tout de même l’anglais, et l’EIMT a été approuvée avec cette exigence linguistique. Par conséquent, j’estime que le DP ne répond pas aux exigences prévues dans l’EIMT pour cet emploi.

[Non souligné dans l’original.]

[34]  En fait, l’agent des visas a conclu que l’exigence linguistique prévue dans l’EIMT —plutôt que la recherche d’un juste équilibre entre l’exigence linguistique prévue dans l’EIMT, les explications fournies par l’employeur potentiel et la nature de l’emploi — était déterminante.

[35]  Ce raisonnement est contraire aux décisions de la Cour selon lesquelles les compétences linguistiques exigées dans l’EIMT ne devraient pas être déterminantes quant aux exigences réelles de l’emploi (Chhetri, par. 17; Singh Grewal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 627, par. 9).

[36]  Comme il est précisé dans les lignes directrices opérationnelles des agents des visas, l’agent des visas n’est pas lié par le processus lié à l’EIMT pour déterminer si le demandeur a établi qu’il était en mesure d’effectuer le travail pour lequel le permis était demandé.

[37]  Dans Chen Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 1378, [2005] ACF no 1674 (QL) [Chen], il a été établi que les agents des visas peuvent conclure que les exigences linguistiques pour un emploi donné sont indépendantes ou différentes de celles qui sont inscrites dans l’EIMT si elles se rapportent à l’exercice des tâches de l’emploi.

[38]  En l’espèce, l’agent des visas n’aurait pas dû se fonder sur le processus lié à l’EIMT pour établir les exigences linguistiques réelles (Chen, par. 12), puisque les deux processus administratifs reposent sur des critères d’évaluation différents.

[39]  Le fait que la Cour maintienne une distinction entre ces deux exigences linguistiques se justifie en raison de la nature distincte de chaque décision. Comme l’a fait remarquer le juge Diner dans Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 115, au paragraphe 20, le processus d’examen du marché du travail sert « à cerner les besoins du marché du travail, et ce n’est pas [l’avis relatif au marché du travail], mais plutôt la demande de visa qui sert à évaluer les caractéristiques propres au demandeur ».

[40]  Certes, les compétences linguistiques exigées dans l’EIMT devraient faire partie du processus d’évaluation, mais l’agent des visas aurait dû analyser tous les éléments de preuve se rapportant aux exigences linguistiques du poste et rendre une décision indépendante quant aux exigences linguistiques réelles du poste. Le simple fait de dire que l’agent des visas a pris en compte les arguments du demandeur ne suffit pas lorsque des éléments de preuve contredisent d’importantes conclusions factuelles. Le cas échéant, lesdits éléments de preuve doivent à tout le moins être examinés, et la décision de l’agent de les écarter doit être motivée (Ekpenyong).

[41]  Cette approche est conforme à ce que prévoient les lignes directrices opérationnelles, et les tribunaux ont reconnu qu’elles constituent des principes directeurs qui régissent l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à l’agent des visas à ce chapitre (Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 782, par. 22 à 24).

[42]  Nous devons aussi garder en tête qu’en l’espèce, la connaissance de l’anglais n’était pas une exigence réelle pour le poste. La connaissance de l’anglais était exigée dans l’EIMT pour la seule et unique raison qu’il n’y avait aucun mécanisme, selon l’employeur prospectif, permettant de s’abstenir de choisir l’une ou l’autre des langues officielles du Canada ou de préciser le degré de connaissance du français ou de l’anglais qui était réellement nécessaire.

[43]  Par conséquent, si l’agent des visas accorde trop d’importance à la compétence linguistique exigée dans l’EIMT lorsque des éléments de preuve donnent un portrait plus fidèle des exigences linguistiques réelles du poste, il doit énoncer expressément les raisons pour lesquelles il n’a pas privilégié ces éléments par rapport à l’information donnée dans l’EIMT

(2)  L’agent des visas a-t-il commis une erreur parce qu’il n’a pas tenu compte d’éléments de preuve établissant les solides attaches du demandeur à son pays de résidence (le Pakistan) et parce qu’il en s’en est tenu presque exclusivement à la situation financière du demandeur?

[44]  Le demandeur affirme que l’agent des visas s’est concentré sur les raisons économiques qui pouvaient pousser le demandeur à rester au Canada au détriment d’autres indices démontrant qu’il avait des raisons de rentrer au Pakistan. Ces indices sont le fait que les enfants et la famille du demandeur résident au Pakistan et le fait qu’il a travaillé pendant 13 ans au Pakistan. Le demandeur estime que l’omission de prendre en compte ces indices montre que l’agent des visas n’a pas évalué son degré d’établissement au Pakistan.

[45]  Le défendeur soutient que la façon dont l’agent des visas a examiné la situation financière du demandeur et les raisons qui le motivaient à retourner au Pakistan était raisonnable. Il affirme que l’agent des visas a pris en compte tous les éléments de preuve produits au dossier, y compris le fait que l’épouse du demandeur n’avait pas d’emploi, les besoins de la famille du demandeur au Pakistan, le fait que le demandeur ne possédait  pas de maison au Pakistan, et l’intention déclarée du demandeur de faire venir ses enfants au Canada. De plus, le défendeur affirme que le demandeur n’a pas réfuté la présomption selon laquelle quiconque cherche à entrer au Canada est un immigrant (citant la décision Danioko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 479, par. 15).

[46]  Il est manifeste que l’agent des visas entretenait des doutes quant aux raisons qui incitaient le demandeur à quitter le Canada à l’expiration de son permis de travail.

[traduction]

[…] Je ne suis pas convaincu que le DP serait un visiteur authentique au Canada qui partirait à l’expiration de son permis de travail ou du statut qui lui serait accordé. En dépit des déclarations du DP, je ne suis pas convaincu que celui-ci quitterait le Canada à l’expiration de son statut étant donné sa situation financière au Pakistan. Le demandeur affirme qu’il ne retournerait au Pakistan que si ses enfants ne peuvent pas le rejoindre ici. Il dit qu’il travaillera ici et qu’il créera un bel avenir pour ses enfants. Il loue une maison au Pakistan. Il dit que les dépenses liées aux études des enfants sont énormes. Il travaille très fort, et son emploi ne paye pas assez d’argent; il ne possède même pas de maison. Après deux ans, il essaiera de faire venir ses enfants au Canada. J’ai expliqué au DP que je comprends ses préoccupations quant à la vie au Pakistan, mais elles sont les raisons pour lesquelles je ne suis pas convaincu qu’il quittera le Canada. Les renseignements supplémentaires fournis par le demandeur n’ont pas dissipé mes préoccupations.

[47]  L’agent des visas indique dans sa décision de refuser le visa au demandeur qu’il n’était pas convaincu que le demandeur quitterait le Canada à l’issue de son séjour temporaire à la lumière des éléments qui suivent (i) l’[traduction] « objet » de la « visite » du demandeur, (ii) les [traduction] « perspectives d’emploi limitées » du demandeur dans son « pays de résidence », (iii) la [traduction] « situation d’emploi actuelle » du demandeur, (iv) les biens personnels et la situation financière du demandeur.

[48]  Je retiens de ma lecture des notes dans le SMGC que les doutes entretenus par l’agent des visas reposent sur la situation financière du demandeur au Pakistan ainsi que sur son intention déclarée de peut-être prolonger son visa de deux autres années à la condition qu’il puisse faire venir ses enfants au Canada. On ne saurait raisonnablement affirmer, à partir des autres facteurs et du témoignage du demandeur, que son témoignage démontre qu’il a l’intention de rester au-delà de la période autorisée. Le témoignage du demandeur est clair : s’il ne peut pas faire venir ses enfants au Canada et s’il ne peut pas prolonger son visa à l’expiration de celui-ci, il retournera au Pakistan. Autrement dit, le demandeur peut avoir eu une intention double, c’est-à-dire qu’il peut avoir l’intention de demander la résidence permanente un jour tout en conservant l’intention de quitter le pays à l’expiration de son statut de travailleur temporaire (par. 22(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]; Sibomana c  Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 853, par. 28).

[49]  L’agent des visas ne fait pas mention des attaches familiales du demandeur au Pakistan (c.‑à‑d. ses enfants, son épouse et ses frères et sœurs) ou de l’emploi qui l’attend à son retour au Pakistan. En fait, l’agent des visas n’a accordé aucun poids aux éléments de preuve montrant que le demandeur a de très bonnes raisons qui le motiveraient à retourner au Pakistan. Les notes inscrites dans le SMGC ne font aucune mention des faits qui suivent : (i) l’épouse, les enfants et les sept frères et sœurs du demandeur résident tous au Pakistan, (ii) le demandeur n’a aucun parent au Canada, (iii) le demandeur a occupé un emploi pendant de longues années au Pakistan, (iv) l’employeur du demandeur au Pakistan a confirmé qu’il serait disposé à reprendre le demandeur à son retour au Pakistan, ou (v) le salaire qu’il touche au Pakistan. Selon les notes du SMGC, l’agent ne tente pas non plus de concilier ces facteurs avec ceux qui militent en faveur du refus de la demande de permis de travail.

[50]  Ces cinq faits sont tous des facteurs pertinents qui sont très susceptibles d’infirmer la conclusion selon laquelle peu de raisons motivent le demandeur à retourner au Pakistan (Calma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 742, par. 33 et 34).

[51]  Au lieu d’apprécier « la solidité » des « liens [du demandeur] avec le pays d’origine » par rapport aux autres éléments de preuve, l’agent des visas a accordé beaucoup trop d’importance aux raisons économiques qui incitaient fortement le demandeur à rester au Canada et à ses intentions déclarées de demander un jour la résidence permanente (Chhetri, par. 14).

[52]  Certes, la perspective de meilleures possibilités économiques au Canada constitue un facteur à prendre en compte dans la question de savoir si le demandeur retournera au Pakistan après son emploi, mais c’est le cas pour la plupart des demandeurs dans des circonstances analogues provenant de pays dont le niveau de vie est nettement inférieur à celui du Canada.

[53]  En fait, il est désormais bien établi que les raisons financières de venir au Canada ne peuvent constituer le facteur déterminant dans le rejet d’une demande de permis de travail (Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF  941, par. 7 à 11; Dhanoa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 729, par. 18). La raison en est fort simple : « Les personnes qui demandent des permis de travail temporaire au Canada le font manifestement parce qu’[elles] peuvent gagner plus d’argent ici que chez [elles]. » (Rengasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1229, par. 14; voir aussi Kindie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 850, par. 13)

[54]  J’ajouterais que l’intention déclarée d’un demandeur de demander la résidence permanente ne devrait pas non plus être un facteur déterminant dans le rejet d’une demande de permis de travail (par. 22(2) de la LIPR; Rebmann c Canada (Solliciteur général), 2005 CF 310, par. 19; Mata c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 200, par. 10).

[55]  Je ne peux voir comment la décision de l’agent des visas – qui s’est fondé simplement sur les raisons financières qui incitent le demandeur à travailler au Canada sans tenir compte des éléments de preuve relatifs aux antécédents de travail stables du demandeur, aux attaches familiales de celui-ci au Pakistan, et à l’offre d’emploi au Pakistan – peut être raisonnable.

[56]  Le défendeur souligne qu’il y a lieu d’établir une distinction entre la présente espèce, où le demandeur a eu droit à une entrevue, et les autres affaires citées par le demandeur. Rien ne permet de savoir les raisons pour lesquelles le demandeur a eu droit à une entrevue en l’espèce, une chose rare, il faut le dire, dans ce type de demandes, et rien n’indique que la crédibilité était en cause. Toutefois, en dernière analyse, je ne vois pas en quoi cela entrerait en ligne de compte. Ce qui importe, c’est la façon dont l’agent des visas a analysé les éléments de preuve.

VII.  Conclusion

[57]  Par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2107-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent des visas afin qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Aucune question n’a été proposée à des fins de certification.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour d’avril 2020

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2107-19

 

INTITULÉ :

QAMAR UL ZAMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 décembre 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge PAMEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 19 février 2020

 

COMPARUTIONS :

David Orman

 

POUR LE DEMANDEUR

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Orman

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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