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Date : 20040416

Dossier : T-2164-03

Référence : 2004 CF 580

ENTRE :

COMITÉ DES DÉTENUS DE L'ÉTABLISSEMENT FRONTENAC

et MICHAEL POCHAY, secrétaire au nom des détenus

de l'établissement Frontenac

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

(SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA)

et ALTERNATIVE CABLE TECHNOLOGIES

                                                                                                                                          défendeurs

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE HARRINGTON :


[1]                L'établissement Frontenac est un pénitencier fédéral. Son comité des détenus et son secrétaire, Michael Pochay, ont pris action contre les défendeurs pour rupture de contrat parce qu'ils n'auraient pas fourni les services de câblodistribution prévus, plus précisément ils n'auraient pas fourni la chaîne de films TMN3. Il s'avère que certains soirs de la semaine, la chaîne en question présente, en fin de soirée et aux petites heures du matin, des films comportant des scènes de sexe explicites. Le Service correctionnel du Canada a ordonné à l'entreprise de câblodistribution Alternative Cable Technologies, codéfenderesse dans la présente instance, de bloquer les films, ce qu'elle a d'ailleurs fait. Les demandeurs réclament des dommages-intérêts et l'exécution en nature.

[2]                Les demandeurs ont présenté une requête, qui était une demande d'injonction interlocutoire sauf en titre, dans laquelle ils ont demandé qu'il soit ordonné que la programmation complète de la chaîne TMN3 soit rétablie dans l'attente de l'instance. Les défendeurs ont vigoureusement contesté. De plus, le procureur général a présenté une requête en jugement sommaire ayant pour but de faire rejeter l'action. Alternative Cable Technologies n'a pas présenté de requête semblable, mais a autorisé les avocats du procureur général à déclarer qu'ils appuyaient la demande.

[3]                Les deux requêtes ont été entendues en même temps sur preuve commune. J'ai immédiatement rejeté la requête des demandeurs parce que des dommages-intérêts constitueraient le recours approprié en attendant l'issue de l'instance sur le fond : voir 2004 CF 534 (5 avril 2004).

[4]                J'examine maintenant la requête en jugement sommaire du procureur général.

[5]                Le paragraphe 216(1) des Règles de la Cour fédérale est ainsi libellé :


Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

[6]                Le critère consiste à déterminer si le succès de la cause est à ce point douteux qu'elle ne mérite pas d'être examinée davantage. Si des questions sérieuses sont soulevées quant à la crédibilité, la Cour devrait instruire l'affaire afin de permettre qu'il y ait un contre-interrogatoire approprié (Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd., [1996] 2 C.F. 853 (juge Tremblay-Lamer).

[7]                Le défendeur dans ce type de demande ne peut tout bonnement pas se contenter de s'appuyer sur ses plaidoiries. Les deux parties doivent déposer la preuve à laquelle elles peuvent raisonnablement avoir accès et qui est susceptible d'aider la Cour à déterminer s'il existe une question sérieuse à instruire (Feoso Oil Ltd. c. Sarla (Le), [1995] 3 CF 68 (CAF); Kanematsu GmbH c. Acadia Shipbrokers Ltd., [2000] 259 N.R. 201 (CAF)). Cette exigence a été satisfaite.

[8]                Les deux requêtes ont été entendues sur preuve commune. Les demandeurs ont déposé des affidavits provenant de Michael Pochay, lequel a été contre-interrogé sur ces affidavits et provenant d'Allison Coyle, secrétaire juridique du procureur des demandeurs. Le procureur général a également déposé divers affidavits.


[9]                Le litige tire son fondement des dispositions d'une entente relative à des services de consultation et des services professionnels conclue le 1er juin 2003 entre Sa Majesté la Reine, représentée par le ministre du ministère du Solliciteur général, et Alternative Cable Technologies, en tant que fournisseur. Ces dispositions prévoient que le contrat entre ces deux parties comprend les dispositions elles-mêmes, les conditions générales qui figurent à l'annexe A, les conditions particulières qui figurent à l'annexe B, les modalités de paiement (annexe C) et l' « Énoncé de travail » (annexe D).

[10]            Les dispositions de l'entente, laquelle n'a que trois pages, se terminent par les mots suivants : [traduction] « Le présent contrat a été signé au nom du fournisseur et au nom de Sa Majesté » . Toutefois, les dispositions sont signées pour les trois parties, le fournisseur, Sa Majesté et le Comité des détenus. L'annexe C prévoit que les factures doivent être faites au nom de la « Caisse de bienfaisance des détenus pour les délinquants » et envoyées par la poste au directeur adjoint-Services correctionnels, Service correctionnel Canada, établissement Frontenac. Le paiement est fait par Sa Majesté.

[11]            L'Énoncé de travail commence par la clause conditionnelle que Sa Majesté souhaite se prévaloir des services d'Alternative Cable Technologies quant à la fourniture de services de signaux de télévision à l'établissement Frontenac.

[12]            Les articles 1.7 et 1.10 sont importants. Ils sont ainsi libellés :

[traduction]

1.7           Le fournisseur doit offrir un choix de 47 chaînes comme il est convenu entre le fournisseur et le Comité des détenus, plus un choix de 5 chaînes de films. Les films pour adultes seront supprimés et ne pourront être visionnés. Toute modification au réglage initial convenue quant aux chaînes peut faire l'objet de discussions avec le Comité des détenus mais elle doit être approuvée par le représentant du ministère/chargé de projet.

[...]

1.10         Sur demande, le fournisseur rencontre une fois par an les représentants de la Caisse de bienfaisance des détenus et les membres autorisés du Service correctionnel du Canada, pour examen et révision possible des volets offerts par les services.

[13]            Les demandeurs et le procureur général conviennent que les détenus payent à leur tour Sa Majesté pour ledit service de câblodistribution.

[14]            TMN3 était l'une des chaînes convenues dans l'entente initiale.

[15]            Le procureur général avance quatre raisons pour lesquelles un jugement sommaire rejetant l'action devrait être accordé. Elles sont les suivantes : 1 - les demandeurs n'ont pas capacité; 2 - les demandeurs n'étaient pas parties au contrat; 3 - les films supprimés étaient des films pour adultes; 4 - le Service correctionnel du Canada avait le droit contractuel de supprimer des chaînes ou de les modifier unilatéralement. J'analyserai tour à tour chacune de ces raisons.

Les demandeurs ont-ils capacité?

[16]       Je ne suis certainement pas disposé à rejeter l'action pour ce motif, sans autre preuve. L'article 111 des Règles de la Cour fédérale prévoit qu'une instance peut être introduite par une association sans personnalité morale. Nous avons besoin de plus de renseignements concernant le Comité des détenus et la Caisse de bienfaisance des détenus, lesquels sont reconnus expressément par Sa Majesté dans le contrat en question.

Les demandeurs sont-ils parties au contrat?

[17]       La question générale est de savoir si les demandeurs sont parties ou ont droit de profiter des avantages du contrat. Il y a eu des incursions importantes dans l'ancien concept de common law de lien contractuel. En effet, cette partie de la common law canadienne a récemment évolué dans le sens du droit civil.

[18]            Le rôle joué par les détenus quant au choix des chaînes qui seront disponibles à l'établissement Frontenac et le fait que ce sont eux qui, en bout de ligne, en défraient le coût, a mené à l'argument raisonnable qu'ils sont un tiers bénéficiaire du contrat qui possède des droits exécutoires (Fraser River Pile & Dredge Ltd. c. Can-Dive Services Ltd., [1999] 3 R.C.S. 108) ou que Sa Majesté agissait d'une façon ou d'une autre comme mandataire ou fiduciaire (Adler c. Dickson, [1955] 1 Q.B. 158, [1954] 2 Lloyd's Rep. 267; Scruttons Ltd. c. Midland Silicones Ltd., [1962] A.C. 446, [1961] 2 Lloyd's Rep. 365). Un échange d'affidavits de documents et la tenue d'interrogatoires préalables aideraient sans aucun doute à clarifier la situation.


S'agit-il de films de catégorie « X » ?

[19]       Le Canadian Oxford Dictionary définit « catégorie X » comme signifiant indécent, pornographique (le « X » tire son origine d'une classification que l'on appliquait autrefois aux films qui s'adressaient uniquement à un public adulte) » . Il est reconnu que les films en question sont sexuellement explicites.

[20]            Il faut se rappeler qu'il ne s'agit pas d'une demande de contrôle judiciaire d'un grief au sens de la Loi sur le système correctionnel, L.C. 1992, ch. 20, et de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7. Il s'agit d'une action pour rupture de contrat.

[21]            L'expression « catégorie X » n'est pas suffisamment précise et peut avoir des sens différents selon le contexte. Le procureur général s'est opposé à ce qu'Allison Coyle joigne à son affidavit un courriel envoyé par une certaine Susan Sutherland à un certain Bernie Aucoin dans lequel il est mentionné qu'un blocage visant à empêcher la présentation de films sexuellement explicites de « catégorie R pour adultes seulement » serait effectué. On prétend que les demandeurs ont insisté pour que les projets de dispositions mentionnent la « catégorie X » plutôt que la « catégorie R » . Le procureur général a raison d'affirmer que, provenant de Mme Coyle, les déclarations constituent du double ouï-dire. L'idée est que si la cause est instruite, il s'agit exactement du type de document pertinent que le procureur général devrait mentionner dans son affidavit de documents car il est pertinent à ce qui a effectivement été convenu.

[22]            On ne sait trop quels films ont effectivement fait l'objet d'un blocage. À tout le moins, on pourrait présumer que le Service correctionnel du Canada ne voulait pas violer les directives du commissaire. Par exemple, la directive 764 ne permet pas aux détenus l'accès à du matériel qui préconise ou encourage le génocide ou la haine à l'égard d'un groupe identifiable par la couleur, la race, la religion, l'origine ethnique, le sexe, l'orientation sexuelle, ou d'autres caractéristiques particulières ou à du matériel axé sur la sexualité et comportant la violence, la coercition ou à du matériel axé sur la sexualité et mettant en cause des enfants. Toutefois, cela ne veut pas dire que le Service correctionnel du Canada avait convenu de la présentation de films au contenu sexuel explicite qui n'entrent pas dans ces catégories.


[23]            Des extraits du numéro de janvier 2004 de Feature Magazine, le guide de programmation, ont été joints à l'affidavit supplémentaire de M. Pochay et comprennent manifestement une liste alphabétique des films à l'affiche de la chaîne en question. Un certain nombre de titres sont précédés de la lettre « X » . Dans la légende, la lettre « X » signifie « après les heures normales » . Toutefois, qui sait ce qu'il verra lorsqu'il est invité à [traduction] « remonter le temps et à visiter un bar clandestin appelé "The Palace" où le jeu, la boisson et le sexe sont au menu _. A-t-on discuté de la fiabilité de ce « guide récréatif » ? Le Service correctionnel du Canada est-il obligé de visionner à l'avance ces films afin de voir si leur contenu est acceptable? (Voir Schaefler c. Le Solliciteur général du Canada, [2004] A.C.F. no 623 (QL). On doit également tenir compte de l'affidavit de Christine Grant, la directrice adjointe intérimaire des Programmes correctionnels de l'établissement Frontenac. Elle affirme que l'établissement Frontenac abrite des délinquants sexuels et offre un Programme pour délinquants sexuels.

[24]            Tout cela pour dire que l'expression « catégorie X » , dans le cadre du contrat, doit être examinée dans le contexte global, un contexte qui n'apparaît pas au dossier jusqu'à maintenant. On ne peut pas affirmer qu'il n'y a pas de question générale à débattre.

L'attribution des chaînes peut-elle être modifiée sans consultation?

[25]       Si le procureur général espère avoir gain de cause sur ce point, il devra soumettre des documents qui démontrent que le contrat ne signifie pas vraiment ce qu'il semble signifier à première vue. On peut y lire que « [t]oute modification au réglage initial convenue quant aux chaînes peut faire l'objet de discussions avec le Comité des détenus mais elle doit être approuvée par le représentant du ministère/chargé de projet » . Cette phrase n'est pas à ce point précise qu'elle ne permet de tirer qu'une seule conclusion, c'est-à-dire que le Service correctionnel du Canada peut modifier l'attribution des chaînes à son gré. Ces chaînes comportent un aspect monétaire et, comme on pouvait s'y attendre, les demandeurs se plaignent de devoir payer pour une chaîne auquel ils n'ont parfois pas accès, une chaîne qui faisait partie de l'abonnement sur lequel on s'était entendu à l'origine.

[26]            Pour l'ensemble de ces motifs, la demande de jugement sommaire sera rejetée.


                                                                              _ Sean Harrington _             

                                                                                                     Juge                          

Ottawa (Ontario)

Le 16 avril 2004

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-2164-03

INTITULÉ :                                                    COMITÉ DES DÉTENUS DE L'ÉTABLISSEMENT FRONTENAC

et MICHAEL POCHAY, secrétaire au nom des détenus de l'établissement Frontenac

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA) et ALTERNATIVE CABLE TECHNOLOGIES

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        LE 5 AVRIL 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :              LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :                                               LE 16 AVRIL 2004

COMPARUTIONS :

John Farant                                                       POUR LES DEMANDEURS

Matthew Sullivan                                               POUR LE DÉFENDEUR

Nancy Noble                                                     Procureur général du Canada

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Farant                                                       POUR LES DEMANDEURS

Kingston (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada                                Procureur général du Canada

Miller, Thompson LLP                                                   POUR LE DÉFENDEUR

Kitchener (Ontario)                                           Alternative Cable Technologies


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