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Date : 20200515

Dossier : IMM-5414-19

Référence : 2020 CF 625

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2020

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

MANAR ABDULAH MAHMOUD ABU DAKKA

ALAA KHALIL MOHAMMAD QDEIH

YAZAN MANAR ABDULLAH ABU DAKKA

SALY MANAR ABDULLAH ABU DAKKA

LARA MANAR ABDULLAH ABU DAKKA

YARA MANAR ABDULLAH ABU DAKKA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs sont six Palestiniens apatrides membres d’une même famille et détenant des passeports provisoires jordaniens. Ils sont nés en Arabie saoudite où ils ont vécu toute leur vie avant de venir au Canada pour demander l’asile. Le père a fréquenté l’université en Jordanie de 1997 à 2001 et la famille a visité ce pays en 2010, 2015 et 2016.

[2]  Les demandeurs font valoir que l’Arabie saoudite est tyrannique et systématiquement discriminatoire à l’endroit des ressortissants étrangers, en particulier des Palestiniens. En tant que non-citoyens, les demandeurs étaient assujettis au système de parrainage en vigueur dans ce pays. Le père soutient que son parrain était contrôlant et violent et qu’il harcelait verbalement et sexuellement sa femme. La mère et les filles mineures affirment également qu’elles étaient fréquemment interpellées et agressées par le Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice (communément appelé police morale ou police religieuse) pour avoir porté du maquillage ou ne pas s’être conformées au code vestimentaire religieux. En outre, les enfants mineurs se faisaient battre et intimider par des camarades de classe à l’école, en particulier la cadette, qui est atteinte d’une déficience auditive.

[3]  Les demandeurs contestent la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande d’asile au motif que la discrimination dont ils étaient victimes en Arabie saoudite n’équivalait pas à de la persécution.

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[4]  La SPR a d’abord conclu que la résidence habituelle antérieure des demandeurs était l’Arabie saoudite. En ce qui a trait à la Jordanie, le tribunal a conclu que le père y vivait seulement de façon temporaire (c’est-à-dire pour fréquenter l’université) et que, pour cette raison, le temps qu’il a passé là-bas ne constituait pas une période de résidence de facto importante. Les visites ultérieures de la famille en Jordanie lors de brefs voyages d’agrément ne changent rien à cette conclusion. Par conséquent, la SPR n’a pas tenu compte de la Jordanie dans son analyse.

[5]  Par la suite, la SPR s’est penchée sur les allégations des demandeurs concernant la discrimination fondée sur les lois de l’Arabie saoudite et a examiné si ces lois sont discriminatoires au point de constituer de la persécution. La SPR a souligné que la preuve documentaire objective indique que les Palestiniens sont assujettis aux mêmes règlements que les autres étrangers en Arabie saoudite et qu’ils ne sont pas traités différemment de ces derniers. Les non-citoyens ne bénéficient pas du privilège des soins de santé gratuits et n’ont pas accès à l’éducation postsecondaire. Il est également de plus en plus difficile pour les non‑citoyens de trouver un emploi en raison des lois de saoudisation, qui visent à remplacer des travailleurs étrangers par des travailleurs locaux.

[6]  La SPR a conclu que l’Arabie saoudite a le droit et la capacité d’adopter les lois et règlements qu’elle juge profitables pour ses citoyens dans les domaines de l’éducation, de l’emploi et des services sociaux. Il s’agit de lois d’application générale et il incombe aux demandeurs de démontrer qu’elles revêtent en soi un caractère de persécution par rapport à un motif prévu dans la Convention.

[7]  La SPR a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés de ce fardeau et qu’ils n’étaient pas victimes de discrimination équivalant à de la persécution en raison des lois de l’Arabie saoudite.

[8]  En tirant cette conclusion, la SPR a souligné que les deux parents ont reçu une éducation de niveau primaire ou secondaire en Arabie saoudite et que rien ne démontrait qu’un membre de la famille se soit déjà fait refuser des soins médicaux dans ce pays.

[9]  En ce qui a trait aux mauvais traitements infligés au père par le parrain, la SPR a conclu que bien qu’injustes par moments, ces traitements n’équivalaient pas, individuellement ou cumulativement, à de la persécution. En outre, la SPR a conclu que les expériences alléguées par les demandeurs, y compris les attaques et l’intimidation dont étaient victimes les demandeurs mineurs à l’école, ne constituaient pas de la persécution.

[10]  La SPR a admis que la preuve objective montre que la violence et la discrimination officielle fondée sur le sexe à l’égard des femmes comptent parmi les problèmes les plus importants de l’Arabie saoudite au chapitre des droits de la personne, mais elle a souligné que les étrangers et les citoyens sont censés respecter les normes culturelles en vigueur en Arabie saoudite et que les expériences personnelles vécues par les demanderesses à cet égard ne constituaient pas de la persécution. En ce qui a trait aux autorités religieuses, la SPR a souligné qu’elles n’ont plus les pouvoirs qu’elles avaient auparavant; elles sont strictement réglementées et ne peuvent plus mener d’enquête et détenir ou arrêter qui que ce soit.

[11]  La SPR a conclu que les expériences respectives des demandeurs en Arabie saoudite, envisagées isolément ou cumulativement, ne sont pas suffisamment graves pour équivaloir à de la persécution. Par conséquent, la SPR a rejeté leurs demandes d’asile.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[12]  Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :

  1. La SPR a‑t‑elle commis une erreur en n’évaluant pas le risque de persécution en Jordanie?

  2. La SPR a‑t‑elle omis d’examiner plusieurs motifs de discrimination et d’expliquer pourquoi la discrimination subie par les demandeurs n’équivaut pas à de la persécution?

  3. La SPR a‑t‑elle omis d’évaluer séparément les demandes des demandeurs mineurs?

  4. La SPR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation des allégations des demanderesses quant à la discrimination fondée sur le sexe?

[13]  Lors de l’audience, l’avocat des demandeurs a axé ses arguments sur les questions C et D. Toutefois, je suis d’avis que la question D est déterminante en l’espèce et qu’elle justifie l’intervention de la Cour. Par conséquent, les motifs qui suivent aborderont uniquement la quatrième question soulevée par les demandeurs.

[14]  Ceci étant dit, le point de départ de l’analyse repose sur la présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable dans tous les cas (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux par. 10‑11). Cette présomption peut être réfutée dans deux types de situations (Vavilov, aux par. 17 et 69). Aucune de ces situations ne s’applique en l’espèce.

[15]  Une décision est raisonnable si elle « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si [elle] est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Zhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 318, au par. 11; Vavilov, au par. 99).

[16]  Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a adopté la culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif; la cour de révision doit porter son attention tant sur les motifs que sur les conclusions du décideur et n’a pas pour rôle d’éclaircir des points laissés en suspens.

IV.  Analyse

[17]  Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, la Cour suprême a énoncé que, pour qu’un traitement soit assimilé à de la persécution, il doit constituer une « violation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne démontrant l’absence de protection de l’État ».

[18]  La SPR a souligné à juste titre la jurisprudence qui lui impose d’analyser minutieusement et de soupeser comme il convient les divers éléments de preuve et de tirer ses conclusions dans un contexte pratique et factuel (Sagharichi c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1993) ACF no 796).

[19]  En ce qui concerne la demande de la mère fondée sur des motifs liés au sexe, la preuve présentée à la SPR montre que le parrain des demandeurs abusait d’elle verbalement et sexuellement et qu’elle a été discriminée, harcelée, détenue et battue avec un bâton à de nombreuses reprises par la police morale parce qu’elle ne portait pas le niqab ou l’Abaya noirs et parce qu’elle portait du maquillage en public. En tant que réfugiée palestinienne, elle était incapable de trouver un emploi et d’accéder à l’indépendance financière.

[20]  Je m’arrête ici pour mentionner que la SPR n’a pas soulevé de question relative à la crédibilité.

[21]  Or, la SPR a tranché la demande de la mère dans les deux paragraphes qui suivent :

[22] La preuve objective mentionne également que la violence et la discrimination officielle fondée sur le sexe à l’égard des femmes comptent parmi les problèmes les plus importants de ce pays au chapitre des droits de la personne. Les femmes seraient exclues de nombreux aspects de la vie publique et subissent une importante discrimination en vertu des lois et des coutumes. Elles ont moins de droits politiques et sociaux que les hommes et sont traitées par la société comme n’étant pas égales aux hommes dans les sphères politique et sociale. Il est noté que leur capacité de se déplacer librement dans le pays est très restreinte à cause du système de tutelle.

[23] En ce qui concerne la demande d’asile de la demandeure d’asile associée et celles des demandeures d’asile mineures, le tribunal reconnaît que la demandeure d’asile associée a été interrogée dans le passé par la police religieuse sur son non-respect du code vestimentaire et que l’aînée des demandeures d’asile mineures a commencé à en faire l’expérience également. Cependant, le tribunal est d’avis que les étrangers et les citoyens sont censés respecter les normes culturelles en vigueur en Arabie saoudite et que les expériences personnelles vécues par les demandeures d’asile à cet égard ne constituaient pas de la persécution […]  

[22]  La SPR a poursuivi en affirmant que la documentation sur l’Arabie saoudite montre que la police religieuse n’a plus le pouvoir d’arrêter et de détenir des personnes et que celle-ci est moins visiblement présente et active qu’auparavant.

[23]  La SPR ne s’est pas penchée sérieusement sur la preuve de persécution présentée par les demanderesses, si ce n’est que pour affirmer qu’elles ont été « interrogée[s] […] par la police religieuse ». La décision de la SPR reconnaît que, selon la jurisprudence, une loi d’application générale peut revêtir un caractère de persécution relativement à un motif prévu par la Convention (Zolfagharkhani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1993] ACF no 584 [Zolfagharkhani]) et que « la violence et la discrimination officielle fondée sur le sexe à l’égard des femmes comptent parmi les problèmes les plus importants de ce pays au chapitre des droits de la personne ». Ainsi, il est quelque peu difficile de comprendre comment la SPR a pu simplement conclure que les demanderesses étaient « censées respecter les normes culturelles en vigueur en Arabie saoudite ».

[24]  À mon avis, une affirmation aussi générale est dangereuse dans le contexte d’une demande d’asile. Elle suppose que les lois d’application générales ou les « normes culturelles en vigueur » doivent être évaluées selon les normes du pays d’origine, et non en fonction des normes canadiennes ou même des normes internationales relatives aux droits de la personne. Ce n’est pas le cas (voir Zolfagharkhani).

[25]  J’ai également de la difficulté à comprendre pourquoi les éléments de preuve propres aux demanderesses n’ont pas été évalués dans le contexte des conditions qui touchent toutes les femmes en Arabie saoudite. Les demanderesses sont des réfugiées palestiniennes dont la vulnérabilité est accrue en raison du système de parrainage et du fait qu’elles n’ont aucun pays où retourner pour trouver une protection. En fait, dans sa décision, la SPR a à peine évoqué, lorsqu’elle n’a pas carrément discrédité, les éléments de preuve concernant précisément les demanderesses.

[26]  À mon avis, la décision concernant la demande fondée sur le sexe ne démontre pas une logique interne dans le raisonnement et ne tient pas compte des contraintes factuelles et juridiques pertinentes ayant une incidence sur elle (Vavilov, au par. 101).

V.  Conclusion

[27]  Comme il était déraisonnable pour la SPR de ne pas tenir compte de la preuve concernant précisément les demanderesses et de disposer de leur demande en indiquant simplement qu’elles étaient censées suivre « les normes culturelles en vigueur en Arabie saoudite », la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision.

[28]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et les faits de l’espèce n’en soulèvent aucune.

JUGEMENT dans le dossier IMM-5414-19

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés du 9 juillet 2019 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour qu’il rende une nouvelle décision;

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de mai 2020.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5414-19

 

INTITULÉ :

MANAR ABDULAH MAHMOUD ABU DAKKA,

ALAA KHALIL MOHAMMAD QDEIH,

YAZAN MANAR ABDULLAH ABU DAKKA,

SALY MANAR ABDULLAH ABU DAKKA,

LARA MANAR ABDULLAH ABU DAKKA et

YARA MANAR ABDULLAH ABU DAKKA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence entre montréal (québec) et toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 MAI 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

La JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 15 MAI 2020

 

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Joseph

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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