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Date : 20200525

Dossier : T‑343‑19

Référence : 2020 CF 636

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2020

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

CAPORAL RYAN THOMAS LETNES

 

demandeur

 

et

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, le caporal Ryan Thomas Letnes, est un membre actif de la Gendarmerie royale du Canada [GRC]. Après sa plus récente réaffectation, laquelle était attribuable à ses limites visuelles, il a déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne [Commission] en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), ch H‑6 [LCDP], dans laquelle il a allégué avoir été victime de discrimination dans le cadre du processus de promotion de la GRC en raison d’une déficience [Plainte]. Au terme de son enquête, la Commission a renvoyé la Plainte au Tribunal canadien des droits de la personne [TCDP], qui a ouvert une enquête en janvier 2018. L’affaire est toujours en pendante, et le TCDP n’a pas encore fixé de date d’audience.

[2] Depuis, le cpl Letnes a été déclaré médicalement inapte à remplir quelque fonction que ce soit au sein de la GRC en raison de son problème de santé. Une telle désignation a permis à la GRC d’entreprendre son processus administratif interne pour licencier le cpl Letnes.

[3] À la suite d’une demande déposée devant la Cour en février 2019 [Demande], le cpl Letnes sollicite une injonction interlocutoire en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), ch F7 [LCF] et de l’alinéa 7a) de la LCDP, afin d’empêcher la GRC de le licencier en attendant le règlement de sa Plainte devant le TCDP. Il demande à la Cour de lui accorder un redressement sous la forme d’une ordonnance quia timet ou, subsidiairement, de rendre une ordonnance d’interdiction afin que la GRC ne puisse pas le licencier pour déficience mentale ou physique au sens de la LCDP, ni le soumettre au processus sur les exigences d’emploi décrit dans les Consignes du commissaire (exigences d’emploi), DORS/2014292 [Consignes sur les EE]. Il demande un autre redressement sous la forme d’une injonction interlocutoire interdisant l’utilisation et/ou l’application de l’alinéa 6a) des Consignes sur les EE jusqu’à ce que la validité constitutionnelle de cette disposition soit tranchée dans le cadre de deux autres affaires dont la Cour est saisie, soit les affaires Kevin Douglas Picard c Procureur général du Canada et al. (T180318) [Picard] et Christopher Williams c Procureur général du Canada et al. (T40719).

[4] Le cpl Letnes soutient que la Cour a compétence pour accorder l’injonction demandée en vertu de l’article 44 de la LCF et qu’il satisfait à chacun des trois volets du critère conjonctif établi par la Cour suprême du Canada [CSC] dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‑MacDonald] en vue de l’octroi d’injonctions interlocutoires. Il affirme ce qui suit : 1) une question sérieuse à juger a été soulevée dans sa Plainte sous‑jacente; 2) il subira un préjudice irréparable si l’injonction interlocutoire n’est pas accordée; et 3) la prépondérance des inconvénients, qui consiste à comparer le préjudice qu’il subira et le préjudice causé à la GRC, tout en tenant compte de l’intérêt public, joue en sa faveur.

[5] Le Procureur général du Canada [PGC] répond qu’on ne peut pas invoquer l’article 44 de la LCF pour empêcher la GRC de poursuivre son processus de licenciement par mesure administrative et que, de toute façon, le cpl Letnes n’a satisfait à aucun des trois volets du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald. Le PGC soutient qu’il n’y a pas de question sérieuse à juger et que le préjudice allégué par le cpl Letnes est de nature purement hypothétique. Il ajoute que la Demande du cpl Letnes ne vise pas à empêcher l’application d’une décision prise par la GRC au sujet de son licenciement, mais à empêcher carrément la GRC de mener à terme son processus de licenciement. Le PGC soutient qu’il est pour l’instant prématuré de demander une telle injonction.

[6] Dans le cadre de la présente Demande, la Cour n’a pas à se prononcer sur le bienfondé de la Plainte du cpl Letnes devant le TCDP, mais plutôt à évaluer si le cpl Letnes satisfait aux exigences pour obtenir une injonction interlocutoire afin d’empêcher la GRC de poursuivre son processus de licenciement. Il y a deux questions à trancher : 1) si, compte tenu des circonstances, l’article 44 de la LCF peut s’appliquer; et 2) si le cpl Letnes satisfait au critère tripartite bien établi pour obtenir une injonction.

[7] À la lumière de mon examen des observations écrites et orales présentées par les parties et des éléments de preuve, je ne suis pas convaincu que le cpl Letnes satisfait aux conditions applicables pour se voir accorder l’injonction interlocutoire qu’il demande. Même si l’on présume que la Cour a compétence en vertu de l’article 44 de la LCF et qu’il y a une question sérieuse à juger, le cpl Letnes n’a pas prouvé qu’il subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée et si la GRC poursuit le processus de licenciement qu’elle a entrepris. En outre, la prépondérance des inconvénients ne penche pas en faveur du cpl Letnes. La Demande est prématurée, parce que la décision concernant le licenciement du cpl Letnes n’a pas encore été prise, et, en l’absence de circonstances exceptionnelles, la Cour ne doit pas intervenir dans le cadre du processus administratif en cours de la GRC tant que ce dernier n’est pas terminé. Dans les circonstances, je conclus qu’il ne s’agit pas d’une situation exceptionnelle où l’intervention de la Cour serait juste et équitable. Par conséquent, la Demande d’injonction du cpl Letnes sera rejetée.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[8] Le cpl Letnes travaille pour la GRC depuis le 2 octobre 2000. Il souffre d’un astigmatisme irrégulier, d’une kératite neurotrophique, d’une anomalie des voies lacrymales et d’un kératocône fruste. Il a reçu un diagnostic de vision non corrigée de 20/320. En février 2014, en raison de sa vision non corrigée, son profil médical au sein de la GRC est passé d’un profil opérationnel à un profil médical non opérationnel (norme visuelle V4). Le cpl Letnes a ensuite été affecté à un rôle administratif non défini adapté à ses déficiences visuelles.

[9] En août 2016, le cpl Letnes a déposé sa Plainte contre la GRC dans laquelle il alléguait avoir été victime de discrimination en raison de sa déficience. Il prétend s’être vu refuser des possibilités d’avancement au sein de la GRC, parce qu’il ne satisfaisait pas à la norme d’acuité visuelle minimale. La GRC répond que la norme d’acuité visuelle minimale est une exigence professionnelle bona fide pour les membres de la GRC qui s’acquittent de fonctions policières opérationnelles. Le TCDP est actuellement saisi de la Plainte du cpl Letnes, qui lui a été renvoyée par la Commission.

[10] En décembre 2018, le cpl Letnes s’est vu attribuer le profil médical « 06 » sans date de fin, ce qui signifie qu’il est médicalement inapte à remplir quelque fonction que ce soit au sein de la GRC. Une telle désignation signifie aussi que la GRC peut entreprendre le processus de licenciement du cpl Letnes en raison d’une déficience, telle que définie dans la LCDP, qui ne peut être accommodée sans constituer une contrainte excessive. Au moment de l’audience devant la Cour, la GRC n’avait pas encore décidé de licencier le cpl Letnes, et ce dernier est actuellement en congé de maladie de son affectation au sein de la GRC.

[11] Je tiens à mentionner au passage que le cpl Letnes n’a pas déposé de demande de contrôle judiciaire devant la Cour en vertu de l’article 18 de la LCF, que ce soit à l’égard d’une décision que la GRC doit rendre au sujet de son licenciement ou au sujet de la Plainte que le TCDP doit trancher. La Demande du cpl Letnes est ce qui a été décrit comme une demande d’injonction interlocutoire « autonome » présentée en vertu de l’article 44 de la LCF.

B. Les dispositions pertinentes

[12] Le commissaire de la GRC est responsable de la gestion des ressources humaines de la GRC. Conformément à l’alinéa 20.2(1)g) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC (1985), ch R10 [Loi sur la GRC], le commissaire ou l’un de ses délégués « peut », entre autres, licencier ou rétrograder tout membre, autre qu’un sous‑commissaire, « pour des raisons autres que la contravention à une disposition du code de déontologie ».

[13] Les Consignes sur les EE, qui constituent l’un des règlements adoptés par le gouverneur en conseil au sujet de l’exercice des pouvoirs du commissaire en vertu des alinéas 20.2(1)a) à 20.2(1)g) de la Loi sur la GRC prévoit, à l’alinéa 6a), que les raisons autres que la contravention à une disposition du code de déontologie incluent le fait d’avoir « une déficience » au sens de la LCDP.

[14] Le processus à suivre pour licencier ou rétrograder les membres de la GRC est décrit en détail dans les Consignes sur les EE, dont l’alinéa 8(1)b) prévoit notamment que le décideur doit faire signifier un avis à un membre s’il a l’intention de le licencier ou de le rétrograder au titre des alinéas 20.2(1)e) ou 20.2(1)g) de la Loi sur la GRC. Une fois que le décideur dispose de suffisamment de renseignements, il doit prendre l’une des décisions énumérées au paragraphe 12(1) des Consignes sur les EE, ce qui inclut confirmer l’emploi du membre, licencier le membre en vertu des alinéas 20.2(1)e), 20.2(1)g) ou 20.2(1)k) de la Loi sur la GRC, ou le rétrograder, sous réserve de toute condition qu’il peut lui imposer. Enfin, l’alinéa 20(2)c) des Consignes sur les EE prévoit qu’un membre à qui cause préjudice une décision de le licencier ou de le rétrograder en vertu des alinéas 20.2(1)e) ou 20.2(1)g) de la Loi sur la GRC peut, à titre de recours, interjeter appel de la décision écrite conformément aux Consignes du commissaire (griefs et appels), DORS/2014289 [Consignes sur les appels].

III. Analyse

A. L’article 44 de la LCF

[15] Le cpl Letnes fait d’abord valoir que, en vertu de l’article 44 de la LCF, la Cour a compétence pour entendre sa Demande et, de façon plus générale, pour octroyer des injonctions provisoires dans les affaires découlant de procédures devant le TCDP. S’appuyant sur la l’arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626 [Canadian Liberty Net] de la CSC, le cpl Letnes soutient que le législateur a confié à la Cour un rôle de surveillance général des procédures du TCDP. Il affirme que, dans le présent contexte, la Cour peut accorder une injonction « [i]ndépendamment de toute autre forme de réparation », même si un autre décideur doit encore trancher le fond du différend. Par conséquent, le cpl Letnes soutient que, par l’intermédiaire de l’article 44 de la LCF, le législateur a voulu conférer à la Cour une compétence administrative générale sur l’ensemble des offices et tribunaux fédéraux.

[16] Le PGC répond que, dans l’arrêt Canadian Liberty Net et dans d’autres affaires similaires où l’article 44 de la LCF a été invoqué, la Cour se voyait demander de surveiller et de superviser le processus et les procédures liés à la LCDP devant le TCDP. Cependant, en l’espèce, le cpl Letnes invoque sa Plainte contre la GRC non pas en vue d’assurer la surveillance des procédures en cours devant le TCDP, mais en vue de surveiller la façon dont la GRC gère ses services au sein de son organisation. Le PGC soutient en outre que, dans l’arrêt Canadian Liberty Net, la CSC s’était vu demander, par l’intermédiaire du recours prévu à l’article 44 de la LCF, d’interdire à des personnes de se livrer à la même conduite diffamatoire qui était en cause devant le TCDP. Il affirme qu’en l’espèce, les questions soulevées dans la Plainte du cpl Letnes devant le TCDP et dans le cadre du processus de licenciement de la GRC diffèrent.

[17] Je conviens avec le PGC que la situation du cpl Letnes est différente des faits sousjacents à l’arrêt Canadian Liberty Net et aux décisions rendues dans sa foulée. En l’espèce, le cpl Letnes tente en réalité d’empêcher la GRC de faire ce qu’elle est autorisée à faire en vertu de sa propre législation régissant ses relations avec ses employés (c.àd. mener à terme un processus de licenciement), plutôt que d’essayer d’obtenir une injonction interlocutoire dans le but de restreindre une conduite en attendant la conclusion d’une enquête du TCDP à cet égard. Autrement dit, le cpl Letnes demande à la Cour d’émettre une injonction pour empêcher la GRC de le licencier, tandis que sa plainte devant le TCDP porte sur le fait qu’il a été privé de possibilités d’avancement en raison d’une discrimination alléguée fondée sur sa déficience physique.

[18] Cependant, je ne suis pas prêt à conclure que la Cour ne peut pas avoir compétence dans la présente affaire au titre de l’article 44 de la LCF ni que l’option de présenter une demande d’injonction fondée sur cette disposition ne s’offrait pas au cpl Letnes. Il est vrai que l’article 44 de la LCF peut être invoqué et a été invoqué pour assurer la surveillance et la supervision du processus lié à la LCDP, mais je ne suis pas convaincu qu’il s’agisse du seul type de situations où la Cour peut avoir compétence pour accorder une réparation en vertu de cette disposition.

[19] L’article 44 de la LCF est libellé ainsi :

Mandamus, injonction, exécution intégrale ou nomination d’un séquestre

44 Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

Mandamus, injunction, specific performance or appointment of receiver

44 In addition to any other relief that the Federal Court of Appeal or the Federal Court may grant or award, a mandamus, an injunction or an order for specific performance may be granted or a receiver appointed by that court in all cases in which it appears to the court to be just or convenient to do so. The order may be made either unconditionally or on any terms and conditions that the court considers just.

[20] Dans l’arrêt Canadian Liberty Net, la CSC a établi que l’article 44 de la LCF permet à la Cour d’accorder une injonction provisoire autonome même dans les situations où le fond d’une affaire, d’une action ou d’une demande sousjacente sera entendu par un autre décideur qui n’a pas compétence pour accorder des injonctions (Pier 1 Imports (US), Inc. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 963 [Pier 1 Imports] au para 48). Selon le libellé de l’article 44, la Cour peut procéder ainsi « dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire ». Autrement dit, la Cour possède la compétence résiduelle d’accorder une injonction autonome, et ce, même si la décision définitive relative au différend est laissée à un décideur administratif et la Cour n’est pas saisie du différend.

[21] Dans l’arrêt Canadian Liberty Net, la demande fondée sur l’article 44 de la LCF a été présentée dans le contexte de plaintes déposées en vertu de la LCDP et de procédures devant la Commission et le TCDP. Dans cette affaire, la Commission avait reçu des plaintes du public au sujet de messages téléphoniques de nature antisémite qui étaient transmis par une organisation se présentant sous le nom de Canadian Liberty Net. Les personnes qui composaient le numéro de Canadian Liberty Net avaient accès à un menu de messages présentés par sujet, y compris des messages suprémacistes blancs et antisémites. Après avoir mené une enquête sur la teneur des messages en question, le Commission a demandé au TCDP de décider si les messages constituaient un acte discriminatoire prévu au paragraphe 13(1) de la LCDP. Le Commission a ensuite demandé à la Cour fédérale de rendre une injonction interdisant à Canadian Liberty Net de permettre la communication de tels messages téléphoniques jusqu’à ce que le TCDP rende son ordonnance définitive relativement à sa demande.

[22] Dans le jugement de première instance sousjacent (Canadian Liberty Net c Canada (Commission des droits de la personne), [1992] 3 CF 155, 90 DLR (4e) 190, conf. par [1998] 1 RCS 626 [Canadian Liberty Net CF]), la Cour a accordé l’injonction après avoir conclu qu’elle avait compétence pour octroyer des injonctions interlocutoires autonomes visant à restreindre la conduite d’une partie en attendant la conclusion d’une enquête menée par le TCDP sur la conduite en question (Canadian Liberty Net CF aux pp 1415). La CSC a confirmé que la Cour avait compétence pour accorder une injonction visant à faire respecter les interdictions énoncées par la LCDP. Les juges majoritaires de la CSC ont conclu qu’en vertu de l’article 44 de la LCF, la Cour peut accorder une injonction « [i]ndépendamment de toute autre forme de réparation », même s’il incombe à un autre décideur de statuer sur le fond du litige (Canadian Liberty Net au para 20). La CSC a expliqué que les premiers mots de l’article 44 n’ont pas pour effet d’en limiter la portée et qu’il ressort de l’énoncé général de l’article 3 de la LCF, qui traite du statut de la Cour et décrit celle‑ci comme « une cour supérieure d’archives ayant compétence en matière civile et pénale », conjugué aux nombreux pouvoirs de surveillance, de contrôle et d’exécution dont elle est investie à l’égard du TCDP et de maints autres tribunaux, que l’article 44 est un article attributif de compétence (Canadian Liberty Net aux para 21, 24).

[23] Dans d’autres décisions, la Cour a appliqué l’interprétation de l’article 44 de la LCF de la CSC et confirmé sa compétence d’accorder une injonction interlocutoire autonome dans certaines situations impliquant une procédure devant la Commission ou le TCDP (Toutsaint c Canada (Procureur général), 2019 CF 817 [Toutsaint] au para 65; Colasimone c Canada (Procureur général), 2017 CF 953 [Colasimone] au para 7; Drennan c Canada (Procureur général), 2008 CF 10 [Drennan] au para 23; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Winnicki, 2005 CF 1493 [Winnicki] aux para 17-22). Dans la décision Winnicki, par exemple, la Cour a accordé une injonction dans le contexte de son rôle de surveillance du TCDP pour prévenir une propagande haineuse continue, une situation très similaire aux faits de l’arrêt Canadian Liberty Net.

[24] Dans l’arrêt Canadian Liberty Net, la CSC a également fait remarquer que « les décisions et le fonctionnement du [TCDP] sont assujettis de façon étroite aux pouvoirs de surveillance et de contrôle de la Cour fédérale » (Canadian Liberty Net au para 37). Par conséquent, ce qui a donné ouverture à la compétence de la Cour aux termes de l’article 44 de la LCF pour accorder une injonction autonome à l’appui du processus du TCDP, c’est sa compétence pour surveiller le TCDP et examiner ses décisions (Pier 1 Imports au para 49). Cette compétence découle du fait que le TCDP est un « office fédéral, […] commission ou autre organisme », selon la définition de l’article 2 de la LCF.

[25] Je note également que, dans le contexte d’une plainte sousjacente devant la Commission ou le TCDP, la Cour a présumé qu’elle avait compétence pour émettre une injonction en vertu de l’article 44 de la LCF dans des affaires où l’injonction visait à interdire ou à exiger une certaine conduite d’un autre office fédéral ou autre organisme, à savoir le Service correctionnel du Canada [SCC] (Toutsaint au para 65; Colasimone au para 7; Drennan au para 23). Par conséquent, selon l’interprétation large de l’article 44 de la LCF adoptée dans de telles affaires liées à des procédures devant le TCDP, la Cour a considéré qu’elle avait compétence pour examiner une demande d’injonction interlocutoire autonome contre un autre office fédéral ou organisme.

[26] Je reconnais que, normalement, les décisions d’un office fédéral ou organisme sont seulement contestées par l’intermédiaire d’une demande de contrôle judiciaire. Dans le contexte d’un tel contrôle judiciaire, un demandeur pourrait présenter une demande fondée sur l’article 18 de la LCF et sur l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98106 [Règles], pour se voir octroyer une injonction interlocutoire. Cependant, je ne suis pas convaincu que l’article 44 de la LCF ne peut pas s’appliquer et ne peut pas être utilisé pour obtenir un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale contre un office fédéral ou organisme dans les situations où la Cour a une relation de surveillance à l’égard d’un tel office fédéral, une relation qui serait similaire à celle qu’elle entretient avec le TCDP et qui est décrite dans l’arrêt Canadian Liberty Net.

[27] Comme je l’ai énoncé ci‑dessus, j’admets que, dans la présente affaire, la situation est très différente de celle de l’arrêt Canadian Liberty Net : la demande d’injonction interlocutoire concerne la GRC et son processus de licenciement par mesure administrative visant le cpl Letnes et elle n’a pas été présentée dans les limites strictes du processus du TCDP, comme c’était le cas dans l’arrêt Canadian Liberty Net ou encore dans la décision Winnicki. Cependant, on peut établir un parallèle entre la présente affaire et les situations où, dans le contexte des procédures de la Commission ou du TCDP, la Cour n’a pas vu d’obstacle évident à l’exercice de sa compétence sur un autre office fédéral ou organisme à la suite d’une demande fondée sur l’article 44 de la LCF. Comme l’a reconnu le PGC, il n’est pas contesté que la GRC est un office fédéral au sens de l’article 2 de la LCF.

[28] En fait, la situation du cpl Letnes rappelle le contexte procédural de la décision Toutsaint, dans laquelle la Cour a refusé d’accorder une injonction interlocutoire contre le SCC en attendant l’issue d’une procédure du TCDP. Dans l’affaire en question, M. Toutsaint, un détenu autochtone, souffrait de maladies mentales et avait des antécédents d’automutilation et de tentatives de suicide. Il a été déclaré délinquant dangereux et a été condamné à une période de détention d’une durée indéterminée. Il avait présenté une demande d’injonction interlocutoire mandatoire fondée sur l’article 44 de la LCF, dans laquelle il demandait à la Cour d’intervenir dans la gestion de son incarcération en ordonnant au SCC de le transférer dans un pénitencier qui servait également de centre psychiatrique en attendant le résultat de sa plainte de discrimination déposée auprès de la Commission. Au bout du compte, la Cour a rejeté la demande en question, parce que M. Toutsaint ne satisfaisait pas aux exigences rigoureuses d’octroi d’une injonction.

[29] Cela dit, dans le cadre de la Demande du cpl Letnes, je n’ai pas à trancher une telle question de compétence ni à décider si la Cour a une relation de surveillance à l’égard de la GRC qui serait similaire à la relation qu’elle entretient avec le TCDP et qui a été décrite dans l’arrêt Canadian Liberty Net. Même si l’article 44 de la LCF attribue à la Cour la compétence de décerner certains mandamus et certaines injonctions ou ordonnances d’exécution intégrale, il ne modifie pas les conditions de délivrance de la réparation autorisée par l’article et ne traite d’aucune façon du support procédural nécessaire pour amener la demande de recours devant la Cour (Habitations Îlot St‑Jacques Inc. c Canada (Procureur général), 2017 CF 535 au para 45). Autrement dit, la question de la compétence d’accorder une injonction en vertu de l’article 44 ne doit pas être confondue avec la question de savoir si les conditions d’octroi d’une telle injonction et d’exercice d’une telle compétence sont respectées. Comme l’a souligné à juste titre le PGC, la simple existence d’une procédure du TCDP ne peut pas être le seul fondement utilisé par la Cour pour accorder une injonction interlocutoire en vertu de l’article 44 de la LCF.

[30] En l’espèce, comme il est expliqué en détail dans les motifs cidessous, le fait que le cpl Letnes ne satisfait pas aux conditions du critère applicable pour se voir accorder une injonction interlocutoire suffit à rejeter sa Demande et est déterminant. Je m’arrête un instant pour souligner que, selon moi, les arguments du PGC selon lesquels l’article 44 de la LCF ne s’applique pas à la GRC portent essentiellement sur les conditions applicables à l’octroi d’une injonction et sur l’exercice de la compétence de la Cour dans cette affaire précise, plutôt que sur la portée de la compétence de la Cour en vertu de cet article. Je vais donc simplement présumer — sans me prononcer sur le fond de la question — que la Cour a compétence pour examiner la demande d’injonction interlocutoire présentée par le cpl Letnes contre la GRC en vertu de l’article 44 de la LCF.

B. Le critère tripartite applicable à l’octroi d’une injonction

[31] En ce qui concerne le critère conjonctif à trois volets applicable à l’octroi d’une injonction interlocutoire, le cpl Letnes soutient que les trois volets du critère énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald sont satisfaits. Premièrement, il affirme qu’il y a une question sérieuse à juger, puisqu’on ne peut pas raisonnablement soutenir que sa demande devant le TCDP est futile ou vexatoire en raison du fait que la Commission a reconnu l’existence d’une preuve prima facie. Deuxièmement, il soutient qu’il y a un préjudice irréparable prévisible dans la mesure où, si l’injonction n’est pas accordée, la GRC pourra le licencier, ce qui aura pour effet de mettre fin à son emploi et à sa carrière au sein de la GRC, d’entacher sa réputation et d’exacerber ses problèmes de santé mentale. Troisièmement, il maintient que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur car il est un employé vulnérable tandis que, pour sa part, la GRC est une organisation sophistiquée qui ne subirait aucune répercussion négative sur ses activités en cas d’octroi de l’injonction interlocutoire. En outre, il affirme que les considérations d’intérêt public font également pencher la prépondérance des inconvénients en sa faveur puisque tous les membres handicapés de la GRC ont un intérêt particulier dans l’issue de sa Demande (RJR‑MacDonald à la p 344).

[32] Je ne suis pas d’accord. Comme la CSC l’a souligné dans l’arrêt Canadian Liberty Net, il faut effectuer une distinction entre le critère qui permet de statuer sur l’existence de la compétence en vertu de l’article 44 de la LCF et celui qui permet d’apprécier l’opportunité de l’exercice de cette compétence dans une affaire donnée (Canadian Liberty Net au para 7). Selon moi, l’affaire du cpl Letnes n’est pas une situation où il serait approprié que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire d’accorder l’injonction. Plus précisément, pour les motifs décrits cidessous, je conclus que le cpl Letnes n’a pas établi que sa demande d’injonction interlocutoire satisfait aux exigences rigoureuses du critère conjonctif à trois volets de l’arrêt RJR‑MacDonald, et ce, pour deux raisons. Premièrement, le cpl Letnes n’a pas fourni d’éléments de preuve clairs et non hypothétiques qu’il subira un préjudice irréparable si aucune injonction n’est accordée, car il demeurera un membre de la GRC en congé de maladie en attendant l’issue du processus de licenciement par mesure administrative de la GRC. Deuxièmement, la prépondérance des inconvénients ne favorise pas le fait de restreindre la capacité de la GRC de gérer ses membres ni de s’ingérer dans le processus administratif en cours de la GRC avant son issue.

(1) Le critère pour accorder une injonction interlocutoire

[33] Il est bien établi en droit que, pour obtenir gain de cause dans le cadre d’une demande d’injonction interlocutoire, la partie requérante doit satisfaire au critère tripartite reconnu qui a été établi par la CSC dans l’arrêt RJR‑MacDonald. La partie requérante doit d’abord établir, suite à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire, qu’il y a une question sérieuse à juger, ce qui signifie généralement que l’action ou la demande sous‑jacente n’est ni futile ni vexatoire (RJR‑MacDonald aux pp 334, 335, 348). Toutefois, un seuil élevé ou accru peut s’appliquer dans certaines circonstances précises, comme lorsqu’une injonction interlocutoire mandatoire est demandée. Ensuite, la partie requérante doit démontrer qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction est refusée. Enfin, il incombe à la partie requérante d’établir que la prépondérance des inconvénients — qui vise à déterminer quelle partie subirait le préjudice le plus important si le recours est accueilli ou rejeté dans l’attente d’une décision sur le fond — favorise l’octroi de la réparation interlocutoire (R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 [SRC] au para 12; voir aussi les décisions Première Nation de Ahousaht c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2019 CF 1116 [Ahousaht] aux para 48-53; Robinson c Canada (Procureur général), 2019 CF 876 aux para 56-82; Okojie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 880 [Okojie] aux para 61-93).

[34] D’entrée de jeu, il importe de souligner qu’une injonction interlocutoire est une mesure extraordinaire relevant de l’« equity ». De plus, la décision d’accorder ou de refuser une injonction interlocutoire est discrétionnaire (SRC au para 27). Étant donné qu’une injonction interlocutoire est un recours exceptionnel, des circonstances impérieuses sont nécessaires pour justifier l’intervention des tribunaux et l’exercice de leur pouvoir discrétionnaire d’accorder le recours demandé. Il incombe à la partie requérante de démontrer que les conditions de ce recours exceptionnel sont respectées.

[35] Le critère de l’arrêt RJR‑MacDonald est conjonctif, et il faut satisfaire à ses trois volets pour que la réparation soit accordée. Aucun des volets du critère ne saurait être « facultatif » (Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 [Janssen] au para 19), et le « défaut de satisfaire à l’un ou l’autre des trois éléments du critère est fatal » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 212 [Ishaq] au para 15; Western Oilfield Equipment Rentals Ltd. c M‑I LLC, 2020 CAF 3 [Western Oilfield] au para 7). Cela dit, les trois volets du critère ne sont pas des compartiments étanches et ils ne doivent pas être appréciés isolément les uns des autres (The Regents of University of California c I‑Med Pharma Inc., 2016 CF 606 au para 27, conf. par 2017 CAF 8; Merck & Co Inc. c Nu‑Pharm Inc., (2000), 4 CPR (4e) 464 (CF) au para 13).

[36] Dans l’arrêt Google Inc. c Equustek Solutions Inc., 2017 CSC 34 [Google], la CSC a rappelé qu’un objectif primordial et fondamental anime le critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, à savoir que le juge doit être convaincu que l’octroi d’une injonction interlocutoire est ultimement juste et équitable, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire. Dans l’arrêt Google, la CSC réaffirme donc que, au moment d’exercer leur pouvoir discrétionnaire d’accorder une injonction interlocutoire, les tribunaux doivent tenir compte des considérations globales de justice et d’équité, et que le critère de l’arrêt RJR‑MacDonald ne peut donc pas se résumer à un exercice consistant à simplement cocher les cases des trois volets du critère. La Cour doit donc évaluer si, en fin de compte, l’octroi de l’injonction interlocutoire demandée par le cpl Letnes dans sa Demande serait « juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire », ce qui « dépendra nécessairement du contexte » (Google au para 25).

[37] J’ajoute que les tribunaux ont maintes fois jugé que le critère applicable aux injonctions interlocutoires est le même que celui qui régit l’octroi d’un sursis (Manitoba (P.G.) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110 au para 30; Toronto Real Estate Board c Commissaire de la concurrence, 2016 CAF 204 au para 11; Janssen aux para 12-17; Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 [Glooscap] au para 4; International Charity Association Network c Canada (Revenu national), 2008 CAF 114 au para 5). Il n’y a donc aucune distinction à faire entre les principes élaborés pour les sursis interlocutoires et pour les injonctions interlocutoires : ils s’appliquent également dans les deux contextes.

[38] Une demande d’injonction interlocutoire comme celle qui nous occupe repose ultimement sur ses faits. Lorsque toutes les circonstances sont prises en compte, les documents relatifs à la Demande et la preuve doivent convaincre la Cour que, selon la prépondérance des probabilités, les trois volets du critère sont respectés et qu’il est juste et équitable d’accorder l’injonction. Je souligne que, comme l’a déclaré la CSC dans l’arrêt F.H. c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], il n’y a qu’une seule norme de preuve qui s’applique en matière civile au Canada, soit celle de la prépondérance des probabilités (McDougall au para 49). La seule règle de droit dans tous les cas est que « le juge du procès doit examiner la preuve attentivement » pour déterminer si, selon toute vraisemblance, l’événement allégué a eu lieu ou est susceptible d’avoir lieu (McDougall au para 45). La preuve « doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall au para 46).

(2) La question sérieuse à juger

[39] Le premier élément du critère à trois volets consiste est celui de savoir si les documents relatifs à la Demande et les éléments de preuve dont dispose la Cour sont suffisants pour la convaincre, selon la prépondérance des probabilités, que le cpl Letnes a soulevé une question sérieuse à juger. Il suffit de soulever une seule question sérieuse pour satisfaire à ce volet du critère (Jamieson Laboratories Ltd. c Reckitt Benckiser LLC, 2015 CAF 104 au para 26).

[40] Comme je l’ai déjà mentionné dans les décisions Okojie et Ahousaht, on peut évaluer l’exigence de la question sérieuse à juger selon l’un de trois seuils différents (Okojie aux para 69-87; Ahousaht au para 78). Premièrement, le seuil habituel et général est faible, ainsi la Cour ne devrait pas procéder à un examen approfondi du fond de l’affaire. Il n’y a pas d’exigences précises à respecter pour satisfaire à ce seuil, et le juge doit simplement conclure que les questions soulevées dans la demande sousjacente ne sont ni futiles ni vexatoires (RJR‑MacDonald aux pp 338-339). Deuxièmement, un seuil élevé s’applique « lorsque le résultat de la requête interlocutoire équivaudra en fait à un règlement final de l’action » (RJR‑MacDonald à la p 338). Ces situations exigent un examen plus approfondi du fond de l’affaire à la première étape de l’analyse, et on a souvent dit qu’elles nécessitaient une « probabilité de succès » dans la demande sous‑jacente. Troisièmement, pour ce qui est des injonctions interlocutoires mandatoires, la CSC a jugé dans l’arrêt SRC que le seuil plus exigeant d’une « forte apparence de droit » s’applique et a expressément déclaré que, dans ces cas, « une forte chance » de succès doit être démontrée pour juger de la solidité de la preuve du demandeur (SRC aux para 15, 17). Je suis convaincu que, dans la présente affaire, il faut appliquer le faible seuil habituel et général de l’expression « ni futile ni vexatoire ».

[41] Compte tenu de mes conclusions relativement aux deux autres volets du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, je n’ai pas besoin d’en dire plus sur le critère de la question sérieuse à juger. Par conséquent, pour les besoins du traitement de la Demande du cpl Letnes, je vais simplement présumer qu’il existe au moins une question sérieuse. Je souligne qu’en l’espèce, la question concerne un examen préliminaire de la solidité de la position du cpl Letnes dans la procédure sousjacente à sa Demande (SRC au para 25), c’est‑à‑dire la Plainte qu’il a déposée devant la Commission et la procédure en suspens devant le TCDP (Toutsaint au para 71; Colasimone au para 10).

[42] Cependant, je dois mentionner au passage que, dans le contexte d’une demande d’injonction autonome fondée sur l’article 44 de la LCF, le premier volet du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald prend une couleur quelque peu différente, car c’est un autre décideur que la Cour qui se prononcera sur le bien‑fondé de l’action ou de la demande sousjacente. Autrement dit, l’injonction demandée ne se rapportera pas à une action sousjacente ou une à demande de contrôle judiciaire devant la Cour, comme ce serait habituellement le cas pour une demande d’injonction présentée en vertu de la Règle 373. De plus, l’injonction ellemême peut être demandée contre une personne ou une entité qui est différente du décideur en cause dans l’affaire sousjacente (comme ce fut le cas avec le SCC dans les décisions Toutsaint ou Colasimone et comme c’est le cas, en l’espèce, avec la GRC dans le cadre de la Demande du cpl Letnes).

[43] Dans ses observations, le PGC considère que la question sousjacente à la Demande d’injonction du cpl Letnes ne concerne pas la Plainte qu’il a déposée ni la procédure connexe du TCDP, mais bien le processus réalisé par la GRC. Il soutient que, puisque la GRC n’a pas encore décidé de licencier le cpl Letnes et que ce dernier n’a pas déposé de demande de contrôle judiciaire, il n’y a pas de demande sousjacente et, par conséquent, la Cour n’a pas d’enjeu ni de question sérieuse à trancher. Selon le PGC, la Demande du cpl Letnes est donc prématurée, car il n’y a pas de décision devant faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour. En effet, le cpl Letnes n’a pas encore été licencié par la GRC, et le processus administratif de la GRC n’est pas terminé. De plus, le PGC souligne que, si, à une date ultérieure, le cpl Letnes est licencié, il pourra se prévaloir du processus d’appel interne de la GRC prévu dans les Consignes sur les appels. Ensuite, si son appel est rejeté, le cpl Letnes pourrait présenter à la Cour une demande de contrôle judiciaire de la décision finale rendue par l’arbitre de l’appel.

[44] Le PGC souligne à juste titre que le cpl Letnes conteste un processus administratif en cours devant la GRC, et ce, avant même que la GRC n’ait terminé son analyse et alors que cette dernière n’a pas encore décidé s’il convient de le licencier ou non. À l’heure actuelle, la GRC n’a pris aucune mesure, et aucune décision finale n’a été rendue au sujet du cpl Letnes conformément aux Consignes sur les EE. Selon le PGC, en présentant sa Demande, le cpl Letnes tente d’entraver la compétence de la GRC de choisir la façon dont elle traite ses dossiers, ce qui va à l’encontre du mandat que lui confère la Loi sur la GRC et des dispositions des Consignes sur les EE.

[45] Je reconnais que la question de la « prématurité » du recours en injonction devrait habituellement être abordée dans le cadre de l’évaluation du volet de la « question sérieuse » du critère tripartite. Dans l’arrêt Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106 [Newbould], la Cour d’appel fédérale [CAF] a souligné que la prématurité et les circonstances extraordinaires « ressortissent au domaine du contrôle judiciaire, et non aux règles régissant l’injonction » (Newbould au para 22). Par conséquent, de telles questions doivent être « abordées sous le volet relatif à la question sérieuse », lorsqu’il s’agit de décider si leur importance « est telle que la demande au principal peut être jugée futile ou vexatoire » (Newbould au para 24). Je note également que, dans des affaires antérieures, comme les décisions Abdi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 202 [Abdi] ou Rogan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 532 [Rogan], la Cour a bel et bien abordé la question de la prématurité d’une mesure injonctive dans le cadre du volet de la « question sérieuse à juger » du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald (Abdi au para 22; Rogan au para 12).

[46] Cependant, en l’espèce, la mesure injonctive demandée par le cpl Letnes en vertu de l’article 44 de la LCF est fondée sur une Plainte sousjacente devant le TCDP, et non sur une demande devant la Cour. De plus, la Demande du cpl Letnes vise à interdire un processus administratif entrepris par la GRC qui est différent du processus du TCDP. Par conséquent, la préoccupation relative à la prématurité soulevée par le PGC n’a pas vraiment trait à la Plainte sousjacente ni à la question de savoir si elle soulève ou non une question sérieuse comme le prévoit le premier volet du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald. Cela dit, la question de la prématurité imprègne l’évaluation de chaque composante du critère tripartite de l’arrêt RJR‑MacDonald et évoque essentiellement la nature exceptionnelle et discrétionnaire prépondérante des mesures d’injonction interlocutoire comme un sursis ou une injonction. Dans cette optique, elle pourrait être évaluée dans le cadre de n’importe lequel des trois volets du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, car elle renvoie en fait à l’essence même de la réparation demandée et remet en question l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. En effet, dans la décision James c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 465 (CFPI) [James], la Cour a déclaré que, même si les questions soulevées n’étaient pas totalement dénuées de mérite, il n’y avait pas lieu d’accorder une injonction parce que, la requête étant prématurée, les volets du « préjudice irréparable » et de la « prépondérance des inconvénients » du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald n’avaient pas été satisfaits (James au para 14).

[47] Compte tenu des circonstances inhabituelles de la présente affaire, dans laquelle le cpl Letnes demande une injonction autonome fondée sur l’article 44 de la LCF et la demande sousjacente porte sur un processus distinct du processus à l’égard duquel la mesure injonctive est demandée, je traiterai donc de la question de la prématurité soulevée par le PGC dans le cadre du volet de la « prépondérance des inconvénients » du critère tripartite.

(3) Le préjudice irréparable

[48] Je passe maintenant au deuxième volet du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, soit le préjudice irréparable. Dans le cadre de ce deuxième volet du critère, la question est de savoir si le cpl Letnes a fourni une preuve suffisamment claire et convaincante pour attester que, selon la prépondérance des probabilités, il subira un préjudice irréparable d’ici la fin de l’instance du TCDP, dans l’éventualité où l’injonction interlocutoire n’est pas accordée.

a) Critère juridique

[49] Le terme « préjudice irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son ampleur. Le caractère irréparable du préjudice ne se mesure pas en argent. C’est un préjudice qui « ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre » (RJR‑MacDonald à la p 341).

[50] Le critère du préjudice irréparable est un critère strict. Premièrement, le préjudice irréparable doit découler d’éléments de preuve clairs, convaincants et non hypothétiques (United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 [US Steel] au para 7; Astrazeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2011 CF 505 au para 56, conf. par 2011 CAF 211). De plus, ce n’est pas assez de simplement prétendre qu’un préjudice irréparable est possible. Selon la jurisprudence de la CAF, « [i]l ne suffit pas de démontrer qu’un préjudice irréparable ‘pourrait’ se produire » (US Steel au para 7). Il doit y avoir une preuve selon laquelle la partie requérante subira un préjudice irréparable si l’injonction ou le sursis est refusé [je souligne]. (US Steel au para 7; Centre Ice Ltd. c Ligue nationale de hockey (1994), 53 CPR (3e) 34 (CAF) à la p 52). De plus, un préjudice irréparable est un préjudice inévitable qui, par sa nature, ne peut être redressé par une compensation pécuniaire (Canada (Procureur général) c Oshkosh Defense Canada Inc., 2018 CAF 102 [Oshkosh] au para 24; Janssen au para 24).

[51] La CAF a souvent insisté sur les caractéristiques et la qualité de la preuve nécessaires pour établir le préjudice irréparable dans le contexte de mesures injonctives comme des sursis ou des injonctions interlocutoires. La preuve doit comporter plus qu’une simple suite de possibilités, de conjectures, d’hypothèses ou d’affirmations générales (Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 [Gateway City Church] aux para 15-16). Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par la preuve n’ont aucune valeur probante (Glooscap au para 31). Il faut plutôt « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » (Gateway City Church au para 16, citant l’arrêt Glooscap au para 31). Il n’est pas suffisant « d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer — et non à prouver à la satisfaction de la Cour — que le préjudice est irréparable » (Première Nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232 [Première Nation de Stoney] au para 48). Autrement dit, pour prouver qu’il y a préjudice irréparable, « la partie requérante doit établir de manière détaillée et concrète qu’elle subira un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » (Oshkosh au para 25; Janssen au para 24).

[52] Encore une fois, l’exigence de présenter une preuve suffisamment claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités, énoncé dans l’arrêt McDougall, s’applique bien entendu à la preuve claire et non hypothétique qui est nécessaire pour établir l’existence d’un préjudice irréparable. Dans l’arrêt Janssen, la CAF a déclaré qu’une partie demandant une suspension doit démontrer d’une manière détaillée et concrète qu’elle subira un « préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard » (Janssen au para 24). Dans cette décision, le juge Stratas a ajouté qu’« il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‑même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée […] [ou] que de vagues hypothèses et de simples affirmations, plutôt que des éléments de preuve détaillés et précis, puissent justifier un redressement aussi important » (Janssen au para 24). Ce point a été réaffirmé récemment par la CAF dans l’arrêt Western Oilfield, aux paragraphes 11 et 12.

[53] Je dois formuler quelques observations sur la nature prospective de la Demande du cpl Letnes.

[54] Toutes les injonctions sont prospectives, dans la mesure où elles visent toutes à prévenir ou à éviter un préjudice plutôt qu’à indemniser les torts déjà subis (Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance (Toronto : Canada Law Book, 1992) (feuilles mobiles mises à jour en 2018, version 23) [Sharpe] au para 1.660). Un type d’injonction souvent envisagé et accordé par les tribunaux est l’injonction quia timet (« parce qu’il ou elle craint »), dans le cadre de laquelle des mesures de réparation sont demandées avant que le préjudice ait réellement été subi et où le préjudice est appréhendé et ne devrait se produire qu’ultérieurement. C’est effectivement ainsi que le cpl Letnes décrit luimême la mesure injonctive qu’il demande à la Cour.

[55] Les demandes d’injonction quia timet obligent souvent le juge à évaluer le bien‑fondé de la mesure injonctive sans avoir d’éléments de preuve sur la nature et l’étendue du préjudice allégué. Pour évaluer le préjudice éventuel dans le cadre de demandes d’injonction quia timet, les tribunaux ont adopté une approche prudente qui exige généralement deux éléments, soit une probabilité élevée que le préjudice allégué survienne et la présence d’un préjudice qui se produira de façon imminente ou dans un avenir rapproché, ajoutant ainsi une dimension temporelle au préjudice craint (Merck & Co., Inc. c Apotex Inc., [2000] ACF no 1033, 2000 Carswellnat 1291 (CAF) au para 8; Doucette c Canada (Procureur général), 2018 CF 697 au para 23; Gilead Sciences, Inc. c Teva Canada Limited, 2016 CF 336 [Gilead] aux para 5,10; Amnesty International Canada c Canada (Chef d’État‑Major de la défense des Forces canadiennes), 2008 CF 162 [Amnesty] au para 70; voir également Sharpe au para 1.690).

[56] Dans le contexte des injonctions interlocutoires, la Cour a souvent défini la probabilité élevée que le préjudice survienne en fonction d’une preuve claire et non hypothétique selon laquelle un préjudice irréparable se produira si le recours interlocutoire n’était pas accordé (Amnesty aux para 69, 123), reflétant ainsi le critère général du préjudice irréparable. En ce qui concerne l’imminence du préjudice, la jurisprudence établie par la Cour n’offre pas de définition claire ou de délai précis pour déterminer ce qui est « imminent », mais laisse plutôt entendre que cela dépendra des faits de chaque affaire. Par exemple, il a été établi qu’un préjudice pouvant survenir dans 18 mois était imminent (Gilead aux para 5-6). En fait, dans la décision Gilead, la Cour a reformulé le critère de l’imminence en tant que facteur à prendre en considération pour déterminer la possibilité que survienne un préjudice futur (Gilead au para 11) :

[11] En même temps, l’exigence relative à l’imminence dans le sens temporel peut être pertinente pour la détermination de la possibilité que survienne un événement futur. Un événement potentiel qui est plus éloigné dans le temps peut être moins susceptible de survenir. Par ailleurs, l’imminence temporelle semble être un facteur subordonné dans une affaire où la possibilité de préjudice futur semble être élevée : voir la décision Canadian Civil Liberties Association v. Toronto Police Service, précitée, au paragraphe 88.

[57] Autrement dit, l’élément déterminant est la vraisemblance du préjudice et non son caractère futur (Horii c Canada (C.A.), [1992] 1 CF 142 (CAF) au para 13). Le fait que le préjudice que l’on tente d’éviter se situe dans l’avenir ne le rend pas hypothétique pour autant. Tout dépend des faits et des éléments de preuve. En ce qui concerne l’exigence de prouver l’imminence d’un préjudice, le juge Sharpe (dans un ouvrage de doctrine) laisse entendre que l’imminence temporelle du préjudice n’est peut‑être pas la meilleure façon d’analyser la question et que les tribunaux devraient plutôt examiner si les facteurs pertinents dans l’octroi d’injonctions se sont [traduction] « cristallisés » (Sharpe au para 1.750). Selon cette approche à l’égard du critère de l’imminence, les tribunaux ne devraient pas accorder d’injonction quia timet à moins que la situation qui existera lorsque le préjudice allégué se produira ne se soit déjà cristallisée, par opposition aux situations où la nature ou l’étendue du préjudice peut changer entre le moment de la décision et le moment où le préjudice se produirait.

[58] À la lumière de ce qui précède, le critère applicable au préjudice appréhendé consiste à déterminer, au moyen de l’approche prudente prescrite pour les injonctions quia timet, s’il existe une preuve claire, convaincante et non hypothétique permettant à la Cour de conclure qu’un préjudice irréparable découlera du refus d’accorder la réparation. Autrement dit, pour s’acquitter de son fardeau dans le cadre d’une demande où le préjudice est appréhendé et éloigné, la partie requérante doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une preuve claire, convaincante et non hypothétique démontrant que ce préjudice s’est cristallisé, de sorte que toute conclusion tirée au sujet du préjudice peut raisonnablement et logiquement découler de la preuve.

[59] La Cour doit donc trancher la question de savoir si le préjudice cerné par le cpl Letnes est clair, convaincant et non hypothétique et s’il atteint le niveau de préjudice irréparable défini par la CAF, au lieu d’être un simple inconvénient.

b) Les motifs pour lesquels le préjudice est irréparable

[60] Dans son mémoire des faits et du droit, le cpl Letnes allègue qu’il subira un préjudice irréparable de plusieurs façons et il a cerné plusieurs catégories de préjudice irréparable. Il soutient d’abord qu’il existe un préjudice irréparable prévisible dans la mesure où, sans injonction, la GRC pourra le soumettre au processus sur les exigences d’emploi, qui est conçu uniquement pour licencier les membres de la GRC. En outre, il affirme qu’un tel licenciement mettrait abruptement fin à sa carrière au sein de la GRC et entraînerait la perte de ses avantages sociaux et de son ancienneté en tant que membre de la GRC, une perte de temps passé au grade de caporal et/ou de sergent et un manque à gagner en ce qui concerne le perfectionnement professionnel personnel. De plus, il fait valoir que la poursuite du processus de licenciement de la GRC entacherait sa réputation de façon irrémédiable. Enfin, il soutient que le processus de licenciement aggraverait ses nombreux troubles de santé mentale liés à ses fonctions de membre de la GRC. À l’audience devant la Cour, le cpl Letnes a réitéré ces arguments relativement à ses allégations de préjudice irréparable.

[61] Je tiens à formuler une remarque préliminaire sur les allégations de préjudice irréparable du cpl Letnes. Le cpl Letnes aborde ses diverses allégations de préjudice irréparable dans son mémoire des arguments, mais je note que, dans son affidavit souscrit le 28 février 2019, il ne mentionne aucun motif précis pour lequel le préjudice est irréparable. Dans le document en question, il parle de ses échanges avec l’administration de la GRC d’août 2013 (lorsqu’il a reçu son premier diagnostic de déficience visuelle) à janvier 2019 (lorsqu’il a été informé des prestations de retraite auxquelles il aurait droit s’il consentait à un licenciement pour raisons médicales). Cependant, son affidavit n’aborde pas ses allégations de préjudice irréparable.

[62] Lorsque le préjudice ou l’injustice ne sont pas étayés par des faits au dossier, ils doivent être démontrés à l’aide d’une preuve par affidavit. Récemment, dans l’arrêt Frame c Riddle, 2018 CAF 204 [Frame], la CAF a rappelé ce principe en termes très clairs : « [i]l est fondamental que, sauf très rares exceptions, la requête soit appuyée par des preuves », lesquelles preuves doivent être fournies conformément à l’article 363 des Règles (Frame au para 30; voir aussi l’arrêt Pfeiffer & Pfeiffer Inc. c Lafontaine, 2003 CAF 391 au para 5 et la décision Laliberte c Canada, 2004 CF 208 aux para 4-5). Ce principe est particulièrement vrai dans le contexte de recours exceptionnels comme une injonction ou un sursis : « [q]ui veut bénéficier d’une mesure en “equity” comme un sursis devrait à tout le moins établir les faits au soutien de sa demande » (Trabelsi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 585 au para 6). De simples affirmations, non étayées par des éléments de preuve, ne suffisent pas à prouver un préjudice (Le commissaire de la concurrence c HarperCollins Publishers LLC et HarperCollins Canada Limited, 2017 CACT 14 aux para 68, 97-98). Comme il a été mentionné précédemment, il doit y avoir une preuve probante précise d’une probabilité réelle de préjudice si une mesure injonctive n’est pas accordée. Le préjudice allégué ne doit pas se résumer à des possibilités, des spéculations ou des hypothèses défendables. Il faut démontrer son existence avec des éléments de preuve. Dans des demandes comme celle de l’espèce, on le fait habituellement au moyen d’un affidavit.

[63] Tout plaideur qui cherche à bénéficier d’un recours exceptionnel en « equity » comme une injonction doit préalablement établir les faits à l’appui de sa demande. Plus précisément, un plaideur doit attester du préjudice ou de l’injustice qu’il prétend avoir subis. Aussi éloquents que puissent être les arguments, ils ne peuvent pas remplacer la nécessité pour un plaideur de présenter des éléments de preuve clairs, convaincants et non hypothétiques à l’appui de toute allégation de dommage ou de préjudice. L’absence de preuve appropriée par affidavit à ce sujet est un kryptonite pour une partie qui demande un recours extraordinaire et exceptionnel comme une injonction. Dans les circonstances de l’espèce, le fait que le cpl Letnes n’a pas déposé un affidavit me permettant de trouver des éléments de preuve suffisants et fiables à l’appui de ses allégations de préjudice constitue un problème majeur dans le cadre de sa demande.

[64] En ce qui concerne les allégations de préjudice irréparable du cpl Letnes, ce dernier affirme d’abord qu’en l’absence d’une injonction, il sera licencié par la GRC et subira un préjudice irréparable, en ce sens qu’il perdra son emploi et les avantages liés à son statut de membre de la GRC. Il soutient que le processus sur les exigences d’emploi de la GRC est conçu exclusivement pour licencier des membres — y compris les membres comme lui — pour des raisons médicales. Il semble laisser entendre que l’issue du processus de licenciement de la GRC est décidée d’avance et qu’il perdra inévitablement et assurément son emploi. Il s’appuie notamment sur un document de politique de la GRC intitulé [traduction] « Options de licenciement », qui précise que le processus de licenciement par mesure administrative visant les personnes qui possèdent le profil médical « 06 » est [traduction] « le plus dommageable des processus » et que les membres de la GRC n’ont aucun moyen d’y mettre fin.

[65] Je ne suis pas d’accord et je ne suis pas convaincu par l’argument du cpl Letnes. Au contraire, je ne crois pas que les Consignes sur les EE, lorsqu’on les examine dans leur intégralité, mènent inévitablement au spectre agité par le cpl Letnes. Le processus à suivre pour procéder au licenciement ou à la rétrogradation d’un membre de la GRC est décrit en détail dans les Consignes sur les EE. Une fois que le décideur a suffisamment de renseignements, il doit prendre l’une des décisions mentionnées au paragraphe 12(1) des Consignes sur les EE, ce qui inclut la confirmation de l’emploi du membre, le licenciement du membre en vertu des alinéas 20.2(1)e), 20.2(1)g) ou 20.2(1)k) de la Loi sur la GRC, ou sa rétrogradation, sous réserve de toute condition que le décideur peut imposer. Le processus de licenciement que doit entreprendre la GRC vise justement à établir si le cpl Letnes sera licencié, rétrogradé ou maintenu en poste. Il n’y a pas d’issue précise selon laquelle le simple fait pour le cpl Letnes d’être visé par le processus de licenciement de la GRC ou d’y être soumis sera automatiquement préjudiciable à son emploi.

[66] Le résultat du processus de licenciement n’est pas connu d’avance. Par conséquent, les allégations du cpl Letnes selon lesquelles il perdra ses avantages sociaux, son ancienneté et ses plans de carrière du simple fait d’être soumis au processus de licenciement ne sont que des suppositions. Il n’y a pas de preuve claire et convaincante qui me permet, pour l’instant, de conclure que le licenciement et la perte des avantages rattachés à son emploi que le cpl Letnes craint subir au terme du processus de licenciement sont plus probables que d’autres conclusions, comme son maintien en poste. En effet, comme l’a souligné le PGC, le cpl Letnes restera un membre de la GRC en congé de maladie jusqu’à la fin du processus de licenciement, y compris durant tout appel déposé en vertu des Consignes sur les appels.

[67] Je ne conteste pas l’affirmation du cpl Letnes selon laquelle le travail et l’emploi constituent l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne et qu’il s’agit d’une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne (Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), [1987] 1 RCS 313 à la p 368; Canada (Procureur général) c Shakov, 2017 CAF 250 au para 112). Cependant, en l’espèce, il n’y a aucun élément de preuve selon lequel, en l’absence de l’injonction qu’il demande, le cpl Letnes perdra son emploi ou son travail au sein de la GRC. C’est ce que le processus de licenciement de la GRC tentera de déterminer, et il n’y a aucun élément de preuve d’un licenciement imminent ni de la perte d’un emploi, d’avantages économiques ou d’ancienneté.

[68] Le problème de l’allégation de préjudice irréparable formulée par le cpl Letnes relativement à son emploi au sein de la GRC, c’est que, mis à part ses propres impressions et préoccupations intéressées, il n’y a aucun élément de preuve justifiant les diverses composantes de la séquence d’événements qu’il craint. Le seul lien entre le fait d’être soumis au processus de licenciement et la perte d’avantages liés à l’emploi se résume aux appréhensions du cpl Letnes. Même une interprétation libérale de son témoignage révèle que le risque d’un tel préjudice est entièrement hypothétique, puisque les affirmations du cpl Letnes ne sont pas corroborées, ne découlent pas du processus de licenciement de la GRC et ne sont pas assez détaillées. Nous nous trouvons en l’espèce en présence « [d’]hypothèses, [de] conjectures et [d’]affirmations discutables non étayées par les preuves », que la CAF a jugées à maintes reprises insuffisantes pour ancrer une revendication de préjudice irréparable et justifier une injonction interlocutoire (Glooscap au para 31; Première Nation de Stoney aux para 48-49). Autrement dit, la situation qui existera lorsque le préjudice allégué par le cpl Letnes se produira ne s’est pas encore cristallisée, et la nature ou l’ampleur de tout préjudice peut changer d’ici à ce que le préjudice se produise.

[69] Je conviens que les tribunaux ne devraient pas adopter une vision étroite de ce qui peut constituer un préjudice irréparable et je ne conteste pas le fait qu’un préjudice irréparable peut être appréhendé. L’aspect déterminant du préjudice, c’est sa vraisemblance, et non son caractère futur. Cependant, un préjudice qui dépend de l’issue d’événements futurs qui ne sont pas connus ou qui ne peuvent pas être connus pour le moment est un préjudice hypothétique, et une telle chose ne peut pas équivaloir à un préjudice irréparable selon le critère de l’arrêt RJR‑MacDonald. On ne peut obtenir d’injonction contre une autorité publique comme la GRC simplement parce qu’un demandeur craint qu’une décision défavorable puisse découler d’un processus mené par une telle autorité.

[70] De plus, même si je devais accepter les motifs invoqués par le cpl Letnes pour motiver le caractère irréparable du préjudice, il serait possible d’y remédier au moyen d’un jugement en dommages‑intérêts. Les allégations de préjudice irréparable en question représentent des pertes quantifiables. Il est bien reconnu que le préjudice quantifiable et indemnisable en dommages‑intérêts ne constitue pas un préjudice irréparable qui ouvre la porte à une injonction interlocutoire (RJR‑MacDonald à la p 341; Oshkosh au para 24; Shoan c Canada (Procureur général), 2016 CF 1031 [Shoan] au para 42). C’est le cas en l’espèce.

[71] Passons maintenant à la perte de réputation alléguée du cpl Letnes s’il doit faire l’objet du processus de licenciement de la GRC. Encore une fois, j’estime qu’il s’agit d’une allégation hypothétique. Je conviens qu’une allégation de préjudice irréparable à des intérêts sociaux, comme la réputation, peut être inférée des circonstances de l’espèce (Newbould au para 29). Cependant, une allégation de préjudice à la réputation doit tout de même être démontrée par des éléments de preuve à l’appui. Le préjudice allégué par le cpl Letnes ne doit pas être simplement inhérent au processus dont il fait l’objet. Si le cpl Letnes prétend qu’il subira un préjudice irréparable parce que sa réputation sera entachée du simple fait d’être soumis au processus de licenciement de la GRC, cela signifierait alors que tous les employés visés par un processus de licenciement de la GRC pourraient prétendre que leur réputation sera ternie par le processus en tant que tel et faire valoir qu’ils subiraient donc un préjudice irréparable en raison de ce processus. Je ne suis pas prêt à tirer une telle conclusion et je ne relève pas dans les documents du cpl Letnes les éléments de preuve requis pour établir que, dans son cas précis, la perte de réputation constitue un préjudice irréparable. Comme je l’ai mentionné cidessus, l’affidavit du cpl Letnes ne contient aucune référence ni déclaration au sujet du préjudice qu’il craint de subir.

[72] Afin que l’on puisse conclure que la perte de réputation alléguée atteint le seuil du préjudice irréparable, le cpl Letnes devait prouver l’existence, dans les circonstances de l’espèce, de facteurs ou d’éléments rendant son processus de licenciement différent du déroulement normal de telles procédures. Il lui incombait de démontrer la présence d’un tel facteur, et il ne l’a pas fait. Il n’y a pas d’élément de preuve clair et convaincant me permettant d’inférer une probabilité de préjudice irréparable découlant d’une perte de réputation.

[73] De plus, la Cour a jugé que l’atteinte à sa réputation n’est pas irréparable, car elle peut aussi faire l’objet d’une indemnisation sous la forme de dommagesintérêts (Shoan au para 42; Cadostin c Canada (Procureur général), 2019 CF 831 au para 15).

[74] Le cpl Letnes allègue enfin un préjudice irréparable sous forme de problèmes de santé mentale. Il soutient qu’un tel préjudice allégué n’est pas hypothétique, mais prévisible, et il a présenté à cet égard trois affidavits de Marina Cumming, Christopher Williams et Susan Olson, d’autres membres de la GRC qui prétendent que leurs dommages psychologiques, leur manque d’estime de soi et la perte d’avantages déterminants dans leur carrière ont été exacerbés parce qu’ils ont été soumis ou menacés d’être soumis au processus sur les exigences d’emploi de la GRC.

[75] Cependant, aucun des affidavits présentés n’est pertinent dans le cadre de la Demande d’injonction du cpl Letnes contre la GRC au sujet de son propre processus de licenciement. Les trois déposants en question ont déclaré être des membres de la GRC qui ont été licenciés par la GRC et ils ont décrit leurs propres émotions et problèmes de santé mentale à la suite de leur licenciement. Leurs affidavits ne concernent pas la situation du cpl Letnes, et je souligne que ce dernier n’a pas déposé d’affidavit pour décrire ses propres symptômes et problèmes de santé mentale. Il est bien reconnu que le préjudice irréparable requis pour soutenir une demande d’injonction doit être un préjudice pour la personne qui présente la demande, pas pour des tiers, et ce, même si ces derniers se trouvent dans une situation similaire ou comparable. Encore une fois, aucun élément de preuve clair et convaincant ne me permet d’inférer une probabilité de préjudice irréparable découlant d’une exacerbation des troubles de santé mentale du cpl Letnes liés à ses fonctions en tant que membre de la GRC. En bref, les allégations du cpl Letnes à cet égard restent hypothétiques.

c) Conclusion sur le préjudice irréparable

[76] Pour tous les motifs qui précèdent, après avoir examiné l’ensemble de la preuve fournie par le cpl Letnes, je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe la preuve claire, convaincante et non hypothétique requise pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable. Essentiellement, les diverses allégations de préjudice ne sont pas étayées par des éléments de preuve détaillés, particuliers et précis et elles demeurent dans l’univers des conjectures et des hypothèses.

[77] Plus généralement, tous les motifs appréhendés de préjudice irréparable soulevés par le cpl Letnes reposent sur un événement central qui reste incertain, soit l’issue du processus de licenciement de la GRC en tant que tel. Il s’agit de la question qui n’est pas encore tranchée (et qui ne le sera qu’au terme du processus de licenciement) et sur laquelle reposent toutes les allégations de préjudices formulées par le cpl Letnes. Ces allégations ne peuvent pas servir de motifs valables pour accorder une injonction, et j’estime qu’elles sont insuffisantes pour établir une forte probabilité qu’un préjudice irréparable découle inévitablement du rejet de l’injonction et de la poursuite du processus de licenciement de la GRC.

[78] Par conséquent, le deuxième volet du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald n’est pas respecté.

(4) Prépondérance des inconvénients

[79] Je passe enfin à la dernière partie du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, la prépondérance des inconvénients. Selon ce troisième volet du critère, les tribunaux doivent déterminer laquelle des parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire, en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond (RJR‑MacDonald à la p 342). À cette étape, il faut également tenir compte de l’intérêt public (RJR‑MacDonald à la p 350).

[80] Comme le cpl Letnes n’a pas produit les éléments de preuve nécessaires pour permettre à la Cour de conclure à l’existence un préjudice irréparable et que la Cour a conclu qu’il n’a pas satisfait à ce volet du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, il n’est pas nécessaire que j’examine la question de savoir de quel côté penche la prépondérance des inconvénients. Le cpl Letnes ne satisfait pas à un élément du critère, ce qui, selon la jurisprudence de la CAF, est fatal (Ishaq au para 15). Je vais néanmoins examiner cette question, car la prépondérance des inconvénients est souvent considérée comme un facteur important pour déterminer s’il convient d’accorder des injonctions interlocutoires. De plus, les parties ont présenté des observations étoffées sur ce volet du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald, et, comme il a été mentionné précédemment, le caractère prématuré de la Demande du cpl Letnes est un facteur supplémentaire dont il faut tenir compte à cette étape de l’analyse.

[81] Dans ses observations sur la prépondérance des inconvénients, le cpl Letnes compare son salaire et ses avantages sociaux au budget global de la GRC. Il prétend que toute intention de la GRC de gérer ses effectifs de façon responsable est insignifiante comparativement à son besoin de conserver son emploi, sa santé mentale et sa santé oculovisuelle, de rétablir et d’améliorer sa réputation professionnelle et d’assurer son perfectionnement personnel et professionnel. Je ne suis pas d’accord. Comme il a été mentionné cidessus, si aucune injonction n’est accordée et que le processus de licenciement de la GRC suit son cours, le cpl Letnes ne subira pas le préjudice qu’il a allégué et il restera membre de la GRC en congé de maladie jusqu’à l’issue du processus en question. Si, à un moment donné, il est licencié par la GRC, il continuera d’avoir le droit d’en appeler d’une telle décision en vertu des Consignes sur les appels et il pourra aussi demander à la Cour un contrôle judiciaire de toute décision d’appel.

[82] Dans le cadre de la présente Demande, l’intérêt public et le caractère prématuré de la Demande du cpl Letnes sont deux facteurs pertinents qu’il faut évaluer au moment d’examiner la prépondérance des inconvénients et, dans les deux cas, ils favorisent le PGC. Quand je les compare au préjudice que le cpl Letnes s’attend à subir en l’absence d’une injonction, je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, la balance bascule en faveur du PGC et contre l’octroi de la mesure injonctive demandée par le cpl Letnes et la restriction de la capacité continue de la GRC d’assurer la gestion de ses membres.

[83] Le cpl Letnes demande une injonction contre un décideur, la GRC, qui agit en vertu de dispositions, de règlements et de processus qui, dans la présente affaire, n’ont pas encore été jugés invalides ou inapplicables. Étant donné que l’injonction demandée par le cpl Letnes vise une autorité publique, une dimension d’intérêt public est en jeu. Lorsqu’un organisme public est en cause, il incombe aux parties privées de démontrer que la prépondérance des inconvénients va à l’encontre de l’intérêt public. Habituellement, une partie privée ne sera pas acquittée de son fardeau lorsque la preuve établit que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et d’indiquer que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situe l’action contestée (en l’occurrence, le processus de licenciement de la GRC).

[84] La GRC est présumée agir dans l’intérêt public, et il faut accorder une grande importance à de telles considérations d’intérêt public ainsi qu’aux fonctions que la loi confère à un office fédéral ou organisme. En tant qu’autorité désignée par la loi pour gérer ses ressources humaines et réaliser son mandat, la GRC jouit d’une présomption selon laquelle elle agit de bonne foi et dans l’intérêt public lorsqu’elle prend des mesures en vertu de la sa loi habilitante et de la réglementation connexe. Autrement dit, il est dans l’intérêt public de permettre à la GRC de remplir son rôle en vertu de la Loi sur la GRC et de la réglementation connexe. Dans la présente affaire, la GRC a la responsabilité de s’assurer que ses membres sont médicalement aptes à s’acquitter de leurs fonctions de protection du public. La GRC est un corps policier du Canada, et ses membres doivent posséder les qualités physiques nécessaires pour s’acquitter de leurs fonctions. Aucun membre n’a le droit de continuer de travailler pour la GRC s’il n’affiche plus l’état de santé nécessaire pour ce faire, et aucun membre ne possède le droit de continuer à servir à titre de membre de la GRC. Le processus de licenciement existe dans le contexte de l’exercice de cette responsabilité qui a été confiée à la GRC et du mandat général de cette dernière de protéger le public et de s’assurer que ses membres sont dûment qualifiés pour ce faire.

[85] Contrairement à ce que le cpl Letnes affirme, l’injonction n’aurait pas simplement pour effet de suspendre momentanément la situation. En effet, elle constituerait plutôt une interruption de l’exercice des pouvoirs de la GRC énoncés dans la Loi sur la GRC et les Consignes sur les EE. L’intérêt public appuie le maintien des dispositions législatives, des règlements et des processus ainsi que les efforts de ceux qui sont chargés de les appliquer. Lorsqu’il est établi (comme c’est le cas en l’espèce pour la GRC) qu’une autorité publique a le devoir de protéger l’intérêt public et que c’est dans ce contexte qu’est réalisée une procédure ou une activité, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » (RJR‑MacDonald à la p 346). Autrement dit, on peut affirmer que l’intérêt public subit un préjudice irréparable lorsqu’un organisme public, gardien d’un tel intérêt public, ne peut exercer les pouvoirs qui lui ont été conférés par la loi.

[86] En l’espèce, une injonction interlocutoire interdirait à la GRC de s’acquitter de son mandat et entraverait l’exercice des pouvoirs législatifs accordés par le Parlement au chapitre de la gestion de ses employés. Je suis convaincu qu’une telle mesure irait à l’encontre de l’intérêt public, et il n’appartient pas à la Cour de gérer et de surveiller la GRC, d’intervenir dans la gestion de ses employés et d’usurper son rôle à cet égard.

[87] Le cpl Letnes prétend que sa Demande soulève également des questions d’intérêt public, parce qu’elle est présentée dans un contexte où des contestations similaires ont été soulevées dans des instances connexes qui invoquent des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, (R.U.), 1982, c 11 [Charte]. Cependant, le cpl Letnes admet que, dans sa Demande, il ne conteste pas expressément la validité constitutionnelle de l’alinéa 6a) des Consignes sur les EE, mais il soutient que l’objet de sa Demande porte au moins indirectement sur un droit garanti par la Charte. Il prétend que la GRC se livre actuellement à une campagne visant à éliminer de ses effectifs ses membres handicapés et qu’elle s’appuie sur l’alinéa 6a) des Consignes sur les EE pour y arriver. Il soutient que les membres handicapés de la GRC ont un intérêt particulier dans l’issue de sa Demande et que de tels membres vulnérables devraient avoir droit à la réparation interlocutoire sollicitée dans le cadre de la présente Demande en attendant l’issue des contestations constitutionnelles connexes liées à l’application de l’alinéa 6a) des Consignes sur les EE et le règlement de son instance devant le TCDP.

[88] Je ne conteste pas le fait que les autorités publiques n’ont pas le monopole de la définition de l’intérêt public, que les parties privées peuvent également soulever des arguments d’intérêt public dans le contexte des demandes d’injonction, et que le public a généralement un intérêt dans la protection des droits garantis par la Charte. Cependant, aucun droit garanti par la Charte n’est expressément en cause dans la présente Demande, un fait que le cpl Letnes a reconnu. De plus, ce dernier a l’occasion de soulever ses arguments fondés sur la Charte dans le cadre du processus de licenciement de la GRC. En l’espèce, il ne s’agit pas d’un enjeu qui a une incidence importante sur l’évaluation de la prépondérance des inconvénients.

[89] Les facteurs à examiner pour l’appréciation de la prépondérance des inconvénients sont nombreux et varient selon l’affaire (RJR‑MacDonald à la p 349). En l’espèce, un autre facteur crucial est le caractère prématuré de l’injonction demandée par le cpl Letnes contre la GRC et le fait que l’injonction vise à interrompre un processus administratif en cours.

[90] Le principe qui proscrit toute intervention judiciaire dans les instances administratives en cours à moins de « circonstances exceptionnelles » est bien établi. Essentiellement, il suppose que les processus administratifs doivent être terminés avant qu’un demandeur puisse solliciter une mesure de réparation devant les tribunaux et demander à un juge des requêtes de les interrompre (Okojie au para 46). Je ne peux faire mieux que reproduire les passages de l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 [CB Powell], dans lesquels la CAF résume habilement, aux paragraphes 30 à 33, le raisonnement qui sous‑tend ce principe dans le contexte des contrôles judiciaires :

[30] En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustré par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point […].

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif […]. De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire […]. Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles […].

[33] Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé […]. Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces […]. [l]’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[Je souligne; renvois omis.]

[91] Les tribunaux ont régulièrement reconnu un tel principe de retenue judiciaire à l’égard des procédures administratives en cours ou en instance. Lorsque la loi prévoit un processus administratif qui consiste en une série de décisions et de réparations, ce processus doit, en l’absence de circonstances exceptionnelles, être mené à terme avant que les tribunaux puissent être priés d’intervenir. Les parties doivent épuiser tous les recours adéquats en réparation si c’est aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice que le législateur a accordé le pouvoir de rendre des décisions : « […] à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés » (CB Powell au para 31). Par conséquent, le cpl Letnes ne peut pas contourner le processus établi par la GRC en présentant une demande d’injonction (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10 au para 51; Alliance de la Fonction publique du Canada c Canada (Conseil du Trésor), 205 FTR 270, 2001 CFPI 568 (CanLII)) au para 65, conf. par 2002 CAF 239). Le public a intérêt à ce l’on n’intervienne pas dans le cadre des processus décisionnels des décideurs administratifs, et le règlement rapide des procédures administratives est dans l’intérêt public.

[92] Je reconnais que certaines exceptions sont envisagées par la doctrine de l’épuisement des recours administratifs. Cependant, la gamme des situations qui permettent d’écarter la règle générale est restreinte, et le critère suivant lequel des circonstances données peuvent être qualifiées d’exceptionnelles est strict (CB Powell au para 33). De telles circonstances pourraient se présenter dans de très rares décisions où un tribunal accorde un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant ou après le début du processus administratif. Inversement, le fait qu’une question juridique importante soit en jeu ou que des préoccupations quant à l’équité procédurale soient soulevées ne permet pas à la Cour d’élargir la portée de l’exception à la règle proscrivant le contrôle judiciaire des décisions administratives interlocutoires (CB Powell au para 33; Singh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 683 au para 35). De plus, les contestations fondées sur des motifs liés à la compétence n’ouvrent pas la porte à des recours anticipés devant les tribunaux (CB Powell aux para 39-40).

[93] Dans le cas du cpl Letnes, la décision que la GRC doit prendre concernant son licenciement reste à venir. Dans le cadre du processus administratif en question, le législateur a confié le pouvoir décisionnel à la GRC et à divers décideurs administratifs, et non aux tribunaux. En l’absence de circonstances extraordinaires — qui n’existent pas en l’espèce —, les parties doivent épuiser leurs droits et recours prévus dans le cadre du processus administratif avant d’intenter un recours devant les tribunaux. Dans la présente affaire, le cpl Letnes devrait suivre le processus de licenciement et le mécanisme d’appel interne qui s’offre à lui. Pour tous ces motifs, la Demande d’injonction du cpl Letnes est prématurée. En effet, il faut s’en tenir au processus administratif ordinaire, et la Cour ne doit pas substituer sa compétence à celle de la GRC (CB Powell aux para 32-33). L’existence d’un tel processus administratif fait encore pencher la prépondérance des inconvénients en faveur du PGC et contre l’octroi d’une injonction à ce stade prématuré.

[94] Je souligne en passant que, récemment, dans la décision Picard, une affaire similaire à la présente et à laquelle le cpl Letnes a renvoyé, la Cour a accueilli la requête en radiation du PGC contre une demande de contrôle judiciaire. La Cour a souligné qu’à la date de l’audition de la requête en radiation de la demande de M. Picard, le processus d’appel concernant le licenciement de la GRC n’était pas encore terminé, puisque l’arbitre d’appel n’avait pas rendu de décision définitive. La Cour a convenu que la demande de M. Picard était prématurée, parce que ce dernier n’avait pas épuisé tous les recours dont il disposait dans le cadre du processus administratif interne de la GRC, qu’il avait accès à un autre recours adéquat et efficace et qu’il n’y avait pas de circonstances exceptionnelles justifiant une dérogation au principe de nonintervention des tribunaux dans les procédures administratives en cours ou à la doctrine de l’épuisement des recours. Je dois souligner que, dans l’affaire en question, M. Picard était rendu à une étape beaucoup plus avancée du processus de licenciement de la GRC que ne l’est le cpl Letnes, puisqu’il avait interjeté appel du licenciement dont il avait fait l’objet.

[95] En fin de compte, la protection de l’intégrité du processus envisagé dans la Loi sur la GRC et les Consignes sur les EE, l’intérêt public et le caractère prématuré du recours du cpl Letnes font pencher la prépondérance des inconvénients en faveur du PGC plutôt que du cpl Letnes, à plus forte raison dans un contexte où, à l’inverse, le préjudice allégué par le cpl Letnes par suite du refus de l’injonction n’est pas étayé par des éléments de preuve suffisamment convaincants et est hypothétique. Dans ces circonstances, lorsqu’on compare le préjudice que le cpl Letnes serait censé subir en l’absence de l’injonction au préjudice que l’injonction serait susceptible de causer au PGC, à la GRC et à l’intérêt public, il ne fait aucun doute à mon avis que la prépondérance des inconvénients ne favorise pas l’octroi de l’injonction interlocutoire demandée par le cpl Letnes.

[96] Par conséquent, le troisième volet du critère de l’arrêt RJR‑MacDonald n’est pas satisfait non plus.

C. L’exigence de la mesure juste et équitable

[97] Le dernier élément que je dois aborder est l’exigence de la mesure juste et équitable puisque, dans le cas d’une demande d’injonction interlocutoire, l’objectif ultime de la Cour doit toujours être la justice et l’équité du résultat à la lumière du contexte particulier de chaque cas (Google au para 25; Unilin Beheer BV et al c Triforest Inc., 2017 CF 76 au para 12).

[98] Dans les circonstances de la présente affaire, je n’ai aucune hésitation à conclure qu’il ne serait ni juste ni équitable d’accorder l’injonction demandée par le cpl Letnes et qu’il ne s’agit pas d’un cas approprié pour exercer mon pouvoir discrétionnaire en sa faveur. Les éléments à l’appui d’une telle conclusion sont les suivants : le fait que, par l’intermédiaire de la présente demande d’injonction, le cpl Letnes sollicite une réparation différente de celle recherchée dans le cadre de son recours sousjacent devant le TCDP; l’absence de preuve d’un préjudice irréparable; et les divers facteurs — y compris le mandat d’intérêt public de la GRC et la prématurité de la Demande du cpl Letnes — qui font pencher la prépondérance des inconvénients en faveur du PGC.

[99] De toute évidence, il est préférable de laisser la GRC trancher au moyen de son propre processus les questions soulevées par le cpl Letnes dans la présente Demande d’injonction. Au moment de trancher une demande interlocutoire, la Cour ne dispose ni de l’ensemble de la preuve qui sera présentée ni de suffisamment de temps pour bien apprécier cette preuve. Les questions juridiques soulevées par le cpl Letnes sont complexes, et sa demande d’injonction n’est pas suffisamment fondée en droit pour justifier l’intervention extraordinaire de la Cour qui consisterait à accorder l’ordonnance demandée au stade interlocutoire, et ce, sans audience sur le fond. Dans le cadre d’une demande d’injonction interlocutoire, la Cour ne devrait pas supplanter la décision de la GRC imposée par la loi ni empêcher la GRC d’exercer son pouvoir. Dans les circonstances de la présente affaire, il est juste et équitable de laisser une telle question entre les mains de la GRC, sachant que ses décisions demeureront sujettes à l’examen des tribunaux.

IV. Conclusion

[100] Pour l’ensemble des motifs ci‑dessus, je conclus que le cpl Letnes n’a pas satisfait au critère conjonctif tripartite énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald afin de justifier l’octroi de l’injonction interlocutoire qu’il demande. À la lumière des éléments de preuve dont je dispose, je conclus qu’il n’a pas fourni une preuve claire, convaincante et non hypothétique de l’existence d’un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients ne favorise pas l’octroi de l’injonction demandée. Compte tenu de la preuve, de la nature et des caractéristiques du redressement demandé, de l’absence de préjudice irréparable non hypothétique, des considérations d’intérêt public plus vastes concernant le mandat et le pouvoir de la GRC et du caractère prématuré de la Demande, je conclus que, dans les circonstances de l’affaire, il ne serait ni juste ni équitable d’accorder l’injonction demandée par le cpl Letnes. Il n’y a pas de circonstances exceptionnelles qui justifient l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire en sa faveur.

[101] Dans les circonstances de l’espèce, le PGC a droit à des dépens, que je fixerai à un montant forfaitaire de 500 $, tout compris.


JUGEMENT dans le dossier T‑343‑19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande d’injonction interlocutoire est rejetée.

  2. Des dépens dont le montant est fixé à 500 $, tout compris, sont accordés au Procureur général du Canada.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de juin 2020

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑343‑19

 

INTITULÉ :

CAPORAL RYAN THOMAS LETNES c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 MARS 2020

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE :

LE 25 MAI 2020

 

COMPARUTIONS :

Ryan Thomas Letnes

LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Sarah Eustace

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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