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Date : 20200323


Dossier : IMM‑6381‑18

Référence : 2020 CF 402

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 mars 2020

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

RADOVAN CVETKOVIC

ZRINKA CVETKOVIC

DARKO CVETKOVIC

GORAN CVETKOVIC

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le présent jugement concerne la décision d’un agent d’exécution de la loi (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) de refuser une demande de report de l’exécution de la mesure de renvoi visant les demandeurs. Les demandeurs ont initialement déposé une demande d’asile en 2012, mais sur l’avis d’un nouvel avocat, ils ont décidé de retirer leur demande d’asile en mars 2018, et ont plutôt présenté des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire (les demandes CH) en août 2018. Le 12 décembre 2018, les demandeurs se sont vu signifier une convocation leur enjoignant de se présenter en vue d’être renvoyés en Croatie le 26 décembre 2018.

[2]  Le 13 décembre 2018, les demandeurs ont demandé un report de leur renvoi en se fondant sur trois motifs : leurs demandes CH en attente présentées le 16 juillet 2018; l’intérêt supérieur des deux enfants afin qu’ils puissent terminer leur année scolaire; l’intérêt supérieur d’un des enfants qui avait un rendez‑vous prévu avec un spécialiste des troubles respiratoires infantiles le 18 janvier 2019.

[3]  Le 20 décembre 2018, l’agent a refusé la demande de report de l’exécution de la mesure de renvoi visant les demandeurs, et ce, au titre de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) qui dispose que les mesures de renvoi doivent être exécutées dès que possible.

[4]  Dans leur demande de contrôle judiciaire présentée à la Cour, les demandeurs soutiennent que la décision de l’agent de refuser la demande de report est déraisonnable, car l’agent n’a pas adéquatement pris en considération les demandes CH en attente des demandeurs et l’intérêt supérieur des enfants à court terme.

[5]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Faits

A.  Les demandeurs

[6]  Radovan Cvetkovic (le demandeur principal), Zrinka Cvetkovic (la demanderesse associée), et Darko Cvetkovic et Goran Cvetkovic (collectivement, les demandeurs mineurs) (collectivement, les demandeurs) sont des citoyens de la Croatie. Ils sont respectivement âgés de 38, de 36, de 15 et de 9 ans.

[7]  D’origine serbe, le demandeur principal a grandi à Ostrovo, un village à prédominance serbe. En novembre 2002, à 21 ans, le demandeur principal a été appelé par l’armée croate pour faire son service militaire obligatoire. Pendant qu’il était dans l’armée, le demandeur principal a rencontré son épouse actuelle, la demanderesse associée, qui est d’origine croate. Le couple s’est marié en avril 2004, mais les parents de la demanderesse associée n’ont pas approuvé le mariage interethnique en raison de l’animosité entre les deux groupes ethniques. Les parents de la demanderesse associée ont tenté de garder le couple séparé en déplaçant la demanderesse associée à Umag, ville située à environ 300 kilomètres de son domicile familial de Zrinski Topolovac, mais lorsque la demanderesse associée est tombée enceinte de leur premier enfant, Darko, en 2003, celle‑ci a pu retourner à Zrinski Topolovac peu de temps après.

[8]  Après que le demandeur principal eut terminé son service militaire et eut trouvé du travail, la demanderesse associée et lui ont déménagé à Bjelovar, ville située à 18 kilomètres de Zrinski Topolovac. Ils n’ont pas dit aux parents de la demanderesse associée à quel endroit ils se trouvaient afin de se protéger. Même si, à un moment donné, ils ont tenté de se réconcilier avec les parents de la demanderesse associée, le père de cette dernière a attaqué le demandeur principal avec une fourche et a menacé de le tuer.

[9]  Le premier fils du couple, Darko, est né en mai 2004.

[10]  Lorsque l’employeur (un atelier de réparation automobile) du demandeur principal a fermé en 2005, ce dernier n’a pas réussi à trouver de travail en raison de son origine ethnique serbe. Pour cette raison, la famille a été forcée de déménager à Ostrovo, un village serbe de la Croatie où vivait la famille du demandeur principal.

[11]  À Ostrovo, le père et la sœur du demandeur principal ont ouvertement montré leur dédain envers la demanderesse associée et son origine ethnique. La sœur du demandeur principal se disputait souvent avec la demanderesse associée, et les demandeurs ont déménagé afin de pouvoir vivre de façon autonome. En plus de la famille du demandeur principal, les villageois à Ostrovo harcelaient constamment les demandeurs. Le fils des demandeurs, Darko, a été victime d’intimidation dans son école à prédominance serbe en raison de son ethnie mixte serbo‑croate.

[12]  Le deuxième fils des demandeurs, Goran, est né en octobre 2010. Désirant empêcher que leur fils soit victime d’intimidation et souhaitant échapper au nationalisme de plus en plus violent, les demandeurs se sont enfuis au Canada en 2012, lorsque leur deuxième fils, Goran, avait près de deux ans.

B.  Demande d’asile et demande CH

[13]  Les demandeurs sont arrivés à Montréal le 27 septembre 2012. Comme ils avaient l’intention de présenter une demande d’asile, les demandeurs ont rempli un formulaire Fondement de la demande d’asile à leur arrivée. Au début, les demandeurs ont communiqué avec un avocat par l’entremise du YMCA à Montréal, mais ils ont reçu peu de conseils sur la présentation d’une demande d’asile et ont eu beaucoup de mal à entrer en contact avec l’avocat.

[14]  Après être restés à Montréal pendant six mois, les demandeurs sont déménagés à Toronto, parce que Darko avait du mal à parler le français à l’école. À Toronto, les demandeurs ont retenu les services de Downtown Legal Services le 10 novembre 2014 pendant qu’ils résidaient dans des centres d’accueil.

[15]  Les premières demandes d’asile des demandeurs étaient fondées sur la discrimination et les menaces de violence dont ils avaient été l’objet en Croatie ainsi que sur une crainte pour leur sécurité et leur bien‑être. Toutefois, le nouvel avocat des demandeurs les a avisés que leur situation ne correspondait pas vraiment aux critères juridiques d’une demande d’asile et leur a conseillé de présenter une demande CH. Suivant ces conseils, les demandeurs ont retiré leurs demandes d’asile le 2 mars 2018 avant de déposer un quelconque élément de preuve de fond. L’avocat des demandeurs a souligné durant l’audience que le délai entre le moment où ceux‑ci ont présenté pour la première fois leur demande d’asile en 2012, et le moment où les demandes d’asile ont fini par être retirées en 2018, n’était pas imputable aux demandeurs.

[16]  Le 16 juillet 2018, les demandeurs ont présenté leurs demandes CH.

[17]  Le 12 décembre 2018, les demandeurs se sont vu signifier une convocation leur enjoignant de se présenter le 26 décembre 2018 en vue d’être renvoyés du Canada vers la Croatie.

[18]  Le 13 décembre 2018, les demandeurs ont présenté une demande de report du renvoi, qui reposait sur trois motifs : leurs demandes CH en attente présentée le 16 juillet 2018; l’intérêt supérieur des deux enfants afin qu’ils puissent terminer leur année scolaire; l’intérêt supérieur d’un des enfants qui avait un rendez‑vous prévu avec un spécialiste des troubles respiratoires infantiles le 18 janvier 2019.

[19]  Le 20 décembre 2018, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (l’agent) de l’ASFC a refusé la demande de report du renvoi des demandeurs. Il s’agit de la décision à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire (la décision).

C.  Décision visée par le contrôle

[20]  Dans la décision, l’agent a mentionné que les demandes CH en attente ne donnent pas automatiquement lieu à un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prévue par la LIPR et a affirmé que les demandes en attente continueraient d’être traitées même après le renvoi des demandeurs du Canada. L’agent a conclu qu’une décision relative aux demandes CH n’était ni imminente ni en retard parce que les demandes CH étaient en cours de traitement depuis cinq mois au moment où la décision a été rendue, et le site Web d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) indiquait que le délai de traitement d’une demande CH était de 31 mois à l’époque.

[21]  En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, les demandeurs ont présenté les observations suivantes liées aux demandeurs mineurs :

  1. Goran, le cadet, bénéficie d’un Plan d’enseignement individualisé à l’école, et il a reçu un diagnostic de handicap intellectuel léger et de trouble d’hyperactivité avec déficit de l’attention. Les demandeurs ont fait observer que Goran venait juste de commencer à s’épanouir à l’école.

  2. Darko, l’aîné, qui est en neuvième année, a aussi reçu un diagnostic de handicap intellectuel léger.

[22]  Toutefois, l’agent a souligné que les enfants ne faisaient pas une année d’études formative et n’a pas trouvé d’éléments de preuve suffisants pour montrer que leurs études souffriraient de façon permanente de leur renvoi en Croatie. L’agent n’a pas trouvé d’éléments de preuve suffisants pour établir que les enfants ne seraient pas en mesure de s’inscrire dans le système d’éducation croate.

[23]  Même si l’agent a reconnu que les enfants avaient des besoins éducatifs particuliers, il a fini par conclure qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que les enfants ne seraient pas en mesure de recevoir le soutien éducatif approprié en Croatie.

[24]  Les demandeurs avaient fait valoir qu’ils seraient exposés à un risque s’ils étaient renvoyés en Croatie en raison de la discrimination à l’égard de leur mariage interethnique. L’agent a conclu que les demandeurs avaient eu l’occasion de faire évaluer leur risque lorsqu’ils ont présenté une demande d’asile, mais qu’ils ont choisi de retirer leur demande d’asile.

[25]  Un des motifs évoqués pour la demande de report du renvoi des demandeurs concernait l’état de santé de Darko. À la naissance, Darko a reçu un diagnostic de maladie pulmonaire appelée emphysème lobaire congénital, qui nécessitait une intervention chirurgicale. Darko avait un rendez‑vous de suivi le 18 janvier 2019 avec un spécialiste des troubles respiratoires infantiles. Son spécialiste avait noté que des rendez‑vous médicaux réguliers étaient importants pour surveiller la fonction pulmonaire et les symptômes respiratoires de Darko.

[26]  La documentation médicale du spécialiste de Darko a été envoyée à un autre médecin à des fins d’évaluation, lequel a conclu que Darko n’avait pas développé de [traduction] « complication aiguë importante et continue sur le plan clinique ni montré de signes de décompensation/de séquelles cliniques découlant de sa maladie respiratoire chronique initiale ».

[27]  Pour ce motif, l’agent a signalé que, en l’absence de tout élément de preuve d’ordre médical, actuel et objectif montrant des problèmes importants sur le plan clinique, le demandeur mineur ne se verrait pas empêcher de voyager par avion à des fins de renvoi. L’agent n’a pas relevé d’éléments de preuve suffisants selon lesquels le demandeur mineur ne serait pas en mesure de subir une évaluation médicale auprès d’un spécialiste des troubles respiratoires infantiles en Croatie.

III.  Question à trancher et norme de contrôle

[28]  La question à trancher est celle de savoir si la décision de l’agent de refuser la demande de reporter l’exécution de la mesure de renvoi des demandeurs était raisonnable, et en particulier, si l’agent a commis une erreur dans son évaluation de la demande CH en attente.

[29]  Avant la récente décision de la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (CanLII) [l’arrêt Vavilov], la norme du caractère raisonnable s’appliquait généralement au contrôle des décisions prises par des agents d’exécution de la loi au titre de l’article 48 de la LIPR, comme dans le cas qui nous occupe : Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 (CanLII), au par. 43; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286 (CanLII), au par. 27; Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), au par. 25 [l’arrêt Baron]. Il n’y a toutefois pas lieu de déroger à la norme de contrôle suivie dans la jurisprudence, étant donné que l’application du cadre d’analyse suivant l’arrêt Vavilov entraîne l’application de la même norme de contrôle, soit celle de la décision raisonnable.

[30]  Comme l’a fait remarquer la majorité dans l’arrêt Vavilov, « une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au par. 85). De plus, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au par. 100).

IV.  Analyse

A.  Le moment auquel les demandes CH en attente ont été présentées

[31]  Les demandeurs font valoir que, alors que le pouvoir discrétionnaire d’un agent d’exécution de la loi de reporter le renvoi est limité par le paragraphe 48(2) de la LIPR, l’agent peut néanmoins reporter l’exécution d’une mesure de renvoi lorsqu’un demandeur a présenté en temps opportun une demande CH qui demeure en attente pour des raisons indépendantes du demandeur. Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en s’attachant au fait de savoir si les demandes CH étaient en retard ou si leur résultat était imminent, plutôt que de se concentrer sur le moment auquel les demandes CH ont été présentées par les demandeurs. Les demandeurs affirment que l’analyse de l’agent aurait dû tenir compte du moment auquel les demandes ont été présentées, car il s’agissait du seul facteur sur lequel les demandeurs exerçaient un contrôle. Les demandeurs mentionnent que, après avoir décidé de retirer leurs demandes d’asile sur l’avis du nouvel avocat, ils ont rapidement présenté leurs demandes CH assorties d’un dossier complet dans les quatre mois suivants, et avant de recevoir toute indication selon laquelle ils pourraient être renvoyés.

[32]  Pour étayer leur argument, les demandeurs s’appuient sur plusieurs affaires : Guan c Canada (Sécurité publique), 2010 CF 992 (CanLII), au par. 18; Williams c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 274 (CanLII), au par. 36; Villanueva c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2010 CF 543 (CanLII), aux par. 17‑20 [la décision Villanueva]; Laguto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1111 (CanLII), au par. 31 [la décision Laguto]; Newman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 888 (CanLII), au par. 31; Gebru c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 45 (CanLII); Kanumbi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 336 (CanLII).

[33]  De l’avis de l’intimé, la jurisprudence citée par les demandeurs appuie non pas leur argument, mais plutôt la prétention selon laquelle l’octroi d’un report parce qu’une demande CH est en attente peut être justifié lorsque la demande a été déposée en temps opportun et qu’il n’a pas encore été statué sur celle‑ci en raison d’arriérés dans le système. Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas satisfait au dernier critère, car leurs demandes CH n’étaient en attente que depuis cinq mois au moment où décision a été rendue. Le défendeur affirme que c’est ce à quoi l’agent faisait allusion lorsqu’il a souligné que la décision n’était pas « en retard ».

[34]  En outre, le défendeur fait valoir que les demandeurs ont confondu la question de savoir si une demande CH sur des motifs d’ordre humanitaire était en attente « pour des raisons indépendantes du demandeur » avec celle de savoir si une telle demande était en attente « en raison d’arriérés dans le système ». Le défendeur soutient que la première question renvoie au moment auquel la demande a été présentée et que la dernière concerne le fait de savoir pourquoi la demande n’a pas été traitée. D’après le défendeur, sans cette dernière exigence, le simple dépôt d’une demande CH en temps opportun mettrait fin aux renvois, ce qui irait à l’encontre des intentions du législateur.

[35]  Selon le défendeur, l’agent n’était pas tenu de tenir compte explicitement du fait de savoir si les demandes CH avaient été déposées en temps opportun, puisque leur traitement n’avait pas encore été retardé en raison des arriérés dans le système. Le défendeur s’appuie sur la décision Laguto pour faire valoir que même si la Cour a conclu que l’agent n’avait pas évalué si la demande CH avait été déposée en temps opportun, cette omission était sans importance parce que la demande – qui était en attente depuis deux mois – n’était pas en attente en raison d’arriérés dans le système.

[36]  Sur la question de savoir si l’agent a commis une erreur en évaluant les demandes CH en attente des demandeurs, je ne suis pas convaincu par l’argument des demandeurs, et les décisions qu’ils ont citées ne semblent pas appuyer pleinement leurs arguments.

[37]  Les demandeurs ont fait valoir que la présente affaire se distingue de la décision Laguto, parce que les demandeurs ont demandé un report jusqu’à ce que leur demande ait franchi la première étape, tandis que, dans la décision Laguto, les demandeurs n’ont demandé qu’un report de huit mois. Toutefois, comme le fait remarquer le défendeur, la Cour a affirmé ceci dans la décision Laguto (au par. 39) :

Même si la demande avait porté uniquement sur la première étape d’évaluation de la demande CH, il demeure peu probable que l’omission par l’agent de tenir compte du caractère opportun de la demande constituerait une erreur déterminante aux vues des faits de l’affaire. À supposer que la demande a été présentée en temps opportun, le défendeur fait valoir à juste titre que la demanderesse n’a pas établi que la demande CH n’avait pas fait l’objet d’une décision à cause d’un arriéré.

[…]

Ce n’est que lorsqu’une demande a été soumise en temps opportun et qu’elle n’a pas encore fait l’objet d’une décision à cause d’un arriéré que l’agent doit examiner s’il est justifié de reporter le renvoi en raison d’une demande CH en instance.

[38]  Citant l’arrêt Baron, la Cour d’appel fédérale insiste aussi pour dire dans l’arrêt Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 (CanLII), aux par. 80‑81 que « c’est seulement lorsqu’une demande CH présentée en temps utile est toujours en suspens en raison d’un retard dans le traitement que le report peut être justifié ».

[39]  Les demandeurs ont cité la décision Williams (au par. 36) pour avancer l’idée que l’évaluation de l’agent devrait porter sur le moment auquel la demande CH a été présentée : « [l]e ministre ne devrait pas être autorisé à exécuter avec rigueur son obligation de renvoyer lorsque c’est à lui que sont imputables les raisons pour lesquelles une demande CH soumise en temps opportun et susceptible de rendre le renvoi inutile ou invalide n’a pas été tranchée ». Cependant, cette citation devrait être envisagée dans le contexte élargi de ce que la Cour affirme dans la décision Williams. Au paragraphe 38, le juge Zinn explique ceci :

Bref, l’agent doit déterminer (1) si la demande CH a été soumise en temps opportun et (2) si c’est en raison d’un arriéré imputable au ministère qu’elle n’a pas fait l’objet d’une décision. Ce n’est que lorsqu’il répond par l’affirmative à ces deux questions que l’agent examine s’il est justifié de reporter le renvoi.

[40]  Je suis partiellement d’accord avec les demandeurs pour dire que le moment auquel une demande CH a été présentée peut être pris en considération par un agent, mais la jurisprudence n’appuie pas l’affirmation du demandeur selon laquelle ce moment – comme facteur sur lequel les demandeurs peuvent exercer un contrôle – doit être le point central de l’analyse. Par conséquent, même si l’agent n’a pas explicitement abordé la question du moment auquel les demandes CH ont été présentées, l’omission de l’agent n’était pas déraisonnable.

[41]  Les demandeurs s’appuient sur la décision Villanueva, mais à mon avis, il convient de la distinguer de l’espèce au vu des faits. Dans la décision Villanueva, la Cour a souligné que les agents pourraient tenir compte des arriérés dans le contexte d’une mesure de renvoi. La Cour a conclu que, même si l’agent a été invité à tenir compte de l’arriéré important dans le système pour une demande CH qui a été présentée en temps opportun et qui était en suspens depuis longtemps – 15 mois – l’agent a fait fi de cette demande et a refusé de reporter le renvoi en raison de « l’imminence » (Villanueva, aux par. 35‑36). Ainsi, même si l’agent avait reconnu que la demande CH a été présentée en temps opportun, il a omis de se demander si des arriérés importants dans le système et le fait que la demande CH était en suspens depuis longtemps devraient avoir une incidence sur sa décision (Villanueva, au par. 37).

[42]  Toutefois, dans le cas qui nous occupe, l’agent a mentionné que les demandes CH des demandeurs n’étaient ni imminentes ni en retard, car elles étaient en cours de traitement depuis cinq mois. L’agent a noté si les demandes faisaient partie d’un arriéré, disant qu’elles n’étaient pas « en retard », et comme elles ne satisfaisaient pas à ce critère, il était raisonnable pour l’agent de ne pas aborder explicitement l’aspect du moment auquel les demandes avaient été présentées.

[43]  Même si les demandeurs soutiennent qu’une période de cinq mois révèle que les demandes font partie de l’arriéré dans le système, je souligne que la jurisprudence tient compte du fait de savoir si la demande CH elle‑même est en suspens en raison des arriérés. Le bien‑fondé du report du renvoi ne saurait se justifier uniquement au moyen de la présentation d’une demande CH et de son placement dans la file d’attente du système (même dans le cas d’une demande présentée en temps opportun). L’agent ne peut être invité à retarder le renvoi pour une période indéterminée, et, en l’espèce, la date de la décision relative aux demandes CH était inconnue. De plus, si les demandes en suspens ne faisaient pas encore partie d’un « arriéré », il était raisonnable pour l’agent de ne pas s’intéresser ou se livrer à une analyse sur le fait de savoir si les demandes CH avaient été présentées en temps opportun, puisque cela n’aurait pas eu d’incidence sur le fait de savoir si les demandes CH en attente justifiaient la prise de mesures spéciales pour procéder au report du renvoi.

B.  Prise en considération des statistiques d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada

[44]  Les demandeurs soutiennent que, dans leur demande de report, ils ont présenté des statistiques d’IRCC montrant que le taux d’approbation des demandeurs CH dont le renvoi a été confirmé est de 3,8 %. Les statistiques ont aussi montré que le taux d’approbation des demandes des demandeurs qui restaient au Canada était de 68,2 %. En se fondant sur ces renseignements, les demandeurs ont soutenu que leurs demandes CH subiraient un préjudice considérable s’ils étaient renvoyés. Selon les demandeurs, ces statistiques n’ont jamais fait l’objet d’un examen dans la décision. L’agent a simplement affirmé que les demandes CH continueraient d’être traitées après l’expulsion de la famille.

[45]  D’après les demandeurs, s’ils sont renvoyés avant que la décision relative à la demande CH soit rendue, ils perdront leur droit à une prise en considération équitable de leurs demandes CH. Les demandeurs soutiennent que le défaut de l’agent de tenir compte adéquatement de cette question rend l’objectif des motifs d’ordre humanitaire – un recours équitable et humanitaire – illusoire.

[46]  En outre, les demandeurs font valoir que le fait que l’agent n’ait pas tenu compte des statistiques défie les principes de l’équité procédurale, car le processus de demande de report devrait être accessible aux plaideurs représentés par eux‑mêmes et que la demande doit être présentée d’une manière limitée dans le temps.

[47]  Le défendeur soutient que, sans l’analyse d’experts, les données statistiques ont peu de valeur probante et n’ont pas besoin de faire l’objet d’un examen. Le défendeur cite plusieurs décisions dans lesquels la présente Cour et la Cour d’appel fédérale ont exprimé une mise en garde à propos du fait de tirer des conclusions des statistiques en l’absence de l’analyse d’experts (Es‑Sayyid c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59 (CanLII), aux par. 45‑49 [l’arrêt Es‑Sayyid]; Gillani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 533 (CanLII), au par. 43; Zupko c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1319 (CanLII), au par. 22; Xuan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 673 (CanLII), au par. 15).

[48]  Qui plus est, le défendeur fait observer que la Cour s’est montrée sceptique par rapport à la valeur probante des éléments de preuve soumis par les demandeurs, signalant que la corrélation entre le taux de réussite des demandes CH et l’interdiction de séjour au Canada d’un demandeur ne suppose pas nécessairement un lien de causalité (Barco c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 421 (CanLII), aux par. 23, 26; Brown c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CanLII 83141 (CF), au par. 6). Par exemple, les demandeurs qui présentent de solides facteurs CH ont peut‑être été moins susceptibles d’être renvoyés du Canada, et ceux qui présentent des demandes CH plus faibles peuvent avoir été plus susceptibles de partir volontairement ou d’être renvoyés avant qu’une décision relative à leur demande soit rendue.

[49]  Même si je souscris à la position de l’intimé selon laquelle la corrélation n’indique pas nécessairement une relation de causalité, en l’espèce, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve. Les demandeurs avaient fait valoir que leur renvoi ne leur permettrait pas d’obtenir une véritable réparation dans la prise en considération de leurs demandes CH en attente, citant les statistiques d’IRCC à l’appui. Même si la présentation d’une demande CH n’exige pas nécessairement le report d’une demande de renvoi, dans le cas qui nous occupe, l’agent semble n’avoir tenu aucun compte des éléments de preuve à l’appui et des arguments. Il se borne à dire que les demandes CH en suspens des demandeurs continueraient d’être traitées même après leur renvoi prévu du Canada.

[50]  Même si je prends acte des conclusions de la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Es‑Sayyid, concernant l’analyse statistique, à mon avis, la présente affaire peut être distinguée à partir des faits. L’arrêt Es‑Sayyid concernait le cas d’un réfugié au sens de la Convention, qui s’était vu délivrer un avis de danger et faisait l’objet d’une mesure de renvoi, dans lequel un professeur de droit a fourni une opinion sous forme d’analyse statistique à l’appui de l’argument du demandeur selon lequel le juge avait fait naître une crainte raisonnable de partialité (Es‑Sayyid, aux par. 1, 25, 36‑50). Dans cette affaire, l’analyse présentait une opinion d’ordre statistique sur une série d’affaires de criminalité et son lien allégué avec la partialité dans les décisions correspondantes.

[51]  Au moment d’établir une distinction entre la présente affaire et l’arrêt Es‑Sayyid, le contexte est important. Dans l’affaire qui nous occupe, les statistiques ont été produites par IRCC, et non pas par les demandeurs. Qui plus est, l’affaire ne concerne ni la criminalité ni une analyse statistique qui tente de prouver une crainte raisonnable de partialité. Les demandeurs demandaient simplement à l’agent de tenir compte des statistiques d’IRCC à la lumière de l’argument selon lequel leur renvoi leur porterait préjudice.

[52]  Cela ne veut pas dire que les données statistiques ont été déterminantes dans les observations des demandeurs ni que l’agent aurait dû accorder aux données statistiques une valeur probante élevée. Toutefois, même s’il a fait des affirmations, de but en blanc, dans ses motifs, sur les demandes CH en attente et les répercussions du renvoi, l’agent n’a pas donné de détails sur la prise en considération des éléments de preuve à l’appui, et il a donc omis d’en tenir compte adéquatement. D’après les motifs, il n’est pas clair pourquoi l’agent a accordé une valeur moindre aux données statistiques ni même si celles‑ci ont été prises en considération.

[53]  Cela rend la décision de l’agent déraisonnable.

V.  Question certifiée

[54]  À l’audience, les demandeurs ont proposé que la question suivante soit certifiée :

Quelle est l’étendue et la nature du pouvoir discrétionnaire d’un agent de renvoi, saisi d’une demande présentée par une personne frappée d’une mesure de renvoi valide, de reporter le renvoi en fonction du moment auquel la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire en attente a été présentée?

[55]  Les demandeurs sont d’avis que la question à certifier proposée [traduction] « varie légèrement par rapport à la question certifiée par la Cour fédérale dans la décision Benitez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 1307 », mais que la question proposée offre un libellé élargi de la question précédemment certifiée et qu’elle insiste sur le moment auquel une demande CH en attente a été présentée.

[56]  Le défendeur s’oppose à la certification. Il soutient que la question proposée a déjà fait l’objet d’une analyse par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Baron et Lewis. Dans l’arrêt Lewis, la juge Gleason a confirmé et réaffirmé les principes exprimés dans l’arrêt Baron, au par. 81, soulignant que le moment auquel est présentée une demande CH est associé au fait de savoir si le retard est causé par un arriéré dans le système de traitement :

L’incidence de la Convention sur le type d’appréciation qui doit être effectuée par les agents d’exécution a été discutée directement par notre Cour à l’occasion de l’affaire Baron. Notre Cour a alors conclu sans équivoque au paragraphe 47 que la Convention n’exige ni une véritable analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant par un agent d’exécution ni le report du renvoi tant qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée en temps inopportun n’a pas été réglée. Au contraire, retenant les observations de l’arrêt Simoes, notre Cour à l’occasion de l’affaire Baron a reconnu que c’est seulement lorsqu’une demande CH présentée en temps utile est toujours en suspens en raison d’un retard dans le traitement que le report peut être justifié.

[57]  À mon avis, la question proposée a déjà été examinée par la Cour d’appel fédérale. Je ne suis pas convaincu que le libellé légèrement différent de la question soulève une question grave ou de portée générale.

VI.  Conclusion

[58]  Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable.

[59]  Je suis d’avis de rejeter la demande de certification présentée par le demandeur, puisque je ne crois pas que la présente affaire soulève une question grave de portée générale au sens de l’alinéa 74 de la LIPR.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6381‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 13e jour de mai 2020.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6381‑18

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

RADOVAN CVETKOVIC, ZRINKA CVETKOVIC, DARKO CVETKOVIC ET GORAN CVETKOVIC c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 OCTOBRE 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 23 MARS 2020

 

COMPARUTIONS :

Prasanna Balasundaram

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Daniel Engel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Downtown Legal Services

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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