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Dossier : IMM-4442-19

Référence : 2020 CF 623

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2020

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

HANNINGTON BALYOKWABWE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, Hannington Balyokwabwe, présente une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de rejeter sa demande d’asile. La SPR a conclu que la demande du demandeur était manifestement infondée, conformément à l’article 107.1 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le demandeur affirme que la décision portant que sa demande d’asile est manifestement infondée était déraisonnable. Il sollicite une ordonnance annulant la décision de la SPR et renvoyant sa demande d’asile à un tribunal de la SPR différemment constitué afin qu’il rende une décision.

[2]  J’accorde l’ordonnance demandée pour les motifs exposés ci-dessous. La décision de la SPR est annulée, et la demande d’asile du demandeur est renvoyée à un tribunal de la SPR différemment constitué pour nouvelle décision.

II.  Le contexte

[3]  Le demandeur est un citoyen de l’Ouganda. Sa demande d’asile est fondée sur ses affirmations selon lesquelles il était un praticien de la santé dans une clinique médicale en Ouganda et qu’il a été arrêté et détenu pour avoir fourni des services médicaux à des groupes marginalisés, y compris des membres de la communauté LGBTQ. Avant de venir au Canada, le demandeur a demandé sans succès l’asile aux États-Unis pour le même motif.

[4]  La SPR a conclu que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention, aux termes de l’article 96 de la LIPR, ni une personne à protéger, aux termes de l’article 97 de la LIPR. La crédibilité était le facteur déterminant. Le tribunal a conclu que le demandeur n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il était exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté, pour un motif énoncé dans la Convention, ou qu’il était exposé au risque d’être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à son retour en Ouganda.

[5]  La SPR s’est ensuite penchée sur la question de savoir si la demande d’asile du demandeur était manifestement infondée et a écrit ce qui suit :

[37]  Le tribunal a examiné la question de savoir si cette demande d’asile est manifestement infondée. Suivant la LIPR, le tribunal fait état dans sa décision du fait que la demande est manifestement infondée s’il estime que celle-ci est clairement frauduleuse (article 107.1 de la LIPR). En raison des préoccupations relatives à la crédibilité du fondement de la demande d’asile, le tribunal conclut qu’elle est clairement frauduleuse. En effet, des parties importantes de la demande d’asile comportent de fausses allégations. Le demandeur d’asile a présenté de faux documents à l’appui de fausses allégations selon lesquelles il a fourni des services médicaux et des services de consultation en santé à des gens de la communauté LGBTQ. Il a également présenté de faux documents de police à l’appui de fausses allégations selon lesquelles il aurait été arrêté et détenu au titre d’une accusation de promouvoir l’homosexualité.

[38]  Ayant conclu que le demandeur d’asile a présenté des renseignements frauduleux à l’appui d’éléments au cœur de sa demande d’asile, comme il a été mentionné ci-dessus, le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, que la présente demande d’asile est manifestement infondée.

III.  Les questions en litige

[6]  La principale question en litige est de savoir si la décision de la SPR portant que la demande d’asile du demandeur est clairement frauduleuse, donc manifestement infondée, était raisonnable.

[7]  Le défendeur soutient qu’il y a une deuxième question en litige, soit celle de savoir si les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité, lesquelles ont mené au rejet de la demande d’asile du demandeur, étaient raisonnables.

IV.  Les observations des parties

A.  Les observations écrites et orales du demandeur

[8]  Le demandeur soutient qu’il y a une question de droit à trancher dans le cadre du contrôle : si la SPR a conclu de façon déraisonnable que la demande d’asile du demandeur était manifestement infondée. Le demandeur reconnaît que la SPR aurait rejeté sa demande d’asile en se fondant sur ses conclusions défavorables quant à la crédibilité, même sans conclure que sa demande d’asile est manifestement infondée. Néanmoins, le demandeur fait valoir que les conclusions de la SPR voulant qu’aucun élément de preuve à l’appui de sa demande d’asile n’ait de valeur, et que sa demande soit manifestement frauduleuse, étaient déraisonnables et qu’elles constituent un fondement suffisant pour annuler la décision dans son intégralité, même si une ou plusieurs conclusions défavorables quant à la crédibilité pourraient être confirmées dans le cadre du contrôle judiciaire.

[9]  Deux conséquences juridiques graves découlent de la décision de la SPR portant que la demande d’asile est « manifestement infondée » :

[10]  Le demandeur fait valoir que ces conséquences graves devraient éclairer l’interprétation de l’article 107.1 de la LIPR et que les conclusions de demandes d’asile manifestement infondées devraient être réservées aux cas les plus flagrants.

[11]  L’article 107.1 assimile « manifestement infondée » [« manifestly unfounded »] à « clairement frauduleuse » [« clearly fraudulent »]. Le sens que donne le dictionnaire à « clairement » [« clearly »] est [traduction« sans équivoque ou résolument », ce qui sous‑entend un degré élevé de certitude. Dans Warsame c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 596 [Warsame], la Cour a conclu ce qui suit :

[30]  Pour qu’une demande d’asile soit dite frauduleuse, il faut que le demandeur ait déclaré qu’une situation est d’une certaine nature alors qu’en réalité elle ne l’est pas. Mais ce n’est pas n’importe quel mensonge ou rapport inexact qui revêt la demande d’asile d’un caractère frauduleux. Il faut pour cela que les déclarations malhonnêtes, les supercheries, les mensonges touchent à un aspect important de cette demande, de sorte à influer substantiellement sur la décision dont elle fera l’objet. À mon sens, une demande d’asile ne peut être dite frauduleuse si la malhonnêteté n’a pas d’effet substantiel sur la décision à laquelle elle donne lieu.

[31]  Si le terme « frauduleuse » dénote la nécessité d’assertions inexactes ou de la dissimulation d’un fait important dans le but d’induire une autre personne à agir à son détriment, j’aurais tendance à penser que le terme « clairement » (clearly) concerne le degré de fermeté de la conclusion. Par exemple, le Black’s Law Dictionary, West Group, 7e éd., définit la [TRADUCTION] « norme de la décision manifestement (clearly) erronée » comme la norme suivant laquelle [TRADUCTION« un jugement peut être infirmé si la cour d’appel a la ferme conviction qu’il est entaché d’une erreur ». De même, pour qu’une demande d’asile soit clairement frauduleuse, il faut à mon avis que le décideur ait la ferme conviction que l’intéressé cherche à obtenir l’asile par des moyens frauduleux, par exemple des mensonges ou une conduite malhonnête, qui influent sur le point de savoir si sa demande d’asile sera ou non accueillie. Les mensonges d’importance secondaire ou antérieurs à la présentation de la demande d’asile ne semblent pas remplir cette condition. [Italique dans l’original.]

[12]  Le demandeur soutient que la SPR a confondu le manque de crédibilité et/ou l’absence de preuve crédible avec une demande clairement frauduleuse. Une conclusion défavorable sur la crédibilité n’est pas synonyme de demande frauduleuse : Nagornyak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 215 [Nagornyak], au par. 14.

[13]  Le seuil à franchir pour déterminer qu’une demande d’asile est manifestement infondée est rigoureux : Yuan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 755, au par. 45. Le demandeur fait valoir que sa demande d’asile ne satisfait pas raisonnablement à ce seuil. En outre, le demandeur soutient que la SPR a appliqué la mauvaise norme de preuve en concluant que sa demande était manifestement infondée selon la prépondérance des probabilités. Le demandeur affirme que cette norme de preuve est incompatible avec le seuil rigoureux à franchir.

[14]  Le demandeur soutient que le raisonnement de la SPR à l’appui de la décision portant que la demande d’asile est manifestement infondée n’est pas transparent, intelligible et justifié, et qu’il constitue une erreur susceptible de contrôle. La décision portant que la demande est manifestement infondée découle de deux principales conclusions de la SPR : 1) le demandeur a présenté de faux documents à l’appui de fausses allégations selon lesquelles il avait fourni des services médicaux et des services de consultation en santé à des gens de la communauté LGBTQ; 2) il a fourni de faux documents de police à l’appui de fausses allégations selon lesquelles il avait été arrêté et détenu au titre d’une accusation de promouvoir l’homosexualité. Le demandeur soutient que les motifs de ces conclusions, comme il est indiqué ci‑dessous, n’atteignent pas raisonnablement le niveau de « clairement frauduleuse » et n’appuient pas raisonnablement la décision de la SPR portant que sa demande est manifestement infondée. D’autres conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité sont des prolongements déraisonnables de ces deux conclusions principales.

(1)  Les documents de professionnels de la santé et de cliniques de santé

[15]  La SPR a conclu que trois documents présentés pour démontrer que le demandeur était un professionnel de la santé agréé et autorisé à exploiter une clinique de santé en Ouganda étaient frauduleux. La conclusion de la SPR était fondée sur des irrégularités dans les documents ainsi que sur des déclarations figurant dans le Cartable national de documentation (le CND) concernant la prévalence de documents frauduleux en Ouganda.

[16]  Le demandeur fait valoir que la SPR a exagéré les irrégularités en déclarant dans ses motifs que « [c]es documents suscit[aient] plusieurs préoccupations » et que « chaque document soumis présentait sa part d’irrégularités », irrégularités qu’elle a qualifiées de « frappantes ». En fait, deux des documents contiennent une seule erreur d’orthographe mineure (le mot « calendar » [« calendrier »] est mal orthographié [« Calender »] dans un document, et le mot « registered » [« enregistré »] est mal orthographié [« Registred »] dans un autre), et il n’y a aucune irrégularité dans le troisième document. Le demandeur s’appuie sur la décision Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 [Oranye], qui a mis en garde contre le fait de s’appuyer sur des fautes d’orthographe pour étayer une conclusion de fraude, une accusation grave (aux par. 23 et 24). Le demandeur soutient également que la SPR s’est appuyée de façon déraisonnable sur des déclarations figurant dans le CND au sujet de la prévalence de documents frauduleux en Ouganda, parce que, suivant Cheema c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 224, au paragraphe 7, celles-ci démontrent uniquement qu’il serait possible de se procurer de faux documents.

(2)  Les documents des services de police

[17]  Le demandeur a présenté des documents des services de police à l’appui de son affirmation selon laquelle il avait été arrêté par la police et détenu pour avoir fourni des services de soins de santé aux membres de la communauté LGBTQ. « À la lumière des erreurs dans le document de mise en liberté sous caution et des contractions irrésolues dans le récit de l’arrestation présenté par le demandeur d’asile », la SPR a conclu que l’arrestation n’avait jamais eu lieu et que les documents des services de police étaient frauduleux (Motifs et décision, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Section de la protection des réfugiés (Motifs, au par. 19).

[18]  Le demandeur fait valoir que ces conclusions étaient déraisonnables pour deux raisons : (i) la lacune relevée dans le document de mise en liberté sous caution était que ce dernier renvoyait à une disposition de la loi sur le code de procédure pénale de l’Ouganda différente de celle que révèle la lecture du CND (Motifs, au par. 14), mais, le CND ne révèle pas la bonne disposition législative et prévient expressément que les renseignements étaient rares parmi les sources consultées; (ii) les « [contradictions] irrésolues dans le récit de l’arrestation présenté par le demandeur d’asile » consistaient en fait en une divergence mineure entre les dates d’arrestation et de détention figurant à l’annexe 12 de la demande au « point d’entrée », alors que l’une des contradictions alléguées quant au lieu de l’arrestation n’en était pas du tout une : l’une des descriptions était générale (à sa clinique), tandis que l’autre était précise (lors d’une réunion communautaire dans une aire publique de la clinique).

[19]  Le demandeur fait valoir que les décideurs ne devraient pas faire des inférences déraisonnables concernant les divergences entre une fiche au point d’entrée et des témoignages et documents corroborants, ni être prompts à qualifier ces divergences d’incohérences : Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1102, au par. 16, et Cetinkaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 8, au par. 50. Cela est particulièrement vrai lorsque ces inférences constituent le fondement de la conclusion selon laquelle une demande est clairement frauduleuse et, donc, manifestement infondée.

[20]  En outre, le demandeur déclare que le tribunal a étendu de façon déraisonnable ses conclusions concernant le manque de fiabilité du document de mise en liberté sous caution à d’autres documents traitant des mêmes faits. La SPR a conclu que deux autres documents des services de police (une sommation et un rapport à la police fait par les proches du demandeur) étaient faux, parce qu’ils renvoyaient au document de mise en liberté sous caution et/ou « découl[aient] […] des mêmes faits qui [avaient] été jugés comme étant non crédibles » (Motifs, au par. 20).

[21]  La SPR a conclu que les affidavits et les lettres que le demandeur avait soumis « n’aid[aient] pas à démontrer le bien fondé des éléments centraux de la présente demande d’asile[, parce qu’ils] trait[aient] des faits et des incidents sur lesquels le demandeur d’asile a[vait] eu l’occasion de témoigner, mais qu’il n’a[vait] pas été en mesure de prouver » (Motifs, au par. 32). Le demandeur déclare que la SPR a étendu de façon déraisonnable certaines conclusions quant à la crédibilité à presque tous les éléments de preuve, y compris les affidavits. À cet égard, le demandeur fait valoir que le tribunal a omis d’apprécier chaque élément de preuve de façon indépendante : N’kuly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 112, au par. 41 (qui fait référence au fait que l’avocate a invoqué Nkonka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (13 janvier 2016), Toronto, IMM-2416-15 (CF)); Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 307, au par. 18. La SPR a également omis d’accorder aux déclarations sous serment le bénéfice de la présomption de véracité : Dirieh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 939, au par. 28.

B.  Les observations écrites et orales du défendeur

[22]  Le défendeur soutient qu’il y a deux questions de droit à trancher dans le cadre du contrôle, et non une : le caractère raisonnable des conclusions de la SPR quant à la crédibilité et le caractère raisonnable de la décision de la SPR portant que la demande d’asile du demandeur est manifestement infondée. Bien que le défendeur affirme que la décision portant que la demande d’asile est manifestement infondée était raisonnable, si la Cour n’est pas d’accord, mais juge que les conclusions quant à la crédibilité étaient raisonnables, cela pourrait donner lieu à une ordonnance qui renvoie à la SPR uniquement la décision portant que la demande est manifestement infondée, ouvrant ainsi la possibilité d’un appel devant la SAR à l’égard des conclusions défavorables du tribunal de la SPR quant à la crédibilité.

(1)  Les conclusions quant à la crédibilité étaient raisonnables

[23]  Le défendeur soutient qu’il n’y a pas eu d’erreur susceptible de contrôle et que la Cour ne devrait pas s’ingérer dans l’appréciation qu’a faite la SPR de la crédibilité, à moins qu’elle ne soit convaincue que la SPR a fondé sa conclusion sur des considérations non pertinentes ou fait abstraction d’éléments de preuve. Si la SPR pouvait raisonnablement, au vu du dossier, tirer les inférences et les conclusions auxquelles elle est arrivée, la Cour ne devrait pas s’ingérer ou apprécier la preuve à nouveau, même si elle ne souscrit pas à ces inférences et conclusions : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381; Houshan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 650.

[24]  Le défendeur déclare que la SPR peut rejeter même des éléments de preuve non contredits s’ils ne concordent pas avec les probabilités applicables à l’affaire dans son ensemble. La SPR peut tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant uniquement sur l’invraisemblance du récit du demandeur, et elle peut tirer des conclusions raisonnables fondées sur le bon sens et la rationalité : Faryna c Chorny, [1952] 2 DLR 354 (CA C-B); K K c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 78; Pathmanapan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 763).

[25]  Le défendeur soutient qu’il était loisible à la SPR de tirer une conclusion générale selon laquelle le témoignage du demandeur n’était pas crédible à la lumière des nombreuses incohérences importantes qu’il contenait, pour lesquelles il n’a donné aucune explication raisonnable, et qui jetaient le doute sur l’ensemble de sa demande d’asile. La SPR a conclu que le demandeur manquait de crédibilité, en raison de l’effet cumulatif des incohérences ci-dessous :

[26]  En ce qui concerne les documents sur l’emploi allégué en tant que professionnel de la santé, le défendeur soutient que le libellé employé par la SPR indiquant l’existence de multiples irrégularités ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle pour deux raisons : (i) il n’est pas clair si, en fait, d’autres erreurs sont effectivement présentes dans les documents; (ii) même s’il n’y a que deux erreurs, la SPR s’est exprimée clairement au sujet des erreurs. Deux erreurs importantes et flagrantes dans les titres des documents sont plus que suffisantes pour étayer une conclusion selon laquelle les documents sont faux : Rahman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1495. Le défendeur déclare que conclure que les trois documents sont frauduleux n’est pas déraisonnable simplement du fait que l’un d’eux ne contient aucune irrégularité et n’est pas frauduleux à première vue. La prise en compte de la prévalence des documents frauduleux en Ouganda en général ne constituait pas une erreur, et la liste figurant dans le CND des documents frauduleux qu’il est possible de se procurer n’est pas exhaustive.

[27]  Le défendeur soutient que la SPR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle n’a accordé aucun poids aux affidavits et aux lettres d’amis, de membres de la famille et de l’avocat ougandais du demandeur, parce que ceux-ci se rapportent à des faits que le demandeur n’a pas été en mesure d’établir par son témoignage, et parce que les déposants n’ont pas témoigné à l’audience.

[28]  En ce qui concerne les documents des services de police relatifs à l’arrestation du demandeur, le défendeur soutient que les écarts de date ne sont pas mineurs et qu’ils se retrouvent dans tous les documents fournis par le demandeur à l’appui de sa demande d’asile. En outre, le document de mise en liberté sous caution contient une erreur majeure du fait qu’il n’indique pas la bonne disposition législative. Enfin, il n’y a aucune erreur dans la conclusion de la SPR voulant que les deux descriptions qu’a faites le demandeur du lieu de son arrestation soient incohérentes, et qu’il n’ait pas fourni d’explication raisonnable pour justifier cette incohérence.

[29]  Selon le défendeur, la SPR a porté son attention sur les incohérences qui sont au cœur de la demande d’asile du demandeur. La SPR tire régulièrement des conclusions de ce genre et a le droit de le faire, comme il est étayé dans l’essentiel de la jurisprudence.

(2)  La décision portant que la demande d’asile est manifestement infondée était raisonnable

[30]  Le défendeur soutient que le demandeur manquait de crédibilité au point de rendre l’intégralité de sa demande d’asile manifestement infondée. Les conséquences découlant d’une telle conclusion — aucun appel devant la SAR et aucun sursis à l’exécution de la mesure de renvoi — reflètent l’intention de la disposition. L’objectif est de maintenir l’intégrité du système et d’éviter de l’embourber avec des cas qui sont dépourvus de fondement à un point tel qu’ils sont manifestement infondés. De plus, le déni d’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi n’a aucune conséquence en l’espèce, parce qu’en fait, le demandeur n’a pas été renvoyé du Canada avant l’audition de sa demande de contrôle judiciaire.

[31]  Le défendeur fait valoir que la SPR n’a pas confondu la notion de « manifestement infondée » avec un manque de crédibilité. La SPR a d’abord conclu que le demandeur n’était pas crédible, puis a conclu que l’intégralité de sa demande d’asile était totalement dénuée de crédibilité, et ce, au point qu’elle était manifestement infondée.

[32]  Le défendeur soutient que la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que, selon la prépondérance des probabilités, la demande d’asile était manifestement infondée. La norme de preuve pour une décision rendue aux termes de l’article 107.1 est la norme civile de la prépondérance des probabilités; toutefois, la question à trancher consiste à déterminer si la demande est « clairement frauduleuse », conformément au critère énoncé dans Warsame. Selon le défendeur, la SPR n’a commis aucune erreur à cet égard. Les tromperies et les mensonges du demandeur sont au cœur même de sa demande d’asile. L’affirmation selon laquelle il est un clinicien qui a aidé des personnes LGBTQ est au cœur de sa demande d’asile et a été jugée entièrement non crédible.

[33]  Une décision portant que la demande d’asile est manifestement infondée n’est pas rendue à la légère. Le défendeur soutient qu’il faut faire preuve de déférence à l’égard de la SPR, tant en ce qui a trait aux conclusions sur la crédibilité qu’à la décision portant que la demande du demandeur est manifestement infondée.

V.  Analyse

A.  La norme de contrôle

[34]  La norme de contrôle applicable est la décision raisonnable. La norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité et à sa conclusion selon laquelle la demande d’asile du demandeur est manifestement infondée : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, notamment au par. 25, entre autres [Vavilov]; Nanyongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 105, au par. 8; Nagornyak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 215, au par. 11.

[35]  La norme de la décision raisonnable est une norme déférente. La cour de révision n’est appelée qu’à décider du caractère raisonnable de la décision rendue par le décideur administratif — ce qui inclut à la fois le raisonnement suivi et le résultat obtenu : Vavilov, au par. 83. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle : Vavilov, aux par. 85 et 86. Elle est également justifiée dans les motifs au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux par. 105 à 135.

[36]  Il incombe à une partie qui conteste une décision de démontrer qu’elle est déraisonnable. Cette partie doit démontrer que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence : Vavilov, au par. 100.

B.  La norme de preuve et le seuil pour conclure qu’une demande d’asile est clairement frauduleuse

[37]  Comme il a été mentionné dans la section ci-dessus qui résume les observations des parties, le demandeur fait valoir que l’article 107.1 de la LIPR doit être réservé aux cas les plus flagrants. Il fait valoir que la SPR a commis une erreur en confondant le manque de crédibilité et/ou l’absence de preuve crédible avec une demande d’asile clairement frauduleuse. Le demandeur soutient également que la SPR a appliqué la mauvaise norme de preuve, soit la prépondérance des probabilités, laquelle est incompatible avec le seuil rigoureux à franchir pour conclure qu’une demande est manifestement infondée, seuil qui a été établi par la jurisprudence de la Cour.

[38]  Le défendeur soutient qu’aucune erreur n’a été commise. La SPR a d’abord conclu que le demandeur n’était pas crédible, puis a conclu que l’ensemble de sa demande d’asile était manifestement infondée au regard des tromperies et mensonges qui sont au cœur même de sa demande d’asile. L’affirmation selon laquelle il est un clinicien ayant aidé des gens de la communauté LGBTQ est au cœur même de sa demande d’asile et a été jugée entièrement non crédible. La norme de preuve pour une décision rendue aux termes de l’article 107.1 est la norme civile de la prépondérance des probabilités; toutefois, la question à trancher consiste à déterminer si la demande est « clairement frauduleuse », conformément au critère énoncé dans Warsame.

[39]  Les avocates n’ont invoqué aucune affaire définissant spécifiquement la norme de preuve applicable à l’article 107.1 de la LIPR. Toutefois, la Cour suprême du Canada a déclaré clairement que la seule norme de preuve civile était la prépondérance des probabilités. Dans toute instance civile, un décideur doit avoir présentes à l’esprit la gravité et les conséquences des allégations, mais ces considérations ne modifient pas la norme de preuve : FH c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], aux par. 26 à 49.

[40]  Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la norme civile de la prépondérance des probabilités s’applique, et que la question est de savoir si la demande d’asile est clairement frauduleuse, conformément au critère énoncé dans Warsame. Le demandeur n’a pas démontré que la SPR avait commis une erreur en appliquant la norme civile de preuve. En outre, il n’est pas nécessaire d’ajouter « le caractère flagrant » comme condition pour satisfaire au critère énoncé à l’article 107.1. Le seuil rigoureux adopté par la Cour pour déterminer si une demande est manifestement infondée est évident, au vu du libellé de l’article 107.1 même.

[41]  Le demandeur n’a pas démontré que la SPR avait commis une erreur en confondant le manque de crédibilité avec une demande manifestement infondée. D’après les déclarations contenues dans les motifs de la SPR, il semble effectivement, comme le fait valoir le défendeur, que la SPR a fondé sa décision portant que la demande d’asile du demandeur est manifestement infondée sur des tromperies et des mensonges qui vont au cœur même de la demande, y compris l’affirmation selon laquelle il est un clinicien ayant aidé des gens de la communauté LGBTQ. Par conséquent, je ne peux conclure que la SPR n’a pas compris le seuil rigoureux à franchir pour rendre une décision portant qu’une demande est manifestement infondée, et le demandeur n’a pas établi que la SPR avait commis une erreur à cet égard.

[42]  Toutefois, comme je l’explique dans la section suivante, les tromperies, les mensonges et les conclusions de fraude énoncés dans les motifs de la SPR et invoqués dans les observations du défendeur ne sont pas étayés par la preuve au dossier. Les motifs de la SPR comprennent des conclusions défavorables quant à la crédibilité qui sont fondées sur des exagérations relatives à la preuve ou une interprétation erronée de celle‑ci. Des éléments de preuve pertinents ont été écartés de façon déraisonnable ou ne se sont vus accorder aucun poids. Même conjuguées, ces conclusions n’appuient pas raisonnablement la décision de la SPR portant que la demande d’asile du demandeur est manifestement infondée.

C.  La décision portant que la demande d’asile est manifestement infondée

[43]  L’article 107.1 de la LIPR prévoit que la SPR fait état dans ses motifs du fait que la demande d’asile est manifestement infondée si elle estime que celle‑ci est clairement frauduleuse. Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus qu’il y a suffisamment de lacunes importantes dans les motifs de la SPR — à l’appui de sa décision portant que la demande est manifestement infondée — pour conclure que la décision est déraisonnable.

[44]  La SPR a le droit de faire des conclusions générales quant au manque de crédibilité en se fondant sur l’accumulation d’incohérences et de contradictions, et une conclusion générale sur le manque de crédibilité peut se prolonger à d’autres éléments de preuve : Hohol c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 870, au par. 19, citant Lawal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 558, au par. 22. Toutefois, la SPR doit se garder de conclure trop hâtivement qu’un demandeur d’asile n’est pas crédible : Jamil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 792, aux par. 24 et 25. Fait important à cet égard, la SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité et des conclusions de fraude qui n’étaient pas fondées sur la preuve. Elle a également étendu de façon déraisonnable ces conclusions à d’autres témoignages et documents qui n’étaient pas par ailleurs contestés, et elle n’a pas examiné de manière indépendante la preuve pertinente ni accordé de poids à celle-ci en conséquence.

[45]  Dans tous les cas, la preuve doit être examinée attentivement et doit être suffisamment claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités : McDougall, aux par. 45 et 46. La conclusion de fraude est sérieuse et doit être fondée sur la preuve : Oranye, au par. 24. De même, une conclusion selon laquelle la demande est « clairement frauduleuse » doit être fondée sur la preuve. Je conclus que la décision de la SPR portant que la demande d’asile du demandeur est clairement frauduleuse et manifestement infondée est déraisonnable, parce qu’elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti, et qu’elle ne satisfait donc pas au critère de la décision raisonnable énoncé dans Vavilov.

(1)  Les documents de professionnels de la santé et de cliniques de santé

[46]  La décision de la SPR portant que la demande d’asile est manifestement infondée s’appuie d’abord sur le fait que le demandeur a présenté de faux documents pour étayer de fausses allégations selon lesquelles il avait fourni des services médicaux et des services de consultation en santé à des gens de la communauté LGBTQ en Ouganda, un élément au cœur de sa demande d’asile (Motifs, aux par. 37 et 38).

[47]  Les conclusions défavorables quant à la crédibilité se rapportant au premier fondement sont exposées dans la section des motifs intitulée « Le demandeur n’était pas crédible dans sa prétendue appartenance, à titre de clinicien (adjoint au médecin), à un organisme qui réglemente la profession de la santé ». Dans cette section, la SPR a déclaré qu’elle avait des préoccupations à l’égard des documents à l’appui des allégations du demandeur selon lesquelles il était qualifié en tant que clinicien et qu’il était autorisé à exploiter une clinique privée.

[48]  La SPR a porté son attention sur trois documents : un certificat d’enregistrement, un permis d’exploitation d’un centre de santé privé et un permis d’exercice annuel pour les professionnels de la santé alliés inscrits. Le tribunal a conclu que ces trois documents étaient frauduleux, au motif que chacun comportait son lot d’irrégularités flagrantes à première vue, et qu’il était facile de se procurer des documents frauduleux en Ouganda.

[49]  En examinant les documents, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que ce n’est pas vrai que chaque document comporte de multiples irrégularités flagrantes. Un document comporte le mot mal orthographié « Registred » dans son titre, un autre comporte le mot mal orthographié « calender » au bas de la page, et un autre ne comporte aucune irrégularité. Il était déraisonnable pour la SPR de s’appuyer sur des irrégularités exagérées pour étayer sa conclusion de fraude.

[50]  De plus, le demandeur a présenté d’autres documents et témoignages se rapportant à ses qualifications en tant que clinicien. La raison pour laquelle ils n’ont pas été considérés comme un facteur permettant d’apprécier la véracité des allégations du demandeur et l’authenticité des certificats et des permis n’est pas claire. Le demandeur a témoigné au sujet des cours qu’il avait achevés, en Ouganda, dans le domaine de la médecine clinique et celui de la santé communautaire. Le dossier comprend des attestations scolaires, dont l’une provient de l’école M’bale pour les cliniciens, lesquelles indiquent que le demandeur a achevé un cours de trois ans aux termes duquel il a obtenu un diplôme en médecine clinique et en santé communautaire. Lors de son témoignage, le demandeur a déclaré qu’il avait fait un internat et qu’il avait reçu un certificat d’inscription de l’Allied Health Professionals Council. La SPR ne mentionne pas ces documents ni ce témoignage dans les motifs.

(2)  Les documents des services de police

[51]  La décision de la SPR portant que la demande d’asile est manifestement infondée s’appuie ensuite sur le fait que le demandeur a fourni de faux documents des services de police pour étayer de fausses allégations selon lesquelles il avait été arrêté et détenu au titre d’une accusation de promouvoir l’homosexualité (Motifs, aux par. 37 et 38).

[52]  Les conclusions défavorables quant à la crédibilité se rapportant au deuxième fondement sont exposées dans les sections des motifs intitulées « Les documents de la police ne sont pas authentiques » et « Autres documents problématiques ». À la lumière des lacunes relevées à première vue dans l’un des documents (la mise en liberté sous caution) et les contradictions inexpliquées dans le récit du demandeur concernant la façon dont l’arrestation avait eu lieu, le tribunal a conclu que ce document était frauduleux, et que le demandeur n’avait pas été arrêté et détenu pour avoir fourni des services médicaux à des gens de la communauté LGBTQ. Le tribunal a étendu le manque de fiabilité du document sur la mise en liberté sous caution à deux autres documents des services de police (sommation et rapport) qui découlaient des mêmes faits qui avaient été jugés comme étant non crédibles.

[53]  En commençant par les lacunes relevées à première vue dans le document de mise en liberté sous caution, la SPR a conclu qu’il était plus que probable que ce document était un faux, parce qu’il renvoyait à l’article 30 de la loi sur le code de procédure pénale de l’Ouganda, alors que la bonne disposition était l’article 17, comme le révèle le CND (Motifs, au par. 14). Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que le CND ne révèle pas que la bonne disposition est l’article 17, et, en fait, le CND prévient que les renseignements étaient rares parmi les sources consultées par la Direction de la recherche dans les délais prescrits. Le formulaire de mise en liberté sous caution joint au CND, qui a été trouvé sur le site Web de la magistrature ougandaise et qui renvoie à l’article 17, contient également des lacunes : le pronom « I » est écrit « i » à deux reprises dans le même formulaire, malgré le fait qu’il est au début d’une phrase, et le mot « as » est écrit « As » en milieu de phrase.

[54]  Pour être clair, il n’était pas déraisonnable de tenir compte des renseignements contenus dans le CND, et la SPR aurait pu raisonnablement conclure, à la lumière de l’ensemble de la preuve ainsi que des renseignements contenus dans le CND, qu’il était plus que probable que le document de mise en liberté sous caution était faux. Toutefois, j’estime que la SPR a surestimé la fiabilité des renseignements contenus dans le CND lorsqu’elle a conclu que le document de mise en liberté sous caution était frauduleux du fait qu’il renvoyait à une disposition législative différente de celle figurant dans le CND. Comme je l’expliquerai au paragraphe 58 ci-dessous, elle a ensuite étendu cette conclusion de fraude à la sommation et au rapport fait à la police, et s’est appuyée sur la présentation de faux documents de la police pour conclure que la demande d’asile du demandeur était clairement frauduleuse et manifestement infondée.

[55]  En ce qui concerne les contradictions inexpliquées concernant l’arrestation, le défendeur a fait valoir que la SPR avait le droit de s’appuyer sur des incohérences importantes concernant la période de détention et le lieu de l’arrestation. Toutefois, j’estime que, dans ses motifs, la SPR a exagéré les incohérences.

[56]  En ce qui concerne la date de l’arrestation, dans son formulaire Fondement de la demande et dans son témoignage devant le tribunal, le demandeur a déclaré avoir été arrêté le 28 août 2017 et libéré le 14 septembre 2017. L’annexe 12 de la demande au point d’entrée indique une période de détention du 29 août 2017 au 12 septembre 2017, une différence mineure qui, selon l’explication du demandeur, était due au fait qu’elle avait été rédigée par un agent, qui a commis une erreur. La SPR a rejeté cette explication, au motif que le demandeur avait ajouté ses initiales à côté des dates, un point qui ne lui a pas été signalé à l’audience. L’insinuation faite par la SPR, selon laquelle le demandeur avait expressément approuvé ces dates, n’est pas exacte, parce que le demandeur n’a pas paraphé les dates, mais a plutôt paraphé le bas de chaque page de la demande (les dates étaient au bas de l’une des pages). Les motifs de la SPR indiquent également que le demandeur a fourni une date d’arrestation différente — septembre 2017 — dans sa demande d’asile présentée aux États-Unis (Motifs, au par. 18). Les motifs décrivent cet écart comme une autre incohérence, mais cette incohérence perçue n’a jamais été portée à l’attention du demandeur lors de l’audience devant la SPR, et je n’ai pas pu trouver où le demandeur avait fourni une date d’arrestation en septembre 2017 dans le dossier de la demande d’asile présentée aux États-Unis, dont disposait le tribunal. Le formulaire de la demande présentée aux États-Unis ne semble pas du tout indiquer la date de l’arrestation (il mentionne seulement qu’en septembre 2017, le demandeur a été emprisonné pendant deux semaines après son arrestation), et l’avis d’intention de rejeter la demande d’asile aux États-Unis mentionne que le demandeur a été arrêté le 28 août 2017, ce qui est conforme au témoignage du demandeur au Canada.

[57]  En ce qui concerne le lieu de l’arrestation, la SPR s’est appuyée sur ce qu’elle estimait être une incohérence entre la description faite dans la demande d’asile présentée aux États-Unis et le témoignage du demandeur au Canada. Le demandeur fait valoir que la SPR a exagéré l’incohérence, laquelle n’en était pas une du tout, parce que les deux descriptions faisaient référence à sa clinique, l’une des descriptions étant spécifique et l’autre, générale. Je suis d’accord pour dire que l’incohérence quant au lieu de l’arrestation est exagérée, s’il y en a une. Dans le dossier de la demande présentée aux États-Unis, le formulaire mentionne que le demandeur a été arrêté lors d’un rassemblement communautaire où il exerçait ses fonctions, notamment la prestation de conseils sur l’importance du dépistage du VIH/sida, alors que l’avis d’intention de rejeter la demande d’asile présentée aux États-Unis indique que le demandeur a été arrêté dans sa clinique. En outre, le demandeur fait valoir que la SPR a rejeté son explication concernant l’emplacement général par rapport à l’emplacement précis, parce qu’elle « n’explique pas la différence des dates d’arrestation », et que ce raisonnement est illogique. Bien que cela puisse être vrai, en plus, la SPR n’a pas mis le demandeur face à la différence perçue dans les dates d’arrestation, et le dossier des États‑Unis ne semble pas contenir une date d’arrestation différente.

[58]  Les conclusions douteuses concernant les éléments de preuve incohérents et les documents frauduleux ont eu un effet cumulatif. Les motifs de la SPR soulignent que la présentation de documents frauduleux mine la crédibilité d’un demandeur et que l’allégation que le document est censé corroborer devient douteuse (Motifs, au par. 29). Dans ses motifs, la SPR déclare que les « importantes préoccupations sur le plan de la crédibilité » dans la présente affaire ont amené le tribunal à douter de la véracité de l’ensemble de la preuve du demandeur (Motifs, au par. 35), ce qu’il a fait de la manière suivante :

[59]  Le résumé des principes juridiques que le juge Norris a présenté au paragraphe 18 de Li c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2019 CF 307 s’applique en l’espèce :

[L]es conclusions défavorables sur la crédibilité globale ne constituent pas à elles seules des motifs suffisants pour rejeter des éléments de preuve potentiellement corroborants. Avant de rejeter de tels éléments, le décideur doit les examiner indépendamment de ses préoccupations quant à la crédibilité du demandeur (Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1138, aux paragraphes 31 à 37; Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 846, aux paragraphes 33 à 35; et Ren, au paragraphe 27). Sinon, le raisonnement du décideur risque de soulever la même question que celle qui est en litige : on ne croit pas les éléments de preuve corroborants simplement parce qu’on ne croit pas le demandeur (Sterling c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 329, au paragraphe 12). Par ailleurs, comme l’a déclaré le juge Rennie (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans la décision Chen : « La Commission ne peut tirer une conclusion relativement à la demande en se fondant sur certains éléments de preuve et rejeter le reste de la preuve parce qu’elle est incompatible avec cette conclusion » (au paragraphe 20). […]

[60]  Le défendeur fait valoir qu’il incombait au demandeur de prouver sa demande d’asile et qu’il aurait pu présenter d’autres éléments de preuve après l’audience, mais qu’il ne l’a pas fait. Toutefois, un certain nombre des préoccupations de la SPR au sujet des incohérences décrites dans les motifs n’ont jamais été portées à l’attention du demandeur à l’audience, et lorsque la SPR lui a fait part de certaines de ses préoccupations, rien n’indiquait clairement que les réponses du demandeur n’avaient pas dissipé ces préoccupations. Par conséquent, sur la base de la transcription de l’audience, je ne souscris pas à la proposition selon laquelle le demandeur aurait dû anticiper les conclusions que la SPR a tirées, et chercher à présenter des éléments de preuve ou des arguments supplémentaires. Dans les circonstances, la SPR aurait pu soulever les préoccupations plus clairement ou demander des observations supplémentaires après l’audience.

[61]  Finalement, la SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité ainsi que des conclusions de fraude à la lumière de déclarations inexactes au sujet de la preuve ou incompatibles avec la preuve. En outre, elle a déraisonnablement étendu ses conclusions défavorables quant à la crédibilité à d’autres témoignages et documents qui n’étaient pas par ailleurs contestés, et elle n’a pas examiné de manière indépendante la preuve pertinente ni accordé de poids à celle-ci en conséquence. Je conclus que le demandeur a établi que les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité, même cumulativement, ne justifiaient pas raisonnablement sa décision portant que la demande d’asile du demandeur était clairement frauduleuse et donc manifestement infondée.

D.  L’ordonnance d’annuler la décision

[62]  Le demandeur sollicite une ordonnance annulant la décision de la SPR dans son intégralité. Il soutient que l’ensemble de la décision devrait être annulé, même si une ou plusieurs des conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité pourraient être confirmées dans le cadre du contrôle judiciaire. Le défendeur soutient que, si les conclusions de la SPR quant à la crédibilité sont raisonnables, la Cour peut rendre une ordonnance qui ne renvoie à la SPR que la décision portant que la demande d’asile est manifestement infondée, ouvrant ainsi la possibilité d’interjeter appel devant la SAR de ces conclusions défavorables du tribunal de la SPR quant à la crédibilité.

[63]  J’ai décidé qu’une ordonnance annulant l’ensemble de la décision, et renvoyant l’affaire à un tribunal différemment constitué, était appropriée en l’espèce.

[64]  Bien qu’il soit généralement inadmissible d’annuler les motifs d’une décision tout en conservant la décision intacte, une cour de révision peut annuler un aspect d’une décision si cet aspect peut clairement être retranché du reste de la décision : Agrium Vanscoy Potash Operations c United Steel Workers Local 7552, 2014 SKCA 79, aux par. 18 à 28. Les parties de la décision retranchées ne devraient pas être si étroitement liées aux autres parties, de sorte que l’entité administrative n’aurait pas pris la décision sachant qu’elle ne pourrait pas inclure la partie préjudiciable : Saskatchewan (Employment Standards) c North Park Enterprises Inc, 2019 SKCA 69, aux par. 43 à 49. Voir également Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, Carswell, 2019, §5:2251.

[65]  La juge Strickland a examiné cette question à la lumière de la Loi sur les Cours fédérales dans Nagornyak, une demande de contrôle judiciaire dans laquelle la SPR avait conclu que la demande d’asile du demandeur était manifestement infondée. Au moment où la décision Nagornyak a été rendue, la question ci-dessous, tirée de la décision Qiu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 875 [Qiu], avait été certifiée et n’avait pas encore fait l’objet d’un jugement de la Cour d’appel fédérale. Qiu concernait une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR voulant que la demande d’asile des demandeurs soit « dépourvue d’un minimum de fondement », une décision qui entraîne les mêmes conséquences qu’une décision portant que la demande d’asile est manifestement infondée :

La Cour fédérale atelle compétence, sous le régime de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, pour ordonner à la Section de la protection des réfugiés de retrancher de sa décision une conclusion selon laquelle la demande d’asile est dépourvue d’un minimum de fondement, conférant ainsi un droit d’appel devant la Section d’appel des réfugiés qu’exclurait autrement l’alinéa 110(2)c) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés?

[66]  La Cour d’appel fédérale n’a pas répondu à la question posée ci-dessus, concluant plutôt que la Cour fédérale avait commis une erreur de droit en certifiant une question qui ne permettait pas de régler l’appel : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Qiu, 2017 CAF 84. Cela s’expliquait par le fait que la décision de la SPR dans cette affaire était fondée sur les conclusions suivantes : i) l’absence de crédibilité du témoignage du demandeur principal; ii) l’absence d’un minimum de fondement de la demande d’asile; iii) l’absence de lien entre le danger auquel les intimés affirmaient être exposés et un motif prévu par la Convention, et ce, même si les demandes avaient été jugées crédibles. Puisque les demandeurs n’avaient pas contesté la conclusion de la SPR selon laquelle ils n’avaient pas réussi à établir un lien entre le danger allégué et un motif prévu par la Convention, leurs demandes de statut de réfugié au sens de la Convention étaient vouées à l’échec.

[67]  En l’espèce, la SPR n’a pas rendu de décision qui soit indépendante de ses conclusions défavorables sur la crédibilité permettant de justifier son rejet de la demande d’asile.

[68]  Dans certains cas, il pourrait être approprié de renvoyer uniquement une décision voulant qu’une demande soit manifestement infondée lorsque les conclusions à l’appui du rejet d’une demande d’asile ne sont pas sérieusement remises en question. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Les conclusions quant à la crédibilité contestées qui sous-tendent la décision voulant que la demande d’asile soit manifestement infondée sous-tendent également le rejet de la demande d’asile du demandeur. Par conséquent, bien que la conclusion voulant que la demande d’asile soit manifestement infondée puisse être retranchée, les conclusions qui la soutiennent sont tellement liées à la décision de rejeter la demande que la SPR aurait très bien pu arriver à une conclusion différente si elle n’avait pas exagéré les irrégularités ou mal compris certains des éléments de preuve, et si elle avait examiné les éléments de preuve qu’elle avait écartés ou auxquels elle n’avait accordé aucun poids.

[69]  Je souscris aux observations suivantes de la juge Strickland dans Nagornyak (aux par. 33 et 34) et je conclus qu’elles sont applicables à l’affaire dont je suis saisie :

[…] même s’il était possible de ne renvoyer que la question visant à déterminer si la demande présentée par le demandeur est manifestement infondée à la SPR[,] puisque les conclusions [s’attaquent toutes également au caractère raisonnable de la décision dans son ensemble], j’ai décidé qu’il est approprié d’annuler la décision dans son ensemble et de la renvoyer à la SPR aux fins de nouvel examen par un tribunal différemment constitué, en tenant compte des motifs exposés dans la présente décision.

 Quoiqu’il en soit, si la Cour devait conclure, selon la décision rendue par la SPR, que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention si une personne à protéger et ne renvoyer que la conclusion liée à l’article 107.1 à la SPR et, même au cours du nouvel examen, si la SPR concluait que la demande n’était pas manifestement infondée (ce qui donnerait le droit d’interjeter appel devant la SAR), la SAR devrait ensuite prendre une décision concernant l’appel de la décision rendue par la SPR en sachant que la Cour a déjà statué à cet égard. Je suis d’avis qu’il faut éviter ce genre de situation; c’est pourquoi je n’ai tiré aucune conclusion à cet égard.

[70]  Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SPR est annulée dans son intégralité, et la présente affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

E.  La question à certifier

[71]  Les parties ont été invitées à indiquer s’il y avait des questions à certifier et n’en ont proposé aucune. Je conviens que la présente demande ne soulève aucune question en vue de la certification.




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