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Date : 20200313


Dossier : IMM-3344-19

Référence : 2020 CF 374

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2020

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

BERTHONY OCCILUS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur, un ressortissant haïtien, a demandé l’asile au Canada le 27 janvier 2017, soit quelques semaines après avoir quitté son pays d’origine où il estimait sa vie et sa sécurité en danger. Il se pourvoit ici à l’encontre d’une décision de la Section d’appel de la protection des réfugiés [SAR] qui a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] concluant au rejet de sa demande d’asile. Les deux instances ont conclu à l’absence de crédibilité du demandeur.

[2]  Avocat de formation, le demandeur a consigné les incidents qui l’ont incité à quitter Haïti dans le formulaire « Fondement de la demande d’asile » [FDA], qu’il a amendé à trois reprises avant son audience devant la SPR pour y ajouter de nouveaux éléments étayant sa crainte d’un retour dans ce pays.

[3]  Selon son FDA initial, sa famille et lui auraient été la cible de violence et de menaces à partir du début des années 2000. Notamment, il y explique que l’un de ses oncles aurait été assassiné en 2004, qu’un autre de ses oncles aurait même dû quitter Haïti en raison de menaces reçues, que le domicile familial aurait été cambriolé en 2006 et qu’à la même occasion, sa cousine et son père auraient été agressés. En 2009, poursuit-il, le commerce de son père aurait été incendié. Finalement, en 2016, il aurait été attaqué à sa sortie d’une banque par deux individus à motocyclette. Il attribue ces incidents aux moyens financiers enviables de sa famille, mais dit ignorer ce qui a pu mener à l’incendie du commerce de son père.

[4]  Le 30 mars 2017, soit un peu plus d’un mois après le dépôt de sa demande d’asile, le demandeur modifie son récit initial. Il attribue cette fois le meurtre de son oncle commis en 2004, le départ d’Haïti d’un autre de ses oncles, le cambriolage du domicile familial et l’incendie du commerce de son père aux Chimères Lavalas, un groupe qui appuyait le président de l’époque et le régime politique auquel le demandeur et sa famille s’opposaient, en participant, notamment, à des manifestations. Il ajoute que les Chimères Lavalas auraient même séquestré la femme de son oncle et exigé une rançon pour sa libération (Dossier certifié du tribunal [DCT], à la p. 54). Eu égard à l’attaque dont il aurait été victime à sa sortie d’une banque, le demandeur ajoute que son père aurait été contacté, après l’incident, par les deux individus, qui auraient menacé de le tuer.

[5]  Le 6 juin 2018, le demandeur transmet un nouveau récit amendé, dans lequel il explique que sa sœur aurait aussi été la cible de menaces et d’une attaque sur le campus de l’université qu’elle fréquente. L’incident serait survenu en décembre 2017, précise-t-il. En mars 2018, l’auteur de cette attaque serait retourné sur le campus, dans le but de retrouver la sœur du demandeur. Bien que cet individu ait été arrêté, sa sœur, selon le demandeur, aurait préféré se réfugier chez une amie en République Dominicaine. Le demandeur y explique également avoir été menacé de mort à plusieurs reprises en lien avec sa pratique du droit, sa formation universitaire et son expérience devant les tribunaux faisant de lui « une personne qui dérange ». Il y précise cependant ne pas avoir pris ces menaces au sérieux puisqu’elles seraient monnaie courante dans ce milieu (DCT à la p. 60).

[6]  Le 12 juin 2018, le demandeur amende à une troisième reprise son récit initial. Il indique alors être entré en contact, par le biais d’un ami policier, avec un juge de paix après qu’il eut repris connaissance suite à l’agression dont il aurait été victime à sa sortie d’une banque en 2016. Il produit aussi, au soutien de ce FDA amendé, un nouveau certificat médical de l’établissement lui ayant offert une assistance médicale le jour de l’agression puisque le premier certificat, dira‑t‑il, contenait des erreurs.

[7]  La SPR a conclu que les trois amendements apportés au FDA minaient la crédibilité du demandeur, étant d’avis que des renseignements importants, comme les problèmes de nature politique liés aux Chimères Lavalas, auraient dû se retrouver dans le FDA initial. La SPR a conclu également que la preuve documentaire soumise par le demandeur en appui à sa demande d’asile – particulièrement les certificats médicaux se voulant corroboratifs de l’attaque qu’il aurait subie en 2016 à la sortie de la banque et le constat du juge de paix censé corroborer le caractère criminel de l’incendie du commerce de son père – entachait aussi sa crédibilité dans la mesure où loin de prouver les allégations du demandeur, elle les contredisait.

[8]  Cette décision a été confirmée par la SAR après qu’elle eut procédé à sa propre analyse de la preuve qui était devant la SPR.

[9]  Le demandeur soutient, pour l’essentiel, que la SAR a erré en faisant défaut de considérer l’ensemble des allégations qui sous-tendent sa demande d’asile. Notamment, il lui reproche de ne pas avoir tenu compte des circonstances propres à Haïti, où la jalousie et la vengeance sont des problématiques reconnues. Il ajoute que les amendements à son récit n’avaient pour objectif que de rendre ses allégations initiales « plus claires et compréhensibles » (Mémoire de la partie demanderesse au para 17).

[10]  Comme il l’avait fait devant la SAR eu égard au comportement du commissaire de la SPR saisi de sa demande d’asile, le demandeur, dans les représentations écrites qu’il a produites au soutien du présent contrôle judiciaire, a également plaidé que le comportement du commissaire de la SAR saisi de son appel suscitait une crainte raisonnable de partialité. Toutefois, à l’audience du présent contrôle judiciaire, il a abandonné cet argument.

[11]  Il s’agit ici de déterminer si, en décidant comme elle l’a fait, la SAR a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour. Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable, compte tenu de la présomption d’application de cette norme établie dans le récent arrêt de la Cour suprême du Canada, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Cette présomption peut être écartée dans deux types de situations, soit lorsque le législateur a clairement indiqué souhaiter l’application d’une norme différente de celle de la norme de la décision raisonnable et où lorsque la primauté du droit commande l’application de la norme correcte. C’est le cas des questions de nature constitutionnelle, des questions de droit générales d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et des questions liées à la délimitation des compétences respectives d’organismes administratifs (Vavilov au para 17).

[12]  Je suis d’accord pour dire que cette affaire ne présente aucune des caractéristiques permettant d’écarter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable.  

[13]  En ce qui a trait au contenu de la norme elle-même, je réitère ce que j’ai eu récemment l’occasion de dire dans l’affaire Elusme c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 225:

[14]  [15]  Quant au contenu lui-même de la norme de la décision raisonnable, le défendeur soumet que Vavilov s’inscrit dans la continuité du cadre d’application de cette norme, tracé par l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir] et ceux qui l’ont suivi. Je suis généralement d’accord avec cet énoncé. Il me suffira d’ajouter, pour les fins du présent dossier, que, comme l’a rappelé la Cour suprême, « [u]ne cour de justice qui applique la norme de contrôle de la décision raisonnable ne se demande donc pas quelle décision elle aurait rendue à la place du décideur administratif, ne tente pas de prendre en compte l’« éventail » des conclusions qu’aurait pu tirer le décideur, ne se livre pas à une analyse de novo, et ne cherche pas à déterminer la solution « correcte » au problème ». Elle n'est appelée « qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu » (Vavilov au para 83).

[15]  [16]  À ce dernier égard, la Cour suprême rappelle que la cour de justice qui entreprend la révision d’une décision d’un décideur administratif suivant la norme de la décision raisonnable doit faire preuve de déférence envers une telle décision (Vavilov au para 85) et doit se garder de se livrer « à une chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (Vavilov au para 102).

[16]  [17]  En bout de ligne, la cour de révision doit, selon la Cour suprême, « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99).

[17]  [18]  Ce faisant, toutefois, la cour de révision n’interviendra à l’égard des conclusions de fait du décideur administratif que dans des « circonstances exceptionnelles », soit lorsque ce décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov aux paras 125-126). Ce faisant, toujours, elle doit être consciente que les motifs écrits du décideur administratif « ne doivent pas être jugés au regard d’une norme de perfection », puisque la justice administrative ne ressemble pas toujours à la justice judicaire (Vavilov au para 91). Également, lorsqu’elle apprécie la qualité du raisonnement suivi par le décideur, telle qu’elle se révèle des motifs de sa décision, elle peut tenir compte, notamment de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle la décision a été rendue et de la preuve dont disposait le décideur (Vavilov au para 94).

[18]  [19]  Cette méthode d’analyse s’inscrit donc effectivement, selon moi, dans la continuité des principes établis dans l’arrêt Dunsmuir bien qu’il faille s’assurer que l’application de ces principes dans un cas donné cadre avec ceux énoncés dans Vavilov, dont l’objectif ultime est de « développer et renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2 et 143).

[19]  Appliquant la norme de la décision raisonnable aux faits et aux circonstances de la présente affaire, je suis d’avis que rien ne justifie l’intervention de la Cour.

[20]  Il est bien établi que tous les faits et détails importants relatifs à une demande d’asile doivent figurer dans le FDA initial et que le fait qu’ils ne s’y trouvent pas, en tout ou en partie, peut affecter la crédibilité du demandeur d’asile (Ogaulu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 547 au para 18; Zeferino c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 456 au para 31).

[21]  C’est, de toute évidence, ce qui s’est produit ici; la SAR, et la SPR avant elle, jugeant que des faits et détails censés constituer le fondement de la demande d’asile du demandeur, avaient été omis du FDA initial et que cela affectait irrémédiablement la crédibilité du demandeur compte tenu de l’importance de ces faits et détails.

[22]  Comme on l’a vu, alors que le récit initial liait les problèmes de la famille à sa situation financière enviable, se sont ajoutés, au fil du temps, des craintes liées aux activités politiques de la famille et à l’action des Chimères Lavalas, les menaces dirigées vers le père du demandeur suite à l’attaque dont ce dernier aurait été victime à sa sortie d’une banque en 2016, sa visite chez un juge de paix suite à cet incident, et les menaces dont le demandeur aurait fait l’objet en lien avec sa pratique du droit.

[23]  Il y a un risque à ne pas dévoiler, dans le récit initial, tous les faits et détails importants d’une demande d’asile, même si ces faits et détails sont plus tard révélés dans des versions subséquentes du FDA. Il faut alors une explication convaincante pour justifier le retard à les dévoiler. En l’espèce, le demandeur soutient que les faits et détails divulgués dans les versions subséquentes de son FDA ne concernaient que de l’information accessoire visant à rendre le fondement de sa demande d’asile plus clair et compréhensible et que leur divulgation tardive résultait du fait que n’étant pas représenté par avocat au moment de remplir son FDA initial, il ne savait pas qu’il lui fallait alors « mettre ces détails » (Décision de la SPR, DCT à la p. 22).

[24]  La SAR, et la SPR avant elle, ont jugé ses explications non satisfaisantes compte tenu de l’importance de ces omissions et du fait que le demandeur, étant lui-même avocat, pouvait difficilement ne pas comprendre l’obligation qu’il lui était faite de fournir, dans son FDA initial, tous les faits et détails importants sous-tendant sa demande d’asile. S’il est vrai qu’il est loisible à un demandeur d’asile d’amender son FDA, ces amendements, suivant la jurisprudence de cette Cour, doivent généralement, pour ne pas risquer d’affecter la crédibilité de cette personne, se limiter à des détails mineurs ou accessoire du récit constituant le fondement de la demande d’asile (Hamidi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 243 au para 27).

[25]  À mon avis, il était loisible, de la part de la SAR, de conclure que ces omissions étaient importantes et qu’elles ne constituaient pas de simples détails accessoires. Cette conclusion, analysée sous l’angle de la norme de la décision raisonnable était à la portée de la SAR et suffisait, à mon sens, pour ébranler la crédibilité de l’ensemble du récit du demandeur. Il y a en effet des limites à faire fluctuer le fondement même d’une demande d’asile au gré d’amendements apportés à un FDA, sans que cela n’entache la crédibilité du demandeur d’asile (Theodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 396 au para 11; Walite c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 49 aux para 53-54). En l’espèce, la SAR a jugé que cette limite avait été excédée. Je n’y vois rien de déraisonnable à la lumière de l’ensemble des circonstances de la présente affaire.

[26]  Il appert aussi que la preuve documentaire produite par le demandeur (rapport d’un juge de paix en lien avec l’incendie du commerce de son père et deux certificats médicaux liés à l’attaque de 2016 survenue à sa sortie d’une banque) n’ait rien fait pour atténuer les préoccupations de la SAR, et de la SPR avant elle, quant à la crédibilité générale du demandeur, bien au contraire.

[27]  En effet, la SAR a d’abord écarté le rapport de l’agent de la paix puisqu’il ne faisait ni mention des Chimères Lavalas ni du fait que l’incendie du commerce du père du demandeur ait été de nature criminelle, alors que l’allégation voulant que les Chimères Lavalas aient incendié ce commerce constitue l’un des fondements centraux de la demande d’asile du demandeur.

[28]  Quant aux certificats médicaux fournis par le demandeur, la SAR a noté que le demandeur avait produit un second certificat en raison des erreurs que contenaient le premier. Elle a surtout noté que les deux documents provenaient de deux médecins et de deux cliniques différentes et qu’ils décrivaient des diagnostics invraisemblables, tels « coups et blessure très grave à la tête » provoqués par une « douleur atroce », et un diagnostic définitif de « forte douleur ».

[29]  J’estime qu’il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que ces éléments de preuve, censés corroborés certains pans importants du récit du demandeur, étaient dénués de toute force probante et nuisaient même à la crédibilité de celui-ci. Je ne saurais faire droit, ici, à l’argument du demandeur voulant que la formulation de documents provenant de tiers ne puisse jouer contre lui. Le fardeau de démontrer le bien-fondé de sa demande d’asile reposant sur ses épaules (Janvier c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 142 au para 32; Kinfe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 286 au para 22; Reis c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 1289 au para 11), le demandeur devait s’assurer de ne pas présenter de preuve corroborative qui suscite, en bout de course, plus d’interrogations qu’elle n’en dissipe sur la crédibilité générale de son récit.

[30]  Les omissions dans le FDA initial, les explications peu convaincantes du demandeur pour justifier ces omissions et les déficiences de sa preuve corroborative, sont nombreuses et sont telles qu’elles permettent, à mon sens, de soutenir la raisonnabililité de la décision de la SAR. Je ne vois donc aucune raison d’intervenir en l’espèce et d’annuler, comme le requiert le demandeur, ladite décision.

[31]  La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé la certification d’une question en vue d’un appel.


JUGEMENT dans IMM-3344-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-3344-19

 

INTITULÉ :

BERTHONY OCCILUS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 janvier 2020

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 mars 2020

 

COMPARUTIONS :

Me Cristian E. Roa-Riveros

 

Pour le demandeur

 

Me Andrea Shahin

Mme Rosine Faucher, stagiaire en droit

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Cristian E. Roa-Riveros

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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