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Date : 20031217

Dossier : IMM-1720-02

Référence : 2003 CF 1485

Toronto (Ontario), le 17 décembre 2003

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY

ENTRE :

        NIGHAT SHAHEEN, SABA MUMTAZ, NABEEL MUMTAZ et NIDA MUMTAZ

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                   LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Mme Nighat Shaheen et ses trois enfants, Saba Mumtaz, Nabeel Mumtaz et Nida Mumtaz, sollicitent le contrôle judiciaire d'une décision en date du 12 mars 2002 par laquelle la Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de reconnaître aux demandeurs le statut de réfugié au sens de la Convention. Les demandeurs sollicitent une ordonnance annulant la décision de la Commission et renvoyant l'affaire à la Commission pour qu'elle rende une nouvelle décision en se conformant aux directives que la Cour jugera bon de lui donner.


GENÈSE DE L'INSTANCE

[2]                Mme Shaheen et ses enfants sont tous citoyens du Pakistan. Ils sont originaires de la ville de Jhelum dans la province du Pendjab. Ils affirment craindre avec raison d'être persécutés par des extrémistes chiites du fait de leur religion et de leur appartenance à un groupe social déterminé, en l'occurrence en tant que membres de la famille d'un membre du Sipah-e Sahaaba Pakistan (le SSP).

[3]                Les demandeurs sont des musulmans sunnites. Ils craignent le Tehrik-e Jaffria Pakistan (le TJP), un organisme musulman chiite. Mme Shaheen affirme que, le 3 mars 1999, un ami de la famille l'a informée que son mari, Mumtaz Khan, qui était membre du SSP, avait été enlevé par le TJP. Elle précise que ce même ami leur a conseillé à elle et à ses trois enfants de quitter sur-le-champ leur domicile parce que leur vie était en danger. Ils ont passé la nuit chez un ami. Au milieu de la nuit, des membres du TJP ont fait irruption dans leur maison à leur recherche. Les demandeurs ont réussi à se cacher au sous-sol et sont partis le lendemain matin pour aller se réfugier à Multan.

[4]                Le fils aîné de la famille vivait à ce moment-là à Lahore où il étudiait. Mme Shaheen affirme qu'environ deux semaines plus tard, alors qu'elle se cachait à Multan, elle a appris que son fils aîné avait lui aussi été enlevé par le TJP.

[5]                Mme Shaheen affirme qu'elle a signalé l'enlèvement de son fils et de son mari à la police, mais que celle-ci n'a pas pu les aider. Elle est depuis sans nouvelles de son mari et de son fils aîné.

[6]                Mme Shaheen et ses enfants sont ensuite allés vivre à Karachi, où ils croyaient qu'ils seraient plus en sécurité. Elle explique qu'au début de juin 1999, deux hommes ont tenté d'enlever son fils cadet, Nabeel Mumtaz. Cet incident l'a amenée à prendre conscience que sa famille ne serait en sécurité nulle part au Pakistan. Ils ont donc quitté le Pakistan le 13 juillet 1999 et ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada le lendemain, dès leur arrivée au Canada.

[7]                La revendication du statut de réfugié des demandeurs a d'abord été examinée le 5 juin 2000 par un tribunal de la Commission formé de deux commissaires. Les commissaires saisis de la revendication ont estimé le 19 juin 2000 que les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention. Les demandeurs ont obtenu gain de cause dans leur demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision. Le 18 juin 2001, la juge Heneghan de notre Cour a annulé la décision de la Commission et a renvoyé l'affaire à un tribunal différemment constitué de la Commission pour qu'il statue à nouveau sur la question.


[8]                Les motifs invoqués pour justifier l'annulation de la première décision de la Commission étaient que les conclusions qu'elle avait tirées au sujet de la crédibilité reposaient sur « un examen microscopique des éléments de preuve » et que ces conclusions étaient manifestement déraisonnables. La Cour a également conclu que la Commission avait commis une erreur de droit en ne prenant pas en considération le témoignage du revendicateur mineur, Saba Mumtaz, et que, puisque ce témoignage corroborait en partie celui de sa mère, la Commission se devait d'en tenir compte.

[9]                La revendication des demandeurs a été examinée de nouveau le 24 janvier 2002 par un tribunal de la Commission composé d'un seul commissaire. Le dossier de la preuve tiré de la première audience de la Commission, de même que la décision motivée de celle-ci et la décision rendue le 18 juin 2001 par la Cour fédérale, ont été versés au dossier soumis à la Commission. Mme Shaheen et sa fille, Saba Mumtaz, ont témoigné devant la Commission.

Décision de la Commission

[10]            Dans sa décision du 12 mars 2002, la Commission a conclu que les demandeurs n'avaient pas démontré qu'il existait une possibilité raisonnable qu'ils soient persécutés s'ils devaient retourner au Pakistan. La Commission a fondé sa décision sur les conclusions défavorables qu'elle avait tirées au sujet de la crédibilité du témoignage de Mme Shaheen. La Commission a estimé que la revendicatrice n'était pas crédible, parce que les éléments de preuve documentaire censés corroborer ses dires étaient insuffisants.


PRÉTENTIONS ET MOYENS DES DEMANDEURS

[11]            Les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur dans sa compréhension et son application de la décision par laquelle la juge Heneghan avait renvoyé leur revendication du statut de réfugié au sens de la Convention à la Commission pour qu'elle statue de nouveau sur la question. Les demandeurs soutiennent que la Commission n'a pas réexaminé l'affaire de bonne foi ou en conformité avec les directives données par la Cour.

[12]            Les demandeurs affirment que le commissaire a fait preuve d'un [TRADUCTION] « zèle inusité » en recherchant par tous les moyens possibles à mettre en doute le témoignage des demandeurs. Ils ajoutent qu'il n'y a aucun élément de preuve qui appuie les conclusions de la Commission et que celles-ci sont par conséquent manifestement déraisonnables.

[13]            Les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur de droit en n'appliquant pas le principe posé dans l'arrêt Maldonado c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1980] 2 C.F. 302 (C.A.F.), suivant lequel lorsqu'un requérant jure que certaines allégations sont vraies, celles-ci sont présumées l'être, à moins qu'il n'existe des raisons d'en douter.

[14]            Les demandeurs signalent ensuite plusieurs conclusions tirées au sujet de la crédibilité qui, à leur avis, sont manifestement déraisonnables et n'étaient pas justifiées par les éléments de preuve portés à la connaissance de la Commission.

[15]            Premièrement, les demandeurs citent la conclusion que la Commission a tirée au sujet de la crédibilité à la page deux de ses motifs au sujet de la déposition de Mme Shaheen sur la question de savoir si elle aurait pu compter sur l'aide de la police de la ville de Jhelum, si elle avait demandé leur aide. La Commission a paraphrasé le témoignage de la revendicatrice sur ce point en lui faisant dire que [TRADUCTION] « [...] la plupart des Chiites habitent cette ville et les forces policières sont dominées par des Chiites » . S'appuyant sur la preuve documentaire, la Commission en a conclu que le témoignage de Mme Shaheen n'était ni convaincant ni digne de foi parce que les sources documentaires ne confirmaient pas que Jhelum comptait une [TRADUCTION] « importante population chiite, toutes proportions gardées » .

[16]            Les demandeurs affirment que cette conclusion défavorable quant à la crédibilité était manifestement déraisonnable puisque Mme Shaheen n'avait jamais prétendu que Jhelum était une importante région chiite ou que Jhelum comptait une importante population chiite par rapport à la population chiite des autres villes du Pakistan. De plus, les demandeurs font valoir que la Commission ne leur a posé aucune question au sujet de ces régions et qu'elle n'a cité aucun élément de preuve documentaire qui contredisait leur témoignage à ce sujet.

[17]            Deuxièmement, les demandeurs affirment que la Commission a commis une erreur en interprétant mal le témoignage de Mme Shaheen, puisque celle-ci n'a jamais prétendu que les forces policières étaient « dominées par les Chiites » , mais seulement que de nombreux policiers étaient des Chiites.

[18]            Les demandeurs relèvent ensuite diverses erreurs commises par la Commission dans son analyse du SSP. Les demandeurs affirment que la conclusion de la Commission suivant laquelle les demandeurs avaient eu [TRADUCTION] « amplement l'occasion » de produire des documents sur la nature du SSP est manifestement déraisonnable. Ils soutiennent que la Commission n'a pas interrogé les demandeurs à l'audience au sujet de leur perception du SSP et qu'ils n'ont donc pas eu l'occasion d'aborder la question.


[19]            Les demandeurs soutiennent également que la conclusion de la Commission suivant laquelle Mme Shaheen n'était pas un témoin crédible parce qu'elle [TRADUCTION] « [...] se croyait obligée de produire à l'audience le formulaire d'adhésion au SSP » était une conclusion manifestement déraisonnable et injuste, compte tenu du fait qu'à la première audience, la Commission avait estimé que Mme Shaheen n'était pas crédible, en partie que la Commission avait conclu qu'elle avait tenté de dissimuler les activités exercées par son mari au sein du SSP. Les demandeurs affirment en outre que la Commission a mal interprété les faits qui lui étaient soumis lorsqu'elle a affirmé que les demandeurs se croyaient « obligés » de produire à l'audience le formulaire d'adhésion au SSP alors qu'en réalité, le formulaire d'adhésion au SSP avait déjà été versé au dossier de la première audience et que ce dossier avait été porté à la connaissance de la Commission lors de la deuxième audience. Les demandeurs citent une lettre de la Commission en date du 12 décembre 2001 qui est jointe à l'affidavit de la revendicatrice principale. Dans cette lettre, la Commission affirme que toutes les pièces provenant de la première audience seraient versées au dossier de la nouvelle audience. Les demandeurs soutiennent que la décision de la Commission de n'accorder aucune valeur à ce document est, eu égard aux circonstances, manifestement déraisonnable.

[20]            Les demandeurs soutiennent en outre que la preuve ne permettait pas à la Commission de conclure qu'ils avaient l'intention de présenter une « image déformée » du SSP. Les demandeurs affirment qu'ils n'ont pas décrit le SSP et que le commissaire ne leur a pas demandé de le faire à l'audience. Les demandeurs ajoutent qu'ils n'ont pas nié que le SSP avait pris part à des actes de violence, mais ils affirment plutôt qu'à leur connaissance, ils ne pensaient pas que leur mari ou leur père avait participé à ces violences.


[21]            Une autre conclusion de la Commission qui, selon les demandeurs, est manifestement déraisonnable est la conclusion de la Commission suivant laquelle, si le mari avait réellement été enlevé par le TJP, il existerait des écrits qui justifient cette allégation. Il ressort des motifs de la Commission que celle-ci n'a pas cru à l'enlèvement du mari de Mme Shaheen parce qu'il n'existait pas de rapports à ce sujet. La Commission a par conséquent conclu que les deux Premiers rapports d'information soumis par les demandeurs devaient être des faux. La conclusion de la Commission suivant laquelle la preuve documentaire ferait état de l'enlèvement du mari est manifestement déraisonnable, car il ressort de la preuve que ce genre d'incident est courant.

[22]            Les demandeurs ajoutent que la décision de la Commission de n'accorder aucune valeur au rapport du psychologue est une erreur et que cette décision reposait sur la conclusion que les allégations de persécution des demandeurs n'étaient pas crédibles.

[23]            Les demandeurs plaident aussi que la Commission a commis une erreur en ne motivant pas de façon intelligible ses conclusions en ce qui concerne l'évolution de la situation au pays d'origine. Les demandeurs qualifient d' « incompréhensible » l'analyse que la Commission fait de cette question. Une telle conclusion devrait reposer d'abord et avant tout sur les éléments de preuve documentaires se rapportant à la période écoulée entre le départ des demandeurs du Pakistan et la date de l'audience de la Commission. Or, signalent les demandeurs, la Commission renvoie brièvement et laconiquement à la conclusion défavorable qu'elle venait de tirer au sujet de la crédibilité pour analyser cette question.


[24]            Finalement, les demandeurs soutiennent que l'analyse que la Commission fait de l'applicabilité du paragraphe 2(3) de l'ancienne Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2 (l'ancienne Loi) est erronée, car la Commission n'invoque aucune raison pour justifier sa conclusion sur cette question. Citant le jugement Adjibi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2002), 219 F.T.R. 54, les demandeurs affirment que la Commission n'a pas examiné à fond la question du paragraphe 2(3) en conformité avec la jurisprudence.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DU DÉFENDEUR

[25]            Suivant le défendeur, la norme de contrôle judiciaire qui s'applique aux conclusions tirées par la Commission quant à la crédibilité est celle de la décision manifestement déraisonnable : Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), (1999), 173 F.T.R. 280 et Conkova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 300 (C.F. 1re inst.)(QL). Dans la présente affaire, le défendeur soutient que les conclusions tirées par la Commission au sujet de la crédibilité ne sont pas manifestement déraisonnables, puisqu'elles étaient appuyées par la preuve documentaire.

[26]            Le défendeur fait valoir que, même si la Commission a mal qualifié la façon dont ont été soumis les éléments de preuve relatifs aux activités du mari de la revendicatrice principale au sein du SSP, cette erreur n'a pas d'incidence sur la conclusion de la Commission suivant laquelle le SSP n'est pas un organisme dont la mission est bénévole ou sociale. À elle seule, cette erreur n'entache pas la décision de la Commission d'une erreur qui en justifierait la révision.


[27]            Le défendeur soutient qu'il n'était pas déraisonnable de la part de la Commission de conclure qu'il était peu probable que Mumtaz Khan fasse partie du SSP, compte tenu du fait que les demandeurs l'avait décrit comme une personne non violente. Suivant la preuve documentaire, le SSP est un organisme qui se livre à des actes de violence et rien ne permettait de penser que le SSP se livrait à des activités non violentes.

[28]                Le défendeur explique que la réflexion de la Commission suivant laquelle, si le mari avait été enlevé par le TJP, il existerait un rapport quelconque qui en ferait état dans la preuve documentaire était raisonnable. À titre subsidiaire, le défendeur attire l'attention sur le fait que, si la Commission a commis une erreur en considérant la preuve de cette façon, cette erreur n'a aucune incidence sur les autres conclusions qu'elle a tirées au sujet de la crédibilité et il n'y a aucune raison d'intervenir dans la décision finale de la Commission : Yassine c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1994), 172 N.R. 308 (C.A.F.).

[29]            Le défendeur estime que les autres erreurs que les demandeurs reprochent à la Commission et qui se rapportent à l'appréciation que celle-ci a faite du rapport du psychologue et de l'évolution de la situation au pays d'origine ne peuvent être acceptées parce que les erreurs que la Commission a pu commettre à cet égard n'ont aucune incidence sur les motifs sur lesquels la Commission s'est fondée pour rejeter la revendication des demandeurs en raison de ses conclusions défavorables quant à la crédibilité.


QUESTION EN LITIGE

[30]            La Commission a-t-elle tiré des conclusions manifestement déraisonnables qui ont influencé de façon appréciable les motifs sur lesquels la Commission s'est fondée pour rejeter la revendication des demandeurs?

ANALYSE

[31]            Il est de jurisprudence constante que le tribunal saisi d'une demande de contrôle judiciaire doit faire preuve d'un degré élevé de retenue en ce qui concerne les conclusions tirées par la Commission quant à la crédibilité. La norme applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable : Conkova, précitée, et Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.)(QL). Notre Cour ne devrait pas intervenir en ce qui concerne les conclusions tirées par la Commission au sujet de la vraisemblance et de la crédibilité, sauf si ces conclusions sont « si déraisonnables » qu'elles justifient une telle intervention.


[32]            Les conclusions tirées par la Commission au sujet de la crédibilité n'échappent cependant pas entièrement à la surveillance de la Cour : Sheikh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 568 (C.F. 1re inst.)(QL). Une décision défavorable quant à la crédibilité doit être motivée d'une manière « claire et non équivoque » : Hilo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1991), 130 N.R. 236 (C.A.F.).

[33]            La Commission a le droit de préférer la preuve documentaire au témoignage du demandeur : Zhou c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1087 (C.A.)(QL), mais elle doit motiver clairement sa décision : Okyere-Akosah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] A.C.F. no 411 (C.A.)(QL). La Commission a le droit de se fonder sur des critères tels que la logique et le bon sens lorsqu'elle apprécie la crédibilité : Shahamati c. (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 415 (C.A.).


[34]            À mon avis, les demandeurs ont démontré que les conclusions clés que la Commission a tirées au sujet de la crédibilité sont manifestement déraisonnables. La Commission a reconnu, à la page six de ses motifs, que chacune des conclusions tirée au sujet de la crédibilité ne suffisait pas à elle seule à ébranler les allégations des demandeurs, mais que prises dans leur ensemble, ses constatations l'amenaient à conclure qu'il n'y a avait pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles pour pouvoir reconnaître aux demandeurs le statut de réfugié au sens de la Convention. Les conclusions défavorables que la Commission a tirées au sujet de la crédibilité constituaient de toute évidence le fondement sur lequel la Commission s'est appuyée pour rejeter la revendication des demandeurs. Comme j'ai estimé que les trois principales conclusions que la Commission a tirées au sujet de la crédibilité n'étaient pas appuyées par les éléments de preuve qui avaient été portés à sa connaissance, je suis d'avis que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[35]            Premièrement, la Commission se fonde sur le fait que la preuve documentaire ne mentionne pas que la ville où habitaient les demandeurs, Jhelum, était un des lieux « les plus importants » pour les musulmans chiites et que Jhelum comptait une importante population chiite par rapport aux autres villes du Pakistan. La Commission en déduit que l'assertion de Mme Shaheen suivant laquelle Jhelum compte une importante communauté chiite et qu'elle ne pourrait compter sur la protection de la police n'est pas crédible. À la page deux de ses motifs, la Commission affirme que Mme Shaheen avait précisé que [TRADUCTION] « en tant que musulmane sunnite, elle n'aurait pas pu compter sur l'aide de la police de Jhelum parce que ce sont surtout des Chiites qui habitent cette ville et que les forces policières sont dominées par des Chiites » (non souligné dans l'original.)

[36]            Il ressort de l'examen de la transcription que Mme Shaheen n'a pas affirmé que la police était dominée par des musulmans chiites à Jhelum. Voici ce qu'on trouve à la page 189 :

LE PRÉSIDENT : Hm, hm. Bon, à l'époque où vous viviez au Pakistan et vous nous avez dit que la police se range habituellement d'un côté ou de l'autre, de quel côté était la police, du côté du SSP ou du côté du TJP?

LA REVENDICATRICE : La police se range du côté de celui ou de ceux qui lui graisse la patte.

LA REVENDICATRICE : Et je sais que beaucoup de policiers sont du côté du Jaffria.


LE PRÉSIDENT : Mais pour être du côté du Jaffria, ces policiers doivent nécessairement être des Chiites, n'est-ce pas?

LA REVENDICATRICE : Oui.

[37]            Il ressort de ma lecture de sa déposition que Mme Shaheen affirme que la police est corrompue et qu'elle sait que bon nombre de policiers sont du côté du « Jaffria » , c'est-à-dire qu'ils sont favorables au TJP ou qu'ils sont des musulmans chiites. C'est la raison pour laquelle elle affirme que la police serait incapable de protéger efficacement sa famille et qu'elle ne serait pas disposée à le faire. La Commission lui a attribué des propos qu'elle n'a pas tenus. En conséquence, cette conclusion quant à la crédibilité est manifestement déraisonnable.

[38]            Deuxièmement, la conclusion tirée par la Commission quant à la nature du SSP et aux explications données par les demandeurs au sujet des activités exercées par leur mari ou leur père au sein de cet organisme est elle aussi manifestement déraisonnable.


[39]            La Commission affirme que les demandeurs ont témoigné que Mumtaz Khan s'était occupé des aspects de bienfaisance et des aspects financiers du SSP à des fins sociales et bénévoles. La Commission a estimé qu'il s'agissait là d'une « image déformée » du SSP, car la preuve documentaire ne démontrait pas que le SSP [TRADUCTION] « poursuivait une mission sociale ou de bienfaisance » . La Commission a reconnu, à la page quatre de ses motifs, qu'il était [TRADUCTION] « concevable que, dans le contexte pakistanais, une femme et des enfants ne soient pas au courant des accointances du mari » . La Commission a poursuivi en signalant que, suivant leur témoignage, Mme Shaheen et sa fille étaient parfaitement au courant de la nature du rôle joué par leur mari ou leur père au sein du SSP. La Commission en a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

[40]            Il ressort du procès-verbal de l'audience de la Commission que les demandeurs n'ont pas été interrogés au sujet de la nature des activités exercées par Mumtaz Khan au sein du SSP. Dans ses motifs, la Commission doit par conséquent faire allusion au témoignage donné par les demandeurs lors de l'audience précédente de la Commission. Le procès-verbal de l'audience précédente de la Commission, de même que les autres éléments de preuve qui avaient été portés à la connaissance de la Commission, faisaient partie du dossier soumis à la Commission et ils ont été versés au dossier de la Cour dans la présente instance conformément à l'ordonnance prononcée le 6 novembre 2003 par le juge Noël.

[41]            Aux pages 48 et 49 du procès-verbal de l'audience précédente de la Commission, on trouve l'échange suivant entre la revendicatrice principale et l'agent chargé de la revendication :

[TRADUCTION]

L'AGENT : Bon, jusqu'ici, ce que nous avons appris, c'est que votre mari essayait de venir en aide aux orphelins et qu'il offrait de l'enseignement gratuit et tentait de recruter de nouveaux adhérents pour le Sipah-i-Sahaba. A-t-il fait autre chose qui aurait pu lui attirer le courroux du Jaffria?

LA REVENDICATRICE : Les membres du Sipah-i-Sahaba ne parlent à leur épouse d'aucune de leurs activités, de leurs activités internes.

L'AGENT : Bon, il n'y a pas longtemps, vous nous avez dit que vous étiez au courant des activités que votre mari exerçait pour le Sipah-i-Sahaba.

Êtes-vous en train de me dire que votre mari faisait peut-être des choses que vous ignoriez?


LA REVENDICATRICE : Je savais qu'il était membre du Sipah-i-Sahaba, et que tel ou tel jour il participait à des réunions et même y passait la nuit. Je n'étais pas mise au courant des délibérations qui avaient lieu lors de ces rencontres.

L'AGENT : Alors, pourquoi avez-vous dit que vous étiez au courant des activités que votre mari exerçait pour le Sipah-i-Sahaba?

LA REVENDICATRICE : Je savais quand il partait pour se rendre à des réunions, quand il en revenait, où il allait, à quelle heure il rentrerait. Il m'informait avant de partir qu'il se rendait à tel ou tel endroit et me précisait à quelle heure il rentrerait. Et ces renseignements me suffisaient.

[42]            Plus loin, aux pages 59 et 60 du procès-verbal de l'audience précédente de la Commission, l'échange suivant a eu lieu entre la revendicatrice principale et son avocat :

[TRADUCTION]

L'AVOCAT : D'accord. Vous avez également mentionné que vous étiez au courant des activités exercés par votre mari dans ce groupe.

LA REVENDICATRICE : Je vous ai déjà dit que je savais où il allait, à quelle heure il devait rentrer et où il devait se rendre tel ou tel jour. Je ne lui ai jamais demandé plus de détails.

L'AVOCAT : Saviez-vous que votre mari participait à des actes de violence?

LA REVENDICATRICE : Il ne me l'a jamais dit.

L'AVOCAT : S'il s'était livré à de tels actes, vous l'aurait-il dit?

LA REVENDICATRICE : Non.


[43]            Je conclus que la Commission a mal interprété le témoignage donné par les demandeurs au sujet de la nature du SSP et du rôle joué par Mumtaz Khan dans ce groupe. Mme Shaheen a expliqué qu'elle n'était pas au courant des détails des activités de son mari au sein du SSP et elle a précisé qu'il ne lui avait jamais dit qu'il avait pris part à des actes de violence. Elle a également signalé que les épouses des membres du SSP n'étaient pas mises au courant des « activités internes » de ce groupe. Son affirmation qu'elle n'était pas au courant de la nature exacte du rôle joué par son mari ne contredit pas les éléments de preuve documentaire suivant lesquels le SSP est un organisme qui se livre fréquemment à des actes de violence.

[44]            Ainsi qu'il a été jugé dans l'arrêt Zhou, précité, la Commission a le droit de préférer la preuve documentaire au témoignage du demandeur, mais elle doit motiver clairement sa décision (Okeyere-Akosah, précitée). En l'espèce, la conclusion de la Commission suivant laquelle les demandeurs avaient présenté une « image déformée » du rôle joué par le mari de la revendicatrice principale dans le SSP était mal fondée.

[45]            Pour ce qui est de la façon dont la Commission a envisagé le formulaire d'adhésion au SSP, je suis d'avis que la Commission n'a pas commis d'erreur à cet égard. Les demandeurs ont produit un formulaire d'adhésion au SSP qui, selon ce qu'ils affirmaient, portaient la signature du mari de la revendicatrice principale. La Commission a décidé de préférer la preuve documentaire au témoignage des demandeurs et a refusé d'accorder la moindre valeur à cet élément de preuve. Les demandeurs soutiennent que la Commission s'est méprise sur leur témoignage en déclarant, à la page trois de ses motifs, qu'ils « se croyaient obligés de produire à l'audience le formulaire d'adhésion au SSP » . Il convient toutefois de situer cet extrait dans son contexte. La Commission a tenu ces propos dans le but de souligner que les demandeurs savaient qu'ils devaient produire des éléments de preuve pour justifier leurs prétentions et qu'ils n'avaient pas réussi à démontrer la justesse de leur description du rôle du SSP.


[46]            En troisième lieu, la conclusion de la Commission suivant laquelle, comme il n'était pas fait mention de l'enlèvement du mari et du fils dans la preuve documentaire, il existait de bonnes raisons de douter de l'authenticité de la revendication des demandeurs n'est pas appuyée par la preuve dont disposait la Commission. Je suis d'accord avec les demandeurs pour dire que, pour réfuter le principe dégagé dans la décision Maldonado, précitée, la Commission ne peut se contenter de déclarer que les demandeurs ne sont pas crédibles parce que leurs allégations ne figurent dans aucun rapport ou document émanant d'un tiers.

[47]            Comme motif secondaire permettant selon elle de douter des affirmations des demandeurs quant à l'enlèvement, la Commission a discrédité les premiers rapports d'information que les demandeurs avaient soumis et qui étaient censés être un document de signalement de l'enlèvement à la police. La Commission a conclu qu'il est facile au Pakistan d'obtenir de faux documents tels que des premiers rapports d'information et que c'était là une autre raison de mettre en doute les allégations des demandeurs. Toutefois, la principale raison pour laquelle la Commission a mis en doute le récit de l'enlèvement donné par les demandeurs était le fait que ces enlèvements n'étaient mentionnés nulle part dans une source documentaire émanant d'un tiers.


[48]            Les arguments des demandeurs ne m'ont pas convaincu que la Commission a commis une erreur dans l'analyse à laquelle elle a procédé en vertu du paragraphe 2(3) de l'ancienne Loi. La Commission a cité la jurisprudence pertinente et a de toute évidence examiné cette question d'une manière cohérente.

[49]            Finalement, je constate que les demandeurs prétendent que la Commission n'a pas réexaminé leur revendication de bonne foi et conformément aux directives données par la Cour le 18 juin 2001. Cet argument est mal fondé. Rien ne permet de penser que la Commission a agi de mauvaise foi ou qu'elle n'a pas bien compris ou appliqué le jugement rendu par notre Cour le 18 juin 2001.

[50]            La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention des demandeurs est renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu'il procède à un nouvel examen. Il n'y a pas de question à certifier.

                                        ORDONNANCE

LA COUR accueille la demande, annule la décision rendue le 12 mars 2002 par la Section du statut de réfugié et renvoie l'affaire à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu'il procède à un nouvel examen.

                                                                          « Richard G. Mosley »            

                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     IMM-1720-02

                                                     

INTITULÉ :                                                    NIGHAT SHAHEEN, SABA MUMTAZ, NABEEL MUMTAZ ET NIDA MUMTAZ

                                                                                                           

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                           

défendeur

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 16 DÉCEMBRE 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE MOSLEY

                                                     

DATE DES MOTIFS :                                   LE 17 DÉCEMBRE 2003

COMPARUTIONS :

Helen Turner                                                     pour les demandeurs

Martin Anderson                                               pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Helen Turner                                                     pour les demandeurs

Avocate

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                              pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada


COUR FÉDÉRALE

Date : 20031217

Dossier : IMM-1720-02

ENTRE

NIGHAT SHAHEEN, SABA MUMTAZ, NABEEL MUMTAZ ET NIDA MUMTAZ

demandeurs

et        

LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                               

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE


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