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Date : 20200525


Dossier : IMM-6364-18

Référence : 2019 CF 1032

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2020

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

NIKOLL PECAJ

 

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

[1]  Le demandeur, M. Pecaj sollicite le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés a conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I.  Contexte

[2]  M. Pecaj est un homme de religion catholique de Shkodër, en Albanie. Il a commencé à fréquenter une femme musulmane. La famille de sa conjointe n’aimait pas le fait que cette dernière fréquente une personne d’une religion différente. M. Pecaj a reçu des menaces de mort de ses parents et a été agressé par son frère; M. Pecaj a donc décidé d’aller se cacher à Tirana, en Albanie.

[3]  À Tirana, M. Pecaj s’est adressé à la police. L’agent auquel il a parlé l’a informé que la police n’était pas en mesure de l’aider étant donné que l’incident s’était produit sur un autre territoire que celui de sa compétence  (c.-à-d. dans la ville de Shkodër). M. Pecaj a ensuite demandé de parler à un supérieur des forces policières de Tirana, mais on le lui a refusé. On l’a plutôt encouragé à obtenir l’aide de la police à Shkodër. M. Pecaj précise qu’il ne l’a pas fait parce qu’il craignait les proches de sa conjointe, qui travaillaient alors pour la police de Shkodër, et dans une prison de la région.

[4]  M. Pecaj a plus tard pris connaissance d’autres actions menaçantes prises par des proches de sa conjointe contre sa famille à Shkodër. Par conséquent, M. Pecaj est venu au Canada en août 2017 pour demander l’asile, craignant d’être persécuté par la famille de sa conjointe en Albanie. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que M. Pecaj était crédible, mais a rejeté sa demande sur le fondement du critère de la protection de l’État. M. Pecaj a porté cette décision en appel à la Section d’appel des réfugiés [la SAR].

II.  Décision faisant l’objet du contrôle

[5]  Dans sa décision du 4 décembre 2018 [la décision], la SAR a rejeté l’appel de M. Pecaj, également sur le fondement du critère de la protection de l’État. La SAR a conclu qu’il avait seulement demandé l’aide de la police à Tirana, sans l’informer des liens de la famille de sa conjointe avec la police de Shkodër, comme il l’a déclaré. De plus, la SAR n’a pas accepté l’explication de M. Pecaj quant à la raison pour laquelle il ne s’est pas adressé à d’autres autorités durant les six mois qu’il est resté en Albanie, y compris le procureur ou l’ombudsman. Malgré la preuve selon laquelle les efforts de l’Albanie n’ont pas toujours entraîné de protection efficace, la SAR a conclu que M. Pecaj n’a pas fourni de preuve claire et convaincante selon laquelle toute lacune dans la protection de l’État s’appliquerait à lui s’il avait informé pleinement les autorités de sa situation.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[6]  Le demandeur a soulevé deux questions. Premièrement, il demande à la Cour de conclure que la SAR a manqué à son devoir d’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre correctement à ses préoccupations. Deuxièmement, il soutient que la décision était déraisonnable.

[7]  Les parties s’entendent pour dire que l’équité procédurale doit être examinée au regard de la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 34). En ce qui concerne les conclusions sur la protection de l’État, l’appréciation que fait la SAR de la preuve et des conclusions qui reposent sur un examen des questions mixtes de fait et de droit commandent la déférence et l’application de la norme de la décision raisonnable  (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 870, au paragraphe 9). L’appréciation que fait la SAR de la preuve et ses conclusions qui reposent sur un examen des questions mixtes de fait et de droit commandent la déférence et l’application de la norme de la décision raisonnable.

IV.  Discussion

Question 1 : Équité procédurale

[8]  M. Pecaj soutient que la SAR a manqué à son devoir d’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre correctement à ses préoccupations selon lesquelles il n’a pas informé la police de Tirana des liens de la famille avec la police de Shkodër, ce que la SAR a conclu en fin de compte comme étant « fatal » à sa demande.

[9]  M. Pecaj a par la suite soutenu que la SAR a reconnu la raison pour laquelle il n’avait pas demandé la protection des policiers à Tirana compte tenu de ses préoccupations concernant les risques de signalement à la police de Shkodër, mais elle a conclu qu’aucune preuve ne démontrait que la famille avait les mêmes liens à Tirana, ignorant ainsi complètement les éléments de preuve à ce sujet. M. Pecaj soutient qu’il s’agissait d’une erreur; le témoignage d’un demandeur d’asile bénéficie d’une présomption de véracité, et si le tribunal préfère s’appuyer sur d’autres éléments de preuve, il doit clairement justifier sa préférence : Csoke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1169 [Csoke], au paragraphe 17.

[10]  En somme, M. Pecaj soutient que la SAR a injustement fondé sa décision sur les conclusions défavorables, et, de plus, a fondé son refus sur des questions nouvellement soulevées.

[11]  Je ne peux pas être en accord avec M. Pecaj sur le fait qu’il y ait eu un quelconque manquement à l’équité dans la décision de la SAR sur l’un ou l’autre de ces points. M. Pecaj a soulevé les mêmes préoccupations concernant la protection de l’État devant la SPR, qui a abordé ses arguments. Il les a soulevés de nouveau devant la SAR, en ne présentant aucun nouvel élément de preuve. Par conséquent, la SAR n’examinait pas de nouvelles questions, et ne formulait pas de conclusions défavorables. La SAR a plutôt justement – et raisonnablement à mon avis – conclu que la preuve de M. Pecaj n’était pas suffisante pour réfuter la présomption de protection de l’État. Cela fait ressortir la deuxième question soulevée par M. Pecaj, c’est-à-dire le caractère raisonnable de la conclusion tirée par la SAR sur la protection de l’État.

Question 2 : Le caractère raisonnable de la conclusion sur la protection de l’État

[12]  M. Pecaj soutient que la SAR a reconnu qu’il ne demanderait pas davantage de protection policière à Tirana, étant donné ses préoccupations concernant le risque de signalement à la police de Shkodër. Je ne suis pas d’accord. La SAR a plutôt conclu qu’il était « compréhensible qu’[il] ait choisi de s’adresser aux autorités de Tirana plutôt qu’à celles de Shkoder, puisqu’il redoutait que les personnes qu’il craignait entretiennent des liens d’emploi avec la police de Shkoder ». Toutefois, la SAR n’a jamais accepté la crainte de M. Pecaj comme preuve concluante ou suffisante selon laquelle la famille avait des liens avec la police de Tirana.

[13]  Ainsi, la conclusion de la SAR n’était pas liée à la crédibilité, mais plutôt, au caractère suffisant de la preuve. En effet, la SAR n’a pas ignoré le témoignage de M. Pecaj au sujet de sa crainte selon laquelle la famille de sa conjointe aurait des liens avec la police de Tirana, concluant que « rien ne permet de conclure que [sa] famille entretient les mêmes liens à Tirana qu’à Shkoder ».

[14]  La SAR n’est pas tenue d’accepter toutes les conclusions avancées par un demandeur simplement parce qu’il est considéré généralement crédible, ou si la crédibilité n’est pas en cause : Jimenez c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 1225, aux paragraphes 19 à 20.

[15]  M. Pecaj a ensuite soutenu que la SAR avait déraisonnablement adopté la conclusion de la SPR sur la protection de l’État, y compris le fait qu’il aurait dû révéler les liens familiaux à la police de Tirana, et qu’il aurait dû prendre d’autres mesures lorsque sa seule demande de parler à un supérieur a été rejetée. Il soutient que cela a mené la SAR à conclure à un manque de preuves personnalisées corroborant ses préoccupations, ce que la SAR a conclu comme « port[ant] un coup fatal » à son argument concernant la protection de l’État. Il soutient que la SAR n’a pas expliqué pourquoi, étant donné son témoignage crédible selon lequel il craignait que dévoiler les liens familiaux l’exposait à un risque, son omission de le faire a porté un coup fatal à sa demande.

[16]  De plus, M. Pecaj soutient que la SAR s’est déraisonnablement attendue à ce qu’il se fie à des organismes non policiers, notamment l’ombudsman des procureurs, comme protection de l’État; les institutions autres que le corps de police, telles que les institutions publiques ou privées, sont présumées n’avoir ni les moyens ni le rôle d’assumer une telle responsabilité : Csoka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1220 [Csoka], au paragraphe 20.

[17]  M. Pecaj soutient, de plus, que la SAR a commis une erreur en s’attendant à ce qu’il mette sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État en révélant les liens de la famille de sa conjointe : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward]. Il soutient que cela a été fait, malgré les preuves à l’appui, en incluant les inquiétudes de l’Albanie en matière de corruption abordées à la fois par la SPR et la SAR. Il souligne également que la preuve renvoyait au fait que la police albanaise est inefficace pour aborder les cas de vendettas, et des relations personnelles peuvent influencer l’application de la loi. Tout ce qui précède, selon M. Pecaj, démontre clairement que la protection de l’État ne lui était pas disponible en Albanie selon la prépondérance des probabilités.

[18]  Je ne peux souscrire à la position de M. Pecaj. L’analyse déterminante de la SAR concernant la protection de l’État était justifiable et rationnelle à la lumière du critère juridique et des principes de droit, et, par conséquent, raisonnable.

[19]  En premier lieu, l’affirmation de M. Pecaj selon laquelle la SAR n’a fait qu’adopter l’analyse de la SPR n’est pas fondée. Il ressort clairement de la décision que la SAR a appliqué la norme de la décision correcte dans son examen de la décision de la SPR, et n’a pas fait preuve de déférence à l’égard de la SPR, ne la jugeant pas dans une position d’avantage notable. La SAR a entrepris un examen complet de la preuve, y compris les mesures prises par M. Pecaj en Albanie, et elle a conclu de façon indépendante qu’il n’a pas réfuté la présomption de protection de l’État. Parvenir au même résultat que la SPR ne signifie pas que la SAR a adopté sans réserve son analyse, en particulier lorsque la SAR a procédé adéquatement à l’application de la norme de la décision correcte et a évalué la preuve individuellement.

[20]  L’argument suivant lequel la SAR a mal appliqué le droit est mal fondé : elle a plutôt bien appliqué le critère de « l’efficacité opérationnelle » pour la protection de l’État. Elle a cité Ward et de nombreuses autres décisions qui font autorité en énonçant et en appliquant le principe de la protection de l’État.

[21]  En ce qui concerne la situation en Albanie, la SAR a reconnu que les efforts n’ont pas toujours entraîné de protection efficace, mais a conclu que M. Pecaj n’a pas fourni de preuve claire et convaincante selon laquelle toute lacune dans la protection de l’État s’appliquait ou s’appliquerait à lui s’il avait pleinement informé les autorités de sa situation.

[22]  Il est vrai qu’un État qui a la capacité – mais non la volonté – de protéger une personne ne peut être considéré comme fournissant une protection efficace, mais M. Pecaj n’a pas démontré que cette situation s’appliquait à lui. Par exemple, on ne peut pas dire que les policiers ne voulaient pas intervenir alors qu’il ne leur a pas communiqué des renseignements clés. De même, contrairement aux observations de M. Pecaj, la SAR n’a pas exigé qu’il mette sa vie en danger pour bénéficier de la protection de l’État. La SAR a reconnu qu’il était compréhensible de ne pas demander l’aide des policiers de Shkodër, mais a raisonnablement fait remarquer qu’il n’y avait aucune preuve au dossier des liens avec la police de Tirana au-delà du témoignage hypothétique de M. Pecaj à ce sujet. Par exemple, lorsque son avocate lui a demandé à l’audience de la SPR si la police de Tirana collaborait avec d’autres forces policières albanaises, M. Pecaj a répondu : [traduction« Je n’en suis pas certain, mais je crois que oui ».

[23]  Finalement, en ce qui concerne les organismes et la protection externes, M. Pecaj se fonde sur des décisions comme Csoke, dans laquelle le juge Fothergill a conclu à la page 20 que « la police est présumée être la principale institution chargée d’assurer la protection des citoyens et que les autres institutions publiques ou privées sont présumées n’avoir ni les moyens ni le rôle d’assumer une telle responsabilité » (voir aussi Csoka, au paragraphe 20). En l’espèce, le renvoi à d’autres organismes dans la décision n’était qu’une observation de la conclusion générale de la SAR selon laquelle M. Pecaj n’avait pas pris toutes les mesures raisonnables pour solliciter la protection de l’État avec ceux dont il avait besoin – c.-à-d. la police. La SAR a écrit ce qui suit :

[24]  […] J’estime que le fait que l’appelant n’ait pas informé de façon transparente les autorités de Tirana de ses préoccupations au sujet des liens qui existent entre la famille de [sa conjointe] et la police de Shkodër, en plus de ne pas avoir fait pression pour que les autorités supérieures interviennent, porte un coup fatal à l’argument de l’appelant concernant l’existence de la protection de l’État.

[25]  L’appelant soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle il n’a fait aucune autre tentative pour signaler les incidents aux autorités après sa première tentative d’établir un rapport est [traduction] « erronée ». Toutefois, l’appelant n’a pas établi que les autres incidents qu’il a mentionnés lors de son témoignage à la SPR ont par la suite été signalés à la police en Albanie. Je ne relève aucune erreur de la part du tribunal de la SPR et je suis d’avis que l’argument de l’appelant à cet égard n’est pas fondé.

[24]  Autrement dit, la SAR (et, plus tôt, la SPR) a conclu que le fait que M. Pecaj ne s’est pas montré transparent, et n’a pas fait de suivi avec la police au cours des mois suivants alors qu’il est resté au pays et qu’il a continué à être victimes d’incidents, a porté un coup fatal à sa demande. Il était loisible à la SAR de conclure qu’une seule tentative de solliciter la protection de l’État, compte tenu de toutes les circonstances, était insuffisante.

[25]  Enfin, l’observation de M. Pecaj selon laquelle la SAR a ignoré la preuve concernant la raison pour laquelle il n’a pas voulu solliciter la protection de la police à Shkodër n’est pas exacte. En fait, la SAR a expressément conclu qu’il était compréhensible qu’il ne l’ait pas fait. La SAR a amplement examiné les témoignages personnels de M. Pecaj concernant sa crainte subjective, et a tenu compte de cette preuve à la lumière de la preuve objective disponible.

V.  Conclusion

[26]  La décision de la SAR est raisonnable. Rien ne permet à la Cour d’intervenir. Je suis également d’accord avec les parties qu’il n’y a aucune question à certifier. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT dans IMM-6364-18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 23e jour de juin 2020.

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

IMM-6364-18

 

INTITULÉ :

NIKOLL PECAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

calgary (alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JUILLET 2019

 

jugEment ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER AOÛT 2019

 

DATE DES MOTIFS MODIFIÉS :

LE 25 MAI 2020

COMPARUTIONS :

Brenda Lim

POUR LE DEMANDEUR

 

David Shiroky

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brenda Lim

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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