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Date : 20200219


Dossier : IMM-131-19

Référence : 2020 CF 263

Ottawa (Ontario), le 19 février 2020

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

ERVA RIBOUL

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Notre Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] en date du 26 novembre 2019, laquelle a rejeté l’appel du demandeur et a confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [SPR] portant que le demandeur n’était pas réfugié en raison de son statut de résident permanent selon l’article 1E de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137 [Convention] et l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[2]  Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Faits

[3]  Le demandeur est citoyen haïtien, né en 1980 à Gonaïves (Haïti). Le 9 mars 2011, il a été victime d’un incident de vol à main armée effectué par deux bandits. L’incident a eu lieu dans son commerce à Gonaïves.

[4]  Le demandeur a fui vers le Brésil en août 2011 via la République dominicaine et trois autres pays en mai 2011. Il a résidé au Brésil jusqu’en juin 2016. Le demandeur allègue que, lors de son séjour au Brésil, il a été victime de racisme (à cause de son identité haïtienne) et des problèmes socio-économiques au Brésil. Il a donc quitté le Brésil pour les États-Unis (en juin 2016) et ensuite le Canada (en juillet 2017).

[5]  En juillet 2017, le demandeur réclame le statut de réfugié et le statut de personne à protéger. Dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA], le demandeur déclare craindre de retourner en Haïti étant donné la criminalité, le manque d’emplois dans ce pays et qu’il y constitue une cible pour les criminels. Le demandeur soulève également des craintes relatives à la situation au Brésil, surtout concernant les conflits entre Brésiliens et Haïtiens qui pourraient avoir des incidences sur lui et sa famille. Le demandeur ne fait aucune mention de la nature « temporaire » (que je qualifierais plutôt de « révocable ») ou conditionnelle de sa résidence permanente au Brésil dans son FDA.

[6]  La SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, concluant que le demandeur était visé par l’article 1E de la Convention (l’exclusion pour résidence permanente) et n’était donc ni réfugié ni personne à protéger aux termes de l’article 98 de la LIPR. Cette conclusion a été confirmée par la SAR le 26 novembre 2018.

III.  Décision de la SPR

[7]  La SPR s’est principalement prononcée sur deux questions : 1) la résidence permanente du demandeur au Brésil; et 2) le bien-fondé de sa crainte de retourner au Brésil. La SPR ne mentionne pas la nature révocable ou conditionnelle de sa résidence permanente.

[8]  Concernant la première question, la SPR conclut que le demandeur avait la résidence permanente au Brésil : cela ressortait de la preuve documentaire (soit une liste de personnes ayant le droit à la résidence permanente au Brésil et une carte de résidence).

[9]  De plus, la SPR conclut que le demandeur avait tous les droits qui découlent de la résidence permanente. La SPR note que le demandeur leur avait indiqué qu’il avait le droit de parrainer sa femme et ses enfants, de travailler, pour ses enfants d’étudier, d’avoir accès aux soins médicaux et aux avantages sociaux. La SPR note également que plusieurs droits sociaux sont conférés aux résidents permanents par la constitution brésilienne. Pour ces raisons, la SPR conclut que le demandeur dispose d’un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants brésiliens.

[10]  Malgré ce statut, le demandeur allègue avoir une crainte de retourner au Brésil. Le demandeur allègue (« de manière confuse » selon la SPR) que les enfants brésiliens passaient avant les enfants d’origine haïtienne lors de l’inscription à l’école publique, mais que ses enfants ont toujours pu aller à l’école et n’ont jamais manqué la rentrée scolaire. Le demandeur allègue qu’il existe une instabilité au Brésil en raison du manque d’emplois.

[11]  De plus, le demandeur allègue qu’il a reçu une menace de mort de son propriétaire après qu’il eut parlé à l’épouse de ce dernier. La SPR note que le récit du demandeur est moins crédible parce qu’il avait initialement fait état de dates contradictoires de l’incident et n’a pas produit de document à l’appui de son récit. En réponse à une question, le demandeur a déclaré que son épouse et ses enfants habitent toujours ce même logement et n’ont pas déménagé du logement parce qu’il est difficile de trouver un logement au Brésil.

[12]  Dans son analyse, la SPR note tout d’abord qu’elle est consciente des conditions sociales et économiques du Brésil et qu’il existe un certain racisme contre les Haïtiens dans ce pays. Cependant, la SPR conclut que cette situation socio-économique et les incidents allégués ne sont pas constitutifs de persécution.

[13]  Par ailleurs, la SPR note que le demandeur avait décidé de quitter son emploi en 2014 volontairement suite à une plainte alléguant qu’il n’avait pas tiré la chasse d’eau aux toilettes de son lieu de travail. De plus, le demandeur avait déclaré que les Haïtiens et les étrangers gagnaient les mêmes salaires, au même titre que les Brésiliens.

[14]  Pour toutes ces raisons, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré une possibilité sérieuse de persécution au Brésil.

IV.  Décision de la SAR

[15]  Devant la SAR, le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur lorsqu’elle a omis d’apprécier sa situation selon les critères consacrés par la jurisprudence (Shamlou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] ACF no 1537, 103 FTR 241 (CF) [Shamlou]). Le demandeur ne nie pas son statut de résident permanent, ni la conclusion de la SPR portant qu’il ne faisait pas face à un risque sérieux de persécution au sens l’article 97 de la LIPR.

[16]  Dans une décision en date du 26 novembre 2018, la SAR a confirmé la décision de la SPR, jugeant que celle-ci n’avait pas commis d’erreur en concluant que le demandeur bénéficiait des mêmes droits que les citoyens brésiliens, même après avoir tenu compte de cette réalité sociale qu’est la discrimination au Brésil : sur le plan juridique, cette réalité ne se traduisait pas par un statut inférieur par rapport aux ressortissants brésiliens.

[17]  Concernant les conditions du demandeur au Brésil, la SAR a conclu que bien qu’elle n’avait pas explicitement cité la jurisprudence Shamlou dans ses motifs, la SPR avait appliqué les mêmes critères consacrés par elle. Par la décision Shamlou, la Cour fédérale énumère quatre droits au regard desquels le juge doit rechercher si le demandeur bénéficie des mêmes droits que les ressortissants d’un pays donné :

le droit de retourner dans le pays de résidence;

le droit de travailler librement sans restrictions;

le droit de poursuivre ses études;

le plein accès aux services sociaux dans le pays de résidence.

[18]  Selon la SAR, la SPR a bel et bien pris ces critères en compte aux paragraphes 19 à 21 de ses motifs.

[19]  Concernant la deuxième conclusion, la SAR a retenu la thèse portant que la discrimination au Brésil ne se traduit pas par un statut inférieur quant aux résidents permanents par rapport aux ressortissants brésiliens, comme le prévoit l’article 1E de la Convention. Tout en reconnaissant cette réalité sociale qu’est la discrimination au Brésil, la SAR a conclu qu’elle n’avait pas d’incidence sur le statut de résident permanent dans le pays du demandeur, ni la conclusion quant à l’absence de risque sérieux de persécution.

[20]  Concernant l’affirmation que la discrimination au Brésil se traduit par un statut inférieur quant au demandeur, la SAR confirme encore une fois les constats de la SPR. Sur ce point, la SAR a effectué une analyse indépendante de la preuve et a conclu que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer un risque sérieux de persécution au sens de l’article 97 de la LIPR. Pour l’essentiel, la SAR conclut que la preuve produite par le demandeur ne tendait pas à établir une discrimination soutenue ou systématique des droits humains du demandeur.

[21]  Au final, la SAR a confirmé la décision de la SPR portant que le demandeur entrait dans les prévisions de l’article 1E de la Convention parce qu’il disposait du statut de résident permanent au Brésil. En conséquence, la SAR a conclu que le demandeur n’était ni réfugié ni personne à protéger. Tout comme la SPR, la SAR ne mentionne pas la nature révocable ou conditionnelle de sa résidence permanente.

V.  Question en litige

[22]  La présente affaire soulève la question suivante : la SAR a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que le statut de résident permanent du demandeur au Brésil lui confère les mêmes droits et obligations que les citoyens ou ressortissants brésiliens? Dans l’affirmative, le demandeur n’a pas la qualité de réfugié ni de personne à protéger aux termes de l’article 98 de la LIPR et l’article 1E de la Convention.

VI.  Norme de contrôle

[23]  Il n’est pas controversé entre les parties que la norme du caractère raisonnable joue en l’espèce. Je ne vois donc aucune raison de renverser la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23; Celestin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 97 au para 32 [Celestin]).

VII.  Discussion

[24]  Suivant l’article 98 de la LIPR, la personne visée par l’article 1E de la Convention n’a ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. L’exclusion de la protection canadienne prévue par l’article 1E de la Convention vise toutes les personnes qui ont établi leur résidence dans un pays qui leur assure tous les droits et obligations attachés à la possession de la nationalité dans ce pays.

[25]  L’article 1E a pour objet de décourager la « recherche du meilleur pays d’asile » (en anglais : « asylum shopping ») : l’asile ne doit pas être accordé à la personne qui jouit d’une protection auxiliaire dans un pays où elle a essentiellement les mêmes droits et les mêmes obligations que les ressortissants de ce pays (Celestin aux paras 42, 91; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Zeng, 2010 CAF 118 au para 1 [Zeng]; Fleurant c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 754 au para 16; Mai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 192 au para 1 [Mai]; Maqbool c Canada (Citizenship and Immigration), 2016 CF 1146 au para 29; Andreus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 131 au para 46 [Andreus]). Cette interprétation de l’article 1E concorde entièrement avec la jurisprudence Canada (Procureur général) c Ward, 1993 CanLII 105 (CSC), [1993] 2 RCS 689 à la p 726, par lequel la Cour Suprême du Canada observe : « [l]es revendications du statut de réfugié n’ont jamais été destinées à permettre à un demandeur de solliciter une meilleure protection que celle dont il bénéficie déjà ».

[26]  Dans l’arrêt Zeng, la Cour d’appel fédérale a consacré un critère d’exclusion à trois volets, à savoir :

[28] Compte tenu de tous les facteurs pertinents existant à la date de l’audience, le demandeur a-t-il, dans le tiers pays, un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants de ce pays? Si la réponse est affirmative, le demandeur est exclu. Si la réponse est négative, il faut se demander si le demandeur avait précédemment ce statut et s’il l’a perdu, ou s’il pouvait obtenir ce statut et qu’il ne l’a pas fait. Si la réponse est négative, le demandeur n’est pas exclu en vertu de la section 1E. Si elle est affirmative, la SPR doit soupeser différents facteurs, notamment la raison de la perte du statut (volontaire ou involontaire), la possibilité, pour le demandeur, de retourner dans le tiers pays, le risque auquel le demandeur serait exposé dans son pays d’origine, les obligations internationales du Canada et tous les autres faits pertinents.

[27]  Tout d’abord, il est essentiel de bien saisir la nature du présent litige. Le demandeur ne nie pas son statut de résident permanent au Brésil. En revanche, le demandeur allègue qu’il ne détient pas tous les droits et obligations qui découlent de la nationalité brésilienne. Essentiellement, le demandeur soutient, vu la discrimination visant les personnes de race noire ainsi que la nature renouvelable de son statut de résidence permanente, qu’il n’a pas tous les droits et obligations nécessaires appelant l’exclusion prévue par l’article 1E de la Convention.

[28]  Ces allégations concernent seulement le premier des trois volets du critère de la jurisprudence Zeng. À ce stade, le décideur recherche si le demandeur a un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du pays de résidence.

[29]  Cette analyse concerne les droits et protections accordés par l’État du pays visé par l’article 1E. À l’occasion de l’affaire Shamlou au paragraphe 36, notre Cour a reconnu quatre de ces droits :

a) le droit de retourner dans le pays de résidence;

b) le droit de travailler librement sans restrictions;

c) le droit de poursuivre ses études;

d) le plein accès aux services sociaux dans le pays de résidence.

[30]  Si le demandeur dispose d’un statut essentiellement semblable à celui des ressortissants du pays de résidence et bénéfice de chacun de ces quatre droits, l’exclusion de la protection du pays où la demande est présentée prévue par l’article 1E joue et l’analyse ne va pas plus loin (Zeng au para 28; Celestin au para 37). Si la réponse est négative, le décideur doit poursuivre son analyse, faute de quoi il y a erreur susceptible de contrôle (Xu v Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FC 639 au para 44; Celestin au para 37).

[31]  En gardant ces principes à l’esprit, je discuterai les arguments précis soulevés par les parties.

(1)  La discrimination au Brésil

[32]  Selon le demandeur, la SAR a commis une erreur dans son analyse en se concentrant simplement sur la législation brésilienne et en omettant d’examiner la situation réelle des Haïtiens au Brésil. Selon le demandeur, il ressort clairement de la preuve au dossier (c’est-à-dire son témoignage, son exposé circonstancié et la preuve documentaire) que les Haïtiens au Brésil n’ont pas les mêmes droits et obligations que les citoyens brésiliens. C’est en raison de ce climat de discrimination que le demandeur craint pour sa vie au Brésil et a décidé de quitter ce pays pour le Canada.

[33]  En réponse, le défendeur soutient que les incidents de nature discriminatoire soulevés par le demandeur n’équivalent pas à la persécution. Selon le défendeur, le seuil de persécution dans ce contexte est élevé, compte tenu des objectifs de l’article 1E, notamment de la prévention de la recherche du meilleur pays d’asile (citant Zeng aux paras 1, 26). Selon le défendeur, le demandeur soulève des inquiétudes de nature généralisée qui ne répondent pas à la jurisprudence Shamlou (citant Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 [Noel]; Tresalus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 173; Fleurisca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 810) [Fleurisca]).

[34]  Je retiens la thèse du défendeur. Je suis d’avis qu’il est raisonnable de conclure que les problèmes soulevés par le demandeur concernent des enjeux sociétaux qui affectent certains segments démographiques de façon générale ou des incidents isolés qui ne sont pas constitutifs de persécution.

[35]  Contrairement aux allégations du demandeur, l’analyse de la SAR est allée au-delà d’une simple analyse de la législation brésilienne. Après avoir analysé le cartable national de documentation et d’autres éléments de preuve documentaire, la SAR a noté qu’il existe un climat de discrimination contre les Afro-Brésiliens au Brésil, mais a conclu que ce climat n’a pas d’effet sérieux sur l’exercice des droits au sens de la jurisprudence Shamlou. Cette conclusion est conforme à la doctrine de notre Cour (Celestin au para 62; Noel aux paras 28-31; Debel c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 156 au para 29; Simolia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1336 aux paras 26-27).

[36]  De plus, la SAR a retenu la preuve du demandeur selon laquelle il a été victime de comportements discriminatoires et inacceptables. Tout comme la SPR, la SAR mentionne les accusations injustes visant le demandeur (l’incident de la chasse d’eau aux toilettes et une accusation de vol de téléphone), ainsi que l’incident de jalousie impliquant son propriétaire, mais elle a conclu que ces incidents n’étaient pas constitutifs de persécution.

[37]  J’estime que cette conclusion est raisonnable vu que ces incidents n’étaient pas suffisamment graves ou répétés pour être constitutifs de discrimination (Sefa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1190 au para 10; Noel au para 29; Liang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 450 au para 19).

[38]  Quant aux incidents au travail soulevés par le demandeur, ils ne répondent pas aux exigences de la jurisprudence Shamlou (y compris le droit au travail). Il ressort de la preuve au dossier que ces incidents n’ont eu aucun effet sur sa situation d’emploi ou son salaire. Par ailleurs, le demandeur a confirmé qu’il avait accès à tous les droits et obligations découlant de la nationalité brésilienne. Comme aucun danger sérieux et actuel n’a été démontré, notre Cour conclut que le Brésil est un pays d’accueil sûr pour le demandeur (Fleurisca au para 24; Noel au para 29; Jean-Pierre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 136 aux paras 32-34).

[39]  Cela ne signifie pas que la discrimination n’existe pas au Brésil. Bien au contraire, il ressort de la preuve que la discrimination contre les Afro-Brésiliens est bien réelle au Brésil. Cet état des choses est regrettable. Cependant, le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer de quelle manière la discrimination systémique au Brésil a eu des effets sérieux sur sa propre vie. Après tout, le statut de réfugié et de personne à protéger sont accordés non pas à des segments démographiques qui sont affectés par des tendances générales, mais plutôt à des individus. Il incombait au demandeur de démontrer comment ces forces systématiques étaient constitutives de persécution contre lui, un fardeau dont il ne s'est pas acquitté.

(2)  L’ordre de l’analyse et la jurisprudence Romelus

[40]  Le demandeur soutient que la SAR a fait en l’espèce la même erreur qui a été constatée par notre Cour à l’occasion de l’affaire Romelus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 172 [Romelus]. La SAR a alors conclu que le demandeur était visé par l’article 1E de la Convention avant de poursuivre son analyse concernant les risques de persécution au Brésil aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR (citant Romelus aux paras 36-45). Selon le demandeur, la SAR aurait dû effectuer une analyse aux termes des articles 96 et 97 de la LIPR avant de conclure que le demandeur était visé par l’article 1E. Selon le demandeur, cette démarche lui aurait permis de s’exprimer sur les droits légaux (les droits théoriques), ainsi que sur l’exercice concret de ces droits (les droits de facto). Il est à noter que le demandeur ne précise pas en quoi l’analyse relevant des articles 96 et 97 est déraisonnable.

[41]  Le défendeur attaque cet argument sur les plans de la procédure et du fond. Lors de l’audience, le défendeur a soutenu que cet argument devait être rejeté pour des raisons procédurales parce qu’il s’agissait d’un nouvel argument qui aurait dû être soulevé devant la SAR (citant Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 aux paras 23-25 [Alberta Teachers]). Le défendeur soutient qu’il a été pris par surprise, car l’argument n’a même pas été soulevé dans le mémoire du demandeur et que la partie demanderesse n’a signifié les autorités pertinentes (dont l’arrêt Romelus) le soir avant l’audience de la présente affaire.

[42]  De plus, le défendeur soutient qu’il faut opérer une distinction entre les faits de la présente affaire et ceux de l'affaire Romelus. Dans l’affaire Romelus, la décision de la SAR n’était pas intelligible parce que la SAR avait conclu que le demandeur était exclu de la protection canadienne vu l’article 1E de la Convention avant de conclure qu’il n’était exposé à aucun risque au Brésil. En l’espèce, la SAR a seulement conclu que le demandeur était exclu de la protection canadienne aux termes de l’article 1E de la Convention après qu’elle eut conclu qu’il n’était pas exposé à un quelconque risque au Brésil.

[43]  Je retiens le moyen tiré de la procédure par le défendeur. La jurisprudence Romelus (en date du 11 février 2019) était en effet postérieure à la décision de la SAR (en date du 26 novembre 2018), mais la partie demanderesse n’a pas donné un préavis suffisant quant à son argument. L’argument de la partie demanderesse fondé sur la jurisprudence Romelus n’a été précisé ni dans son mémoire des faits et du droit ni dans un mémoire de réplique (Dave c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 510 au para 5; Coomaraswamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 153, [2002] 4 CF 501 au para 39). En revanche, la partie demanderesse a simplement cité un long extrait de la décision, sans préciser ni sa pertinence, ni son enseignement. À mon avis, la partie défenderesse subirait un préjudice si la Cour tenait compte du nouvel argument soulevé par la partie demanderesse à ce stade avancé (Alberta Teachers au para 26; Abdulkadir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 318 au para 81; Del Mundo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 754 aux paras 12-14).

[44]  De toute façon, l’erreur soulevée par le demandeur n’a pas d’effet déterminant en l’espèce.

[45]  Devant la SAR, le demandeur n’a pas attaqué « la conclusion de la SPR selon laquelle il n’a pas été exposé à un risque sérieux de persécution ni à un risque de préjudice au sens de l’article 97 de la LIPR ». En revanche, le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur dans son analyse relevant de la jurisprudence Shamlou.

[46]  La SAR s’est alors concentrée sur cette jurisprudence et a conclu que le demandeur bénéficiait des mêmes droits que les ressortissants brésiliens. Ayant fait cette constatation, la SAR a conclu que le demandeur était exclu de la protection canadienne aux termes de l’article 1E de la Convention.

[47]  La SAR a ensuite procédé à une analyse indépendante de la preuve quant aux risques relatifs au pays de résidence du demandeur. La SAR s’est surtout concentrée sur la preuve documentaire et sur le témoignage du demandeur qui portaient sur la discrimination subie par les Haïtiens au Brésil. Après avoir examiné ces éléments de preuve, la SAR a confirmé la décision de la SPR selon laquelle le demandeur « n’avait pas établi qu’il serait exposé à un risque sérieux de persécution ou à un risque de préjudice au sens de l’article 97 de la LIPR s’il retournait au Brésil ». En guise de conclusion, la SAR observe que le demandeur « n’a pas qualité de réfugié en application de la section E de l’article premier ». Là encore, la SAR a conclu que le demandeur était exclu de la protection accordée par le régime de réfugiés consacré par l’article 1E de la Convention.

[48]  À mon avis, l’analyse indépendante effectuée par la SAR était une étape inutile qui ne fait que confirmer la conclusion selon laquelle le demandeur est exclu de la protection canadienne aux termes de l’article 1E de la Convention et de l’article 98 de la LIPR (Celestin aux paras 92-103, 130; Andreus aux paras 58-59). Contrairement à ce qui s’est produit à l’occasion de l’affaire Romelus, la SAR a examiné les craintes du demandeur quant aux risques auxquels il serait exposé au Brésil avant de conclure (de façon définitive) qu’il était exclu de la protection canadienne aux termes de l’article 1E de la Convention. En l’absence d’une erreur de droit sur le fond de cette analyse, il n’y a pas lieu d’intervenir en l’espèce.

(3)  La révocabilité de la résidence du demandeur

[49]  À titre subsidiaire, le demandeur soutient que la révocabilité de sa résidence permanente rend inapplicable l’article 1E. Son statut de résidence permanent au Brésil peut expirer lorsqu’il passe deux ans hors du Brésil. Selon le demandeur, la nature conditionnelle de son statut est contraire aux critères consacrés par l’arrêt Shamlou.

[50]  Le défendeur soutient que cet argument doit être rejeté pour deux raisons. Premièrement, il soutient que le demandeur n’a pu soulever que les faits établis au moment de l’audience devant la SPR, et il est constant que le délai de deux ans n’était alors pas périmé. Deuxièmement, le défendeur signale que cet argument est nouveau : il aurait dû être soulevé devant la SAR.

[51]  La nature révocable ou conditionnelle de la résidence permanente du demandeur n’a pas été soulevée ni devant la SPR, ni devant la SAR.

[52]  Lorsqu’une question est soulevée pour la première fois dans le cadre d'une procédure en contrôle judiciaire, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de s'en saisir, ou non. Au paragraphe 22 de l’arrêt Alberta Teachers, le juge Rothstein formule ainsi le principe général : la cour peut « à son gré, ne pas se saisir d’une question soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire lorsqu’il lui paraît inopportun de le faire ». Dans ce même arrêt, le juge Rothstein observe que « ce pouvoir discrétionnaire n’est pas exercé au bénéfice du demandeur lorsque la question en litige aurait pu être soulevée devant le tribunal administratif mais qu’elle ne l’a pas été » (au para 23; voir aussi Conseil des Canadiens avec déficiences c VIA Rail Canada Inc, [2007] 1 SCR 650 au para 89).

[53]  À mon avis, il serait inopportun en l’espèce d’exercer ce pouvoir discrétionnaire. La question de la révocabilité de la résidence du demandeur en est une de fait qui aurait dû être soulevée devant la SPR et devant la SAR. En effet, la détermination de la révocabilité de sa résidence permanente est une question mixte qui appelle l’appréciation de la preuve et du droit brésilien quant à la nature conditionnelle de son statut de résident. C’est à ce stade que le demandeur aurait pu présenter sa preuve afin de combattre la présomption de prime abord selon laquelle il détient le statut de résident permanent au Brésil (Celestin au para 50; Shahpari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 7678 (CF) au para 12 [Shahpari]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tajdini, 2007 CF 227 aux paras 36, 63; Mai au para 34; Hussein Ramadan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1093 au para 18). Pourtant, le demandeur n’a pas nié la révocabilité de son statut devant la SPR.

[54]  En conséquence, je conclus que cet argument n’est pas admissible selon la règle générale voulant que, dans le cadre d’une procédure en révision judiciaire, la cour ne doit pas entendre des arguments auraient pu être soulevés devant le tribunal administratif, mais qui ne l’ont pas été (Alberta Teachers au para 23).

[55]  Toutefois, je note que le demandeur semble invoquer sa propre turpitude. Après avoir lu le dossier, il est clair que le demandeur a quitté le Brésil volontairement, qu’il n’y est pas retourné, et aucun élément n’indique quelque obstacle d’ordre procédural que ce soit qui aurait pu l’empêcher de faire valoir ses arguments concernant la possession de son statut de résident permanent.

[56]  Le droit est bien fixé : si le demandeur a laissé son statut de résidence permanente expirer après sa demande, cela constitue une difficulté qu’il a lui-même créée et ne justifie pas la non-application de l’article 1E (Su v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1052 au para 22; Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Choovak, 2002 CFPI 573 (CanLII) au para 40 [Choovak]; Shahpari aux paras 9-11). De plus, l’on ne doit pas encourager l’inaction des demandeurs d’asile lorsqu’il y a des possibilités de résidence permanente ailleurs. Cette possibilité ouvrirait la voie à la recherche d’un meilleur pays d’asile, ce qui est contraire à l’objectif même de l’article 1E de la Convention (Choovak au para 17).

[57]  En outre, permettre à un demandeur de demander l’asile dans un pays tiers pendant la période où il conserve la possibilité d’obtenir le statut de résident permanent dans un pays sûr rendrait plus facile la recherche d'un meilleur asile, sachant que son pays de résidence peut être invoqué si aucun pays sûr plus approprié n'est trouvé avant l'expiration du délai accordé pour obtenir ce statut dans le pays de résidence.

[58]  Si l’argument du demandeur était retenu, cela résulterait en une échappatoire contraire à l’objectif de l’article 1E : les détenteurs d’offres de résidence permanente pourraient obtenir un statut dans un pays de leur choix, sans risque de perdre leur statut dans le pays offrant.

VIII.  Conclusion

[59]  Pour ces motifs, la décision de la SAR est raisonnable. La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-131-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-131-19

 

INTITULÉ :

ERVA RIBOUL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AOÛT 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 février 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Hubert Guay

 

Pour le demandeur

Me Sean Doyle

Me Suzon Létourneau

 

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barraza & Associés

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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