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Date : 20051124

Dossier : T-1736-04

Référence : 2005 CF 1590

Ottawa (Ontario), le 24 novembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE YVES DE MONTIGNY

ENTRE :

LINDA CHENEY

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

et JASON JONGEN

défendeurs

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant la décision du Comité d'appel de rejeter, le 12 août 2004, l'appel de la demanderesse concernant une nomination proposée en vertu de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique (la LEFP ou la Loi). La demanderesse alléguait que le jury de sélection et, en particulier, le chef Paul Fallon avaient fait preuve de partialité lorsqu'ils ont évalué ses qualités en raison de la plainte de harcèlement qu'elle avait déposée précédemment contre ce dernier. Le Comité d'appel ne pouvait pas conclure qu'il existait une crainte raisonnable de partialité et il a rejeté l'appel de la demanderesse.

[2]                L'application du principe du mérite, qui est la valeur fondamentale sous-tendant le processus de nomination dans la fonction publique du Canada et sur lequel repose, au bout du compte, la compétence, l'indépendance et l'intégrité de cette institution, est au coeur de la présente instance. Il est inutile de dire que ce principe a une importance vitale, la force de notre fonction publique étant essentielle au fonctionnement efficace de notre système de gouvernement responsable.

LE CONTEXTE

[3]                La demanderesse, Linda Cheney, est une inspectrice des incendies du Service d'inspection des incendies du ministère de la Défense nationale sur la base des Forces canadiennes de Borden (Ontario). De janvier 2001 à mars 2003, ses examens de rendement ont toujours été très positifs : ils indiquaient qu'elle satisfaisait aux exigences de son poste d'inspectrice des incendies et qu'elle les dépassait même souvent. Ces examens ont été effectués par ses superviseurs, le chef Fallon, de janvier à décembre 2001, et M. Prior, de janvier 2002 à mars 2003.

[4]                Avant septembre 2002, la demanderesse a déposé une plainte de harcèlement contre le chef du service des incendies de la base, Paul Fallon; cette plainte a ensuite été jugée non fondée. Le 21 juillet 2004, le chef Fallon a achevé l'examen du rendement de Mme Cheney pour la période allant d'avril 2003 à mars 2004 après que le superviseur de Mme Cheney eut démissionné. Selon le chef Fallon, le rendement de la demanderesse satisfaisait alors à toutes les normes du poste, sous réserve de certaines lacunes précises concernant le travail en équipe. Il a été admis que cet examen a été préparé après le concours, mais qu'il visait l'exercice précédent au cours duquel le processus de sélection avait eu lieu.

[5]                Au cours de l'été 2003, un avis de concours a été publié pour le poste de pompier sur la base des Forces canadiennes de Borden (Ontario). Quatre demandes d'emploi ont été reçues, dont celle de Mme Cheney. Une de ces candidatures a été rejetée à la présélection et les autres candidats, dont Mme Cheney, ont été évalués à l'aide d'un examen écrit visant à vérifier leurs connaissances, d'un test d'aptitude physique, d'une vérification des références et des connaissances personnelles du jury de sélection.

[6]                Le jury de sélection, présidé par le chef du service des incendies de la base, Paul Fallon, était composé en outre du chef adjoint intérimaire du service des incendies, Jeff Kirk, et d'une agente des ressources humaines civiles, Marika Kun. À l'époque du concours, le chef Fallon était le superviseur de M. Kirk, et les deux avaient déjà supervisé le travail de Mme Cheney.

[7]                Mme Cheney a échoué le test d'aptitude physique. Dans sa décision, la présidente du Comité d'appel a conclu que Mme Cheney n'avait pas eu la possibilité de passer le test avec l'équipement approprié, de sorte que les résultats du test n'étaient pas fiables. Cette conclusion n'est pas contestée dans la présente instance.

[8]                Les qualités personnelles exigées étaient décrites de la manière suivante dans l'Énoncé de qualités du poste de pompier : « Qualités personnelles requises pour s'acquitter efficacement des fonctions du poste, y compris de l'entregent, du jugement, de la motivation, de l'initiative et de la fiabilité. » Ces qualités ont été évaluées à l'aide de l'information communiquée par les répondants. Le chef Fallon a décidé de tenir compte de l'information fournie par lui-même, par son chef adjoint, Jeff Kirk, et par un ancien chef du service des incendies du canton de Springwater, D. Gannon,qui avait déjà été le superviseur de la demanderesse. Ces personnes ont jugé que Mme Cheney était dépourvue de trois des quatre qualités personnelles requises. Jason Jongen a été le seul candidat retenu, et son nom a été inscrit sur une liste d'admissibilité dont la date limite était le 26 juillet 2005.

LA DÉCISION DU COMITÉ D'APPEL DE LA COMMISSION DE LA FONCTION PUBLIQUE

[9]                Mme Cheney a interjeté appel de la sélection faite en vue de la nomination proposée de M. Jongen au poste de pompier du MDN à Borden (Ontario) en vertu de l'article 21 de la Loi. Outre ses allégations relatives au test d'aptitude physique, Mme Cheney prétendait que le jury de sélection avait un parti pris contre elle. Elle soutenait que la plainte de harcèlement, la conduite du chef Fallon pendant les mois qui ont précédé le concours et son double rôle de président du jury de sélection et de superviseur amèneraient un observateur à conclure qu'il existait une crainte raisonnable de partialité contre elle. Elle soutenait en outre que le jury de sélection avait fait preuve de partialité lorsqu'il a évalué ses qualités, compte tenu en particulier de ses examens de rendement positifs.

[10]            L'audience a eu lieu le 29 juillet 2004 et la décision a été rendue le 12 août suivant. La présidente a accepté les prétentions de Mme Cheney concernant le test d'aptitude physique. Elle a toutefois rejeté l'appel en ce qui a trait à la question de la partialité parce qu'elle ne pouvait pas conclure qu'il existait une crainte raisonnable de partialité en l'espèce.

[11]            L'essentiel du raisonnement de la présidente sur la question de la partialité se trouve dans l'extrait suivant de sa décision :

... je ne peux trouver aucune preuve qui laisse entendre que l'évaluation des qualités personnelles de l'appelante par le jury de sélection était déraisonnable. Des critères d'évaluation ont été établis pour chacune des qualités personnelles évaluées, et le rendement des candidats et candidates a été évalué par rapport à un barème de correction de dix points. Le témoignage des membres du jury a permis de confirmer qu'un consensus a été obtenu pour chacune des qualités à l'aide de l'information obtenue lors de la vérification des références.

En ce qui concerne la question de la participation du chef Fallon au processus de sélection et de l'argument selon lequel le chef Fallon a eu une influence négative sur l'évaluation des qualités de l'appelante par le jury, au vu de la preuve et des témoignages, je ne suis pas convaincue que le jury n'a pas agi de façon juste et honnête pour rendre une décision sur les qualités personnelles de l'appelante liées à l'entregent, au jugement et à la fiabilité. Bien que l'appelante ait soutenu que le jury a été influencé indûment par la partialité présumée du chef Fallon, en me fondant sur la preuve dont je dispose, je ne peux conclure qu'une telle influence a existé. Les références ont été obtenues de trois sources distinctes, à savoir le chef Fallon, M. Gannon et le chef adjoint Kirk. Chacune de ces personnes a fourni des exemples précis pour appuyer ses commentaires, et les définitions de chacun des quatre facteurs étudiés ont été fournies aux répondants et répondantes. C'est en se fondant sur toute l'information recueillie que le jury de sélection a rendu une décision finale selon laquelle des lacunes importantes ont été relevées dans le rendement de l'appelante et, dans ces conditions, cette dernière a obtenu la cote « faible » pour trois des quatre qualités personnelles évaluées. À l'exception de l'information obtenue de M. Gannon, l'appelante n'a pas présenté de preuve de fond pour réfuter les exemples donnés. De plus, bien que l'appelante ait manifestement un point de vue différent sur les circonstances qui ont entraîné l'imposition d'une mesure disciplinaire dans le canton de Springwater, il ne fait aucun doute qu'elle ne s'est pas conformée à l'ordre reçu d'aller chercher une scie de sauvetage. Comme je ne peux conclure qu'une crainte raisonnable de partialité existe en ce qui concerne l'attribution des points ou l'étude de l'information obtenue pour les références par le jury de sélection, aucune intervention n'est justifiée.

[12]            Bien que les audiences devant le Comité d'appel soient généralement enregistrées par le président de celui-ci, les cassettes audio originales reçues par la Direction générale des recours de la Commission ne contenaient rien, de sorte que nous ne disposons d'aucune transcription de l'audience.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[13]            La présente demande soulève essentiellement trois questions :

-            Quelle est la norme de contrôle applicable?

-            Le Comité d'appel a-t-il commis une erreur de droit en n'appliquant pas le critère approprié concernant la partialité?

-            La conclusion du Comité d'appel selon laquelle il n'existait aucune crainte raisonnable de partialité est-elle étayée par la preuve?

LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

10. (1) Les nominations internes ou externes à des postes de la fonction publique se font sur la base d'une sélection fondée sur le mérite, selon ce que détermine la Commission, et à la demande de l'administrateur général intéressé, soit par concours, soit par tout autre mode de sélection du personnel fondé sur le mérite des candidats que la Commission estime le mieux adapté aux intérêts de la fonction publique.

10. (1) Appointments to or from within the Public Service shall be based on selection according to merit, as determined by the Commission, and shall be made by the Commission, at the request of the deputy head concerned, by competition or by such other process of personnel selection designed to establish the merit of candidates as the Commission considers is in the best interests of the Public Service.

Idem

(2) Pour l'application du paragraphe (1), la sélection au mérite peut, dans les circonstances déterminées par règlement de la Commission, être fondée sur des normes de compétence fixées par celle-ci plutôt que sur un examen comparatif des candidats.

Idem

(2) For the purposes of subsection (1), selection according to merit may, in the circumstances prescribed by the regulations of the Commission, be based on the competence of a person being considered for appointment as measured by such standard of competence as the Commission may establish, rather than as measured against the competence of other persons.

21. (1) Dans le cas d'une nomination, effective ou imminente, consécutive à un concours interne, tout candidat non reçu peut, dans le délai fixé par règlement de la Commission, en appeler de la nomination devant un comité chargé par elle de faire une enquête, au cours de laquelle l'appelant et l'administrateur général en cause, ou leurs représentants, ont l'occasion de se faire entendre.

21. (1) Where a person is appointed or is about to be appointed under this Act and the selection of the person for appointment was made by closed competition, every unsuccessful candidate may, within the period provided for by the regulations of the Commission, appeal against the appointment to a board established by the Commission to conduct an inquiry at which the person appealing and the deputy head concerned, or their representatives, shall be given an opportunity to be heard.

Idem

(1.1) Dans le cas d'une nomination, effective ou imminente, consécutive à une sélection interne effectuée autrement que par concours, toute personne qui satisfait aux critères fixés en vertu du paragraphe 13(1) peut, dans le délai fixé par règlement de la Commission, en appeler de la nomination devant un comité chargé par elle de faire une enquête, au cours de laquelle l'appelant et l'administrateur général en cause, ou leurs représentants, ont l'occasion de se faire entendre.

Idem

(1.1) Where a person is appointed or about to be appointed under this Act and the selection of the person for appointment was made from within the Public Service by a process of personnel selection, other than a competition, any person who, at the time of the selection, meets the criteria established pursuant to subsection 13(1) for the process may, within the period provided for by the regulations of the Commission, appeal against the appointment to a board established by the Commission to conduct an inquiry at which the person appealing and the deputy head concerned, or their representatives, shall be given an opportunity to be heard.

ANALYSE

A)         La norme de contrôle

[14]            Les parties s'entendaient (du moins à l'audience) sur la norme de contrôle applicable aux deux questions devant être tranchées en l'espèce. Appliquant l'approche pragmatique et fonctionnelle adoptée par la Cour suprême du Canada dans plusieurs arrêts (voir, par exemple, Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982; Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748; Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, [2003] 1 R.C.S. 247), je n'ai aucun doute que la question de savoir quel critère doit être utilisé à l'égard de la partialité est une question de droit à laquelle s'applique la norme de la décision correcte. Par ailleurs, la question de savoir si le Comité d'appel a déterminé de façon appropriée s'il existait une crainte raisonnable de partialité ou si le principe du mérite a été violé eu égard aux faits est une question mixte de fait et de droit à laquelle la norme de la décision raisonnable simpliciter devrait s'appliquer.

[15]            C'est en effet la conclusion à laquelle la plupart de mes collègues et la Cour d'appel sont arrivés lorsqu'ils étaient saisis de questions semblables à celles soulevées par la présente demande : voir, par exemple, Boudreau c. Canada (Procureur général) (2003), 242 F.T.R. 231, [2003] A.C.F. no 1801 (QL); Barbeau c. Canada (Procureur général) (2002), 219 F.T.R. 210, [2002] A.C.F. no 582 (QL); Buttar c. Canada (Procureur général) (2000), 186 D.L.R. (4th) 101, [2000] A.C.F. no 437 (C.A.F.) (QL); Davies c. Canada (Procureur général) (2005), 330 N.R. 283, [2005] A.C.F. no 188 (C.A.F.) (QL); Kadouri c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 642 (QL); Boucher c. Canada (Procureur général) (2000), 252 N.R. 186 (C.A.F.).

[16]            Je suis donc tout à fait d'accord avec ma collègue la juge Lamer-Tremblay quand elle dit au paragraphe 14 de la décision Fox c. Canada (Procureur général) (2004), 18 Admin. L.R. (4th) 180, [2004] A.C.F. no 1172 (QL) :

... je conclus que la question de savoir si le bon critère a été utilisé à l'égard de la partialité est une question de droit, cette question devant donc être examinée selon la norme de la décision correcte : Boucher c. Canada (Procureur général), précité, au paragraphe 7. Toutefois, la question de savoir si le comité d'appel a apprécié de la façon appropriée les actions du jury de sélection pour ce qui est du principe du mérite et de la présélection, ou la question de savoir si le principe du mérite a été violé eu égard aux faits de l'affaire, est une question mixte de fait et de droit qui doit, à mon avis, être examinée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter : Hains c. Canada (Procureur général) (2001), 209 F.T.R. 137.

B)        Le critère juridique relatif à la partialité

[17]            L'impartialité est certainement la pierre angulaire d'un système de justice équitable, crédible et transparent dans une société démocratique. Bien que la portée et la rigueur de ce principe fondamental puissent varier en fonction de la nature du tribunal et des questions à trancher, il est absolument essentiel que la personne habilitée à régler un différend opposant des parties privées ou opposant un citoyen et l'État ait l'esprit ouvert et soit en mesure d'apprécier la preuve sans idée préconçue quant au résultat. C'est pourquoi la justice ne doit pas seulement être rendue, mais également donner l'impression de l'être.

[18]            Le critère relatif à la partialité a été énoncé de façon très claire par le juge de Grandpré dans les motifs de dissidence qu'il a prononcés dans l'arrêt Committee for Justice and Liberty c. Canada (Office national de l'énergie), [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394 :

... la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d'une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [...] ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[19]            Ce qui constitue une crainte raisonnable de partialité dépend évidemment du contexte, mais on reconnaît maintenant qu'il n'est pas nécessaire de démontrer la partialité réelle pour la simple raison qu'il est pratiquement impossible de prouver qu'un décideur a abordé une affaire avec des idées réellement préconçues. On ne peut donc pas considérer que les décisions rendues par la Cour et par la Cour d'appel fédérale dans Canada (Procureur général) c. Mirabelli, [1987] A.C.F. no 142 (C.A.F.) (QL), et Procureur général du Canada c. Bozoian (1982), 136 D.L.R. (3d) 121, [1982] 1 C.F. 63 (C.F.) (QL), exigent que la partialité réelle soit prouvée pour que l'on puisse conclure que le principe du mérite n'a pas été respecté dans le contexte de l'article 21 de la LEFP.

[20]            Cette controverse a amené mon collègue le juge Gibson à proposer une solution de compromis selon laquelle les circonstances peuvent démontrer une « présumée partialité réelle » , celle-ci se trouvant à mi-chemin entre la partialité réelle et une crainte raisonnable de partialité. Il a décrit ce concept dans les termes suivants au paragraphe 14 de la décision Hnatiuk c. Canada (Conseil du Trésor) (1993), 65 F.T.R. 307, [1993] A.C.F. no 703 (QL) :

Il ressort clairement des arrêts Henri et Mirabelli qu'une « crainte raisonnable de partialité » est insuffisante pour étayer la conclusion selon laquelle le principe du mérite a été violé. Cependant, je n'interprète pas ces arrêts comme allant jusqu'à empêcher une conclusion de partialité réelle, ou de ce que je pourrais appeler une présumée partialité réelle, lorsqu'il est possible de conclure à l'existence d'une crainte raisonnable de partialité, comme l'a fait la présidente en l'espèce, compte tenu du témoignage essentiellement non contredit d'un tiers apparemment digne de foi, désintéressé et qualifié selon lequel le requérant ici en cause, et je cite la décision de la présidente, [TRADUCTION] « ... avait les connaissances et autres qualités requises pour être reçu au concours concernant le poste de gestionnaire, ingénierie des communications » .

[21]            La Cour d'appel a explicitement approuvé cette approche. Selon elle, la partialité réelle peut ressortir de l'ensemble des circonstances entourant un concours et ne doit pas nécessairement être évidente à première vue (voir Hnatiuk c. Canada (Conseil du Trésor) (1994), 81 F.T.R. 318, [1994] A.C.F. no 891 (QL)). L'arrêt Cougar Aviation Ltd. c. Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux) (2000), 264 N.R. 49, [2000] A.C.F. no 1946 (QL), illustre également l'hésitation des tribunaux à conclure que la partialité réelle doit être démontrée pour que la sélection d'un candidat soit viciée. Le juge Evans était d'avis dans cet arrêt qu'une telle proposition « porterait manifestement atteinte au principe du mérite dans la nomination des fonctionnaires et qu'elle ébranlerait la confiance des candidats, qui seraient alors en droit de se demander si leur demande a été évaluée de façon juste et strictement en fonction de son bien-fondé » (au paragraphe 33).

[22]            Comme les décisions mentionnées ci-dessus l'indiquent, il existe encore certaines difficultés conceptuelles quant au type de preuve nécessaire pour démontrer la partialité d'un processus de sélection. Bien que la Cour d'appel semble être d'avis que l'apparence d'une crainte raisonnable de partialité puisse être suffisante dans certains cas, d'autres décisions de la Cour indiquent que la « présumée partialité réelle » peut découler d'une crainte raisonnable de partialité et d'une preuve claire et indépendante démontrant que le demandeur possédait les qualités requises pour que sa candidature soit retenue dans le cadre du concours.

[23]            Je dois avouer que je ne suis pas totalement convaincu que toutes ces précisions ajoutent beaucoup à ce qui pouvait déjà être inféré des motifs du juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty, précité. Le juge Cory a écrit ce qui suit, au nom de la majorité, au sujet de son critère relatif à la partialité dans R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484 (au paragraphe 111) :

C'est ce critère qui a été adopté et appliqué au cours des deux dernières décennies. Il comporte un double élément objectif : la personne examinant l'allégation de partialité doit être raisonnable, et la crainte de partialité doit elle-même être raisonnable eu égard aux circonstances de l'affaire.

[24]            Quoi qu'il en soit, je pense qu'il est maintenant bien établi qu'il n'est pas nécessaire de démontrer la partialité réelle et qu'une crainte raisonnable de partialité suffit si elle est corroborée et étayée par les circonstances. En d'autres termes, comme ma collègue la juge Tremblay-Lamer l'a dit dans Fox, précitée, la demanderesse doit faire la preuve d'une crainte raisonnable de partialité et établir, selon la prépondérance des probabilités, que le déroulement du concours permettait de présumer que la partialité avait influé sur son résultat. La question qu'il faut trancher est donc de savoir si le Comité d'appel a appliqué le critère approprié lorsqu'il a conclu que le jury de sélection n'avait pas été partial.

[25]            Comme on peut s'y attendre, la demanderesse et le défendeur arrivent à des conclusions diamétralement opposées en ce qui concerne le critère utilisé par le Comité d'appel. La demanderesse soutient que le Comité d'appel s'est attaché à déterminer si le jury de sélection avait effectivement été partial, sans essayer de savoir s'il y avait apparence de partialité. De son côté, le défendeur rappelle que le Comité d'appel a conclu qu'il n'existait pas de crainte raisonnable de partialité et soutient que, pour arriver à cette conclusion, le Comité d'appel a examiné de façon appropriée les circonstances entourant l'évaluation des qualités personnelles de la demanderesse.

[26]            Un examen attentif de l'extrait reproduit précédemment étaye ces deux interprétations. Le Comité d'appel a examiné la preuve et la façon dont le jury de sélection est arrivé à sa décision finale. Il a conclu que la manière dont le jury de sélection avait traité l'information fournie par les répondants n'avait pas fait naître une crainte raisonnable de partialité. Or, même si le Comité d'appel semble avoir tenu compte des deux volets du critère, son analyse est incomplète.

[27]            En effet, le Comité d'appel n'a pas examiné l'effet de l'accusation de harcèlement portée par la demanderesse contre le président du jury de sélection, ni la capacité de ce jury d'effectuer une évaluation équitable compte tenu des membres qui le composaient, ni le fait que deux des trois répondants étaient le président lui-même et son chef adjoint. Ces faits étaient certainement suffisants en soi pour susciter une crainte raisonnable de partialité chez toute personne raisonnable et sensée. Pour paraphraser le juge de Grandpré, une personne bien renseignée croirait-elle que, selon toute vraisemblance, le jury de sélection, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? À première vue, la réponse à cette question semble assez évidente; le Comité d'appel n'a cependant jamais formulé la question en ces termes et a tenu compte seulement de la preuve et des témoignages pour décider si cette crainte était justifiée et avait eu effectivement une incidence sur le processus de sélection. Cela ressort particulièrement de la phrase suivante, à la page 19 de sa décision : « Bien que l'appelante ait soutenu que le jury a été influencé indûment par la partialité présumée du chef Fallon, en me fondant sur la preuve dont je dispose, je ne peux conclure qu'une telle influence a existé. »

[28]            Par conséquent, je suis d'avis de conclure que le Comité d'appel a commis une erreur en accordant une trop grande importance aux circonstances, sans même se préoccuper du premier volet du critère, soit la question de savoir si la demanderesse pouvait faire la preuve d'une crainte raisonnable de partialité. Il est fort possible que, toute réflexion faite et compte tenu de la preuve concernant le déroulement du processus, cette crainte n'ait pas été justifiée et que le principe du mérite ait été respecté. Or, il faut procéder séparément à ces deux parties de l'analyse pour apprécier correctement la perception de la demanderesse.

C)         Le Comité d'appel a-t-il commis une erreur dans son appréciation de la preuve?

[29]            Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu'une personne raisonnable qui connaît la méthode de sélection par concours de la fonction publique, l'importance qui doit être accordée au principe du mérite et la composition du jury de sélection en l'espèce aurait très probablement une certaine crainte de partialité. Non pas qu'il soit inhabituel qu'un superviseur fasse partie d'un jury de sélection chargé d'évaluer la candidature de personnes qui relèvent de lui, mais lorsque le superviseur a fait l'objet d'une plainte de harcèlement par l'un des candidats et qu'un autre membre du jury de sélection (qui en compte trois) relève directement de ce superviseur, une crainte de partialité n'est certainement pas injustifiée à première vue.

[30]            En ce qui concerne le processus suivi par le jury de sélection et les circonstances entourant le concours, peut-on dire que la preuve dissipe d'une certaine manière les craintes suscitées par la composition du jury de sélection? On ne se surprendra guère qu'encore une fois la demanderesse et le défendeur ne font pas la même appréciation de la preuve.

[31]            La demanderesse insiste sur ses examens de rendement positifs de janvier 2001 à mars 2003 et sur l'absence d'explication concernant le changement d'attitude du chef Fallon à son égard à la suite de sa plainte de harcèlement ainsi que dans le cadre de l'examen de son rendement l'année suivante. Son avocat a souligné pour sa part qu'en plus de présider le jury de sélection, le chef Fallon était l'un des trois répondants de la demanderesse - un autre était son adjoint. À la question [traduction] « Recommanderiez-vous cette personne pour un emploi? » , les deux ont répondu « non » , ce qui révèle qu'ils avaient nettement un parti pris en tant que membres du jury de sélection.

[32]            Le défendeur répond à ces prétentions en soulignant que les trois répondants ont exprimé les mêmes doutes au sujet de la capacité de la demanderesse de gérer les conflits. Ils ont donné des exemples précis pour appuyer leurs commentaires. L'avocate du défendeur a ajouté que le Comité d'appel ne disposait d'aucune preuve indiquant que le chef Fallon avait un parti pris contre la demanderesse ou qu'il avait indûment influencé le jury de sélection.

[33]            Ayant examiné avec soin le dossier ainsi que les arguments présentés par les deux parties, je ne peux que conclure que l'appréciation de la preuve effectuée par le Comité d'appel comporte des lacunes graves. D'abord, la différence radicale entre les examens du rendement de la demanderesse effectués avant le dépôt de la plainte et après celui-ci n'est pas expliquée. En fait, la décision du Comité d'appel ne renferme aucun commentaire sur l'état d'esprit du chef Fallon. Or, de tels commentaires étaient essentiels à une analyse satisfaisante de la prétention de la demanderesse selon laquelle le jury de sélection avait un parti pris contre elle. Le Comité d'appel n'a parlé que de manière indirecte de ce facteur fondamental dans ses motifs, en écrivant à la page 4 : « Il a jugé que le rendement de l'appelante répondait à toutes les normes liées au poste, et a relevé des lacunes dans le domaine du travail en équipe. Aucune cotation montrant que des exigences avaient été dépassées n'a été fournie, car les relations se sont détériorées dans son unité, ce qui a eu des répercussions sur le rendement de l'intéressée. »

[34]            La Cour n'a pas à tirer une conclusion définitive concernant l'impartialité du chef Fallon, non seulement parce que le Comité d'appel, ayant entendu les témoins, était manifestement mieux placé pour évaluer la situation, mais également parce que la Cour ne dispose pas d'une transcription de l'audience. Je ne serais pas disposé, en l'absence de transcription, à m'appuyer sur les affidavits déposés par le représentant de la demanderesse devant le Comité d'appel et par M. Kirk car ces documents ne font que décrire le souvenir que leurs auteurs ont gardé du déroulement de l'audience. Mais il est pour le moins malheureux que le Comité d'appel n'ait pas fait explicitement de commentaires sur cet aspect de la demande de la demanderesse dont l'importance en l'espèce ne fait aucun doute.

[35]            Mais il y a plus. La présence du chef Fallon au sein du jury de sélection et, plus importante encore, sa décision de tenir compte de l'information qu'il avait lui-même fournie en tant que répondant étaient susceptibles de vicier tout le processus de sélection. La mémoire est une faculté incontestablement sélective, et l'évaluation de qualités personnelles, un exercice éminemment subjectif. Il ne suffisait pas que le Comité d'appel souligne que les trois répondants étaient arrivés à la même conclusion sur chacun des critères relatifs aux qualités personnelles. Même si chaque répondant a rempli son propre questionnaire et a fourni des exemples précis, on ne peut pas être raisonnablement certain qu'ils n'ont pas été influencés, même inconsciemment, par les discussions informelles qu'ils peuvent avoir eues en tant que membres du jury de sélection. Ce risque est aggravé par le fait qu'ils se sont entendus sur les notes à attribuer, après avoir analysé l'information fournie par les répondants.

[36]            Pour tous ces motifs, j'arrive à la conclusion que les circonstances entourant le processus de sélection, notamment la manière dont l'information concernant les qualités personnelles de la demanderesse a été recueillie et évaluée, ne dissipent pas la crainte de partialité. Compte tenu du dossier dont le Comité d'appel disposait, je ne pense pas qu'il était raisonnable de conclure que la sélection du candidat retenu et l'exclusion de la demanderesse étaient fondées sur le mérite.

[37]            Je ne suis toutefois pas prêt à dire que le chef Fallon avait nécessairement un parti pris ou que le processus de sélection a été clairement et irréfutablement vicié. Il appartiendra au Comité d'appel d'analyser de nouveau les faits, de leur appliquer le critère approprié concernant la partialité et de décider si l'issue du concours devrait être maintenue, en ayant à l'esprit les différentes considérations que j'ai exposées dans les présents motifs.

[38]            Par conséquent, j'accueille la présente demande de contrôle judiciaire, j'annule la décision du Comité d'appel et je renvoie l'appel de la demanderesse à un comité d'appel différemment constitué. Aucuns dépens ne seront adjugés.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

David Aubry, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                         T-1736-04

INTITULÉ :                                                        LINDA CHENEY

                                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et JASON JONGEN

LIEU DE L'AUDIENCE :                                 OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                LE 10 NOVEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                   LE JUGE DE MONTIGNY

DATE DES MOTIFS :                                      LE 24 NOVEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Paul Champ                                                          POUR LA DEMANDERESSE

Elizabeth Kikuchi                                                  POUR LE DÉFENDEUR, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Yazbeck                                                     POUR LA DEMANDERESSE

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck

Ottawa (Ontario)

John H. Sims                                                         POUR LE DÉFENDEUR, LE PROCUREUR

Sous-procureur général du Canada                       GÉNÉRAL DU CANADA

Ottawa (Ontario)

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