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Date : 20040805

Dossier : IMM-5045-03

Référence : 2004 CF 1071

Montréal (Québec), le 5 août 2004

Présent :          Monsieur le juge Blais

ENTRE :

                                                      HARJEET SINGH KHAIRA

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                             

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision rendue par un tribunal de la Section de la protection des réfugiés (tribunal) le 3 juin 2003. Le tribunal a refusé de reconnaître à M. Harjeet Singh Khaira (demandeur) la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger au sens de l'article 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (Loi).


FAITS

[2]                Le demandeur est un citoyen de l'Inde, de la région du Punjab. Il affirme être arrivé au Canada le 13 juin 2002, mais il n'y a aucune preuve de ce fait. Son voyage de l'Inde au Canada a été organisé par un « passeur » , qui s'est occupé des documents de voyage, billet d'avion et passeport, mais ne les a pas remis au demandeur. Le tribunal a toutefois déterminé que son identité avait été établie par les autres documents d'identité qu'il avait sur lui.

[3]                Le demandeur allègue craindre d'être torturé par la police s'il rentre dans son pays. Sa revendication est fondée sur son lien de parenté avec un certain Kulwant Singh, qui est recherché pour terrorisme par les autorités. À deux reprises, le demandeur a été arrêté et sérieusement battu et maltraité par la police qui l'interrogeait pour découvrir où se trouvait Kulwant Singh. La revendication se fonde également sur le fait d'être Sikh, communauté minoritaire et persécutée au Punjab.

[4]                La première fois, en septembre 2000, la police s'est présenté à la demeure du demandeur et l'a arrêté, ainsi que son père, qui a également été interrogé et maltraité parce qu'on cherchait Kulwant Singh, l'oncle du demandeur.

[5]                Le demandeur et son père ont été libérés parce que les gens du village sont intervenus et on a versé un pot-de-vin à la police.


[6]                En mars 2002, Kulwant Singh s'est présenté à la maison du demandeur, pour s'y cacher. Le demandeur et sa mère (le père était absent) ont refusé d'accueillir Kulwant, étant donné les ennuis déjà subis. Kulwant est reparti, mais la police a eu vent de sa visite. Les policiers se sont donc présentés une deuxième fois pour arrêter le demandeur, qu'ils ont sérieusement maltraité. Le père du demandeur s'est réfugié chez son frère à New-Delhi, où le demandeur est allé le rejoindre après avoir été libéré (encore un pot-de-vin) et soigné à la clinique médicale. Le demandeur devait se rapporter au poste de police le 1er avril, mais craignant le pire, il a choisi de ne pas se rendre au poste de police. C'est alors qu'il a décidé de fuir l'Inde. Son oncle l'a aidé à contacter le passeur qui l'a aidé à venir au Canada.

[7]                Le demandeur a présenté en preuve une lettre de la clinique médicale où il a été traité à la suite des sévices infligés par la police. La lettre fait état de "multiple injuries and severe pain" pour la première fois où il allègue avoir été brutalement interrogé pendant une journée; la lettre décrit plus précisément les blessures subies lors du second interrogatoire au poste de police, qui a duré trois jours : "Multiples injuries, especially on his face, bruises and pain in the lower and upper extremities. His wounds were dressed and sutured".

[8]                Il a également présenté une lettre d'un médecin du CLSC de Côte-des-Neiges, à Montréal, où il est traité depuis novembre 2002 pour les problèmes suivants:


"céphalées mixtes (post-traumatiques et tensionnelles); anxiété avec éléments du syndrome de stress post-traumatique".

[9]                Le dossier comprend l'affidavit de Meeta Ram, Sarpanch of Gram Panchayat, du village d'origine du demandeur, qui confirme les dates d'arrestation, les mauvais traitements, et la fuite du demandeur. On trouve également au dossier une lettre du comité Gurdwara, du même village, qui indique que le père du demandeur était vice-président du temple Sikh.

ANALYSE

[10]            Il est de jurisprudence constante que la Cour n'intervient pas dans les cas où la demande échoue faute de crédibilité, sauf si la décision est manifestement déraisonnable. Vu l'expertise de la Section des réfugiés, vu le fait que le tribunal est mieux en mesure d'apprécier la crédibilité du demandeur, il faut des motifs sérieux pour intervenir. Je crois qu'en l'espèce, l'intervention de la Cour est justifiée.

Absence de transcription

[11]            Il n'y a pas de transcription pour la partie de l'audience portant sur l'examen de la preuve. Les deux premières cassettes sont vierges; seule la troisième est transcrite. Elle ne contient que la réplique de l'avocat du demandeur.


[12]            Pour les fins d'un contrôle judiciaire, lorsque la crédibilité du demandeur est en jeu, il m'apparaît essentiel que la Cour puisse examiner ce qui est arrivé à l'audience, quelles questions ont été posées, quelles réponses ont été données. Cela est d'autant plus important dans une affaire comme celle-ci, où la présentation de la preuve se complique du fait de la présence d'un interprète. Un passage dans la décision illustre la difficulté pour la Cour de contrôler la décision sans avoir plus de renseignements sur l'audience elle-même. Le tribunal cherche à comprendre pourquoi le demandeur a répondu par la négative à la question, dans le document d'immigration, à savoir s'il a déjà été arrêté ou détenu.

N'expliquant pas ces contradictions, que le tribunal qualifie de majeures parce qu'au coeur même de sa revendication, le demandeur s'est embourbé dans ses réponses :

« Non, je n'ai jamais été en prison » , et c'est l'interprète qui donne quatre réponses :

1) C'est possible;

2) Mais je n'ai jamais été en prison;

3) Il m'a parlé de prison;

4) Ça pourrait être mon erreur.

Le tribunal met donc en doute le fait que le demandeur ait effectivement souffert de troubles physiques résultant de torture qu'il aurait subie dans son pays lors de ces arrestations, car il n'est pas déraisonnable de croire que si effectivement il l'avait été, il n'aurait pas manqué de le mentionner.


[13]            Le tribunal met en doute la torture, ainsi que l'arrestation. Ce qui ressort clairement du passage cité ci-dessus, c'est qu'il y a eu un défaut de communication entre le demandeur et le tribunal, par l'entremise de l'interprète. Sans autre renseignement, la démonstration de non crédibilité n'est pas convaincante. L'apparente contradiction n'est pas résolue, et il est impossible de savoir si c'est en raison du défaut de communication. Lorsque le demandeur dit qu'il n'a jamais été détenu et en prison, cela ne contredit pas son affirmation d'avoir été arrêté et brutalement interrogé. Dans son esprit, la détention et la prison font peut-être suite à un procès, qu'il n'a pas subi. De même, quand le demandeur dit ne pas souffrir de « illness, or physical or mental disorder » , cela ne veut pas dire qu'il n'a pas été torturé. La décision laisse entendre qu'il dit avoir mal compris la question, ce que le tribunal ne trouve pas plausible. Sans plus, impossible pour la Cour de juger.

[14]            Dans la décision Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 427, le juge Martineau de notre Cour a fait droit à une demande de contrôle judiciaire en raison de l'absence du procès-verbal. Je cite le paragraphe 3 de sa décision, qui me paraît s'appliquer également à la situation en l'espèce :

¶ 3       D'une part, il a été établi à maintes reprises que le non-enregistrement des procédures, sauf s'il est prévu par la loi, ne donne pas ouverture à un recours pour violation des règles de justice naturelle (Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c. Montréal (ville), [1997] 1 R.C.S. 793 aux paras. 79-87 (C.S.C.)). D'autre part, l'absence de transcription, sans être fatal, peut empêcher la Cour qui siège en révision, de vérifier notamment si la conclusion générale de non crédibilité du tribunal s'appuie sur la preuve au dossier et si celle-ci est raisonnable. En l'espèce, il n'existe aucune exigence dans la Loi relativement à l'enregistrement des propos tenus à l'audience. La Cour doit donc déterminer si le dossier dont elle dispose lui permet de statuer convenablement sur la présente demande de contrôle judiciaire (Ahmed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 739 (C.F. 1re inst.) (QL), (2000) 182 F.T.R. 312; et Hatami c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 402 (C.F. 1re inst.) (QL)). Ayant notamment considéré la nature des questions qui se posaient devant le tribunal et les autres éléments ci-après mentionnés, le dossier ne me permet pas de statuer convenablement sur la présente demande.


Appréciation de la preuve

[15]            Les motifs que donne le tribunal pour étayer sa conclusion de non-crédibilité me paraissent nettement insuffisants. L'arrêt Gracielome c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'immigration), [1989] A.C.F. no 463 (C.A.) précise :

Bien que notre Cour ne soit généralement pas habilitée à intervenir dans des questions d'appréciation de la preuve, il en est autrement lorsque cette appréciation est elle-même basée sur des erreurs de droit ou des conclusions de fait manifestement erronées; or tel est le cas dans le présent dossier.

[16]            Je crois qu'en l'espèce, et surtout compte tenu de l'absence de la transcription, il y a un trop grand nombre de lacunes dans l'appréciation de la preuve. Dans l'arrêt Gracielome, la Cour relève un certain nombre de contradictions que souligne la Commission pour appuyer sa décision de rejeter la demande de statut de réfugié; or, dit la Cour, ces contradictions n'en sont pas. Ici, également, les apparentes contradictions se dissipent quand on y regarde de plus près.

[17]            Le tribunal ne croit pas que le demandeur serait resté au pays après la première séance de torture si elle avait vraiment eu lieu. Pourtant, le demandeur donne dans son récit une explication plausible : n'ayant pas de renseignements à fournir sur l'oncle, lui et son père croient qu'on les laissera tranquilles. Ce qui d'ailleurs s'avère : ils ne sont plus inquiétés par la police, jusqu'au jour où l'oncle recherché se présente chez eux. C'est uniquement à ce moment que la police sévit de nouveau.

[18]            Le tribunal se trompe sur les faits; le demandeur n'a jamais dit que la police lui avait dit de rester à disposition après sa première arrestation. C'est après la deuxième arrestation qu'il devait se présenter régulièrement au poste de police, à partir du 1er avril 2002. C'est alors qu'il a fui son village.

[19]            Le tribunal fait grand cas du fait que le demandeur n'indique pas dans les documents d'immigration avoir été détenu ou emprisonné. Ces documents sont datés du 16 juillet 2002; la demande de statut de réfugié est datée du 14 juin 2002. Autrement dit, après avoir fait sa demande où il fait état de l'arrestation et de la torture, le demandeur, en réponse à une autre question, répond ne pas avoir été détenu ou emprisonné. Les documents indiquent que les entrevues ont procédé avec interprétation; je crois qu'il y a là une explication. À mon sens, il n'y a pas nécessairement contradiction entre le fait d'avoir été arrêté mais ne jamais avoir été emprisonné, surtout compte tenu des problèmes manifestes d'interprétation, d'après la décision elle-même.


[20]            Le tribunal écarte les documents des témoins du village du demandeur. Dans le cas de la lettre du comité Gurdwara, le procureur du gouvernement en produit une en liasse à l'audience, pour montrer qu'il s'agit de lettres types. Dans le cas de l'affidavit notarié, il me semble qu'on ne peut l'écarter de façon si péremptoire. Le tribunal indique ne pas s'y fier parce que l'affidavit a été produit pour les fins de la demande. Cela est vrai, règle générale, pour la plupart des affidavits : ils servent à appuyer une démarche d'ordre juridique. Je ne vois pas en quoi cela diminue l'authenticité du document.

[21]            Les documents provenant des médecins, l'un au Canada, l'autre au Punjab, ne sont pas mis en doute quant à leur authenticité. Le tribunal se contente de dire qu'ils ne constituent pas une preuve de la torture subie. Effectivement, mais ils sont la preuve de blessures et coups, ainsi que de séquelles physiques et mentales. Hors contexte, ils ne prouvent rien. En contexte, ils corroborent le récit du demandeur. Le tribunal peut choisir de ne pas croire le demandeur, mais ces documents ne servent certainement pas à rendre son histoire invraisemblable, au contraire. En outre, les documents ne sont pas « basés sur l'histoire » qu'a exposé le demandeur. Ils existent de façon indépendante, fournis par des personnes que l'on présume de bonne foi, qui n'ont aucun intérêt personnel dans cette affaire.

[22]            En fin de compte, on comprend difficilement la raison pour laquelle le tribunal ne croit pas le demandeur. Les motifs qui s'appuient sur des contradictions ou invraisemblances ne tiennent pas, à y regarder de plus près. La Cour dispose d'une insuffisance de renseignements pour ce qui est de l'audience elle-même.


[23]            Pour ces motifs, j'accueillerais la demande de contrôle judiciaire et je renverrais la demande à un autre tribunal de la Section de protection des réfugiés, qui devra se pencher sur la demande de revendication de réfugié et sur la demande présentée en vertu de l'article 97 de la Loi.

                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE QUE :

-            la demande de contrôle judiciaire soit accueillie;

-            le dossier soit retourné à une autre formation de la Section de protection des réfugiés;

-            aucune question pour certification.

                       « Pierre Blais »                      

                                  juge                              


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-5045-03

INTITULÉ :              

HARJEET SINGH KHAIRA

                                                                                          demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                     

                                                                                           défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 3 août 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :    LE JUGE BLAIS

DATE DES MOTIFS :                                   le 5 août 2004

COMPARUTIONS:

Me Michel LeBrun                                            POUR LE DEMANDEUR

Me Michel Pépin                                               POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me Michel LeBrun                                            POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


Montréal (Québec)


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