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Date : 20030416

Dossiers : T-2085-01

T-2084-01

Référence neutre : 2003 CFPI 439

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2003

En présence de : L'honorable juge Blais

ENTRE :

                             MANON THERRIAULT

                                                             demanderesse

                                    et

        LE MINISTÈRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADA

     (LE SOUS-MINISTRE ADJOINT, SERVICES FONCIERS ET FIDUCIAIRES)

                                    

                                                                défendeur

                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                 Il s'agit de deux demandes de contrôle judiciaire en vertu de l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale, présentées à l'encontre des décisions de Warren Johnson, Sous-ministre adjoint [Sous-ministre adjoint] des Services fonciers et fiduciaires du Ministère des Affaires indiennes et du Nord Canada [MAINC], rendues le 26 octobre 2001, rejetant premièrement, le grief numéro QUE-00-04, et deuxièmement, le grief numéro QUE-00-05 de la demanderesse.


[2]                 Considérant que ces demandes de contrôle judiciaire découlent des mêmes faits, je les traiterai parallèlement, en les distinguant à l'aide de leur numéro respectif de grief. Cependant, il y aura une seule décision avec des conclusions s'appliquant à l'un ou l'autre des griefs compte tenu des circonstances et des références spécifiques.

FAITS

[3]                 En avril 1998, la demanderesse a obtenu le poste de gestionnaire, Terres et Ressources au MAINC.

[4]                 Le 4 octobre 1999, Jean-François Neault, le superviseur immédiat de la demanderesse, ainsi que Diane Miller, la conseillère en ressources humaines du bureau régional, informaient la demanderesse qu'une plainte verbale de harcèlement avait été faite à son endroit par Sophie Picard, une de ses employés subalternes.


[5]                 Lors de cette rencontre, la demanderesse a immédiatement informé monsieur Neault et madame Miller qu'elle considérait être victime d'une plainte abusive et vexatoire et qu'elle souhaitait déposer une plainte formelle d'harcèlement à l'endroit de madame Picard. La demanderesse allègue que madame Miller lui aurait répondu qu'elle n'avait pas le droit de faire une telle plainte en raison de son statut de gestionnaire. Madame Miller, quant à elle, prétend ne jamais lui avoir mentionné qu'elle ne pouvait pas déposer le grief, mais plutôt qu'il était prématuré de le faire, et qu'étant donné son poste, le syndicat ne pourrait pas la représenter. En tout état de cause, monsieur Neault refusa de donner suite à la plainte de la demanderesse.

[6]                 Le lendemain, soit le 5 octobre 1999, le superviseur de la demanderesse l'informait qu'il coupait tout lien hiérarchique entre elle et madame Picard.

[7]                 Le 13 octobre 1999, le MAINC informait la demanderesse qu'un grief d'harcèlement avait été déposé à son égard par madame Picard.

[8]                 Le 6 juin 2000, un enquêteur ministériel nommé par le MAINC déposait un rapport concernant 20 allégations de harcèlement, d'abus de pouvoir et de discrimination fondées sur la race à l'endroit de la demanderesse.

[9]                 Dans ce rapport d'enquête détaillé, l'enquêteur ministériel concluait que toutes et chacune des 7 allégations de harcèlement sexuel portées à l'endroit de la demanderesse étaient dénuées de fondement.


[10]            Dans ce même rapport, l'enquêteur ministériel concluait que 11 des 12 allégations de harcèlement psychologique portées à l'endroit de la demanderesse n'étaient pas fondées.

[11]            Madame Picard prétendait également que la demanderesse avait fait preuve de discrimination fondée sur la race. Or, l'enquêteur ministériel conclu qu'il s'agissait d'une accusation non fondée.

[12]            La seule allégation que l'enquêteur ministériel retint, est celle portant sur un commentaire fait par la demanderesse, attaquant la crédibilité et insultant madame Picard.

[13]            Le 15 juin 2000, une copie du rapport d'enquête fut remise à la demanderesse. De plus, monsieur Neault ainsi que madame Miller l'informaient qu'elle avait un délai de 7 jours pour lire ce rapport et leur faire part de ses commentaires.

[14]            De ce qu'il appert d'échanges par courriels, il semblerait que dès le 16 juin 2000, la demanderesse aurait informé monsieur Neault de son désir de discuter de la situation avec un conseiller avant de faire quelque démarche que ce soit.


[15]            À cette même date, madame Miller convoquait par écrit la demanderesse à une rencontre qui devait avoir lieu le 21 juin 2000.

[16]            Le 19 juin 2000, à son retour d'un congé de maladie, la demanderesse envoyait un courriel à monsieur Neault ainsi qu'à madame Miller, disant qu'elle attendait toujours une réponse à sa demande d'un délai supplémentaire afin que son représentant ait suffisamment de temps pour prendre connaissance du dossier et de l'assister dans la formulation de ses commentaires sur le rapport.

[17]            Le 21 juin 2000, date de la réunion, alors que la demanderesse était à son poste de travail et qu'à plusieurs reprises elle ait rencontré son superviseur, celui-ci ne lui aurait jamais indiqué si la rencontre devait avoir lieu ce jour là, malgré sa demande de remise.

[18]            Le 22 juin 2000, monsieur Neault informait la demanderesse qu'il acceptait la conclusion du rapport d'enquête et le considérait final.

[19]            Le 29 juin 2000, monsieur Neault remettait une lettre de réprimande à la demanderesse.

[20]            Le 24 juillet 2000, la demanderesse déposait le grief numéro QUE-00-04 au motif que les dispositions pertinentes de la convention collective applicable (art. 19) et des politiques et directives du Conseil du Trésor et du MAINC relatives à son droit à un milieu de travail libre de harcèlement, n'avaient pas été respectées à la suite du dépôt d'une plainte de madame Picard, qui s'est révélée diffamante, abusive et vexatoire.

[21]            Par le dépôt de ce grief, la demanderesse demandait, d'une part, que les sanctions disciplinaires appropriées soient prises à l'égard de la ou les personne(s) fautive(s) et, d'autre part, qu'on lui accorde des dommages compensatoires relativement aux préjudices moral et financier subis.

[22]            À cette même occasion, la demanderesse déposait également le grief numéro QUE-00-05, contestant la mesure disciplinaire qui lui avait été imposée le 29 juin 2000, soit la lettre de réprimande.

[23]            Le 16 novembre 2000, le MAINC transmettait à la demanderesse la réponse au premier palier de la procédure de grief qui concluait au rejet de ses griefs.

[24]            Le 29 mars 2001, le MAINC transmettait à la demanderesse la réponse au deuxième palier de la procédure de grief qui concluait également au rejet de ses griefs.

[25]            Le 26 octobre 2001, le MAINC transmettait à la demanderesse la réponse au troisième palier de la procédure de grief qui concluait au rejet final de ses griefs.

[26]            C'est cette dernière réponse qui fait l'objet des présentes demandes de contrôle judiciaire.

DÉCISIONS DU SOUS-MINISTRE ADJOINT

[27]            Les décisions en date du 26 octobre 1999 sont toutes deux très brèves. Le moins que l'on puisse dire, c'est que le Sous-ministre adjoint ne s'est pas perdu dans les détails, alors que le rapport d'enquête de l'enquêteur ministériel, de son côté, fait plus de 60 pages. Voici les passages pertinents de la décision relative au grief QUE-00-04:

[...]

J'ai revu en profondeur tous les documents que vous et votre représentant avez portés à mon attention lors de l'audition du grief. Vous alléguez que les dispositions relatives à votre droit à un milieu libre de harcèlement n'ont pas été respectées suite au dépôt d'une plainte que vous dites abusive et vexante.


Le rapport de l'enquêteur sur la plainte/grief de harcèlement déposé par Madame Sophie Picard a révélé qu'il y a eu harcèlement. Dans la plainte de Madame Picard, il n'y avait rien soit dans le processus ou le contenu de l'enquête qui indiquait que sa plainte était abusive ou vexante.

[...]

[nos italiques]

[28]            Voici les passages pertinents de la décision relative au grief QUE-00-05:

[...]

J'ai étudié les divers arguments que votre représentant et vous m'avez présentés lors de l'audition de votre grief au palier final et j'en suis venu à la conclusion que la réprimande était justifiée dans les circonstances.

En conséquence, le redressement demandé ne peut vous être accordé et vous êtes avisée du rejet de votre grief.

[...]

[nos italiques]

QUESTION EN LITIGE

[29]            En rejetant les griefs de la demanderesse, le Sous-ministre adjoint a-t-il commis une erreur de droit ou de faits, justifiant l'intervention de cette Cour?

LÉGISLATION PERTINENTE

[30]            Dans la Politique sur le harcèlement en milieu de travail [Politique], on détermine les droits des contrevenants ainsi:

Les contrevenants ont le droit :

a)            d'être informés qu'une plainte a été déposée,

b)            que les allégations lui soient données par écrit et qu'il soit accordé une période raisonnable de temps pour pouvoir y répondre,

c)            d'être accompagnés par une personne de leur choix pendant les entrevues relatives à la plainte,

d)            d'être traités équitablement,

e)            [...]

[31]            À son appendice C, la Politique énonce, sous le titre « Procédures d'enquête » et sous-titre « Procédure de redressement » :

Tout d'abord, les employés discutent de plaintes de harcèlement avec les contrevenants en vue de trouver des solutions satisfaisantes aux deux parties.

Si cette mesure s'avère infructueuse, les employés devraient discuter des plaintes de harcèlement avec le(s) représentant(s) approprié(s) de la direction en vue de régler les problèmes.

[...]                                                            

[nos italiques]

[32]              Dans la Directive ministérielle sur la Résolution de conflits et la prévention du harcèlement [Directive], on énonce les conclusions possibles suite à une enquête formelle:

la plainte est fondée;

la plainte est fondée, mais il y a eu harcèlement des deux côtés;

la plainte n'est pas fondée;

la plainte est vexatoire ou a été faite de mauvaise foi.

[33]            Considérant cette conclusion, l'agent des ressources humaines examine alors les mesures correctives qui sont à propos. Si la plainte n'est pas fondée, la Directive dit ceci:

[...]

Exception faite des cas où la plainte aura été jugée vexatoire ou de mauvaise foi, il n'en sera pas fait état dans le dossier du plaignant si la plainte est rejetée.

[34]            Si la plainte est jugée vexatoire ou de mauvaise foi, les mesures correctives peuvent être:

[...] Il peut s'agir de l'une ou de l'autre des mesures suivantes: une réprimande verbale ou écrite, une pénalité financière, suspension sans traitement ou, dans les cas les plus graves, congédiement. Un exemplaire de l'avis de sanction sera envoyé à l'auteur du harcèlement et sera versé à son dossier au service du personnel du Ministère comme dans le cas de toute infraction à la discipline. D'autres mesures correctives peuvent être des excuses, la participation à une session de formation sur le comportement approprié en milieu de travail. On pourra également prendre des mesures pour corriger toute fausse impression laissée par la plainte, si la personne qui en a été victime y consent.

[35]            Le Document I de la Directive, intituléRègles de conduite professionnelle du MAINC, stipule :

[...]

Lorsque le comportement d'un fonctionnaire s'écarte de la norme acceptable, il peut s'avérer nécessaire de recourir à la discipline. Il incombe au surveillant de prendre rapidement les mesures qui s'imposent pour régler le problème tout en respectant les droits des fonctionnaires. [...]

[nos italiques]


ANALYSE

Norme de contrôle applicable

[36]            Je suis d'avis que dans les circonstances, le Sous-ministre adjoint devait tirer une conclusion sur les faits. Voici un passage de Stadnyk c. Canada (Commission de l'emploi et de l'immigration), [2000] A.C.F. No 1225, susceptible de nous éclairer :

[para. 22] Pour ce qui est des conclusions sur les faits, c'est l'article 18.1 de la Loi sur la Cour fédérale qui définit la norme de contrôle judiciaire à exercer par la Cour fédérale. Il s'agit d'un champ de compétence relativement restreint : la Cour n'intervient que si elle juge que les conclusions sur les faits sont erronées, ou tirées de façon abusive et arbitraire, ou encore au mépris des éléments de preuve soumis au tribunal. Ainsi que l'a fait observer le juge Hugessen dans Canadian Pasta Manufacturers' Association c. Aurora Importing and Distributing Ltd. et al. [Voir Note 8 ci-dessous], une telle norme s'apparente à celle de la décision "manifestement déraisonnable" adoptée dans d'autres juridictions pour le contrôle des questions de fait.

Note 8: (1997) 208 N.R. 329 (C.A.F.).

[37]            Conséquemment, j'analyserai les décisions du Sous-ministre adjoint en fonction de la norme de contrôle de manifestement déraisonnable.

En rejetant les griefs de la demanderesse, le Sous-ministre adjoint a-t-il commis une erreur de droit ou de faits, justifiant l'intervention de cette Cour?


Grief QUE-00-04

[38]            Pour des fins de clarté, je vais diviser l'analyse de cette question en deux parties. Premièrement, le droit de se faire entendre de la demanderesse a-t-il été nié? Deuxièmement, le Sous-ministre adjoint était-il justifié de conclure qu'il n'y avait rien dans le processus ou le contenu de l'enquête qui indiquait que la plainte de madame Picard était abusive ou vexatoire?

Le droit de se faire entendre de la demanderesse a-t-il été nié?

[39]            La règle audi alteram partem, cette maxime latine traduite en français pas le droit d'être entendu, signifie que:

« toute personne qui est susceptible d'être touchée par une autorité administrative soumise à un devoir d'agir équitablement doit, préalablement à cette décision, être informée des faits et facteurs qui peuvent lui être préjudiciable et avoir une possibilité réelle de faire connaître son point de vue.

La procédure devra prévoir un moyen par lequel la personne intéressée puisse transmettre adéquatement, à l'intérieur d'un délai raisonnable, tous ses arguments. Le droit de réponse comporte normalement la possibilité de contredire tous les documents et témoignages préjudiciables » .

[Me Denis Lemieux, « La nature et la portée du contrôle judiciaire » , Collection de droit 2001-2002, Les Éditions Yvon Blais Inc., vol. 7, aux pp. 18, 183]

[40]            Dans la présente cause, une copie du rapport d'enquête a été remise à la demanderesse le 15 juin 2000. Dans un courriel adressé à la demanderesse, madame Miller écrit ceci:


[...]

Nous t'avons effectivement donné sept jours pour nous fournir des commentaires sur le rapport de l'enquête. Tu ne t'es pas présentée au rendez-vous du 21 juin et tu ne nous a pas fourni aucun commentaire sur le rapport dans tes courriels. Une fois que ce délai a été expiré, Jean-François t'a envoyé une note de service t'avisant que la gestion acceptait le rapport comme final et que des mesures seraient prises à la lumière des informations qui étaient disponibles.

[...]

[41]            En d'autres termes, la demanderesse a été mise au courant de la conclusion du rapport d'enquête le 15 juin. Ce même jour, on l'informe qu'elle a un délai de 7 jours afin de faire connaître son point de vue relatif à la conclusion du rapport d'enquête à l'effet qu'il y avait eu harcèlement. On fixe une réunion afin que la demanderesse soit entendue le 21 juin, soit 6 jours plus tard.

[42]            Alors que le processus d'enquête s'était étendu sur plus de 8 mois, il semble que les gestionnaires étaient pour le moins pressés d'en finir avec ce dossier.

[43]            Le témoignage non contredit de la demanderesse est à l'effet qu'elle souhaitait un report de la rencontre fixée unilatéralement par les gestionnaires et qu'elle n'a reçu aucune réponse de leur part.

[44]            L'échange de courriels entre la demanderesse et madame Miller est éloquent sur les réticences de la demanderesse à se présenter à la rencontre du 21 juin 2000. Elle souhaitait obtenir l'aide d'un représentant, soit monsieur Walter Walling, qui était absent dans les jours qui ont suivi le dépôt du rapport et qui avait besoin d'un délai pour décider s'il acceptait le mandat de la représenter.

[45]            Dans les circonstances, la demande de délai était tout à fait raisonnable et justifiée, d'autant plus que la demanderesse était en congé de maladie jusqu'au 19 juin 2000, soit l'avant-veille de la date fixée dans la convocation.

[46]            Qui plus est, la demanderesse confirme qu'à la date du 21 juin 2000, elle était à son poste et avait rencontré son superviseur à plusieurs reprises au cours de la journée. On ne lui a jamais mentionné si sa demande de remise était ou non acceptée.

[47]            Je n'ai aucune hésitation à conclure que tant la décision d'accepter les conclusions du rapport d'enquête prises le 22 juin 2000 que la décision de remettre une lettre de réprimande à la demanderesse le 29 juin 2000 étaient toutes deux intempestives et déraisonnables dans les circonstances.

[48]            Il est manifeste que le long rapport d'enquête contenant une analyse détaillée des 20 allégations de harcèlement à l'endroit de la demanderesse pouvait aisément justifier le report de la rencontre fixée le 21 juin 2000, afin de permettre à la demanderesse de faire le point et de demander conseil.

[49]            Le fait pour son superviseur de ne pas tenir compte de la situation particulière dans laquelle se trouvait la demanderesse constitue un manquement flagrant à la politique quant aux droits des intervenants, particulièrement aux paragraphes b) c) et d) qui prévoient :

Les contrevenants ont le droit:

a)            d'être informés qu'une plainte a été déposée,

b)            que les allégations lui soient données par écrit et qu'il soit accordée une période raisonnable de temps pour pouvoir y répondre,

c)            d'être accompagnés par une personne de leur choix pendant les entrevues relatives à la plainte,

d)            d'être traités équitablement,

e)            [...]

[50]            Dans ces circonstances, il est manifeste que la demanderesse a été privée de son droit d'être entendue. Ne pas considérer cet élément dans l'étude du grief, tout comme l'absence de discussion de cette question dans les motifs de sa décision, m'amènent à conclure que le Sous-ministre adjoint a effectivement commis une erreur justifiant largement l'intervention de cette Cour.


Le Sous-ministre adjoint était-il justifié de conclure qu'il n'y avait rien dans le processus ou le contenu de l'enquête qui indiquait que la plainte de madame Picard était abusive ou vexatoire?

[51]            Je comprends qu'en considérant les allégations contenues dans la plainte de madame Picard individuellement, l'enquêteur ministériel a conclu à 19 allégations non fondées, par opposition à abusives ou vexatoires. Je ne remets aucunement en question la validité des conclusions de cet enquêteur.

[52]            C'est plutôt le fait qu'à la lumière de ces 19 accusations sur 20 qualifiées de non fondées, le superviseur de la demanderesse ainsi que le Sous-ministre adjoint arrivent à une conclusion de harcèlement basée sur une seule conclusion négative. Encore une fois, ce n'est pas le fait qu'on ait accepté une allégation d'attaque à la crédibilité et insulte à l'endroit de madame Picard qui me perturbe, mais bien le fait qu'on considère le comportement de cette dernière exempt de tout reproche.


[53]            Combien d'allégations de harcèlement sexuel et psychologique doit-on faire à l'endroit d'une personne avant que l'on qualifie ce comportement d'abusif? Il me semble que, considérant l'effet préjudiciable que de telles accusations peuvent occasionner à l'endroit de, non seulement une personne, mais également de sa réputation personnelle et professionnelle, le Sous-ministre adjoint aurait pu examiner de plus près la plainte de madame Picard, et déterminer si, à son avis, elle pouvait être considérée comme abusive et vexatoire.

[54]            Parce que la réputation de la demanderesse est directement touchée par de telles allégations, ces dernières doivent être analysées exhaustivement.

[55]            Effectivement, dans Le Procureur général du Canada c. Le Lieutenant-Colonel Paul R. Morneault, (2001) 1 F.C. 30, [2000] A.C.F. n ° 705, la Cour d'appel s'est penchée, inter alia, sur la possibilité d'examiner les conclusions de la Commission d'enquête sur le déploiement des Forces canadiennes en Somalie, relatives à la faute imputée de l'intimé. Sous la plume du juge Stone, la Cour était d'avis qu'étant donné l'importance exceptionnelle des conclusions de la Commission en raison de leurs conséquences sur la réputation de l'intimé, la Cour devait être en mesure de déterminer la validité de ces conclusions. À cet effet, le juge Stone a mentionné:

[para. 39] [...] En outre, les conclusions de la Commission imputant des fautes à des personnes nommément désignées peuvent entraîner des conséquences graves sur leur réputation et leur carrière. [...]

[...]

[para. 42] [...] Je suis convaincu que l'intimé est directement touché par les conclusions et que celles-ci peuvent être examinées en vertu de l'article 18.1. Les conclusions sont exceptionnellement importantes pour l'intimé à cause des conséquences qu'elles ont sur sa réputation. La Cour doit être en mesure de déterminer si, comme il a été allégué, les conclusions sont injustifiables compte tenu de la preuve.


[...]

[para. 45] Si les conclusions en cause sont étayées par la preuve, l'intimé ne peut pas réellement se plaindre qu'elles ont peut-être terni sa réputation. D'autre part, si aucun élément de preuve n'étayait les conclusions, le tort qui pourrait être causé à la réputation de l'intimé serait important. [...] Toutefois, je suis convaincu qu'une [page 66] affaire telle que celle-ci doit assurément être examinée par la Cour pour le motif énoncé à l'alinéa 18.1(4)b), de façon à garantir le respect de la justice naturelle et à veiller à ce que la réputation de l'intimé ne soit pas ternie d'une façon injustifiée.

[56]            Tout au moins, le Sous-ministre adjoint aurait pu faire une analyse plus détaillée des allégations de madame Picard en les reprenant une à une, ou encore en référant d'une façon ou d'une autre à la preuve déposée lors de l'enquête.

[57]            Il est également important de considérer que tant monsieur Neault, superviseur de la demanderesse, que madame Miller, conseillère en ressources humaines, ont insisté auprès de la demanderesse pour qu'elle ne dépose pas de grief, au moment où elle avait appris le dépôt du grief de madame Picard, soit le 4 octobre 1999, alors que la demanderesse souhaitait ardemment le faire.

[58]            En plus de constituer une ingérence dans les droits fondamentaux de la demanderesse, cette intervention, encore une fois intempestive de madame Miller, en présence du supérieur immédiat de la demanderesse constitue un abus de pouvoir évident qui a pu contribuer à entacher tout le processus qui a suivi.

[59]            On ne pourra jamais savoir si les conclusions de l'enquête auraient été différentes si l'enquêteur avait dû se pencher, non pas sur une seule plainte, mais sur deux et mener son enquête en fonction d'allégations de harcèlement réciproques. D'emblée, la procédure utilisée afin de solutionner les différents entre la demanderesse et madame Picard était viciée. Lorsque l'opportunité s'est présentée à lui, le Sous-ministre adjoint aurait pu tenter de corriger ce vice procédural afin d'obtenir l'image complète du litige devant lui. Il n'a pas cru bon de le faire.

[60]            J'en conclus que l'intervention de cette Cour est justifiée dans les circonstances.

[61]            La demanderesse s'est retrouvée dans une situation où elle devait répondre à des allégations et se défendre, ce qui est bien différent d'une situation où elle-même aurait pu soumettre des allégations.

[62]            Le dépôt du grief par la demanderesse après le dépôt du rapport d'enquête aurait dû amener les autorités à élargir l'enquête et à vérifier deux fois plutôt qu'une si les allégations de madame Picard, toutes rejetées sauf une, pouvaient constituer du harcèlement.

[63]            L'absence d'analyse factuelle par le Sous-ministre adjoint et d'ajout de faits ou d'éléments nouveaux a coloré irrémédiablement l'analyse qui ne pouvait plus être équitable à l'endroit de la demanderesse.

[64]            J'aimerais d'ailleurs souligner l'attitude des représentants appropriés de la direction ou des surveillants de la demanderesse et de madame Picard.

[65]            En effet, il appert, de l'affidavit de Jean-François Neault, que dès la mi-décembre 1998, madame Picard aurait voulu le rencontrer pour discuter de la situation entre elle et la demanderesse. À partir de la mi-janvier 1999, un long processus commençait, pour se terminer devant cette Cour.

[66]            Je trouve incroyable qu'un tel conflit n'ait pas pu se régler avant. Un procédé plus rapide et économique n'aurait-il pas été justifié?

Grief QUE-00-05

[67]            Le défendeur a, par requête, demandé à cette Cour de radier cette demande de contrôle judiciaire au seul motif que la lettre de réprimande en cause concernant la demanderesse a été retirée du dossier de cette dernière. Par conséquent, il juge désormais cette demande de contrôle judiciaire sans objet.


[68]            Or, par ordonnance en date du 18 février 2003, monsieur le juge Pinard a rejeté cette requête. Ses motifs étaient à l'effet que la demanderesse avait le droit, si elle avait raison, d'être rétablie dans l'état où elle était avant l'imposition de la mesure disciplinaire, « un droit valable distinct de celui du simple retrait automatique après deux ans » .

[69]          Dans les faits, la mesure disciplinaire qui a été imposée à la demanderesse le fut en raison de la conclusion de l'enquêteur ministériel à l'effet qu'elle avait tenue, à une seule occasion, des propos rencontrant la définition de harcèlement de la Politique.

[70]            Considérant ma conclusion à l'effet que, d'une part, la demanderesse a été privée de son droit de se faire entendre, et d'autre part que le Sous-ministre adjoint ait, non seulement omis de considérer le comportement de madame Picard tout au long de ce processus, mais également celui des représentants appropriés de la direction ou des surveillants, je suis d'avis que la réprimande écrite n'était pas appropriée dans les circonstances.


[71]            Bien que cette lettre de réprimande ne figure plus au dossier de la demanderesse, cette dernière a, comme énoncé par monsieur le juge Pinard, le droit d'être rétablie dans l'état où elle était avant l'imposition de la mesure disciplinaire. Le remède accordé est donc de nature déclarative.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE:

-          Les présentes demandes de contrôle judiciaire soient accordées;

-          La partie défenderesse devra annuler les mesures disciplinaires prises à l'endroit de la demanderesse. Les décisions du Sous-ministre adjoint rendues le 26 octobre 2001 rejetant les deux griefs QUE-00-04 et QUE-00-05 sont annulées;

-          Le Sous-ministre adjoint devra revoir le processus de grief dans le dossier T-2084-01 à la lumière de la présente décision en s'assurant d'effectuer une enquête indépendante sur toutes les circonstances des allégations formulées par madame Picard; et en s'assurant du droit fondamental de la demanderesse d'être entendue et de faire valoir ses propres allégations quant à une situation possible de harcèlement;

-          Le tout avec dépens dans un seul dossier, soit le T-2084-01;

-          Une copie de cette ordonnance sera versée dans les deux dossiers, T-2084-01 et T-2085-01, l'ordonnance et les motifs de la présente ordonnance devant s'appliquer à l'un et l'autre dossiers.

             « Pierre Blais »                 

J.C.F.C.

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