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                                                                    Date : 20030523

                                                              Dossier : IMM-2016-02

                                                         Référence : 2003 CFPI 623

ENTRE :

                       Mohamed Hussein BEN SHAIKH

                                                                 demandeur

                                  - et -

                       MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                          ET DE L'IMMIGRATION

                                                                 défendeur

                         MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE PINARD :

[1]    Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d'une décision de la Section du statut de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la « Commission » ), datée du 24 avril 2002 statuant qu'il ntait pas un réfugié au sens de la Convention selon la définition qu'en donne le paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2.

[2]    Le demandeur est un citoyen de la Libye. Sa revendication du statut de réfugié est fondée sur sa crainte dtre persécuté par les autorités libyennes pour avoir donné une aide financière aux familles de citoyens libyens arrêtés.

[3]    La Commission a rejeté sa revendication motif pris de ce qu'il manquait de crédibilité.


[4]    S'agissant des questions de crédibilité, la Cour ne saurait substituer son opinion à celle de la Commission, à moins que le revendicateur puisse démontrer que la décision de la Commission était fondée sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou sans tenir compte des éléments dont elle disposait (paragraphe18.1(4) de la Loi sur la Cour fédérale, L.R.C. (1985), ch. F-7). Il a été établi que la Commission est un tribunal spécialisé qui est capable d'apprécier la plausibilité et la crédibilité d'un témoignage dans la mesure où les inférences qu'elle tire ne sont pas déraisonnables (Aguebor c. Canada (M.E.I.) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)) et ses motifs sont énoncés de façon claire et compréhensible (Hilo c. Canada (M.E.I.) (1991), 130 N.R. 236 (C.A.F.)). Enfin, comme l'a indiqué la Cour d'appel fédérale dans Sheikh c. Canada (M.E.I.), [1990] 3 F.C. 238, à la page 244, la perception qu'un revendicateur n'est pas crédible sur un élément fondamental de sa revendication du statut de réfugié équivaut en fait à la conclusion qu'il n'existe aucun élément crédible suffisant pour justifier sa revendication.


[5]    En l'espèce, j'estime que la Commission a commis une erreur s'agissant de certaines contradictions et omissions qu'elle aurait perçues dans le témoignage. La première de ces contradictions est celle selon laquelle le revendicateur importait des vêtements et des automobiles en Libye, fait qu'il n'avait pas mentionné dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), indiquant plutôt qu'il importait des articles divers et des denrées alimentaires. En fait, le revendicateur a indiqué par deux fois dans son FRP qu'il importait des automobiles. La lecture du FRP montre manifestement que lorsqu'il a utilisé l'expression « articles divers et denrées alimentaires » , il décrivait les marchandises qu'il importait au cours des premières années de son entreprise, après quoi il stait adapté à la demande du marché et importait des marchandises dont l'obtention en Libye était difficile. Le revendicateur a décrit la nature de son entreprise d'importation et de sa nécessité de voyager à ltranger pour la soutenir. Le fait qu'il n'ait pas mentionné les vêtements en particulier ne constitue pas un élément essentiel de sa revendication fondée sur sa crainte dtre persécuté et, partant, il ntait pas nécessaire que ce fait soit mentionné dans son FRP (Sanchez c. Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration (28 mars 2000), IMM-2631-99 (C.F. 1re inst.), Basseghi c. Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration (6 décembre 1994), IMM-227-94 (C.F. 1re inst.) et Grinevich c. Ministre de la Citoyennetéet de l'Immigration (11 avril 1997), IMM-1773-96 (C.F. 1re inst.)).

[6]    La deuxième contradiction présumée est celle selon laquelle le revendicateur a déposé initialement à l'effet qu'on lui avait pris son carnet d'adresses après son arrestation, affirmant plus tard que sa famille l'avait retrouvé et détruit après son arrestation. En réalité, le revendicateur ne s'est pas contredit. Au contraire, la Commission n'a pas fait attention à ce qu'il disait pour s'en prendre ensuite véhément à lui à ce sujet, comme en témoigne cet extrait de la transcription de l'audience :

[TRADUCTION] PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Comment avez-vous retrouvé [Fawzi et Adel] quand vous étiez en Allemagne si vous n'aviez pas leur numéro de téléphone?

R        Non, en Allemagne, lorsque jtais en Allemagne, j'avais leur numéro et évidemment avant de quitter l'Allemagne, je suis allé chez Fawzi.

PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Bon, bien, si vous aviez leur numéro de téléphone en Allemagne qu'est-il arrivé de ce numéro de téléphone? Pourquoi ne l'avez-vous plus?

R        Comme je vous l'ai dit, j'ai été emprisonné, et lorsque jtais emprisonné, je ne savais même pas oùse trouvaient mon calendrier, mon journal, ou mon carnet d'adresses.

                                                  * * * * * *

PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Donc vous avez dit plus tôt que vous ne pouviez pas rejoindre Fawzel (transcription phonétique) et Adel - Fawzi et Adel parce qu'au moment de votre arrestation, on avait pris votre carnet d'adresses et que vous aviez ainsi perdu leur numéro de téléphone.

R       Non, je n'ai pas dit qu'ils avaient pris mon journal.

PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Oui, vous l'avez dit. [...] Vous avez dit, « J'avais leur numéro en Allemagne. Je leur ai rendu visite avant de quitter l'Allemagne la dernière fois. Ils ont pris mon calendrier, mon journal et mon carnet d'adresses lorsque j'ai étéemprisonné. » Pourquoi l'avez-vous dit, si on ne l'avait pas pris?

R        La dernière fois en mai 2000, je n'avais pas le numéro de Fawzi. Je l'avais conservé.

PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Voici la question que je vous pose : pourquoi dites-vous maintenant que vous n'avez pas été-que les autorités n'ont pas saisi votre journal et votre carnet d'adresses alors qu'il n'y a pas plus de dix minutes, vous disiez qu'elles l'avaient fait. Je voudrais tout simplement que vous l'expliquiez.

R        Le carnet d'adresses a été déchiré à la maison. Ce n'est pas le gouvernement qui l'avait fait.


PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Votre carnet d'adresses a été volé à votre maison?

INTERPRÈTE : Déchiré.

PRÉSIDENTE DE L'AUDIENCE : Déchiré?

R        Oui, ma famille.

PRÉSIDENT DE L'AUDIENCE : Eh bien, pourquoi avez-vous dit plus tôt qu'on vous l'avait pris lorsque vous avez été emprisonné?

R        Peut-être vous ne me comprenez pas.

(Non souligné dans l'original.)

[7]    La Commission a également affirmé à maintes reprises que le demandeur n'a pas mentionné dans son FRP que les membres de sa famille ont pris l'initiative de fouiller sa chambre et de détruire son carnet d'adresses, et que cette conclusion est problématique. Toutefois, il ne s'agissait pas là d'un élément fondamental de sa revendication et il ntait pas nécessaire que le FRP le mentionne.

[8]    La troisième irrégularité perçue par la Commission a été que le demandeur a déclaré dans son témoignage avoir rencontré les étudiants en Allemagne, avoir pris du café avec eux et les avoir rencontrés plusieurs fois, pourtant ces informations ne sont mentionnées que vers la fin de son FRP. En faisant grief au demandeur sur un point si mineur, la Commission est déraisonnable. Le demandeur a déclaré au paragraphe 16 de son FRP qu'il a expliqué à ses interrogateurs qu'il avait eu une association avec certains étudiants en Allemagne, et que ceux-ci avaient répondu qu'ils étaient au courant à propos des étudiants. De plus, il n'a pas déclaré les avoirs rencontrés plusieurs fois, mais plutôt qu'il les avait vus lorsqu'il se trouvait dans un café avec Fawzi et Adel.

[9]    J'estime également que la Commission a commis une erreur, s'agissant de ses conclusions d'implausibilité. Bien qu'il soit parfois plus facile de déceler les erreurs relatives à l'implausibilité, la même norme s'applique aux conclusions relatives à la crédibilité (voir Aguebor, précité).


[10] La première implausibilité que soulève la Commission était que le demandeur donnerait de l'argent à des étrangers avant d'aider financièrement les personnes qu'il connaissait. Le demandeur a clairement expliqué dans son témoignage la pratique libyenne de la sadaqa, ou l'aumône, et aucune preuve n'a été présentée en réfutation de cette pratique. J'aurais probablement tiré une conclusion différente à ce sujet, toutefois, je n'estime pas que celle de la Commission était nécessairement déraisonnable.

[11] La deuxième implausibilité était que le demandeur a pu reprendre son passeport aux autorités libyennes après qu'elles l'avaient confisqué. La Commission a fondé sa conclusion sur le caractère des autorités libyennes et sur leur manque total de respect pour les droits de la personne et les besoins individuels du peuple. Toutefois, il y avait une abondance dléments de preuve devant la Commission au sujet de la corruption généralisée au sein du gouvernement libyen et de ses ministères, ce qui expliquerait que le demandeur a pu obtenir son passeport par le truchement de ses contacts au sein du gouvernement, comme il a déclaré dans son témoignage. La conclusion de la Commission à ce sujet était déraisonnable et en contradiction par rapport aux éléments de preuve dont elle était saisie.

[12] La troisième implausibilité était que le demandeur avait pu quitter la Libye en passant par Tunis pour se rendre au Canada au lieu de sortir par l'Europe, puisqu'il n'aurait eu aucune difficulté à obtenir un visa pour l'Allemagne ou l'Italie compte tenu de ses déplacements antérieurs. Certes, j'aurais pu tirer une conclusion différente à ce sujet, mais on ne saurait dire que la conclusion de la Commission est déraisonnable.

[13] La quatrième implausibilité est que le demandeur a fait renouveler rétroactivement son permis de conduire par un intermédiaire après sa sortie de prison. Manifestement, la Commission ne prêtait aucune attention au témoignage du demandeur à ce sujet, tel qu'il appert d'un extrait de ses motifs, à la page 5 :


. . . Pourquoi aviez-vous besoin alors d'un permis intermédiaire? Pourquoi aviez-vous besoin de le renouveler à partir de la prison ou une fois libéré de prison? De plus, le permis de conduite expirait en 1999 et pourtant vous l'avez renouvelé et fait postdater à juin 2000, lorsque vous avez été libéré, et non à son expiration en 1999. J'ai trouvé vos réponses à ces questions absurdes.

[14] En réalité, le demandeur a déclaré dans son témoignage qu'il stait servi d'un intermédiaire pour renouveler son permis et non qu'il avait besoin d'un permis intermédiaire, et qu'il avait dû passer par un intermédiaire en raison des obstacles liés au renouvellement des permis en Libye. Il a également déclaré ne pas savoir pourquoi son oncle maternel, l'intermédiaire, avait fait remonter la date du renouvellement à juin 2000. Il n'a pas indiqué que c'est lui qui avait fait inscrire cette date.

[15] Enfin, le demandeur questionne l'utilisation par la Commission du nom du pays « Irak » au lieu de « Libye » dans les deux dernières pages de sa décision, et affirme qu'il s'agit là d'une indication supplémentaire de la confusion de la Commission. Le défendeur invite la Cour à se rappeler que la décision a été rendue de vive voix, et qu'il s'agit d'une erreur mineure. La décision a été prononcée de vive voix, toutefois, elle a été révisée par la Commission et rendue publique sous forme écrite. Bien que l'utilisation du mot « Irak » au lieu de « Libye » ne constitue pas une erreur singulière en elle-même, lorsqu'on l'ajoute aux autres erreurs de la Commission, cela permet de faire dégager la négligence générale et le manque d'attention dont a fait preuve la Commission en examinant cette demande.


[16] L'examen attentif de la décision de la Commission et de la transcription de l'audience montre que la Commission a commis plusieurs erreurs précises et fait ressortir son attitude généralement irresponsable dans cette audience. La conclusion de la Commission sur le manque de crédibilité a été tirée de manière déraisonnable. La déclaration de la Commission à l'effet que le demandeur était parfois très évasif ne devrait pas servir à couvrir ses erreurs. Il est difficile d'intervenir dans la conclusion tirée par la Commission à l'effet qu'un demandeur a été évasif. Toutefois, il n'y a aucune indication dans le dossier que le demandeur évitait de répondre aux questions. Certes, la Commission a parfois eu à répéter ses questions; mais, de façon générale, le demandeur y répondait pleinement, sauf dans les cas où la Commission lui présentait des contradictions non existantes dans son témoignage et lui demandait de s'expliquer. À ce moment-là , on comprend que le demandeur était confus.

[17] En l'espèce, je me ferais lcho des propos tenus par le juge Pelletier, maintenant juge à la Cour d'appel fédérale, dans l'arrêt Haji c. Canada (M.C.I.) (2000), 192 F.T.R. 141, à la page 144 :

[14] J'estime que ce passage va dans le même sens que ceux de l'arrêt Miranda que j'ai cités et qui indiquent que les erreurs n'entraînent pas toujours l'annulation d'une décision. En l'espèce, les erreurs sont nombreuses et il est difficile d'en apprécier l'effet cumulatif. Il arrive un moment où l'accumulation des erreurs, qu'elles soient déterminantes ou non, laisse planer un doute sur la justesse des autres conclusions auxquelles en est arrivé le tribunal. Il est clair que la SSR a fondé sa décision sur des conclusions de fait qui ne tiennent pas compte des documents qui lui ont été présentés. Pour ces motifs, la décision doit être annulée et l'affaire renvoyée à un autre tribunal pour nouvelle décision.

[18] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée pour une nouvelle audition devant un tribunal différemment constitué.

                                                                         

JUGE

OTTAWA (ONTARIO)

le 23 mai 2003

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                      SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                              IMM-2016-02

INTITULÉ :                           Mohamed Hussein BEN SHAIKH

c.

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L'AUDIENCE :                 le 22 avril 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :            LE JUGE PINARD

DATE DES MOTIFS :                    le 23 mai 2003

COMPARUTIONS :

Martin Bauer                                 POUR LE DEMANDEUR

Pauline Anthoine                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hobson & Company                     

Vancouver (Colombie-Britannique)           POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg                     

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)                      POUR LE DÉFENDEUR


                                                                    Date : 20030523

                                                              Dossier : IMM-2016-02

OTTAWA (Ontario), le 23 mai 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PINARD

ENTRE :

                       Mohamed Hussein BEN SHAIKH

                                                                 demandeur

                                  - et -

                       MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                          ET DE L'IMMIGRATION

                                                                 défendeur

                                ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié en date du 24 avril 2002 à l'effet que le demandeur n'est pas un réfugié au sens de la Convention est annulée et l'affaire renvoyée pour une nouvelle audition devant un tribunal différemment constitué.

                                                                     

JUGE

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.

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